Histoire de la Réformation du seizième siècle

4. Luther devant le légat

Mai-décembre 1518

4.1

Repentance – Le pape – Léon X – Luther à son évêque – Luther au pape – Luther au vicaire général – Rovere à l’Électeur – Discours sur l’excommunication – Influence et force de Luther

La vérité avait enfin levé la tête au sein de la chrétienté. Victorieuse des organes inférieurs de la papauté, elle devait entrer en lutte avec son chef même. Nous allons voir Luther aux prises avec Rome.

Ce fut à son retour de Heidelberg qu’il prit cet essor. Ses premières thèses sur les indulgences avaient été mal comprises. Il se décida à en exposer le sens avec plus de clarté. Aux cris qu’une haine aveugle faisait pousser à ses ennemis, il avait reconnu combien il était important de gagner en faveur de la vérité la partie la plus éclairée de la nation : il résolut d’en appeler à son jugement, en lui présentant les bases sur lesquelles reposaient ses convictions nouvelles. Il fallait bien une fois provoquer les décisions de Rome : il n’hésite pas à y envoyer ses explications. Les présentant d’une main aux hommes impartiaux et éclairés de son peuple, de l’autre il les pose devant le trône du souverain pontife.

Ces explications de ses thèses, qu’il appela Résolutionsv, étaient écrites avec beaucoup de modération. Luther cherchait à adoucir les passages qui avaient le plus irrité, et il faisait preuve d’une vraie modestie. Mais en même temps il se montrait inébranlable dans ses convictions, et il défendait avec courage toutes les propositions que la vérité l’obligeait à soutenir. Il répétait de nouveau que tout chrétien qui a une vraie repentance possède sans indulgence la rémission des péchés ; que le pape, comme le moindre des prêtres, ne peut que déclarer simplement ce que Dieu a déjà pardonné ; que le trésor des mérites des saints, administré par le pape, était une chimère, et que l’Écriture sainte était la seule règle de la foi. Mais entendons-le lui-même sur quelques-uns de ces points.

v – L. Opp. Leips. XVII, p. 29 à 113.

Il commence par établir la nature de la vraie pénitence, et oppose cet acte de Dieu qui renouvelle l’homme aux momeries de l’Église romaine. « Le mot grec μετανοεῖτε, dit-il, signifie : revêtez un nouvel esprit, un nouveau sentiment, ayez une nouvelle nature, en sorte que, cessant d’être terrestres, vous deveniez des hommes du ciel… Christ est un docteur de l’esprit et non de la lettre, et ses paroles sont esprit et vie. Il enseigne donc une repentance selon l’esprit et la vérité, et non ces pénitences du dehors dont peuvent s’acquitter, sans s’humilier, les pécheurs les plus orgueilleux ; il veut une repentance qui puisse s’accomplir dans toutes les situations de la vie, sous la pourpre des rois, sous la soutane des prêtres, sous le chapeau des princes, au milieu de ces pompes de Babylone où se trouvait un Daniel, comme sous le froc des moines et sous les haillons des mendiantsw. »

w – Sur la première thèse.

Plus loin on trouve ces paroles hardies : « Je ne m’embarrasse pas de ce qui plaît ou déplaît au pape. Il est homme comme les autres hommes. Il y a eu plusieurs papes qui ont aimé, non seulement des erreurs et des vices, mais encore des choses plus extraordinaires. J’écoute le pape comme pape, c’est-à-dire quand il parle dans les canons, d’après les canons, ou quand il arrête quelque article avec un concile, mais non quand il parle d’après sa tête. Si je faisais autrement, ne devrais-je pas dire avec ceux qui ne connaissent pas Jésus-Christ, que les horribles massacres de chrétiens dont Jules II s’est souillé, ont été les bienfaits d’un pieux berger envers les brebis du Seigneurx ?… »

x – Thèse 26.

« Je dois m’étonner, continue-t-il, de la simplicité de ceux qui ont dit que les deux glaives de l’Évangile représentaient, l’un le pouvoir spirituel, l’autre le pouvoir matériel. Oui, le pape tient un glaive de fer ; et il s’offre ainsi à la chrétienté, non comme un tendre père, mais comme un tyran redoutable. Ah ! Dieu irrité nous a donné le glaive que nous avons voulu, et nous a retiré celui que nous avons dédaigné. En aucun lieu du monde il n’y a eu des guerres plus terribles que parmi les chrétiens… Pourquoi l’esprit habile qui a trouvé ce beau commentaire, n’a-t-il pas interprété d’une manière aussi subtile l’histoire des deux clefs remises à saint Pierre, et établi comme dogme de l’Église, que l’une sert à ouvrir les trésors du ciel, et l’autre les trésors du mondey ? »

y – Thèse 80.

« Il est impossible, dit-il encore, qu’un homme soit chrétien sans avoir Christ ; et s’il a Christ, il a en même temps tout ce qui est à Christ. Ce qui donne la paix à nos consciences, c’est que par la foi nos péchés ne sont plus à nous, mais à Christ, sur qui Dieu les a tous jetés ; et que, d’autre part, toute la justice de Christ est à nous, à qui Dieu l’a donnée. Christ pose sa main sur nous et nous sommes guéris. Il jette sur nous son manteau, et nous sommes couverts ; car il est le Sauveur de gloire béni éternellementz. »

z – Thèse 37.

Avec de telles vues de la richesse du salut de Jésus-Christ, il n’y avait plus besoin d’indulgences.

Luther, tout en attaquant la papauté, parle honorablement de Léon X. « Les temps où nous sommes sont si mauvais, dit-il, que même les plus grands personnages ne peuvent venir au secours de l’Église. Nous avons maintenant un très bon pape en Léon X. Sa sincérité, sa science, nous remplissent de joie. Mais que peut faire seul cet homme si aimable et si agréable ? Il était digne certainement d’être pape dans des temps meilleurs. Nous ne méritons de nos jours que des Jules II et des Alexandre VI. »

Il en vient ensuite, au fait : « Je veux dire la chose en peu de mots et hardiment : l’Église a besoin d’une réformation. Et ce ne peut être l’œuvre ni d’un seul homme, comme le pape, ni de beaucoup d’hommes, comme les cardinaux et les Pères des conciles ; mais ce doit être celle du monde entier, ou plutôt c’est une œuvre qui appartient à Dieu seul. Quant au temps où une telle réformation doit commencer, celui-là seul le sait qui a créé les temps… La digue est enfoncée, et il n’est plus en notre pouvoir de retenir les flots qui se précipitent avec impétuosité. »

Telles sont quelques-unes des déclarations et des pensées que Luther adressait aux hommes éclairés de sa patrie. La fête de la Pentecôte approchait, et ce fut à cette époque où les apôtres rendirent à Jésus-Christ ressuscité le premier témoignage de leur foi, que Luther, nouvel apôtre, publia ce livre plein de vie, où il appelait de tous ses vœux une résurrection de l’Église. Le samedi, 22 mai 1518, veille de la Pentecôte, il envoya son ouvrage à l’évêque de Brandebourg, son ordinaire, en lui écrivant :

« Très digne père en Dieu ! il y a quelque temps, lorsqu’une doctrine nouvelle et inouïe touchant les indulgences apostoliques commença à retentir en ces contrées, les savants et les ignorants s’en émurent, et plusieurs personnes qui m’étaient les unes connues, les autres inconnues de visage, me sollicitèrent de publier de vive voix ou par écrit ce que je pensais de la nouveauté, je ne veux pas dire de l’impudence de cette doctrine. Je me tins d’abord silencieux et retiré. Mais enfin les choses en vinrent à un tel point, que la sainteté du pape en fut compromise.

Que devais-je faire ? Je crus ne devoir ni approuver, ni condamner ces doctrines, mais établir une dispute sur ce point important, jusqu’à ce que la sainte Église eût prononcé.

Personne ne s’étant présenté au combat auquel j’avais convoqué tout le monde, et mes thèses ayant été considérées, non comme matière à discussion, mais comme des propositions arrêtéesa, je me vois obligé d’en publier une explication. Daignez donc recevoir ces pauvretésb que je vous présente, très clément évêque. Et afin que tout le monde puisse voir que je n’agis point avec audace, je supplie Votre Révérence de prendre la plume et l’encre, d’effacer ou même de jeter au feu et de brûler tout ce qui peut lui déplaire. Je sais que Jésus-Christ n’a pas besoin de mon travail et de mes services, et qu’il saura bien sans moi annoncer à son Église de bonnes nouvelles. Non que les bulles et les menaces de mes ennemis m’épouvantent ; bien au contraire. S’ils n’étaient pas si impudents et si déhontés, personne n’entendrait parler de moi : je me blottirais dans un coin et j’y étudierais seul pour moi-même. Si cette affaire n’est pas celle de Dieu, elle ne sera certes pas non plus la mienne, ni celle d’aucun homme, mais chose de néant. Que la gloire et l’honneur soient à Celui auquel seul ils appartiennent ! »

a – Non ut disputabilia sed asserta acciperentur. (L. Epp. I, 114.)

b – Ineptias.

Luther était encore rempli de respect pour le chef de l’Église. Il supposait à Léon de la justice et un amour sincère de la vérité. Il veut donc s’adresser aussi à lui. Huit jours après, le dimanche de la Trinité, 30 mai 1518, il lui écrivit une lettre dont voici quelques fragments :

« Au très bienheureux Père Léon X, souverain évêque, le frère Martin Luther, Augustin, souhaite le salut éternel !

J’apprends, très saint Père, que de mauvais bruits courent à mon égard, et que l’on met mon nom en mauvaise odeur devant Votre Sainteté. On m’appelle hérétique, apostat, perfide, et de mille autres noms injurieux. Ce que je vois m’étonne, ce que j’entends m’épouvante. Mais l’unique fondement de ma tranquillité demeure : c’est une conscience pure et paisible. Veuillez m’écouter, ô très saint Père, moi qui ne suis qu’un enfant et qu’un ignorant. »

Luther raconte l’origine de toute l’affaire, puis il continue ainsi :

« On n’entendait dans toutes les tavernes que des plaintes sur l’avarice des prêtres, que des attaques contre la puissance des clefs et du souverain évêque. Toute l’Allemagne en est témoin. A l’ouïe de ces choses, mon zèle s’est ému pour la gloire de Christ, me semble-t-il, ou, si l’on veut l’expliquer autrement, mon sang jeune et bouillant s’est enflammé.

J’avertis quelques-uns des princes de l’Église. Mais les uns se moquèrent de moi, d’autres firent la sourde oreille. La terreur de votre nom semblait les enchaîner tous. Alors je publiai cette dispute.

Et voilà, ô très saint Père, voilà l’incendie que l’on dit avoir mis en flammes le monde entier.

Maintenant que dois-je faire ? Je ne puis me rétracter, et je vois que cette publication attire sur moi de toutes parts une inconcevable haine. Je n’aime point à paraître au milieu du monde ; car je suis sans science, sans esprit, et beaucoup trop petit pour de si grandes choses, surtout dans ce siècle illustre où Cicéron lui-même, s’il vivait, serait obligé de se cacher en un coin obscurc.

c – Sed cogit necessitas, me anserem strepere inter olores, ajoute-t-il. (L. Epp. I, p. 121.)

Mais afin d’apaiser mes adversaires, et de répondre aux sollicitations de plusieurs, voici, je publie mes pensées. Je les publie, saint Père, afin d’être d’autant plus en sûreté à l’ombre de vos ailes. Tous ceux qui le voudront pourront ainsi comprendre avec quelle simplicité de cœur j’ai demandé à l’autorité ecclésiastique de m’instruire, et quel respect j’ai témoigné à la puissance des clefsd. Si je n’avais pas mené convenablement mon affaire, il eût été impossible que le sérénissime seigneur Frédéric, duc et électeur de Saxe, qui brille parmi les amis de la vérité apostolique et chrétienne, eût jamais souffert dans son université de Wittemberg un homme aussi dangereux qu’on prétend que je le suis.

d – Quam pure simpliciterque ecclesiasticam potestatem et reverentiam clavium quæsierim et coluerim. (L. Epp. I, p. 121.)

C’est pourquoi, très saint Père, je tombe aux pieds de Votre Sainteté, et je me soumets à elle avec tout ce que j’ai et tout ce que je suis. Perdez ma cause ou embrassez-la ; donnez-moi droit ou donnez-moi tort ; ôtez-moi la vie ou rendez-la-moi, comme il vous plaira. Je reconnaîtrai votre voix pour la voix de Jésus-Christ, qui préside et qui parle par vous. Si j’ai mérité la mort, je ne me refuse pas à mourire  ; la terre appartient au Seigneur avec tout ce qui est en elle. Qu’il soit loué dans toute l’éternité ! Amen. Qu’il vous maintienne éternellement ! Amen.

e – Quare, beatissime Pater, prostratuin me pedibus tuæ Beatitudinis offero, cura omnibus quæ sum et habeo : vivifica, occide ; voca, revoca ; approba, reproba, ut placuerit. Vocem tuam, vocem Christi in te præsiduntis et loquentis agnoscam. Si mortem merui, mori non recusabo. (Ibid.)

Donné au jour de la sainte Trinité, l’an 1518.

Frère Martin Luther, Augustin. »

Que d’humilité et que de vérité dans cette crainte de Luther, ou plutôt dans cet aveu qu’il fait, que son sang jeune et bouillant s’est peut-être trop vite enflammé ! On reconnaît ici l’homme sincère, qui, ne présumant point de lui-même, redoute l’influence des passions dans ses actions même les plus conformes à la Parole de Dieu. Il y a loin de ce langage à celui d’un fanatique orgueilleux. On voit dans Luther le désir qui le travaille de gagner Léon à la cause de la vérité, de prévenir tout déchirement, et de faire procéder du faîte de l’Église cette Réformation dont il proclame la nécessité. Certes, ce n’est pas lui qu’on peut accuser d’avoir détruit en Occident cette unité que tant de personnes de tous les partis ont plus tard regrettée. Il sacrifia tout pour la maintenir : tout, sauf la vérité. Ce furent ses adversaires et non lui qui, en refusant de reconnaître la plénitude et la suffisance du salut opéré par Jésus-Christ, déchirèrent, au pied de la croix, la robe du Seigneur.

Après avoir écrit cette lettre, le même jour encore, Luther s’adressa à son ami Staupitz, vicaire général de son ordre. C’était par son entremise qu’il voulait faire parvenir à Léon ses Résolutions et son épître.

« Je vous prie, lui dit-il, d’accepter avec bienveillance les misèresf que je vous envoie, et de les faire parvenir à l’excellent pape Léon X. Non que je veuille par là vous entraîner dans le péril où je me trouve ; je veux seul en courir le danger. Jésus-Christ verra si ce que j’ai dit vient de lui ou de moi ; Jésus-Christ, sans la volonté duquel la langue du pape ne peut se mouvoir, et le cœur des rois ne peut rien résoudre.

f – Ses Résolutions.

Quant à ceux qui me menacent, je n’ai rien à leur répondre, si ce n’est le mot de Reuchlin : Le pauvre n’a rien à craindre, car il n’a rien à perdreg. Je n’ai ni biens, ni argent, et je n’en demande pas. Si j’ai possédé autrefois quelque honneur et quelque bonne renommée, celui qui a commencé à me les ravir achève son œuvre. Il ne me reste que ce misérable corps affaibli par tant d’épreuves : qu’ils le tuent, par ruse ou par force, à la gloire de Dieu ! Ils abrégeront peut-être ainsi d’une heure ou deux le temps de ma vie. Il me suffit d’avoir un précieux Rédempteur, un puissant Sacrificateur, Jésus-Christ mon Seigneur. Je le louerai tant que j’aurai un souffle de vie. Si quelqu’un ne veut pas le louer avec moi, que m’importe ! »

g – Qui pauper est nihil timet, nihil potest perdere. (L. Epp. I, p. 118.)

Ces paroles nous font bien lire dans le cœur de Luther !

Tandis qu’il regardait ainsi vers Rome avec confiance, Rome avait déjà contre lui des pensées de vengeance. Dès le 3 avril, le cardinal Raphaël de Rovere avait écrit à l’électeur Frédéric, au nom du pape, qu’on avait quelques soupçons sur sa foi, et qu’il devait se garder de protéger Luther. « Le cardinal Raphaël, dit celui-ci, aurait eu grand plaisir à me voir brûler par le duc Frédéricδ. » Ainsi Rome commençait à aiguiser ses armes contre Luther. C’était dans l’esprit de son protecteur qu’elle voulait lui porter le premier coup. Si elle parvenait à détruire cet abri sous lequel reposait le moine de Wittemberg, il devenait pour elle une proie facile.

δ – L. Opp. (W.) XV, p. 339.



Raphaël de Rovere

Les princes allemands tenaient fort à leur réputation de princes chrétiens. Le plus léger soupçon d’hérésie les remplissait de crainte. La cour de Rome avait habilement profité de cette disposition. Frédéric avait d’ailleurs toujours été attaché à la religion de ses pères. La lettre de Raphaël fit sur son esprit une très vive impression. Mais l’Électeur avait pour principe de ne se hâter en rien. Il savait que la vérité n’était pas toujours du côté du plus fort. Les affaires de l’Empire avec Rome lui avaient appris à se défier des vues intéressées de cette cour. Il avait reconnu que pour être prince chrétien, il n’était pas nécessaire d’être esclave du pape.

« Il n’était pas de ces esprits profanes, dit Mélanchton, qui veulent qu’on étouffe tous les changements, aussitôt qu’on en aperçoit le principeh. Frédéric se soumit à Dieu. Il lut avec soin les écrits qui paraissaient, et il ne permit pas qu’on détruisît ce qu’il jugea véritablei. » Il en avait la puissance. Maître dans ses États, il jouissait dans l’Empire d’une considération au moins aussi grande que celle qu’on portait à l’Empereur lui-même.

h – Nec profana judicia sequens quæ tenera initia omnium mutationum celerrime opprimi jubent. (Melancht. Vit. L.)

i – Deo cessit, et ea quæ vera esse judicavit, deleri non voluit. (Ibid.)

Il est probable que Luther apprit quelque chose de cette lettre du cardinal Raphaël, remise à l’Électeur le 7 juillet. Peut-être fut-ce la perspective de l’excommunication que cette missive romaine semblait présager, qui le porta à monter en chaire à Wittemberg, le 15 du même mois, et à prononcer sur ce sujet un discours qui fit une impression profonde. Il y distingua l’excommunication intérieure de l’excommunication extérieure ; la première, qui exclut de la communion de Dieu, de la seconde, qui n’exclut que des cérémonies de l’Église. « Personne, dit-il, ne peut réconcilier avec Dieu l’âme déchue, si ce n’est l’Éternel. Personne ne peut séparer un homme de la communion avec Dieu, si ce n’est cet homme lui-même, par ses propres péchés. Bienheureux celui qui meurt dans une injuste excommunication ! Tandis qu’il endure un grave châtiment de la part des hommes, pour l’amour de la justice, il reçoit de la main de Dieu la couronne de l’éternelle félicité… »

Les uns approuvèrent hautement ce langage hardi ; d’autres s’en irritèrent encore davantage.

Mais déjà Luther n’était plus seul ; et bien que sa foi n’eût besoin d’aucun autre appui que de celui de Dieu, une phalange qui le défendait contre ses ennemis s’était formée tout autour de lui. Le peuple allemand avait entendu la voix du réformateur. De ses discours, de ses écrits, partaient des éclairs qui réveillaient et illuminaient ses contemporains. L’énergie de sa foi se précipitait en torrents de feu sur les cœurs engourdis. La vie que Dieu avait mise en cette âme extraordinaire, se communiquait au corps mort de l’Église. La chrétienté, immobile depuis tant de siècles, s’animait d’un religieux enthousiasme. La dévotion du peuple aux superstitions de Rome diminuait de jour en jour ; il y avait toujours moins de mains qui offrissent de l’argent pour acheter le pardonj, et en même temps la renommée de Luther ne cessait de croître. On se tournait vers lui, et on le saluait avec amour et avec respect comme l’intrépide défenseur de la vérité et de la liberték. Sans doute tous ne découvraient pas la profondeur des doctrines qu’il annonçait. Il suffisait au grand nombre de savoir que le nouveau docteur s’élevait contre le pape, et qu’à sa puissante parole l’empire des prêtres et des moines s’ébranlait. L’attaque de Luther était pour eux comme un de ces feux allumés sur les montagnes, qui annoncent à toute une nation le moment de briser ses chaînes. Le réformateur ne se doutait pas de ce qu’il avait fait, que déjà tout ce qu’il y avait de généreux parmi son peuple l’avait par acclamation reconnu pour son chef. Mais, pour un grand nombre, l’apparition de Luther fut davantage encore. La Parole de Dieu, qu’il maniait avec tant de puissance, pénétra dans les esprits comme une épée à deux tranchants. On vit s’allumer dans beaucoup de cœurs un désir ardent d’obtenir l’assurance du pardon et la vie éternelle. Depuis les premiers siècles, l’Église n’avait pas connu une telle faim et une telle soif de la justice. Si la parole de Pierre l’ermite et de Bernard avait agi sur les peuples du moyen âge pour leur faire prendre une croix périssable, la parole de Luther porta ceux de son temps à embrasser la croix véritable, la vérité qui sauve. L’échafaudage qui pesait alors sur l’Église avait tout étouffé ; les formes avaient détruit la vie. La parole puissante donnée à cet homme répandit un souffle vivifiant sur le sol de la chrétienté. Au premier abord, les écrits de Luther entraînèrent également les croyants et les incrédules : les incrédules, parce que les doctrines positives, qui devaient être plus tard établies, n’y étaient pas encore pleinement développées ; les croyants, parce qu’elles se trouvaient en germe dans cette foi vivante qui s’y exprimait avec une si grande puissance. Aussi l’influence de ces écrits fut-elle immense ; ils remplirent en un instant l’Allemagne et le monde. Partout régnait le sentiment intime qu’on assistait, non à l’établissement d’une secte, mais à une nouvelle naissance de l’Église et de la société. Ceux qui naquirent alors du souffle de l’Esprit de Dieu, se rangèrent autour de celui qui en était l’organe. La chrétienté fut partagée en deux camps : les uns combattirent avec l’esprit contre la forme, et les autres avec la forme contre l’esprit. Du côté de la forme étaient, il est vrai, toutes les apparences de la force et de la grandeur ; du côté de l’esprit étaient l’impuissance et la petitesse. Mais la forme, dépourvue de l’esprit, n’est qu’un corps vide que le premier souffle peut abattre. Son apparence de pouvoir ne sert même qu’à irriter contre elle, et à précipiter sa fin. Ainsi la simple Parole de la vérité avait créé à Luther une puissante armée.

j – Rarescebant manus largentium. (Cochlœus, 7.)

k – Luthero autem contra augebatur auctoritas, favor, fides, existimatio, fama : quod tam liber acerque videretur veritatis assertor. (Ibid.)

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