Histoire de la Réformation du seizième siècle

8.8

Les bains de Pfeffers – Le moment de Dieu – La grande mort – Zwingle attaqué de la peste – Ses adversaires – Ses amis – Convalescence – Joie générale – Effet du fléau – Myconius à Lucerne – Oswald encourage Zwingle – Zwingle à Bâle – Capiton appelé à Mayence – Hédion à Bâle – Un fils dénaturé – On se prépare au combat

Zwingle ne s’épargnait pas. Tant de travaux demandaient un peu de relâche. On lui ordonna de se rendre aux bains de Pfeffers. « Ah ! dit en se séparant de lui Hérus, l’un des disciples qu’il avait dans sa maison, et qui exprimait ainsi la pensée de tous ceux qui connaissaient Zwingle, quand j’aurais cent langues, cent bouches, une voix de fer, comme dit Virgile, ou plutôt l’éloquence de Cicéron, pourrais-je dire tout ce que je vous dois et tout ce que me coûte cette séparationa ? » Cependant Zwingle partit. Il arriva à Pfeffers par cette gorge épouvantable que forme l’impétueux torrent de la Jamina. Il descendit dans ce gouffre infernal, comme parlait Daniel l’Ermite, et parvint à ces bains perpétuellement ébranlés par la chute du torrent et arrosés par la poussière humide des ondes brisées. On avait besoin de flambeaux en plein midi dans le logis où Zwingle habita. On assurait même autour de lui que d’affreux spectres y apparaissaient quelquefois dans les ténèbres.

a – « Etiamsi mihi sint linguæ centum, sint craque centum, ferrea vox, ut Virgilius ait, uut potius Ciceronia eloquentia. » (Zw. Ep., p. 84.)

Et cependant encore là il trouva l’occasion de servir son Maître. Son affabilité gagna le cœur de plusieurs malades. De ce nombre fut un poète célèbre, Philippe Ingentinus, professeur à Fribourg en Brisgaub, qui se montra dès lors plein de zèle pour la Réformation.

b – « Illic tum comitatem tuam e sinu uberrimo profluentem, non injucunde sum expertus. (Zw. Ep., p. 119.)

Dieu veillait à son œuvre et voulait la hâter. Le défaut de Zwingle était dans sa force. Fort de corps, fort de caractère, fort de talents, il devait voir toutes ces forces brisées, pour devenir un instrument tel que Dieu les aime. Il lui manquait un baptême, celui de l’adversité, de l’infirmité, de la faiblesse et de la douleur. Luther l’avait reçu dans ce temps d’angoisse où il faisait retentir de cris perçants la cellule et les longs corridors du couvent d’Erfurt. Zwingle devait le recevoir en se trouvant en contact avec la maladie et la mort. Il y a pour les héros du monde, les Charles XII, les Napoléon, un moment qui décide de leur carrière et de leur gloire : c’est celui où tout à coup leur force se révèle à eux. Un moment analogue existe dans la vie des héros selon Dieu, mais il est en un sens contraire ; c’est celui où ils viennent à reconnaître leur impuissance et leur néant : dès lors ils reçoivent d’en haut la force de Dieu. Une œuvre telle que celle dont Zwingle devait être l’organe ne s’accomplit jamais dans la force naturelle de l’homme ; elle se flétrirait aussitôt, comme un arbre que l’on plante dans tout son développement et toute sa vigueur. Il faut qu’une plante soit faible pour qu’elle prenne racine, et qu’un grain meure dans la terre pour qu’il porte beaucoup de fruits. Dieu conduisit Zwingle, et avec lui l’œuvre dont il était l’espoir, aux portes du sépulcre. C’est parmi les ossements, les ténèbres et la poudre de la mort, que Dieu se plaît à prendre les organes par le moyen desquels il veut répandre sur la terre la lumière, la régénération et la vie.

Zwingle était caché entre les immenses rochers qui enceignent le torrent furieux de la Jamina, lorsque tout à coup il apprit que la peste, ou, comme on l’appelait, la grande mortc était à Zurich. Terrible, elle éclata en août, le jour de la Saint-Laurent, dura jusqu’à la Chandeleur, et moissonna deux mille cinq cents personnes. Les jeune gens qui demeuraient chez Zwingle étaient aussitôt partis, d’après les instructions qu’il avait laissées. Sa maison était vide ; mais c’était pour lui le moment d’y retourner. Il quitta précipitamment Pfeffers, et reparut au sein de son troupeau, décimé par la maladie ; il renvoya aussitôt à Wildhaus son jeune frère André, qui avait voulu l’attendre, et dès ce moment il se consacra tout entier aux victimes de cet affreux fléau. Chaque jour il annonçait aux malades Christ et ses consolationsd. Ses amis, joyeux de le voir sain et sauf au milieu de tant de traits mortelse, éprouvaient pourtant un secret effroi. « Faites le bien, lui écrivait de Bâle Conrad Brunner, qui mourut lui-même de la peste quelques mois plus tard, mais en même temps souvenez-vous de prendre soin de votre vie ! » Il était trop tard ; Zwingle était atteint de la peste. Le grand prédicateur de la Suisse fut couché sur un lit dont il devait peut-être ne se relever jamais ; il rentra en lui-même et porta en haut ses regards. Il savait que Christ lui avait donné un sûr héritage ; et, épanchant les sentiments de son cœur dans un chant rempli d’onction et de simplicité, dont, ne pouvant rendre le langage antique et naïf, nous cherchons au moins à reproduire le rythme et les expressions littérales, il s’écria :

c – « Der grosse Tod. » (Bullinger, msc.)

d – « Ut in majori periculo sis, quod in die te novo exponas, dum invisis ægrotos. » (Bullinger, msc., p. 87.) M. de Chateaubriand avait oublié ce fait et des milliers d’autres semblables, quand il a écrit que « le pasteur protestant abandonne le nécessiteux sur son lit de mort et ne se précipite point au milieu de la peste. » (Essai sur la littérature anglaise.)

e – « Plurimum gaudeo te, inter tot jactus telorum versantem, illæsum, hactenus evasisse. » (Ibid.)

Ma porte s’ouvre… Et c’est la mortf !
Ta main me couvre,
Mon Dieu, mon Fort !

O Jésus, lève
Ton bras percé ;
Brise le glaive
Qui m’a blessé.

Mais si mon âme,
En son midi,
Ta voix réclameg
Christ, me voici.

Ah ! que je meure,
Je suis à toi ;
Et ta demeure
S’ouvre à ma foi.

f – « Ich mein der Tod. Syg an der Tkür. » (Zw. Op. II, 2me p., p. 270.)

g – « Willit du dann glych Tod haben mich In mitts der Tagen min. So soll’s willig sin. » (Zw. Op., II, 2me p., p. 270.)

Cependant la maladie augmente ; ses amis contemplent avec désolation cet homme, l’espérance de la Suisse et de l’Église, près de devenir la proie du sépulcre. Ses sens et ses forces l’abandonnent. Son cœur s’effraye ; mais il trouve encore quelque force pour se tourner vers Dieu, et s’écrie :

Mon mal s’enflamme :
Console-moi.
Le corps et l’âme
Fondent d’effroi.

La mort s’apprête,
Je perds mes sens ;
Ma voix s’arrête,
Christ… Il est tempsh

Satan m’enlace
Pour m’engloutir ;
Sa main m’embrasse.
Vais-je périr ?…

Rien ne me touche,
Ses traits, sa voix…
Car je me couche
Devant ta croix.

h – « Nun ist est uni. Min Zung ist stumm Darum ist Zyt. Dass du min stryt. » (Ibid.)

Le chanoine Hoffman, sincère dans sa foi, ne pouvait supporter l’idée de voir mourir Zwingle dans les erreurs qu’il avait prêchées. Il se rendit vers le prévôt du chapitre. « Pensez, lui dit-il, aux dangers de son âme ! N’appelle-t-il pas non valeurs et fantasques tous les docteurs qui ont enseigné depuis trois cent quatre-vingts ans et plus, Alexandre de Hales, saint Bonaventure, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, et tous les canonistes ? Ne prétend-il pas que leurs doctrines sont des rêves qu’ils ont faits dans leurs capuchons, entre les murs de leurs cloîtres ?… Ah ! il eût mieux valu pour la ville de Zurich que Zwingle eût ruiné pour plusieurs années nos vendanges et nos moissons ! Maintenant le voilà à la mort Je vous en supplie, sauvez sa pauvre âme ! » Il paraît que le prévôt, plus éclairé que le chanoine, ne crut pas nécessaire de convertir Zwingle à saint Bonaventure et au grand Albert. On le laissa en paix.

Le trouble était dans toute la ville. Tous les croyants criaient à Dieu nuit et jour, et lui demandaient de rétablir leur fidèle pasteuri. La terreur avait passé de Zurich aux montagnes du Tockenbourg. La peste était aussi arrivée sur ces hauteurs. Sept ou huit personnes avaient succombé dans le village ; parmi elles était un domestique de Nicolas, frère de Zwinglej. On ne recevait point de lettre du réformateur. « Apprends-moi, lui écrivit le jeune André Zwingle, en quel état tu te trouves, ô frère bien-aimé ! L’abbé et tous nos frères te saluent. » Il paraît que le père et la mère de Zwingle étaient déjà morts, puisqu’il n’est point ici question d’eux.

i – « Alle glaubige rufften Gott treuwillich an, das ser Ihren getreuwen Hirten wieder ufrichte. » (Bullinger, msc.)

j – « Nicolao vero germano nostro, etiam obiit servus suus, attamen non in ædibus suis. » (Zw. Ep., p. 88.)

La nouvelle de la maladie de Zwingle et même le bruit de sa mort coururent en Suisse et en Allemagne. « Ah ! s’écria Hédion avec larmes, le salut de la patrie, la trompette de l’Évangile, le magnanime héraut de la vérité, est frappé de mort à la fleur et pour ainsi dire au printemps de son âgek  ! » Quand la nouvelle que Zwingle avait succombé arriva à Bâle, toute la ville retentit de gémissements et de deuill.

k – « Quis enim non doleat publicam patriæ salutem, tubain Evangelii, magnanimum veritatis buccinatorem languere, intercidere… » (Ibid., p. 90.)

l – « Heu quantum luctus, fatis Zwinglium concecisse, importunus ille rumor, suo vehementi impetu divulgavit » ! (Ibid., p. 91.)

Cependant l’étincelle de vie qui restait encore à Zwingle se ranime. Bien que tous ses membres soient encore frappés de langueur, son âme a l’inébranlable conviction que Dieu l’appelle à replacer sur le chandelier éteint de l’Église le flambeau de sa Parole. La peste a abandonné sa victime ; Zwingle s’écrie avec émotion :

Mon Dieu, mon père !
Tu m’as guéri.
Sur cette terre
Me revoici.

Plus ne me touche
L’iniquité !
Mais par ma bouche,
Seul, sois chanté !

L’heure incertaine
Viendra sur moi…
Peut-être pleine
De plus d’effroim

Mais que m’importe ?
Toujours joyeux,
Mon joug je porte
Jusques aux cieuxn !

m – « Paroles qui s’accomplirent d’une manière frappante, douze ans plus tard, sur les champs sanglants de Cappel.

n – « So will ich doch Den trutz und poch In diser welt Tragen frölich Un widergelt. » Bien que ces trois morceaux de poésie portent pour date, « au commencement, au milieu, à la fin de la maladie, » et qu’ils expriment les sentiments qu’éprouva réellement Zwingle à ces divers moments, il est probable qu’ils ne furent rédigés dans l’état où nous les avons qu’après sa guérison. (Bullinger, msc.)

A peine Zwingle pouvait-il tenir la plume (c’était au commencement de novembre), qu’il écrivit à sa famille. Ce furent des transports indicibles de joieo, surtout pour son jeune frère André, qui mourut lui-même, l’année suivante, de la peste, et sur la mort duquel Ulrich versa des larmes et poussa des cris, comme une femme ne l’eût pas fait, dit-il lui-mêmep. A Bâle, Conrad Brunner, ami de Zwingle, et Bruno Amerbach, fameux imprimeur, jeunes l’un et l’autre, étaient, après trois jours de maladie, descendus au tombeau. On croyait dans cette ville que Zwingle avait aussi succombé. L’université était dans le deuil. « Celui que Dieu aime, disait-on, est rendu accompli à la fleur de sa vieq. » Mais quelle joie lorsque Collinus, étudiant lucernois, et ensuite un négociant de Zurich, apportèrent la nouvelle que Zwingle avait échappé aux redoutables avenues du sépulcrer ! Le vicaire de l’évêque de Constance lui-même, Jean Faber, cet ancien ami de Zwingle, qui fut plus tard son plus violent adversaire, lui écrivit : « O mon bien-aimé Ulrich, quelle joie j’éprouve en apprenant que tu as échappé à la gueule de la cruelle mort. Si tu es en danger, la république chrétienne est menacée. Le Seigneur a voulu par des épreuves te pousser à rechercher davantage la vie éternelle. »

o – « Inspectis tuis litteris, incredibilis quidam æstus lætitiæ pectus meum subiit. » (Zw. Ep., p. 88.)

p – « Ejulatum et luctum plusquam fœmineum. » (Ib., p. 155.)

q – « Ὅν τε θεοὶ φιλέουσι, νενίσκος τελευτᾷ » (Ibid., p. 90.)

r – « E diris te mortis faucibus feliciter ereptum negotiator quidam tigurinus… » (Ibid., p. 91.)

C’était, en effet, le but pour lequel Dieu avait éprouvé Zwingle, et ce but fut atteint, mais autrement que ne le pensait Faber. Cette peste de 1519, dont les ravages furent si grands dans le nord de la Suisse, fut dans la main de Dieu un puissant moyen de conversion pour un grand nombre d’âmess. Mais elle n’eut sur personne une influence aussi grande que sur Zwingle. L’Évangile, qui jusqu’alors avait trop été pour lui une simple doctrine, devint une grande réalité. Il se releva des profondeurs du sépulcre avec un cœur nouveau. Son zèle devint plus actif, sa vie plus sainte, sa prédication plus libre, plus chrétienne, plus puissante. Cette époque fut celle de l’entier affranchissement de Zwingle ; dès lors il se consacra tout à Dieu. Mais en même temps que le réformateur, la Réforme de la Suisse reçut une vie nouvelle. La verge de Dieu, la grande mort, en passant sur toutes ces montagnes, et descendant dans toutes ces vallées, donna quelque chose de plus saint au mouvement qui s’y opérait. La Réforme plongea, comme Zwingle, dans les eaux de la douleur et de la grâce, et en ressortit plus pure et plus vivante. C’est un grand jour dans la marche de Dieu pour la régénération de ce peuple.

s – « Als die Pestilentz in Jabre 1919, in diesser Gegend grassirte, viele neigten sich zu einem bessern Leben. » Georg. Vögelin. Ref. Hist. – Füsslin Beytr. IV, p. 174.

Zwingle puisa de nouvelles forces, dont il sentait si fort le besoin, dans la communion de ses amis. Une vive affection l’unissait surtout à Myconius. Ils marchaient appuyés l’un sur l’autre, comme Luther et Mélanchthon. Oswald était heureux à Zurich. Sa position y était, il est vrai, gênée, mais les vertus de sa modeste épouse l’adoucissaient. C’est d’elle que Glaréan disait : « Si je rencontrais une jeune fille qui lui ressemblât, je la préférerais à la fille d’un roi. » Cependant une voix fidèle venait souvent troubler la douce amitié de Zwingle et de Myconius ; c’était celle du chanoine Xylotect, qui, appelant Oswald, de Lucerne, le sommait de revenir dans son pays. « Zurich n’est pas ta patrie, lui disait-il, c’est Lucerne. Tu dis que les Zurichois sont tes amis, j’en conviens ; mais sais-tu ce que l’étoile du soir t’apportera ? Sers ta patriet  : je te le conseille, je t’en conjure, et, si je le puis, je te le commande ! » Xylotect, ajoutant l’action aux paroles, fit nommer Myconius maître de l’école collégiale de Lucerne. Alors Oswald n’hésita plus ; il vit le doigt de Dieu dans cette nomination, et, quelque grand que fût le sacrifice, il se résolut à le faire. Qui sait s’il ne sera pas un instrument du Seigneur pour faire parvenir la doctrine de la paix dans la belliqueuse Lucerne ? Mais quelle séparation que celle de Zwingle et de Myconius ! Ils se quittèrent en larmes. « Ton départ, écrivait, peu de temps après, Ulrich à Oswald, a porté à la cause que je défends une aussi grande atteinte que celle dont est frappée une armée rangée en bataille quand l’une de ses ailes est détruiteu. Ah ! je comprends maintenant tout ce qu’a pu mon Myconius, et combien de fois, sans que je le sache, il a soutenu la cause de Christ !… »

t – « Patriam cole, suadeo et obsecro, et, si hoc possum, jubeo. » (Xylotect. Myconio.)

u – « Nam res meæ, te abeunte, non sunt minus accisæ quam si exercitui in procinctu stanti altera alarum abstergatur. » (Zw. Ep., p. 98.)

Zwingle sentait d’autant plus la privation de son ami que la peste l’avait laissé dans un état de grande faiblesse. « Elle a diminué ma mémoire, écrivait-il le 30 novembre 1519, et épuisé mes esprits. » A peine convalescent, il avait repris tous ses travaux. « Mais, dit-il, souvent en prêchant je perds le fil du discours. Tous mes membres sont frappés de langueur, et je suis presque semblable à un mort. » Outre cela, l’opposition de Zwingle aux indulgences avait excité la colère de leurs partisans. Oswald fortifiait son ami par les lettres qu’il lui écrivait de Lucerne. Le Seigneur ne donnait-il pas, en ce moment même, des gages de son secours dans la protection dont il entourait en Saxe l’athlète puissant qui remportait sur Rome de si grandes victoires ?… « Que penses-tu, disait Myconius à Zwingle, de la cause de Luther ? Pour moi, je n’ai aucune crainte, ni pour l’Évangile ni pour lui. Si Dieu ne protège pas sa vérité, qui la protégera ? Tout ce que je demande au Seigneur, c’est de ne pas retirer sa main de ceux qui n’ont rien de plus cher que son Évangile. Continue comme tu as commencé et une récompense abondante te sera décernée dans les cieux. » Un ancien ami vint consoler Zwingle du départ de Myconius. Bunzli, qui avait été à Bâle le maître d’Ulrich, et qui avait succédé au doyen de Wesen, oncle du réformateur, arriva à Zurich dans la première semaine de l’an 1520, et Zwingle et lui formèrent le projet d’aller ensemble voir à Bâle leurs amis communsv. Le séjour de Zwingle à Bâle porta des fruits. « Oh, mon cher Zwingle ! lui écrivait plus tard Jean Glother, jamais je ne vous oublierai. Ce qui me lie à vous, c’est cette bonté avec laquelle, pendant votre séjour à Bâle, vous m’êtes venu voir, moi petit maître d’école, homme obscur, sans science, sans mérite et de basse condition ! Ce qui me gagne, c’est cette élégance de mœurs, cette douceur indicible, par laquelle vous subjuguez tous les cœurs, et même les pierres, si je puis ainsi direw. » Mais les anciens amis de Zwingle profitèrent encore plus de son séjour. Capiton, Hédion, d’autres encore, furent électrisés par sa parole puissante, et le premier, commençant dans Bâle l’œuvre que Zwingle faisait à Zurich, se mit à exposer l’Évangile selon saint Matthieu devant un auditoire qui ne cessait de s’accroître. La doctrine de Christ pénétrait et enflammait les cœurs. Le peuple la recevait avec joie, et saluait avec acclamations la renaissance du christianismex. C’était l’aurore de la Réformation. Aussi vit-on bientôt se former contre Capiton une conjuration de prêtres et de moines. Ce fut alors que le jeune cardinal-archevêque de Mayence, Albert, désireux d’attacher à sa personne un homme aussi savant, l’appela à sa coury. Capiton, voyant les difficultés qu’on lui suscitait, accepta cette vocation. Le peuple s’émut ; son indignation se porta contre les prêtres, et il y eut du tumulte dans la villez. On pensa à Hédion pour le remplacer ; mais les uns objectaient sa jeunesse, les autres disaient : « Il est son disciple ! » — « La vérité mord, dit Hédion ; il n’est pas avantageux d’écorcher, en la disant, les oreilles trop délicatesa. N’importe ! rien ne m’éloignera du droit chemin. » Les moines redoublèrent d’efforts : « Ne croyez pas, s’écriaient-ils du haut de la chaire, ceux qui disent que le sommaire de la doctrine chrétienne se trouve dans l’Évangile et dans saint Paul. Scot a’été plus utile au christianisme que saint Paul lui-même. Tout ce qui a jamais été dit et imprimé de savant est volé à Scot. Ce que des gens avides de gloire ont pu faire au delà, c’est d’y mêler quelques mots grecs et hébreux, pour obscurcir toute la matièreb. »

v – Zw. Ep., p. 103 et 111.

w – « Morum tuorum elegantia, suavitasque incredibilis, qua omnes tibi devincis, etiam lapides, ut sic dixerim. » (Zw. Ep., p. 133.)

x – « Renascenti Christianismo mirum quam faveant. » (Zw. Ep., p. 120.)

y – « Cardinalis illic invitavit amplissimis conditionibus. » (Ib.)

z – « Tumultus exoritur et maxima indignatio vulgi erga ἱερεῖς. » Ibid.)

a – « Auriculas teneras mordaci radere vero non usque adeo tutum est. » (Ibid.)

b – « Scotum plus profuisse rei christianæ quam ipsum Paulum… quicquid eruditum, furatum ex Scoto… » (Zw. Ep., p. 120.)

Le tumulte croissait ; il était à craindre que quand Capiton serait parti l’opposition ne devînt plus puissante. « Je serai presque seul, pensait Hédion, moi, faible et misérable, seul à lutter avec ces monstres redoutablesc. » Aussi invoquait-il le secours de Dieu et écrivait-il à Zwingle : « Enflammez mon courage par des lettres fréquentes. La science et le christianisme se trouvent maintenant entre l’enclume et le marteau. Luther vient d’être condamné par les universités de Louvain et de Cologne. Si jamais il y eut pour l’Église un danger imminent, c’est à cette heured… ». Capiton quitta Bâle pour Mayence, le 28 avril, et Hédion le remplaça. Non content des assemblées publiques qui avaient lieu dans le temple, et où il continua l’explication de saint Matthieu, il se proposa, dès le mois de juin, ainsi qu’il l’écrivit à Luther, d’avoir dans sa maison des réunions particulières, pour donner une instruction évangélique plus intime à ceux qui en sentiraient le besoin. Ce moyen puissant d’instruire dans la vérité et de vivifier l’intérêt et le zèle des fidèles pour les choses divines, ne pouvait manquer, alors comme toujours, de susciter l’opposition soit des gens du monde, soit de prêtres dominateurs, qui, les uns et les autres, quoique par des motifs différents, veulent également que l’on n’adore Dieu que dans l’enceinte de certaines murailles. Mais Hédion fut invincible.

c – « Cum pestilentissimis monstris. » (Ibid., p. 121.)

d – « Si unquam imminebat periculum, jam imminet. » (Ibid., 17 mars 1520.)

A la même époque où il formait à Bâle cette bonne résolution arrivait à Zurich l’un de ces caractères qui jaillissent d’ordinaire du sein des révolutions, comme une impure écume.

Le sénateur Grébel, homme fort considéré dans Zurich, avait un fils nommé Conrad, jeune homme de talents remarquables, ennemi impitoyable de l’ignorance et de la superstition, qu’il attaquait par de sanglantes satires ; bruyant, emporté, mordant et amer dans ses discours ; sans affection naturelle, adonné à la débauche, parlant toujours et hautement de son innocence, et ne sachant voir que mal chez autrui. Nous parlons ici de lui parce que plus tard il doit jouer un triste rôle. A cette époque Vadian épousait une sœur de Conrad. Celui-ci, qui étudiait à Paris, où son inconduite le rendait incapable de marcher, désireux d’assister aux noces, tomba tout à coup, vers le commencement de juin, au milieu de sa famille. Son pauvre père reçut cet enfant prodigue avec un doux sourire, sa tendre mère avec des larmes. La tendresse de ses parents ne changea point ce cœur dénaturé. Sa bonne et malheureuse mère ayant été plus tard près de la mort, Conrad écrivit à son beau-frère Vadian : « Ma mère est rétablie ; elle gouverne de nouveau la maison, dort, se lève, gronde, déjeûne, querelle, dîne, fait du tapage, soupe, et nous est constamment à charge. Elle court, cuit et recuit, rafle, amoncelle, travaille, se tue de fatigue, et s’attirera bientôt une rechutee. » Tel était l’homme qui prétendit plus tard maîtriser Zwingle, et qui se signala à la tête de fanatiques anabaptistes. La Providence divine permit peut-être que de tels caractères parussent à l’époque de la réformation, pour faire ressortir par leurs désordres mêmes l’esprit sage, chrétien et réglé des réformateurs. Tout annonçait que le combat entre l’Évangile et le papisme allait s’engager. « Excitons les temporiseurs, écrivait Hédion à Zwingle ; la paix est rompue : armons nos cœurs ! nous aurons à combattre contre les plus rudes ennemisf. » Myconius écrivait sur le même ton à Ulrich ; mais celui-ci répondait à ces appels guerriers avec une admirable douceur. « Je voudrais, disait-il, gagner ces hommes opiniâtres par la bienveillance et les bons offices, plutôt que de les renverser par la violence et la disputeg. Que s’ils appellent notre doctrine (qui n’est pourtant pas la nôtre) une doctrine du diable, il n’y a là rien que de naturel, et à cela je reconnais que nous sommes bien les ambassadeurs de Dieu. Les démons ne peuvent se taire en présence de Jésus-Christ. »

e – « Sie regiert das Haus, schläft, steht auf, zankt, frühstückt, keift… » (Simml. Samml. IV, Wirz I, 76.)

f – « Armemus pectora nostra ! pugnandum erit contra teterrimos hostes. » (Zw. Ep., p. 101.)

g – « Benevolentia honestoque obsequio potius allici, quam animosa oppugiiatione trahi. » (Ibid., p. 103.)

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