Histoire de la Réformation du seizième siècle

17.3

Le palais des rois du Northumberland – Wilfrid à Rome, puis à la cour – Finan et Colman – La lutte commence – Circonstances qui décident Rome à agir – Le synode de Streanch-Hall – Discours d’Oswy, de Wilfrid, de Colman – Victoire de Rome – Zèle de Wilfrid et d’Oswy – Cadeaux du pape – Théodore, archevêque, soumet l’Angleterre à Rome – Discorde dans le camp romain – Fin de Wilfrid – Chute d’Adamnan de Iona – Chute de Naïtam, roi des Pictes – Le moine Ecgbert et ses visions – Chute de Iona

Alors la papauté se réveilla. Si la victoire fût demeurée aux Bretons, la Grande-Bretagne, devenant tout entière une Église indépendante de la papauté, pouvait lui faire, dès ces temps antiques, une redoutable opposition. Si au contraire les derniers champions de la liberté étaient mis hors de combat, il n’y avait plus à attendre pour l’Église chrétienne que des siècles d’asservissement. Nous avons à contempler la lutte qui s’engagea bientôt dans le palais même des rois de Northumberland.

Un prince, instruit, il est vrai, dans la doctrine libre des Bretons, mais d’un christianisme extérieur, Oswy, avait succédé à son frère le noble Oswald. Oswy avait un cœur plein d’ambition et ne recula pas devant le crime pour accroître sa puissance. Un roi aimable, son parent, Oswin, occupait le trône de Déirie, et était cher à son peuple. Oswy, ayant conçu contre lui une jalousie mortelle, s’avança à la tête d’une armée, et Oswin, voulant éviter la bataille, se retira chez un noble qu’il avait comblé de bienfaits. Mais celui-ci s’offrit pour guide aux soldats d’Oswy, les conduisit à sa maison, au milieu de la nuit, et le roi fugitif, défendu par un seul de ses serviteurs, fut mis à mort par ces assassins. Le doux Aïdan, évêque de ces deux princes, en mourut de douleurd. Tel fut le premier exploit du monarque qui devait livrer l’Angleterre à la papauté. Diverses circonstances devaient rapprocher Oswy de Rome. Il considérait surtout la religion chrétienne comme un moyen de coaliser les princes chrétiens contre un païen, Penda, et cette religion, où dominait la politique, ressemblait assez à celle des Romains. De plus, Oswy avait une femme altière, la reine Éanfeld, de race saxonne et d’Église romaine. Cette princesse, fort bigote, avait pour chapelain un prêtre qui se nommait Romain, et très digne de ce nom. Romain soutenait avec zèle les rites de l’Église latine ; aussi la fête de Pâques se célébrait-elle à la cour deux fois dans la même année, et tandis que le roi et les siens, suivant le rite oriental, rappelaient avec joie la résurrection du Seigneur, la reine, qui suivait le rite de Rome, plongée dans l’humiliation et le jeûne, en était encore au dimanche des Rameauxe. Souvent Éanfeld et Romain s’entretenaient ensemble des moyens de gagner le Northumberland à la papauté. Il fallait d’abord augmenter le nombre de ceux qui combattaient pour elle ; l’occasion s’offrit d’elle-même.

d – Aydanus duodecimo post occisionem regis quem amabat die, de seculo sublatus. (Beda, lib. 3 cap. 14.)

e – Cum rex pascha dominicum solutis jejuniis faceret, tunc regina cum suis persistens adhuc in jejunio diem Palmarum celebraret. (Ibid. cap. 25.)

Un jeune homme du Northumberland, appelé Wilfrid, d’une belle figure, d’une grande intelligence, d’un esprit fin, d’un caractère entreprenant, d’une infatigable activité et d’une ambition insatiablef, était venu un jour vers la reine. « La voie que nous enseignent les Écossais n’est pas parfaite, lui avait-il dit ; je veux aller à Rome et m’y instruire dans les temples mêmes des apôtres. » Éanfeld l’avait approuvé, secouru, dirigé, et il était parti. Hélas ! il devait un jour enchaîner au siège romain toute l’Église britannique. Après un séjour à Lyon, où l’évêque, ravi de ses talents, voulait le retenir, Wilfrid était arrivé à Rome et s’y était lié avec le conseiller le plus intime du pape, l’archidiacre Boniface. Il avait bien vite reconnu que les prêtres de France et d’Italie possédaient plus de pouvoir dans les affaires, soit ecclésiastiques, soit séculières, que les humbles missionnaires de Iona, et sa soif des honneurs s’était enflammée à la cour des pontifes. S’il parvient à soumettre l’Angleterre à la papauté, il n’y a pas, croit-il, de dignité à laquelle il ne puisse prétendre. Dès lors, il n’eut plus d’autre pensée, et à peine était-il revenu dans le Northumberland, qu’Éanfeld s’empressa de l’appeler à la cour. Une reine fanatique, dont il pouvait tout attendre ; un roi sans conviction religieuse et dominé par ses intérêts politiques ; puis, entre eux deux, un prince, Alfred, fils du roi, jeune homme pieux, zélé, désireux d’imiter son oncle, le fidèle Oswald, et de convertir comme lui les païens, mais qui n’avait ni le discernement ni la piété de l’illustre disciple de Iona : voilà ce que trouvait Wilfrid à la cour. Il comprit que si Rome avait remporté une première victoire par le glaive d’Édilfrid, c’était maintenant à force d’habileté qu’elle pouvait en obtenir une seconde. Il s’entendit à ce sujet avec la reine et avec Romain, et ayant été attaché à la personne d’Alfred, il se mit à flatter ce jeune prince et s’empara ainsi de son esprit. Alors, se voyant sûr de deux membres de la famille royale, ce fut sur Oswy qu’il dirigea tous ses efforts.

f – Acris erat ingenii… gratia venusti vultus, alacritate actionis. (Beda, lib. p. 135.)

Les anciens de Iona ne fermaient pas les yeux aux dangers qui menaçaient le Northumberland. Ils avaient envoyé Finan pour remplacer Aïdan, et cet évêque, consacré par les presbyters de Iona, avait vu la papauté s’insinuer à la cour, d’abord humble, inoffensive, puis croissant d’année en année en hardiesse et en ambition. Il s’était ouvertement opposé aux agents du pape, et ses luttes fréquentes l’avaient affermi dans la véritég. Il était mort, et les presbyters des Hébrides, comprenant plus que jamais les besoins du Northumberland, y avaient envoyé comme évêque, Colman, homme simple mais fort, et décidé à opposer un front d’airain aux artifices des séducteurs.

g – « Apertum veritatis adversarium reddidit, » dit le romaniste Bède. (Hist. eccl., V, p. 135.)

Cependant, Éanfeld, Wilfrid et Romain, creusaient habilement la mine qui devait détruire l’Église apostolique de la Grande-Bretagne. D’abord, Wilfrid prépara son attaque par des insinuations adroites ; ensuite, il se prononça ouvertement en présence du roi. Si Oswy se retirait dans son cercle domestique, il y trouvait la bigote Éanfeld, qui reprenait avec zèle le travail du missionnaire romain. Bientôt on ne garda plus de mesure ; au milieu des divertissements de la cour, à table, à la chasse même, on entamait des discussions sans fin sur les doctrines controversées ; les esprits s’échauffaient ; les romains affectaient déjà les allures de la victoire ; les Bretons se retiraient souvent pleins d’émotion et de crainte, et le roi, placé entre sa femme et sa foi, et fatigué de ces disputes, penchait de côté et d’autre, comme s’il allait bientôt tomber.

La papauté avait des motifs plus puissants que jamais pour convoiter le Northumberland. Non seulement Oswy avait usurpé le royaume de Déirie, mais encore le cruel Penda était mort en 654, les armes à la main, Oswy avait conquis ses États, sauf la partie gouvernée par son gendre Peada, fils de Penda ; et bientôt Peada lui-même, ayant succombé dans une conjuration de palais, attribuée à sa femme, fille d’Oswy, celui-ci avait achevé la conquête de la Mercie, et ainsi réuni sous son sceptre la plus grande partie de l’Angleterre. Le Kent seul reconnaissait alors la juridiction de Rome ; partout ailleurs des ministres libres, protégés par les rois du Northumberland, prêchaient l’Évangile. Ceci ramenait la question à des termes très clairs. Si Rome gagnait Oswy, elle gagnait l’Angleterre ; si elle échouait, il lui fallait tôt ou tard abandonner la Grande-Bretagne.

Ce n’était pas tout. Le sang d’Oswin, la mort prématurée d’Aïdan, d’autres fautes encore troublaient le roi. Il désirait apaiser la Divinité qu’il avait offensée, et ne sachant pas que Christ est la porte, selon une expression des Écritures, il cherchait parmi les hommes un portier qui le fît entrer dans le ciel. Il ne devait pas être le dernier des rois que le besoin d’expier ses crimes pousserait vers les pratiques romaines. Le rusé Wilfrid, entretenant à la fois les frayeurs et les espérances du prince, lui parlait souvent de Rome et des grâces que l’on y trouve. Il crut que le fruit était mûr, et qu’il ne s’agissait plus que de donner une secousse à l’arbre. « Il faut une dispute publique où l’on décide la question, dirent la reine et ses prêtres ; mais Rome doit y paraître avec autant d’éclat que ses adversaires ! Opposons évêque à évêque. » Un évêque saxon, nommé Agilbert, ami de Wilfrid, avait gagné l’amitié du jeune prince ; c’est lui qu’Éanfeld appelle, et il arrive dans le Northumberland avec un prêtre nommé Agathon. Pauvre Église bretonne ! le vase de terre va se heurter contre le vase de fer : la Grande-Bretagne devait succomber devant la marche envahissante de Rome.

Au sud du Northumberland, au fond d’une jolie baie de la mer d’Orient, à Streanch-Hall, maintenant Whitby, se trouvait un monastère dirigé par une femme pieuse nommée Hilda, fille du roi Edwin, et qui désirait voir se terminer les luttes violentes qui agitaient l’Église depuis le retour de Wilfrid. C’est là, sur ces rives de la mer du Nordh, que devait se décider la lutte entre la Grande-Bretagne et Rome, entre l’Orient et l’Occident, ou, comme l’on disait alors, entre saint Jean et saint Pierre. Il n’était pas question seulement de la Pâque et de quelques règles disciplinaires, mais d’une grande doctrine, de la liberté de l’Église, sous Jésus-Christ, ou de son assujettissement, sous la papauté. Rome, toujours dominatrice, voulait pour la seconde fois s’emparer de la Grande-Bretagne, non plus avec des épées, mais avec des dogmes. Toujours habile, elle cachait ses énormes prétentions sous des questions secondaires, et les esprits superficiels étaient trompés par cette manœuvre.

h – On appelle d’ordinaire cette conférence Synodus Pharensis. « Hodie Whitbie dicitur (White bay) et est villa in Eboracensi littore satis nota. » (Wilkins, Concil., p. 37.)

On se réunit dans les salles de Streanch. Le roi et son fils parurent d’abord ; puis d’un côté Colman, les évêques et les anciens bretons, et de l’autre l’évêque Agilbert, Agathon, Wilfrid, Romain, un diacre nommé Jacques et plusieurs autres prêtres de la confession latine. Ensuite vinrent Hilda et les siens. Parmi eux se trouvait un évêque anglaisi nommé Cedda, l’un des plus actifs missionnaires de ces temps. Cedda avait d’abord prêché l’Évangile au centre de l’Angleterre ; puis il avait dirigé ses pas vers les Anglo-Saxons de l’orient, et ayant converti un grand nombre de ces païens, il était retourné vers Finan, et avait reçu, quoique Anglais, la consécration épiscopale de cet évêque, consacré lui-même par les anciens de Iona. Alors retournant dans l’ouest, l’infatigable Cedda y avait établi partout des Églises, des anciens et des diacresj. Anglais de nation, Écossais de consécration, entouré d’ailleurs du respect universel, Cedda paraissait désigné comme médiateur de la conférence du Streanch. Son intervention ne devait pas empêcher la victoire de Rome. Hélas ! l’Évangile primitif avait fait place peu à peu à une domination cléricale, là plus grossière, ici plus subtile. Au lieu de recourir uniquement à la Parole de Dieu, cette source de toute lumière, on prétendait alors, quand il s’agissait de justifier des doctrines et des rites, que c’était ainsi que saint Jacques faisait à Jérusalem, ou saint Marc à Alexandrie, ou saint Jean à Éphèse, ou saint Pierre à Rome. On appelait canons des apôtres, des règles qu’ils n’avaient jamais connues. On allait même plus loin ; à Rome et dans l’Orient, l’ecclésiasticisme se donnait pour une loi de Dieu. Provenu d’un état de faiblesse, il devenait ainsi un état de péché. Quelques teintes de ces erreurs commençaient déjà à se voir sur le christianisme breton.

i – Presbyteri Cedda et Adda et Berti et Duina, quorum ultimus natione Scotus, cæteri fuere Angli. (Beda, lib. 3 cap. 21.)

j – Qui accepto gradu episcopatus et majore auctoritate cœptum opus explens, fecit per loca ecclesias, presbyteros et diaconos ordinavit. (Beda, lib. 3 cap. 22.)

Le roi Oswy prit le premier la parole : « Serviteurs d’un seul et même Dieu, dit-il, nous espérons tous avoir dans le ciel un même héritage, pourquoi donc n’aurions-nous pas ici-bas une même règle de vie ? Recherchons quelle est la vraie, et suivons-la tous. — Ceux qui m’ont envoyé ici comme évêque, dit Colman, et qui m’ont donné la règle que je suis, sont des bien-aimés de Dieu. Gardons-nous de mépriser leur doctrine, car c’est celle de Colomba, c’est celle du bienheureux évangéliste Jean, et des Églises sur lesquelles présidait cet apôtrek. »

k – Ipsum est quod beatus evangelista Johannes, discipulus specialiter Domino dilectus. (Ibid. cap. 25.)

« Quant à nous » dit fièrement Wilfrid, à qui, comme au plus habile, l’évêque Agilbert déclara vouloir laisser la parole, « notre coutume est celle de Rome, où ont enseigné les saints apôtres Pierre et Paul ; nous l’avons trouvée en Italie, en Gaule ; que dis-je ? elle est répandue parmi toutes les nations. Les Pictes et les Bretons, jetés sur ces deux îles, aux extrémités de la mer, oseraient-ils lutter contre le monde universell ? Quelque saint qu’ait été votre Colomba, le préférerez-vous au prince des apôtres, à celui auquel Christ a dit : Tu es Pierre, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux ? »

l – Pictos dico ac Brittones, cum quibus de duabus ultimis oceani insulis, contra totum orbem stulto labore pugnant. (Ibid.)

Wilfrid s’était animé, et ses paroles habilement calculées ébranlaient les assistants. Il avait adroitement substitué Colomba à l’apôtre saint Jean, dont se réclamait l’Église bretonne, et opposé à saint Pierre le simple presbyter de Iona. Oswy, dont le pouvoir était l’idole, ne pouvait hésiter entre de chétifs évoques et ce pape de Rome qui commandait, lui disait-on, au monde universel. Voyant déjà saint Pierre à la porte du paradis, une clef à la main, le roi s’écria tout ému : « Est-il vrai, Colman, que ces paroles aient été adressées à saint Pierre par le Seigneur ? — L’évêque : Cela est vrai, ô roi ! — Le roi : Pouvez-vous prouver qu’une aussi grande puissance ait été donnée à votre Colomba ? » — L’évêque répondit : Nous ne le pouvons. » — Colman eût pu répondre à Oswy : Jean, dont nous suivons la doctrine, et même tous les disciples ont reçu, dans le même sens que Pierre, le pouvoir de pardonner les péchés, de lier et délier sur la terre et dans le cielm ; mais la connaissance des Écritures commençait à s’affaiblir à Iona ; et le simple Colman n’avait pas remarqué la ruse de Wilfrid qui avait remplacé saint Jean par Colomba. Alors Oswy, heureux de céder aux sollicitations continuelles de la reine, et surtout de trouver quelqu’un qui le fît entrer au ciel, s’écria : « Pierre est le portier, je veux lui obéir, de peur que quand je me présenterai à la porte, il n’y ait personne qui m’ouvren. » Tous les assistants, entraînés par cette profession royale, se hâtèrent de déclarer qu’ils se soumettaient au vicaire de saint Pierre.

m – Jean.20.23 ; Matt.18.18

n – Ne forte me adveniente ad fores regni cœlorum, non sit qui reserat. (Beda lib. 3 cap. 25.)

Ainsi s’opéra le triomphe de Rome dans les salles de Streanch. Oswy oublia que le Seigneur a dit : Je suis celui qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n'ouvreo. Ce fut en attribuant à Pierre, le serviteur, ce qui n’appartient qu’à Jésus-Christ, le maître, que la papauté se soumit la Grande-Bretagne. Oswy tendit les bras ; Rome y riva ses chaînes, et l’Église évangélique et libre, qu’Oswald avait rendue à l’Angleterre, parut près d’exhaler le dernier soupir. Colman consterné voyait avec douleur Oswy et son peuple fléchir le genou devant les prêtres étrangers. Il ne désespéra pourtant pas du triomphe de la vérité. Il restait à la foi apostolique les antiques sanctuaires de l’Église bretonne, de l’Écosse et de l’Irlande. Inébranlable dans la doctrine qu’il avait reçue, décidé à maintenir la liberté chrétienne, Colman se leva et prit avec lui tous ceux qui ne voulaient pas du joug de Rome, et retourna en Écosse. Trente Anglo-Saxons et un grand nombre de Bretons secouèrent avec lui la poussière de leurs pieds contre les tentes des prêtres romains. La haine contre la papauté devint toujours plus ardente parmi les restes des Bretons. Décidés à repousser ses dogmes erronés et son empire illégitime, ces peuples maintenaient leur communion avec l’Église d’Orient, plus ancienne que celle de Rome. Ils frémissaient en voyant le dragon blanc des Saxons acculer toujours plus à la mer d’Occident le dragon rouge des Celtes. Ils attribuaient leurs malheurs à une horrible conspiration formée par l’ambition inique de moines étrangers, et leurs bardes maudissaient dans leurs hymnes les ministres négligents qui ne défendaient pas les brebis du Seigneur contre les loups de Romep. Inutile douleur !

o – Jean.10.9 ; Apo.3.7

p – Horæ Britannicæ, II p. 277.

En effet, les prêtres romains, aidés de la reine, ne perdaient pas de temps. Wilfrid, que l’on voulait récompenser de son triomphe, fut nommé évêque du Northumberland, et se rendit à Paris afin d’y recevoir une consécration épiscopale dans les formes. Il revint bientôt, et se mit avec une activité inouïe à établir dans toutes les églises la doctrine de Romeq. Évêque d’un diocèse qui, grâce à ses désignations, s’étendait d’Édimbourg à Northampton, enrichi des biens qui avaient appartenu auparavant à divers monastères, entouré d’une suite nombreuse, servi sur de la vaisselle d’argent et d’or, Wilfrid se félicitait d’avoir épousé la cause de la papauté ; il blessait tout le monde par son insolence et apprenait à l’Angleterre la différence qu’il y avait entre les humbles ministres de Iona et un prêtre romain. En même temps, Oswy, s’entendant avec le roi du Kent, envoyait à Rome un autre prêtre nommé Wighard, pour s’informer des intentions du pape à l’égard de l’Église d’Angleterre, et pour y être consacré archevêque de Cantorbéry. Il n’y avait pas de consécration épiscopale en Angleterre qui fût digne d’un prêtre. En attendant, Oswy, déployant le zèle d’un nouveau converti, ne cessait de répéter que « l’Église romaine était l’Église catholique et apostolique, » et pensait jour et nuit à convertir ses sujets, espérant ainsi racheter son âme, dit un paper.

q – Ipse perplura catholicæ observationis moderamina ecclesiis Anglorum sua doctrina contulit. (Beda, lib. 3 cap. 28.)

r – Omnes subjectos suos meditatur die ac nocte ad fidem catholicam atque apostolicam pro suæ animæ redem pitone converti. (Ibid. 29.)

Quand toutes ces nouvelles arrivèrent à Rome, elles y firent une grande sensation. Vitalien surtout, qui occupait alors le siège épiscopal, et qui, plein d’orgueil envers les évêques, rampait devant l’Empereur, ne se posséda pas de joie. « Qui pourrait ne pas tressaillirs ! s’écria-t-il. Un roi converti à la vraie foi apostolique, un peuple qui croit enfin à Christ, le Dieu Tout-Puissant… » Il y avait longtemps que ce peuple croyait en Christ, mais il commençait alors à croire au pape, et le pape devait lui faire oublier Jésus-Christ. Vitalien se hâta d’écrire à Oswy, il lui envoya, non des exemplaires des saintes Écritures (déjà alors fort rares à Rome), mais des reliques de saint Pierre, de saint Jean, de saint Laurent, de saint Grégoire et de saint Pancrace ; et voulant récompenser particulièrement la reine Éanfeld, à qui appartenait, avecWilfrid, la gloire de cette œuvre, il lui offrit une croix faite, assurait-il, avec les chaînes de saint Pierre et de saint Pault. « Hâtez-vous, disait le pape en terminant, de soumettre toute votre île à Jésus Christ, » ce qui voulait dire, à l’évêque romain.

s – Quis enimaudiens hæc suavia non lætetur? (Ibid.)

t – Conjugi, nostræ spirituali filiæ, crucem… (Beda, lib. 3 cap. 24.)

Cependant l’essentiel était d’envoyer, de Rome même, un archevêque à la Grande-Bretagne ; or, Wighard était mort, et l’on ne trouvait personne qui voulût entreprendre un si long voyageu. Le zèle n’était pas grand dans la ville des pontifes ; il fallut avoir recours à un étranger. Un homme venu d’Orient, célèbre par sa science, s’y trouvait alors, et avait adopté les rites et les doctrines des Romains, en échange des connaissances qu’il leur avait apportées. On le désigna au pape comme métropolitain de l’Angleterre. Théodore, c’était son nom, appartenant par sa naissance aux Églises de l’Asie Mineure, devait, mieux que personne, être écouté des Bretons, quand il les solliciterait d’abandonner les rites orientaux. Toutefois, l’évêque romain craignant qu’il n’eût quelque réminiscence fâcheuse des doctrines grecques, lui donna pour compagnon, ou plutôt pour surveillant, un moine zélé, Africain de nation, nommé Adrienv.

u – Minime voluimus nunc reperire pro longinquitate itineris. (Ibid.)

v – Ut diligenter attenderet, ne quid ille contrarium veritati, fidei Græcorum more, in ecclesiam cui præesset introduceret. (Ibid. lib. cap. 1.)

Théodore commença la grande croisade contre le christianisme britannique. S’efforçant de montrer par son zèle la sincérité de sa conversion, le primat parcourait toute l’Angleterre avec Adrienw, et imposait aux peuples cette suzeraineté ecclésiastique dont Rome est redevable à sa suzeraineté politique. La supériorité de caractère qui distingua saint Pierre était transformée par lui en une supériorité de charge. A la juridiction de Christ et de sa Parole, il substituait celle de l’évêque de Rome et de ses décrets. Il insistait sur la nécessité d’une ordination donnée par des évêques qui, par une chaîne non interrompue, remontassent jusqu’aux apôtres mêmes. Les Bretons maintenaient encore la validité de leur consécration, mais déjà il y en avait peu qui comprissent que de prétendus successeurs des apôtres, qui peuvent porter Satan dans leur cœur, ne sont pas de vrais ministres chrétiens ; que l’essentiel pour l’Église, c’est que les apôtres eux-mêmes (et non pas seulement leurs successeurs) habitent dans son sein par leur parole, par leurs enseignements, par le divin Consolateur qui doit être éternellement avec elle.

w – Peragrata insula tota, rectum vivendi ordinem dissemi nabat. (Ibid. cap. 2.)

La grande déroute commençait, et les meilleurs furent quelquefois les premiers à céder. Théodore étant arrivé vers Cedda, consacré par un évêque qui lui-même l’avait été par les anciens de Iona : « Vous n’avez pas été consacré comme il faut, » lui dit-il. Cedda, au lieu d’être courageux pour la vérité, s’abandonna à une modestie charnelle et répondit : « Je ne me suis jamais jugé digne de l’épi scopat, et je suis prêt à me retirer. — Non, dit Théodore, vous resterez évêque, mais je vous donnerai une nouvelle consécration, selon le rite catholiquex. » Le ministre breton s’y soumit. Rome triomphante se sentait assez forte pour rejeter l’imposition des mains des anciens de Iona, qu’elle avait jusqu’alors reconnue. Les hommes les plus fidèles se réfugièrent en Écosse.

x – Cum Cædda Episcopum argueret non fuisse rite consecratum, ipse (Theodorus) ordinationem ejus denuo catholica ratione consummavit. (Beda, lib. 4 cap. 2.)

Ainsi, à une Église sans doute déchue à quelques égards, mais dans laquelle pourtant l’élément religieux tenait la principale place, en succéda une autre où régnait l’élément clérical. On s’en aperçut bientôt ; les questions de domination et de préséance, inconnues parmi les chrétiens bretons, furent à l’ordre du jour. Wilfrid, qui avait fixé son siège à York, pensait que nul n’eût mérité mieux que lui d’être primat de l’Angleterre ; et Théodore, de son côté, était irrité des airs d’orgueil qu’affectait cet évêque. Pendant la vie d’Oswy, dont Wilfrid était l’oracle, la paix fut maintenue ; mais bientôt ce prince tomba malade ; la mort l’épouvantait ; il fit vœu, s’il guérissait, de faire un pèlerinage à Rome, et d’y finir ses joursy. « Si vous voulez être mon conducteur à la ville des apôtres, disait-il à Wilfrid, je vous donnerai une grande somme d’argent. » Ce vœu fut inutile ; Oswy mourut au printemps de l’an 670. Les notables écartèrent le prince Alfred, et mirent sur le trône son jeune frère Egfred. Celui-ci, que l’insolence de Wilfrid avait souvent irrité, dénonça à l’archevêque ce prélat orgueilleux. Rien ne pouvait être plus agréable à Théodore. Il assembla un concile à Hertford ; il y fit d’abord comparaître les principaux de ses convertis, et leur présentant, non les saintes Écrituresz, mais les canons de l'Église romaine, il reçut leurs serments ; telle était la religion que l’on donnait alors à l’Angleterre. Mais ce n’était pas tout. « Le diocèse de notre frère Wilfrid est si grand, dit le primat, que l’on peut y placer quatre évêques. » Ainsi fut fait. Wilfrid, indigné, en appela du primat et du roi au pape. Qui a converti l’Angleterre, si ce n’est lui ?… et c’est ainsi qu’on le récompense !… Ne se laissant point arrêter par les difficultés du voyage, il partit pour Rome, accompagné de quelques moines, et le pape Agathon y ayant assemblé un concile (679), l’Anglais présenta sa plainte, et le pontife déclara la destitution illégale. Wilfrid retourna aussitôt en Angleterre, et remit fièrement au roi le décret du pape. Mais Egfred, qui n’était pas d’humeur à tolérer ces manières romaines, loin de rendre au prélat son évêché, le fit jeter en prison et ne le relâcha, à la fin de l’année, qu’en lui imposant la condition de quitter à l’instant le Northumberland.

y – Ut si ab infirmitate salvaretur, etiam Romam venire, Ibique ad loca sancta vitam finire. (Ibid.)

z – Quibus statim protuli eundem librum canonum. (Ibid. cap. 5.)

Wilfrid (car il faut mener jusqu’à la fin la vie de cet homme étonnant, qui eut une si grande influence sur les destinées de l’Église d’Angleterre), Wilfrid était décidé à être évêque à tout prix. Le royaume saxon de Sussex était encore païen. Le prélat déposé, dont il faut au moins reconnaître l’infatigable activité, prend la résolution de se conquérir un évêché, comme d’autres se conquièrent un royaume. Il arrive dans un temps de famine dans le Sussex, dont le roi Edilwalch était déjà baptisé ; il apporte un grand nombre de filets, il enseigne à ce peuple l’art de la pêche, il gagne son affection, il lui donne le baptême, et le roi l’établit chef de l’Église. Mais Wilfrid manifesta bientôt l’esprit qui l’animait ; il fournit des secours d’hommes et d’argent à Ceadwalla, roi de Wessex, et ce chef cruel se jeta sur le Sussex, le ravagea et fit périr Edilwalch, le bienfaiteur de l’évêque. La carrière du turbulent Wilfrid n’était pas finie. Le roi Egfred meurt ; son frère Alfred, que Wilfrid avait élevé, lui succède, et plein d’amour pour les lettres et pour la religion, il ambitionne la gloire de son oncle Oswald. L’ambitieux Wilfrid accourt et réclame son siège de York, en acquiesçant au partage ; on le lui rend ; il recommence à dépouiller les autres pour s’enrichir lui-même ; un concile le supplie de se soumettre aux décrets de l’Église d’Angleterre ; il s’y refuse, et ayant perdu l’estime du roi, son ancien élève, il entreprend, malgré sa vieillesse, un troisième voyage à Rome. Sachant comment on gagne les papes, il se jette aux pieds du pontife, en s’écriant que « le suppliant évêque Wilfrid, l’humble esclave du serviteur de Dieu, implore la grâce de notre bienheureux seigneur, le pape universel. » Le pontife ne put faire rendre à sa créature le siège tant désiré, et Wilfrid dut se contenter de passer ses derniers jours au milieu des richesses que sa cupidité avait entassées.

Toutefois il avait accompli la tâche de sa vie ; toute l’Église, en Angleterre, reconnaissait la papauté. Les noms d’Oswy et de Wilfrid doivent être inscrits en lettres de deuil dans les annales de la Grande-Bretagne. La postérité, qui les a presque oubliés, a eu tort sans doute ; car ces noms sont ceux de deux des hommes les plus actifs qui aient jamais paru en Angleterre. Au reste, cet oubli même a quelque chose de généreux. La tombe où fut ensevelie pendant neuf siècles la liberté de l’Église, est le seul et triste monument qui doive perpétuer leur mémoire.

Cependant l’Écosse tenait encore, et pour assurer le triomphe définitif de Rome, il fallait envahir cette terre vierge, sur laquelle flottait depuis si longtemps l’étendard de la foi.

Un homme vertueux et savant, mais faible, un peu vain et d’un christianisme peu spirituel, l’ancien Adamnan, était alors chef de l’Église de Iona, l’abbé du monastère. Le gagner c’était, suivant Rome, gagner l’Écosse. Une circonstance vint favoriser les projets de ceux qui désiraient l’attirer dans la communion du pape. Un jour qu’une violente tempête agitait ces mers, un navire revenant des lieux saints, et sur lequel se trouvait un évêque gaulois, nommé Arculf, fut jeté sur les côtes voisines de Ionaa. Arculf s’empressa de chercher un asile au milieu des hommes pieux de cette île. Adamnan ne pouvait se rassasier d’entendre cet étranger lui décrire Bethléhem, Jérusalem, Golgotha, les campagnes brûlées par le soleil qu’avait parcourues le Seigneur, et la pierre fendue en deux qui était encore devant la porte du sépulcreb. L’ancien de Iona, qui se piquait d’une certaine culture, recueillit les discours d’Arculf, et en composa une description de la Terre-Sainte. Une fois son livre terminé, le désir de faire connaître ces merveilles, un peu de vaine gloire, d’autres motifs encore peut-être, le poussèrent à la cour du Northumberland, où il présenta son ouvrage au pieux roi Alfredc, qui, aimant la science et les traditions chrétiennes, en fit faire un grand nombre de copies.

a – Vi tempestatis in occidentalia Britanniæ littora delatus est. (Beda, lib. 5 cap. 16.)

b – Lapis qui ad ostium monumenti positus erat, fissus est. (Ibid. cap. 17.)

c – Porrexit autem librum tunc Adamnanus Alfrido regi. (Bed. 5 Cap. 16.)

Ce ne fut pas tout ; le clergé romain comprit le profit qu’il pouvait tirer de cet imprudent voyage ; on entoura l’ancien, on lui montrait les pompes du culte : « Voulez-vous, lui disait-on, vous et vos amis, placés à l’extrémité du monde, vous opposer seuls aux observances de l’Église universelled ? » Les grands de la cour flattaient son amour-propre d’auteur, et l’invitaient à leurs fêtes, tandis que le roi le comblait de ses présents… Le libre presbyter de la Grande-Bretagne devint un prêtre de Rome, et Adamnan retourna à Iona pour livrer son Église à ses nouveaux maîtres. Mais tout fut inutile, Iona ne fléchit pointe. Adamnan, honteux, se rendit en Irlande, y amena quelques enfants d’Érin à l’uniformité romaine, reprit courage et revint en Écosse. Mais l’Ecosse inflexible le repoussa avec indignationf.

d – Ne contra universalem ecclesiæ morem, cum suis paucissimis et in extremo mundi angulo positis, vivere præsumeret. (Ibid.)

e – Curavit suos ad eum veritatis calcem producere, nec voluit. (Beda, lib. 5 cap. 16.)

f – Nec tamen perficere quod conabatur posset. (Ibid.) Les conversions dont l’abbé Ceolfrid parle dans le chap. 22 sont probablement celles qui s’opérèrent en Irlande, le mot Scotia s’appliquant alors souvent à ce pays.

N’ayant pu vaincre par le prêtre, Rome eut recours au prince ; ce fut sur Naïtam, roi des Pictes, qu’elle dirigea ses efforts. « Combien il serait plus glorieux pour vous, disait-on au roi, d’appartenir à l’Église puissante du pontife universel de Rome, qu’à des congrégations dirigées par de chétifs anciens ! L’Église romaine est une monarchie et doit être l’Église de tous les monarques. Le culte romain convient aux pompes de la royauté, et ses basiliques sont des palais ! » Ce fut ce dernier argument qui convainquit le prince. Il envoya des députés à Ceolfrid, abbé d’un couvent anglais, pour lui demander des architectes capables de lui bâtir une église à la mode des romainsg, de pierre et non de bois. Des architectes, un portail, des colonnes, des voûtes, des autels ont été souvent des missionnaires influents du romanisme. Les architectes étant arrivés, promirent au roi de beaux temples. L’art architectonique, quoiqu’il n’en fût qu’aux éléments, fut plus puissant que la Bible. Naïtam qui, en se soumettant au pape, s’imaginait s’asseoir à côté des Clovis et des Clotaire, assembla les grands de sa cour, les pasteurs de son Église, et s’écria : « J’ordonne que tous les ecclésiastiques de mon royaume reçoivent la tonsure de Saint-Pierreh. » Puis, sans délai, dit Bède, il accomplit par autorité royalei cette importante révolution. Il envoya dans toutes les provinces, des agents, des circulaires, et fit tonsurer les ministres et les moines, selon la mode romaine, en rond et non en longj. C’était la marque que la papauté mettait, non sur le front, mais sur la tête. Une ordonnance de l’État et quelques coups de ciseaux rangèrent les Écossais, comme des moutons, sous le bâton du berger du Tibre.

g – Architectos sibi mitti petiit qui juxta morem Romanorum ecclesiam facerent. (Ibid. lib. 5 cap. 22.)

h – Et hanc accipere tonsuram, omnes qui in meo regno sunt clericos decerno. (Ibid.)

i – Nec mora, quæ dixerat regia auctoritate perfecit. (Ibid.)

j – Per universas Pictorum provincias… tondebantur omnes in coronam ministri altaris ac monachi. (Ibid.)

Cependant Iona résistait toujours. Les ordres du roi des Pictes, l’exemple des peuples, la vue de cette puissance de Rome qui dévorait toute la terre, y avait ébranlé quelques esprits ; mais l’Église repoussait encore un pouvoir novateur. Iona était la dernière citadelle de la liberté religieuse dans le monde occidental ; et la papauté était remplie de colère à la vue de cette troupe chétive, réfugiée en un coin obscur, qui refusait de s’incliner devant elle. Les moyens humains semblaient insuffisants pour conquérir ce rocher ; il fallait quelque chose de plus, des visions, des miracles ; et quand il en faut, Rome en a toujours trouvé. Un jour (c’était tout à la fin du septième siècle), un moine d’Angleterre arrivant d’Irlande, se présenta aux anciens de Iona. Ils le reçurent avec leur hospitalité accoutumée. Il se nommait Ecgbert, et unissait à l’enthousiasme de la dévotion une grande douceur. Il gagna bientôt l’esprit de ces faibles chrétiens, et se mit à leur parler d’une unité extérieure. Une universalité, qui se manifeste sous diverses formes, ne suffisait pas, selon lui, à l’Église de Christ ; il voulait la forme spéciale de Rome, et à l’élément vraiment catholique, qu’avaient possédé jusqu’alors les chrétiens de Iona, il substituait un élément sectaire. Il attaquait les traditions de l’Église bretonnek ; il répandait autour de lui de riches présents que lui avaient confiés les seigneurs de l’Irlande et de l’Angleterrel ; et il eut bientôt lieu de remarquer la vérité de cette parole du sage, que « le présent est comme une pierre précieuse, en sorte que de quelque côté qu’il se tourne, il réussit. »

k – Sedulis exhortationibus inveteratam illam traditionem parentum eorum. (Beda, lib. 5 cap. 22.)

l – Pietate largiendi de his quæ a divitibus acceperat, multum profuit. (Ibid. cap. 27.)

Cependant il y avait à Iona des âmes vraiment pieuses qui tenaient encore. L’enthousiaste (car Ecgbert paraît avoir été un enthousiaste plutôt qu’un imposteur) eut donc recours à d’autres moyens. Il se donna pour un envoyé du ciel. Les saints eux-mêmes, dit-il, lui ont donné la mission de convertir Iona ; et il raconta en ces mots son histoire aux anciens qui l’entouraient : « Il y a environ trente ans, je m’étais rendu dans le monastère irlandais de Rathmelfig ; une terrible contagion l’atteignit, et de tous les frères, le moine Édelhun et moi restâmes seuls. Atteint de la peste, et croyant ma dernière heure arrivée, je me levai fort agitém, et me traînai jusque dans la chapelle. Tout mon corps tremblait, au souvenir de mes péchés, et mon visage était inondé de larmes : « O Dieu ! m’écriai-je, ne permets pas que je meure, avant de m’être acquitté de mes dettes envers toi par une abondance de bonnes œuvresn ! Je rentrai en chancelant dans l’infirmerie, me remis au lit et m’endormis. Au moment où je me réveillai, j’aperçus Édelhun, les yeux fixés sur moi : O frère Ecgbert, me dit-il, une vision m’a révélé que tu recevras ce que tu as demandé. — La nuit suivante, Édelhun mourut, et moi je guéris.

m – Cum se existimaret esse moriturum, egressus est tempore matutino de cubiculo, et residens solus… (Ibid. lib. 3 cap. 27.)

n – Precabatur ne adhuc mori deberet priusquam vel præteritas negligentias perfectim ex tempore castigaret, vel in bonis se operibus abundantius exerceret. (Ibid.)

Plusieurs années s’écoulèrent ; mes pénitences, mes veilles ne me satisfaisaient pas, et voulant payer ma dette, je résolus d’aller avec quelques moines prêcher les vertus de l’Église aux païens de l’Allemagne. Mais une nuit l’un des bienheureux apparut à un de nos frères, et prononça ces paroles : Dis à Ecgbert : Il faut que tu ailles vers les monastères de Colomba, car leurs charrues ne cheminent pas droitement, et c’est toi qui dois les remettre dans le vrai sillono. Je défendis à ce frère de parler de cette vision, et montai sur le navire qui devait me porter vers les Germains. Nous attendions un vent favorable, quand tout à coup, au milieu de la nuit, une terrible tempête fondit sur notre bâtiment, et le fit échouer sur le sable. C’est pour moi qu’est cette tempête…, m’écriai-je tout effrayé. Dieu me parle comme à Jonas ! et je courus me cacher dans ma cellule. Je résolus enfin d’obéir au commandement que le saint homme m’avait apporté. Je quittai l’Irlande et j’arrivai parmi vous, afin de m’acquitter de ma dette en vous convertissant. — Maintenant donc, continua Ecgbert, répondez vous-mêmes à la voix du ciel et soumettez-vous à Rome. »

o – Quia aratra eorum non recte incedunt ; oportet autem eum ad rectum hæc tramitem revocare. (Beda, lib. 3 cap. 27.)

Un navire jeté sur le sable par une tempête était un accident fréquent dans ces parages, et le rêve d’un moine préoccupé du dessein de son frère n’avait rien que de très naturel. Mais alors tout paraissait miracle. Des fantômes et des apparitions avaient plus de poids dans ces siècles de ténèbres que la Parole de Dieu. Au lieu de reconnaître la vanité de ces visions par la fausseté de la religion qu’on leur apportait, les anciens de Iona se mirent à écouter les discours d’Ecgbert. La foi primitive plantée sur le rocher de Iona était alors comme un pin violemment agité par l’orage ; il ne fallait plus qu’un coup de vent pour le déraciner et le jeter à la mer. Ecgbert voyant les anciens ébranlés redouble ses prières, il a même recours aux menaces : « Tout l’Occident, leur dit-il, fléchit le genou devant Rome : seuls contre tous, que pouvez-vous faire ?… » Les Écossais résistent encore : lutte obscure, inconnue, par laquelle les derniers chrétiens bretons combattent pour la liberté expirante ! Enfin, étourdis, ils chancellent et tombent. On apporte des ciseaux ; on les tond de la tonsure latinep, et ils sont au pape.

p – Ad ritum tonsuræ canonicum sub figura coronæ perpetuæ. (Ibid. lib. 5 cap. 23.)

Ainsi faillit l’Ecosse. Toutefois il y resta un résidu de grâce, et les montagnes de la Calédonie recélèrent longtemps un feu caché, qui devait, après des siècles, éclater avec une grande puissance. Il y avait çà et là des esprits indépendants qui rendaient témoignage contre la tyrannie de Rome. Du temps de Bède on les voyait « clochant dans leurs sentiers, » dit l’historien romain, refuser de se joindre aux fêtes des adhérents du pontife, et repousser la main qui voulait tonsurer leur têteq. Mais les chefs de l’État et de l’Église avaient posé les armes ; le combat finit après avoir duré plus d’un siècle. Le christianisme breton avait lui-même préparé sa chute en substituant souvent le rite à la foi. La superstition étrangère poussa dans ce sens et remporta la victoire, en vertu d’ordonnances royales, par des ornements d’église, des fantômes de moines et des apparitions de couvent. C’est au commencement du huitième siècle que l’Angleterre fut assujettie à Rome. Mais un travail intérieur va commencer, et il ne cessera pas jusqu’à l’heure de la Réformation.

q – Sicut e contra Brittones, inveterati et claudicantes a semitis suis, et capita ferre sine corona prætendunt. (Beda, lib. 5 cap. 23.)

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