La Théologie de Wesley

1. Prolégomènes

1.1 Les origines religieuses de la théologie de Wesley

La théologie est la « science de Dieu ». On prétend que c’est une science comme une autre, une science qui a la sécheresse des mathématiques, sans en avoir la certitude. Blaise Pascal ne l’entendait pas ainsi, lui qui définissait la foi : « Dieu sensible au cœur, non à la raison. » Il ajoutait : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » Cela revient à dire qu’on ne connaît Dieu qu’en l’aimant, et que, pour étudier Dieu, il faut d’abord être entré dans ce rapport personnel et intime avec lui qu’on nomme conversion.

La conversion de Wesley est bien la clef de sa théologie. Elle fut lente et laborieuse. Il lui fallut plusieurs années pour arriver à saisir la doctrine centrale de la Réformation, le salut par la foi, et il n’y parvint qu’en faisant l’expérience personnelle de l’affranchissement spirituel, dont il devint ensuite le témoin auprès de milliers d’âmes. Indiquer les phases de cette crise sera l’introduction nécessaire à l’exposé des doctrines de Wesley.

Rappelons que John et Charles Wesley, les deux principaux ouvriers du Réveil connu sous le nom de Méthodisme, naquirent à Epworth, dans le comté de Lincoln, en Angleterre, John en 1703, et son frère Charles en 1708. Ils étaient fils du recteur, ou ministre anglican de cette paroisse rurale. Leur père, Samuel Wesley, était un homme distingué par ses talents et par sa piété, quoique celle-ci fût peu éclairée. Sa femme, Suzanne Wesley, fut une femme hors ligne, une mère admirable et une éducatrice tout à fait supérieure. L’un et l’autre étaient nés dans le puritanisme et étaient les enfants de pasteurs non-conformistes, qui avaient lutté et souffert pour leurs convictions. Et l’un et l’autre s’étaient détachés des principes ecclésiastiques de leurs parents pour s’unir à l’Église anglicane. De telles défections étaient fréquentes à cette époque, le Dissent étant en pleine décadence, et l’Église d’Angleterre ayant pour elle, à défaut d’une vie religieuse supérieure, le prestige de l’officialité, ou, comme on disait, de l’Establishment.

Ce milieu familial, malgré ses lacunes, était mieux adapté qu’aucun autre à la formation des futurs chefs du Méthodisme. Ils y trouvèrent ces solides vertus que rien n’eût pu remplacer : indépendance de caractère, rectitude morale et ferveur religieuse. Ils y puisèrent aussi un vif attachement pour l’Église d’Angleterre, attachement qui ne les empêcha pas de désobéir aux règlements de cette Église toutes les fois qu’ils tentèrent d’entraver l’œuvre de Dieu. Chez John Wesley, et sans doute à son insu, le conformiste et le non-conformiste furent perpétuellement en lutte, comme les deux hommes dont parle saint Paul. Ce singulier état d’âme répondait, on peut l’affirmer, à une nécessité historique. Le Réveil pour atteindre les masses profondes de la nation, devait se produire au sein de l’Église établie ; mais, d’un autre côté, il fallait qu’il empruntât au puritanisme sa sève religieuse et ses allures indépendantes. En faisant naître les deux Wesley dans un presbytère anglican et d’ancêtres puritains, la Providence semblait donc les avoir mis dans les meilleures conditions pour la tâche qui les attendait.

Ce fut surtout à leur mère que John et Charles Wesley furent immensément redevables. « La mère des Wesley, a dit Isaac Taylor, a été la mère du Méthodisme, au sens religieux et moral. En effet, son courage, son respect de l’autorité, l’élévation de son esprit, son indépendance, son contrôle sur elle-même, la ferveur de ses sentiments de piété et la direction pratique qu’elle leur donna, se reproduisirent d’une façon très frappante dans le caractère et la conduite de ses filsa. » A cette énumération des qualités de Suzanne Wesley qui se retrouvèrent plus spécialement chez son fils John, il faut ajouter l’esprit d’ordre et de méthode et l’esprit de gouvernement.

a – Isaac Taylor, Wesley and Methodism, p. 19.

Il semble qu’elle ait, de bonne heure, pressenti que son fils John était destiné à une œuvre spéciale et devait être l’objet de ses soins les plus attentifs. Après l’incendie du presbytère, où le petit John n’échappa que par miracle à la mort, elle écrivait dans son journal : « Je suis décidée à donner une attention plus particulière que par le passé à l’âme de cet enfant, sur lequel Dieu a si merveilleusement veillé ; je veux m’efforcer de faire pénétrer dans son esprit les principes de la vraie religion et de la vertu. Seigneur, donne-moi ta grâce pour le faire sincèrement et avec prudence, et accorde le succès à mes efforts. »

Suzanne Wesley, chargée d’une très nombreuse famille, trouvait moyen d’avoir un entretien religieux particulier avec chacun de ses enfants une fois par semaine. Le tour de John revenait le jeudi soir, et, plus tard, lorsqu’il fut à l’Université d’Oxford, il rappelait à sa mère ces bons moments d’entretiens intimes et lui demandait de se souvenir de lui à la même heure, dans ses prières.

La piété précoce de l’enfant décida son père à l’admettre à la sainte Cène, dès l’âge de huit ans. Wesley disait plus tard à ce sujet : « Je crois que, jusqu’à l’âge de dix ans, je n’avais pas effacé par mes péchés la grâce reçue à mon baptême. »

A onze ans, il entra au collège de Charterhouse, à Londres, où il passa six ans. Au milieu de jeunes gens turbulents, il fut exposé aux souffrances et aux épreuves qui attendent, dans les écoles publiques, les enfants élevés dans l’atmosphère douce et paisible d’une famille chrétienne. « Pendant cette période, dit-il, je me laissai aller à négliger mes devoirs et à me permettre presque continuellement des péchés, que je savais être tels, mais que le monde ne jugeait pas scandaleux. J’espérais pourtant être sauvé, d’abord parce que j’estimais valoir mieux que beaucoup d’autres ; ensuite, parce que je respectais la religion ; et enfin parce que je lisais la Bible, j’allais à l’église et je faisais, matin et soir, mes prièresb. » Il résulte de cet aveu que, pendant ces années critiques, où l’enfant devient un adolescent, le jeune Wesley perdit l’innocence de ses premières années et s’habitua au péché, sans abandonner toutefois les habitudes de piété contractées au foyer de la famille. Un jeune collégien, qui lit la Bible matin et soir, n’est sûrement pas en voie de perdition. Le malheur pour lui, à cette époque, fut que personne, ni parmi ses maîtres, ni parmi ses parents, n’était en état de lui montrer le chemin du salut. Tous, même l’excellente Suzanne Wesley, en étaient encore à chercher le salut dans les pratiques extérieures et dans les bonnes œuvres.

b – Tyerman, Life of Wesley, t. 1, p. 22.

John Wesley entra, en 1720, au collège de Christ Church, à l’Université d’Oxford, où il obtint de grands succès par ses aptitudes intellectuelles remarquables, qui lui valurent honneurs et diplômes. Mais les premières années de son séjour à Oxford le laissèrent, au point de vue spirituel, dans le même état qu’à Charter-house. Voici comment il décrit lui-même son état à ce moment : « Pendant les cinq premières années que je passai à l’Université, je continuai à faire mes prières, tant en public qu’en particulier, et à lire les Écritures et plusieurs autres livres de religion, surtout des commentaires sur le Nouveau Testament. Mais je n’avais alors aucune idée de ce qu’est la sainteté intérieure ; je péchais souvent, et même avec plaisir. Il est vrai qu’aux approches de la Communion, à laquelle j’étais tenu de participer trois fois par an, je me surveillais davantage et ressentais de petites agitations intérieures. J’aurais de la peine à dire comment j’espérais être sauvé, en un temps où je péchais habituellement contre la faible lumière que je possédais, à moins que ce ne fût par ces mouvements passagers que je décorais du nom de repentancec. »

cWesley’s Works, t. 1, p. 98.

Il traversa alors une crise que l’on a pu appeler une première conversiond. C’était en 1725, et il avait vingt-deux ans. Sa mère, qui pressentait chez lui une vocation pastorale, l’encourageait discrètement à rompre avec la vie mondaine.

d – A. Léger, La Jeunesse de Wesley, ch. II, p. 77.

« Ah ! mon cher fils, lui écrivait-elle, si, comme moi, vous touchiez à l’extrême bord de la vie et si vous aviez sous les yeux une vaste étendue, une durée illimitée d’une existence, où vous seriez sur le point d’entrer d’un moment à l’autre, vous ne sauriez concevoir quel aspect prendraient devant vous toutes les inadvertances, les erreurs et les péchés de la jeunesse, ni combien les plaisirs des sens, l’attrait des sexes et les pernicieuses amitiés du monde vous produiraient un effet différent de ce qu’ils vous font aujourd’hui où votre santé est intacte et semble promettre de nombreuses années de viee. »

e – John Kirk, The Mother of the Wesleys, p. 231.

Le 25 février 1725, elle se réjouit du changement survenu dans les dispositions de son fils :

« Moi qui suis volontiers optimiste, j’espère que ce changement procède du Saint-Esprit, qui, en vous délivrant de votre goût pour les plaisirs sensuels, peut préparer et disposer votre esprit à s’appliquer plus sérieusement et de plus près à des objets d’une nature plus sublime et plus spirituelle. S’il en est ainsi, heureux êtes-vous si vous cultivez ces dispositions et si, dès maintenant, vous êtes sérieusement résolu à faire de la religion l’affaire de votre vie ; car, après tout, c’est la seule chose qui, à parler strictement, soit nécessaire, et toutes les autres choses sont comparativement de peu d’importance, si l’on considère les buts de la vie. Je souhaite ardemment que vous vous livriez maintenant à un sérieux examen de vous-même, pour connaître si vous avez un espoir raisonnable de salut, c’est-à-dire si vous êtes ou non, dans un état de foi et de repentance, qui, vous le savez, sont les conditions du salut que réclame de nous l’alliance de l’Évangile (gospel covenant). Si vous êtes dans cet état, la satisfaction d’en être assuré vous dédommagera amplement de vos peines ; mais s’il n’en était pas ainsi, il y aurait là, pour vous, un sujet de larmes plus légitimes que celles que peut vous arracher une tragédie.

J’en viens à la lettre que vous avez écrite à votre père au sujet de votre entrée dans les ordres sacrés. J’en ai été très satisfaite ; j’approuve votre dessein, et je pense que le plus tôt vous serez diacref, le mieux ce sera, parce que cela pourra vous porter à une application plus grande à l’étude de la théologie pratique, qui, dans mon humble opinion, est la meilleure étude pour de futurs ministres. M. Wesley est d’un autre avis, et veut vous engager, je crois, à cultiver la science critique qui, bien qu’elle puisse être accidentellement utile, ne peut pas être comparée à l’autre. Je demande instamment à Dieu de vous garder de vous livrer à des études frivoles, en négligeant celles qui vous sont absolument nécessaires. Je ne vous donne pas de conseil ; que le Dieu Tout-puissant vous dirige et vous bénisseg ! »

f – Le diaconat est le premier degré dans la hiérarchie anglicane.

g – Tyerman, Life of Wesley, t. 1, p. 32.

M. Léger, dans sa jeunesse de Wesleyh, dit que le goût pour les plaisirs des sens, est comme un démon que Suzanne Wesley exorcise fréquemment dans sa correspondance avec son fils, et il cite ce passage d’une de ses lettres :

h – Augustin Léger, La Jeunesse de Wesley, p. 83.

« Je suis intimement persuadée que, si tant de gens cherchent inutilement à entrer dans le royaume des cieux, c’est qu’il y a une Dalila, un vice chéri dont ils ne veulent pas se défaire, se flattant qu’une stricte observance de leur devoir sur d’autres points leur fera pardonner cette faute particulière. Mais ils se trompent misérablement. La voie qui conduit au ciel est si étroite, la porte que nous avons à franchir est si resserrée, qu’elle ne laissera passer personne à qui s’attache un seul péché connu et non mortifié. »

Wesley parle avec assez de sévérité de ses cinq premières années d’Oxford, et des péchés auxquels il se livrait avec plaisir, pour que nous puissions conclure que, s’il a été gai et mondain, il ne fut ni débauché ni buveur. Si sa conversion rappelle celle de saint Augustin, elle ne fut pas précédée par les égarements qui ont inspiré les Confessions de l’évêque d’Hippone.

Le docteur Rigg dit, avec raison, de Suzanne Wesley : « Cette remarquable femme fut le principal professeur de théologie de John Wesleyi. » Cela est parfaitement exact, et c’était d’autant plus nécessaire que l’enseignement théologique était fort négligé à Oxford. On assure que cet état de choses n’a guère changé depuis lorsj. N’ayant pas de directeur d’études religieuses dans l’Université, Wesley dut se tourner vers sa mère, en qui il avait pleine confiance. On a remarqué dans les extraits de ses lettres cités plus haut, que, tout en se réjouissant de la décision prise par lui d’entrer dans le ministère, elle se préoccupait surtout de l’état de son âme. C’était déjà là une préoccupation qui suffirait à justifier le mot d’Isaac Taylor, cité plus haut, qui appelle Suzanne Wesley « la mère du Méthodisme ». Leur correspondance porta sur les livres à lire. La lecture de l’Imitation de Jésus-Christ, par Thomas a Kempis, l’occupa tout d’abord.

i – James H. Rigg, The Living Wesley, première édition, p. 49.

j – Elie Halévy, Histoire du peuple anglais au 19e siècle, t. 1, p. 369.

« Ce fut, dit-il, la Providence de Dieu qui me dirigea vers ce livre. Je commençai à voir que la vraie religion a son siège dans le cœur, et que la loi de Dieu s’étend à toutes nos pensées, aussi bien qu’à nos paroles et à nos actions. J’en voulais pourtant à Kempis d’être trop strict, quoique je ne le connusse que par la traduction du Doyen Stanhope. Je trouvai toutefois à le lire un très sensible profit, d’autant qu’il m’était tout à fait étranger auparavant. Je fis connaissance aussi à cette époque d’un ami pieux comme je n’en avais pas eu jusqu’alors, et je commençai à changer la forme de ma conduite et de prendre à cœur un changement de vie. Je mis à part une ou deux heures par jour pour une retraite religieuse. Je communiai toutes les semaines. Je veillai contre tout péché en parole ou en action. Je commençai à aspirer à une sainteté intérieure et à prier pour l’obtenir. En sorte que, avec tout ce que je faisais, et menant une vie si bonne, je ne doutais pas que je ne fusse un bon chrétienk. »

k – Tyerman, Life of Wesley, t. 1, p. 33.

On n’a peut-être pas assez reconnu l’influence considérable qu’eut l’Imitation de Jésus-Christ, de Kempis, sur la « première conversion » de Wesley. Il écrivait à sa mère : « J’ai reçu dernièrement le conseil de lire l’Imitation, que j’avais aperçue fréquemment, mais où je n’avais jamais beaucoup jeté les yeux. » Cette personne de bon conseil n’était-elle pas, comme M. Léger le suppose, Sarah Kirkham, l’une des filles du recteur de Stanton, et des jeunes personnes dont Mme Wesley était peut-être un peu jalouse ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, l’avis était bon, et Wesley fit bien de le suivre. Il y avait pour lui beaucoup à apprendre auprès de ce vieux maître du christianisme intérieur. Toutefois, l’ascétisme de Kempis lui répugnait, et aussi ses idées sur la prédestination. Sa mère, à laquelle il communiqua ses réflexions, lui écrit :

« Je possède ce livre, que je n’ai pas encore lu. Mais je crois que vous avez raison, et j’estime qu’il est extrêmement dans l’erreur en soutenant cette doctrine presque blasphématoire d’après laquelle Dieu aurait décidé par un décret irrévocable, qu’un homme sera livré à une perpétuelle misère, même dans ce monde. Nos misères, ici et ailleurs, procèdent de nous-mêmes. »

Jérémie Taylor fut le second auteur de théologie pratique qu’étudia Wesley. Il avait été évêque en Irlande au xviie siècle, par la faveur de Charles II, qui l’éleva aussi à la dignité de vice-chancelier de l’Université de Dublin. Comme Wesley le raconte lui- mêmel, Les règles et les exercices pour vivre et mourir saintement, tombèrent entre ses mains en 1725, dans sa 23e année.

l – Dans son Plain Account of Christian Perfection (Works, t. XI, p. 366).

« En lisant diverses parties de ce livre, dit-il, je fus extrêmement ému, en particulier de ce qui se rapporte à la pureté d’intention. Je me décidai aussitôt à consacrer à Dieu toute ma vie, toutes mes pensées, toutes mes paroles et toutes mes actions. Je compris qu’il n’y a pas de milieu, et que toutes les parties de ma vie devaient être un sacrifice à Dieu ou à moi-même, c’est-à-dire, en définitive, au diable. »

« Nous avons là, dit Tyerman, le point tournant de l’histoire de Wesley. Ce ne fut que treize ans plus tard qu’il reçut l’assurance qu’il était sauvé par la foi en Christ ; mais, dès ce moment, son but suprême fut de servir Dieu et ses semblables, et de parvenir au ciel. Nul n’aurait pu être plus sincère, plus diligent, plus porté au renoncement ; et pourtant, pendant cette longue période, il vécut et travailla en plein brouillard. »

C’était un livre à la fois curieux et admirable que ces Règles pour vivre et mourir saintement, de Jérémie Taylor. « La table des matières annonce une série de recettes mesquines : 23 règles pour l’emploi du temps ; 5 bienfaits qui dérivent de cet exercice ; 10 règles d’intention ; 8 signes de la pureté d’intention ; 3 considérations connexes, etc. Lisez pourtant, et vous serez ravis par le flot de cette prose puissante et somptueuse qui, tour à tour, par l’ampleur des périodes, par la profusion et la splendeur des images, par la vigueur du réalisme, rappelle Bossuet. Wesley subit le charme. Et, derechef, il recourut à sa mère qui, malgré une foule de tracas et d’infirmités, s’offrait allègrement à l’aider de tout son pouvoir dans ses difficultés religieusesm. »

m – A. Léger, Jeunesse de Wesley, pp. 102-103.

Il est certain, lui écrit-elle, qu’il n’y a qu’une vraie repentance, car la repentance n’est pas un acte passager ; et cet état commence par un changement de tout notre être moral de mal en bien et contient, en un sens, toutes les parties d’une vie sainte. La repentance, dans l’Écriture, signifie toute l’obéissance, comme la foi inclut souvent la repentance et tous les autres actes de religion. Repens-toi et tes péchés seront pardonnés. Crois et tu seras sauvé… Je ne comprends pas bien ce que Taylor veut dire quand il déclare que si Dieu nous a pardonné ou non, nous n’en pouvons rien savoir. S’il entend une certitude du pardon, qui ne laisse pas place au moindre doute ou scrupule, il a parfaitement raison ; nous n’aurons une telle certitude que quand nous arriverons au ciel. Mais il est sûrement dans l’erreur s’il ne se contente pas de cette persuasion raisonnable du pardon de nos péchés, que tout vrai pénitent éprouve lorsqu’il réfléchit sur les preuves qu’il a de sa sincérité ; car une telle persuasion est certainement le partage de l’homme en cette vie.

Les vertus que nous avons acquises par la grâce de Dieu, ne sont pas de si petite force, que cet auteur le suppose ; car nous pouvons les constater pour peu que nous les possédions si peu que ce soit. Mais quand notre amour pour Dieu et notre foi au Seigneur Jésus sont faibles, (car il y a dans nos vies de grandes inégalités) ; quand, bien que luttant contre nos péchés, nous ne les avons pas encore vaincus, mais que nous retombons quelquefois encore sous leur empire, alors nous doutons de notre état. Mais quand, avec l’aide du Saint-Esprit, nous avons fait un progrès considérable dans la religion, quand nos habitudes vertueuses sont confirmées ; quand nous ne sommes plus vaincus par nos appétits sensuels et savons nous maintenir dans des habitudes de vie sages, nous sommes à l’aise et libres de doutes troublants ou de craintes au sujet de notre bonheur futur ; car l’amour parfait bannit la crainte

Si vous voulez être à l’abri de craintes et de doutes concernant votre bonheur futur, chaque matin et chaque soir, confiez votre âme à Jésus-Christ, avec une foi entière qu’il peut et veut vous sauver. Si vous faites cela sérieusement et constamment, il vous prendra sous sa conduite, il vous guidera, par son Saint-Esprit, dans la voie de la vérité et vous donnera la force pour y marcher. Dieu dispose les événements pour votre profit spirituel ; et si, pour vous garder dans l’humilité et vous faire sentir combien vous dépendez de lui, il permet que vous succombiez à de petits péchés, ne vous découragez pas ; car il vous donnera sûrement la repentance et vous conduira, à travers toutes les tentations de ce monde, et à la fin il vous recevra près de lui dans sa gloire. »

Les vues de la mère de Wesley n’avaient pas toute la clarté désirable. Elles représentaient toutefois un sursum corda bienfaisant, au moment où son fils était arrivé. Voici un extrait de la réponse de Wesley :

29 juillet 1725

« Je crois fermement que nous ne pouvons jamais être tellement sûrs du pardon de nos péchés que nous puissions être assurés qu’ils ne se lèveront jamais contre nous. Nous savons que tel sera le cas infailliblement, si nous apostasions, et je ne vois pas que nous puissions être certains de notre persévérance finale, jusqu’à ce que notre course soit terminée. Mais je suis persuadé que nous pouvons connaître si nous sommes maintenant en état de salut, que cela est expressément promis dans les Saintes Écritures à nos sincères efforts, et que nous sommes sûrement capables de juger de notre propre sincérité. »

Dans cette même lettre à sa mère, Wesley se déclarait d’accord avec elle sur la question de la prédestination :

« Un dessein éternel de Dieu de délivrer quelques hommes de la damnation exclut, je suppose, de cette délivrance ceux qui ne sont pas élus. Et s’il est décrété de toute éternité qu’une partie déterminée de l’humanité sera sauvée, et qu’une grande majorité de cette même humanité est née pour être éternellement perdue, sans aucune possibilité d’éviter son sort, comment concilier cela avec la justice et la miséricorde de Dieu ? Est-il miséricordieux de destiner une créature à une misère éternelle ? Est-il juste de punir un homme pour des crimes qu’il ne pouvait pas ne pas commettre ? Admettre que Dieu soit l’auteur du péché (ce qui me paraît être la conséquence de cette opinion), c’est là une contradiction aux idées les plus claires que nous ayons de la nature de Dieu et de ses perfectionsn. »

n – Tyerman, Life of John Wesley, t. 1, p. 39.

Il est intéressant de placer en face de l’opinion de Wesley, sur la prédestination, celle de sa mère :

« J’ai souvent été surprise, lui écrit-elle, que des hommes soient assez vains pour s’amuser à fouiller dans les décrets de Dieu, qu’aucune sagesse humaine ne peut scruter, et n’emploient pas plutôt leur temps et leurs facultés à travailler à leur propre salut et à assurer leur vocation et leur élection. De telles études tendent plus à confondre notre intelligence qu’à l’instruire. Les jeunes gens doivent laisser de côté de telles recherches… La doctrine de la prédestination, telle que la professent de rigides calvinistes, est très choquante (very shocking) et doit être entièrement repoussée (abhorred), parce qu’elle accuse le Dieu très saint d’être l’auteur du péché. Et je pense que vous avez absolument raison de la repousser, car il est certainement incompatible avec la justice et la bonté de Dieu, de mettre un homme, quel qu’il soit, sous la nécessité physique ou morale de commettre la péché, et de le punir ensuite de l’avoir commis. Le Juge de toute la terre ne fera-t-il pas justice ?

Je crois fermement que Dieu, de toute éternité, a élu certains hommes à la vie éternelle ; mais je conçois, en toute humilité, que cette élection est fondée sur la préconnaissance de Dieu, comme cela résulte du chapitre 8 de l’épître aux Romains : Ceux qu’il a préconnus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils. Il les appelle par la prédication de son Évangile et intérieurement par son Saint-Esprit ; et, obéissant, se repentant de leurs péchés et croyant au Seigneur Jésus, Il les justifie, les absout de la culpabilité de tous leurs péchés, et Il les reconnaît comme justes, par les mérites et la médiation de Jésus-Christ. Et les ayant ainsi justifiés, Il les reçoit dans la gloire du cielo. »

o – John Kirk, The Mother of the Wesleys, deuxième édition, p. 284, Tyerman, t. 1, p. 40.

Citons encore quelques lignes remarquables de John Wesley à sa mère, dans cette même année 1725 :

« Si nous demeurons en Christ et si Christ demeure en nous (ce qui ne peut avoir lieu à moins que nous ne soyons régénérés), nous devons certainement en avoir conscience. Si nous ne pouvions jamais être assurés que nous sommes en état de salut, nous aurions sujet d’être tout le temps, non dans la joie, mais dans la crainte et le tremblement ; et de tous les hommes, nous serions les plus misérables. »

« Nous avons là, comme le fait remarquer le docteur Rigg, malgré les vues de Wesley, sur la Haute-Église, empruntées à Taylor, nous avons là, dès 1725, l’une des doctrines caractéristiques du Méthodisme, celle d’un salut actuel qui nous affranchit du sentiment de la culpabilité et de la crainte, par la présence de Christ en nous. Il est vrai que Wesley n’avait pas encore fait l’expérience de la foi évangélique et de la vie qui en découle, comme fondement de son enseignement spécial, au sujet de la conversion et du témoignage de l’Esprit. Mais il avait déjà pris position entre le Calvinisme et la Haute-Église. Il est clair aussi, par les mots que nous avons soulignés, qu’il n’avait pas embrassé la doctrine de l’anglicanisme moderne sur la régénération baptismalep. »

p – Rigg, The Living Wesley, première édition, p. 47.

Wesley reçut l’ordination de diacre des mains de l’évêque Potter, en septembre 1725. Peu après, en mars 1726, il fut élu fellow (agrégé) du Lincoln Collège d’Oxford, ce qui lui donnait droit à une pension annuelle assez considérable, et déchargeait d’autant son père, qui, toujours obéré, avait pourtant aidé financièrement les études de son fils.

Ce changement de milieu permit à John Wesley de s’affranchir de certaines camaraderies qui avaient nui à sa piété dans le collège de Christ Church. Il avait été un étudiant plus ou moins mondain ; ses lectures pieuses et l’influence maternelle firent de lui un homme nouveau, et l’engagèrent dans une vie renouvelée et essentiellement laborieuse. « Le loisir et moi, écrivait-il à son frère aîné, nous avons pris congé l’un de l’autre. Je me propose de travailler aussi longtemps que je vivrai, pourvu que ma santé me le permette. »

Il se donna des règles de conduite qu’il inscrivit en tête du registre quotidien, où, selon le conseil de l’évêque Jérémie Taylor, il se décida à résumer l’emploi de son temps. Le premier de ces petits cahiers s’ouvrait le 5 avril 1725, et le dernier ne se ferma qu’en 1791, à la veille de sa mort.

Il n’est pas inutile de donner ici ces règles d’action.

Règles générales pour l’emploi du temps

  1. Commencer et finir chaque journée avec Dieu, et ne pas dormir trop longtemps.
  2. Etre diligent dans les devoirs de ma vocation.
  3. Employer religieusement toutes mes heures libres, autant que possible.
  4. Faire de tous mes jours de congé des jours saints (en anglais : all holidays, holy-days).
  5. Eviter les buveurs et les importuns.
  6. Fuir la curiosité, les occupations et les études vaines.
  7. S’examiner chaque soir.
  8. Jamais, sous aucun prétexte, ne passer un jour sans réserver une heure au moins à mes dévotions.
  9. Eviter les passions de toutes sortes.

Règles générales d’intention

  1. En toute action, réfléchissez à votre fin.
  2. Commencez toute action au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
  3. Préludez à toute tâche importante par la prière.
  4. N’abandonnez pas un devoir parce que des tentations vous y assaillent.

« Vendredi 26 mars. — J’ai été assailli par un grand nombre de pensées impures pendant mes prières et mes dévotions, et j’ai découvert que ces tentations venaient : (a) de la légèreté de conduite à laquelle je suis trop adonné en tout temps ; (b) de ce que je me prête à trop de propos inutiles, et que je lis trop de pièces ou de livres frivoles ; (c) de mon désœuvrement, et, en dernier lieu, de mon manque de recueillement, et de ce que j’oublie que je suis en présence de Dieu.

D’où il me paraît qu’il est nécessaire : (a) de m’efforcer de me comporter avec gravité et modestie ; (b) d’éviter toute compagnie légère et frivole ; (c) de me pénétrer d’un sentiment respectueux de la présence de Dieu ; (d) d’éviter le désœuvrement, toute familiarité avec les femmes et toute nourriture trop épicée ; (e) de combattre les premiers mouvements de la convoitise non pas en raisonnant, mais en cessant d’y penser ou en me rendant immédiatement en société, et enfin, de recourir à des prières fréquentes et ferventesq. »

qStandard Journal, publié par N. Curnock, t. 1, p. 48. A. Léger, Jeunesse de Wesley, pp. 107-108.

Ces règles comportaient des examens de conscience fréquents, souvent hebdomadaires. En réussissant à lire l’écriture cryptique et la sténographie des petits registres de Wesley, restés secrets pendant plus d’un siècle, et en publiant les résultats de cette violation des secrets du fondateur du Méthodisme, les éditeurs de la Standard Edition de son Journal nous ont fait connaître le fond de l’âme de leur héros, et on peut affirmer qu’il n’a rien perdu à cette publication. Son effort vers la sainteté semble toutefois aboutir le plus souvent à un échec. Et sa confession se termine par le cri de repentance poussé vers Dieu en deux lettres grecques κ ε (Kyrie Eleison, Seigneur, aie pitié !).

Après Kempis, et après Jérémie Taylor, John Wesley eut un troisième conducteur spirituel, William Law, qui publia, en 1726, un Traité pratique de perfection chrétienne. Cet ouvrage fit la plus vive impression sur Wesley.

« Bien qu’offensé par maint passage, dit-il, j’en retirai plus que jamais la conviction de l’extrême hauteur, largeur et profondeur de la loi divine. La lumière envahit mon âme si puissamment que tout m’apparut sous un nouveau jour. Je criai à Dieu, résolu comme je ne l’avais jamais été auparavant, de ne plus différer de lui obéir. Par mon effort constant d’observer toute sa loi, intérieure et extérieure, jusqu’à la limite extrême de mon pouvoir, je me persuadai que je serais agréable à Dieu, et que j’étais en état de salut. »

Ce livre, et le Sérieux Appel, du même auteur, paru en 1730, exercèrent la plus grande et la plus durable influence sur John Wesley. « Law devint pour moi, dit-il, une sorte d’oracle. » Et son frère Charles, même parvenu à un âge avancé, disait de Law : « Il fut notre Jean-Baptiste. » Ces ouvrages étaient admirablement écrits par un homme qui, lui aussi, avait cherché la voie du salut et croyait l’avoir trouvée dans le mysticisme. Wesley faillit s’y égarer à sa suiter ; il se plongea dans la lecture des Mystiques allemands et français, aussi bien qu’anglaiss. Seulement, tandis que Law accentuait toujours plus sa tendance mystique, jusqu’à se plonger dans les rêveries théosophiques de Jacques Bœhme, John Wesley s’en détachait et écrivait, le 23 novembre 1736, à son frère Samuel :

r – Voyez dans La Jeunesse de Wesley, de A. Léger, les pages qu’il consacre à Law, pp. 118-124.

s – Sur les Mystiques français goûtés par Wesley, voyez la thèse d’Edmond Gounelle, Wesley et ses rapports avec les Français (1898).

« Je crois que les écrits des mystiques sont le rocher sur lequel j’ai été le plus près de faire naufrage quant à la foi. Je parle des mystiques qui font bon marché des moyens de grâce. » Il citait, parmi les mystiques qu’il avait consultés (sur le conseil de Law), Tauler, Molinos et l’auteur de la Theologia Germanica. Il demanda à son frère son opinion sur leurs doctrines. Et il ajouta cette phrase significative : « Vos conseils pourront avoir une action qui s’étendra, non seulement à cette province (la Géorgie), mais à des nations de chrétiens encore à naître. » Wesley, arrivé depuis peu en Géorgie, était prêt à se vouer à l’évangélisation des païens, Indiens et autres, et il cherchait encore les bases de son propre salut.

Ce qui l’éloignait du système de W. Law, c’était le dédain de celui-ci pour les moyens (means), formes religieuses, cérémonies, sacrements, etc. Il cherchait à combiner le mysticisme de Law avec ses goûts personnels pour le traditionalisme de la Haute-Église. Pendant quelques années (surtout pendant son séjour en Amérique) ses opinions et ses pratiques furent un singulier amalgame de ritualisme et de mysticisme, dans lequel ses goûts pour une piété contemplative se mêlaient à la pratique des rites et des bonnes œuvres ; l’ascétisme monacal et sa soif très évangélique de sainteté cohabitaient dans cette âme éprise de perfection. Dans son église de Savannah, on pratiquait la communion quotidienne, la confession, le baptême par immersion, l’exclusion des dissidents de la Cène, et autres pratiques dévotes et formalistes, que le puseyisme de nos jours a remises à la mode.

Cette tentative de restaurer l’Église avec les formes et les cérémonies romaines ne fut qu’une fantaisie de jeunes théologiens épris du passé. Elle échoua dans la mission de Géorgie, comme elle avait échoué dans les années précédentes où naquit le mouvement méthodiste d’Oxfordt.

Voici, résumées par Wesley lui-même, les grandes lignes de cette histoire douloureuse :

t – Pour les détails de ces années, voyez notre Vie de Wesley.

« De 1725 à 1729, je prêchai beaucoup, mais sans apercevoir aucun fruit de mes travaux, et comment aurais-je pu en recueillir, puisque je ne possédais point le fondement de la repentance et de la foi à l’Évangile, considérant tous mes auditeurs comme chrétiens, et beaucoup d’entre eux comme n’ayant pas besoin de repentance ? De 1729 à 1734, je vis quelques résultats de mes efforts, parce que je posais un fondement plus profond de repentance, mais ce n’était que peu de chose, et cela se conçoit ; je ne prêchais pas encore la foi au sang de la nouvelle alliance. De 1734 à 1738, parlant davantage de la foi en Christ, ma prédication, mes visites de maison en maison produisirent plus d’effets que je n’en avais encore vus ; mais je ne sais si ceux qui se réformaient extérieurement étaient intérieurement et entièrement convertis à Dieu. Enfin, de 1738 jusqu’à ce jour, parlant continuellement de Jésus-Christ, Le posant comme la base de tout l’édifice, Le faisant tout pour tous, la Parole de Dieu a couru comme le feu dans le chaume, elle a été de plus en plus glorifiée, des multitudes se sont écriées : Que faut-il faire pour être sauvé ?, ont ensuite rendu témoignage qu’elles étaient sauvées par grâce au moyen de la foiu. »

uThe Principles of a Methodist Further Explained, London, 1747.

Ce long effort de Wesley pour parvenir à une expérience qui apportât la paix à son âme et la pleine lumière à son intelligence, cet effort fut douloureux et émouvant. On a le sentiment qu’il ne lutte pas pour lui-même seulement, mais, comme il l’écrivait à son frère aîné, pour des « nations encore à naître »v.

vWorks, t. XII, p. 27.

Sa rupture avec William Law amena un échange de lettres, où Wesley se montra irrité et même injuste pour son ancien maître ; et elle lui arracha ce cri de colère : « Tous les autres ennemis du christianisme sont de simples farceurs [triflers] ; mais les mystiques sont les plus dangereux. Ils le frappent dans les parties vitales ; et plusieurs de ses meilleurs fidèles ont succombé sous leurs atteintes. Je rends grâce à Celui qui m’a arraché à ce feu d’enfer, et je voudrais empêcher les autres d’y tomberw. »

w – Whitehead, Life of Wesley, t. II, p. 57.

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