Le Culte du Dimanche : 52 simples discours

3.
L’Hospitalité d’Abraham

L’Éternel lui apparut dans la chênaie de Mamré. Comme il était assis à l’entrée de la tente pendant la chaleur du jour, il leva les yeux et aperçut trois hommes se tenant devant lui ; et dès qu’il les vit, il courut à eux de l’entrée de la tente, et il se prosterna en terre et dit : Seigneur, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas devant ton serviteur. Permets qu’on aille chercher un peu d’eau, et vous laverez vos pieds. Asseyez-vous sous l’arbre ; j’apporterai un morceau de pain, vous prendrez des forces, puis vous continuerez votre chemin ; car c’est pour cela que vous avez passé devant votre serviteur. Ils répondirent : Fais comme tu l’as dit.

Et Abraham s’empressa d’entrer dans la tente vers Sara, et il lui dit : Prends vite trois mesures de fleur de farine, pétris et fais des gâteaux. Puis Abraham courut au bétail et prit une bête tendre et bonne et la donna au valet, qui se hâta de l’apprêter. Et il prit du beurre et du lait et la bête qu’il avait apprêtée, et il les mit devant eux ; et lui se tenait debout auprès d’eux sous l’arbre, et ils mangèrent.

(Genèse 18.1-8)

Comme ces scènes orientales saisissent et charment l’imagination ! Quelle simplicité de mœurs, quelle tranquillité dans la nature au milieu de ces immenses solitudes de Mamré, quelle douce paix dans l’âme du patriarche assis à la porte de sa tente, et promenant ses regards au loin dans la plaine pour y chercher un voyageur à secourir ! Un vaste silence règne au désert. Hommes et troupeaux se reposent ; le soleil dardant ses rayons scintillants sur le sable semble seul vivre à cette heure du jour. Cependant trois étrangers courbés sous la fatigue passent à quelque distance sans paraître vouloir s’arrêter. Abraham, qui veille sur l’occasion pour faire le bien, comme d’autres veillent sur leur proie pour faire le mal, Abraham les aperçoit, se lève, court à leur rencontre, les arrête, et les supplie… de quoi ? de venir recevoir l’hospitalité dans sa tente. C’est à genoux qu’il les presse ; et, sans les connaître, il les nomme ses seigneurs, lui qui, ailleurs, traite d’égal à égal avec des rois. Il leur offre à la fois, dans son empressement, le repos sous un arbre, la nourriture dans sa tente, et jusqu’à l’humble office de laver leurs pieds. Les voyageurs ont à peine accepté qu’Abraham retourne vers sa tente en toute hâte, pour servir, lui vieillard, de jeunes hommes, et charger des soins du repas, non les mains de ses serviteurs, mais celles de Sara, sa femme bien-aimée. En contemplant une vie si simple, si douce, si calme, on se surprend à regretter de n’avoir pas vécu dans ces temps antiques ; on forme presque le souhait de les voir revenir pour échapper à l’existence factice et mensongère de nos jours.

Mais, quelle que soit la douceur de ces scènes orientales, ce n’est cependant pas elles que nous contemplerons aujourd’hui. Nous voulons seulement en détacher une figure, celle d’Abraham ; et même, de cette figure, ne signaler qu’un trait, son hospitalité. Reprenons donc notre récit pour l’étudier à ce point de vue.

Au temps d’Abraham, et surtout dans les plaines de Mamré, les facilités d’abriter et de nourrir le voyageur dans des maisons communes, et à ses frais, ne se trouvaient pas comme de nos jours et parmi nous. L’hospitalité des individus était donc plus nécessaire ; aussi était-elle générale. Nous ne voulons donc pas présenter comme extraordinaire qu’Abraham ait convié dans sa tente trois voyageurs ; non, il n’aurait fait en cela qu’acquitter la dette de l’humanité, rendue plus sacrée encore par les circonstances et l’époque. Mais ce que nous voulons signaler, c’est la manière touchante dont le patriarche accomplit ce devoir.

Ce devoir, ai-je dit ; mais, à contempler l’empressement d’Abraham, ne croirait-on pas plutôt que l’hospitalité soit pour lui un privilège, une joie, un bonheur ? Voyez comme il cherche des yeux qui il pourra découvrir ; comme il court à la rencontre de ceux qui ne lui demandent rien ; comme il les presse, les prie de se laisser servir. Et puis comme il se hâte, appelle sa femme, ses serviteurs, les occupe tous, et s’emploie lui-même à préparer repos et nourriture pour des hommes qu’il ne connaît même pas ! Sans doute, ces hommes sont des anges ; mais Abraham l’ignore, sans cela sa conduite n’aurait rien de bien étonnant. Maintenant reprenons l’un après l’autre les détails de l’hospitalité du patriarche, et comparons-la à celle de nos temps, disons mieux, comparons-la à la nôtre propre. Et ce n’est pas au hasard que j’ai pris ce sujet : la saison rigoureuse où nous entrons ne rend, hélas ! que trop nécessaire un redoublement de zèle dans l’exercice de notre bienfaisance.

D’abord Abraham, assis à la porte de sa tente, cherche des yeux quelqu’un à secourir ; comme le bon Samaritain il ne rencontre pas sur sa route un malheureux ; mais il le cherche et il en trouve trois. Il ne s’en tient pas strictement au précepte chrétien de ne pas se détourner de l’emprunteur, mais il court à sa rencontre.

Quant à nous, en quoi sommes-nous les plus ingénieux, à chercher ou à fuir les infortunés ? Que leur adressons-nous de préférence : des exhortations à venir vers nous ou des excuses pour nous dispenser d’aller vers eux ? Est-ce nous qui les prions de recevoir, ou bien eux qui nous supplient de leur donner ? Enfin, si nous les réduisons à nous prier, est-ce pour leur imposer ensuite la confusion d’un bienfait ou la honte d’un refus ?

Je le dirai : la bienfaisance est trop rare chez les chrétiens. J’irai plus loin et j’ajoute que, peut-être parce que les gens du monde, sous prétexte de secourir les corps qui souffrent, négligent les âmes qui se perdent, certains chrétiens, pour s’occuper des âmes qui se perdent, oublient peut-être les corps qui souffrent. Sans doute ils prétendent rétablir ainsi l’équilibre dans l’ensemble en portant leurs offrandes dans le bassin que les incrédules laissent vide ; mais ils devraient comprendre que c’est ici l’œuvre de la Providence et que pour eux ils ont plutôt à mettre cet équilibre entre leurs propres œuvres, et, sans faire moins pour l’évangélisation, à faire plus pour la bienfaisance. Donner aux pauvres, c’est plus que soulager leurs besoins temporels, c’est aussi leur montrer les fruits de la foi, et par cette prédication vivante les appeler à la vérité qui sauve pour l’éternité. Oui, ayons le courage, moi de le répéter, vous de l’entendre : notre préoccupation pour les âmes de nos frères nous fait quelquefois perdre de vue les besoins de leurs corps. Loin d’aller au-devant d’eux, loin même de les écouter à leur rencontre, nous nous montrons habiles à les éviter. Nous ne nous asseyons pas comme Abraham sur le devant de notre tente, nous allons nous cacher derrière et faisons dire par Sara que nous n’y sommes pas. Nous envoyons nos serviteurs à l’indigent, non pour laver ses pieds, mais pour l’engager à continuer son chemin. Alors il nous est facile de nous persuader qu’il n’existe pas des infortunés. Non certes, il n’en existe pas pour nous qui fermons les yeux et la main. Mais revenons au patriarche, sa conduite nous réjouira le cœur autant que la nôtre vient de l’attrister.

Que donne Abraham à ces étrangers ? Est-ce une place parmi ses serviteurs et les restes de son repas ? Non. Il veut que Sara prenne de la fleur de farine, et ce qu’il choisit dans son troupeau, c’est une bête bonne et grasse. En un mot, il donne ce qu’il a de mieux.

Quant à nos dons, nous pourrions les caractériser ainsi : nous donnons ce qui nous coûte le moins, et surtout ce qui, donné par nous, ne nous prive de rien. Ce n’est pas que je veuille ici pousser personne jusqu’à la limite de la charité chrétienne, qui sait, comme la veuve de Jérusalem, pour donner, prendre sur son nécessaire. Mais ce que je voudrais au moins (et j’ai honte de le dire), c’est que nous sachions nous priver de quelque chose pour soulager l’infortune ; non du pain et du vêtement, mais du luxe et du plaisir ; je voudrais que, avant de faire une dépense qui flattera notre palais ou notre vanité, nous sachions nous dire : Tel homme a froid, telle famille a faim.

« Je ne puis pas donner. » Voilà notre excuse la plus ordinaire. Mais si le nécessiteux importun osait nous dire ce qu’il pense, savez-vous ce qu’il répondrait ? Il répondrait, avec notre conscience mal à l’aise : « Vous mentez ! vous avez fait hier une folle dépense ; vous avez donné, le premier de ce mois, des futilités à qui n’avait besoin de rien ; vous avez sur votre personne un ornement à la place même où je manque d’habit, et, dans vos maisons, des mets délicats sur la table où je n’ai pas de pain. Gardez tout cela ; mais, à l’avenir du moins, soyez plus sobre, ayez moins de luxe, privez-vous du superflu qui pourrait encore vous séduire, et, quand un autre indigent viendra comme moi vous tendre la main, ne lui dites plus : Je ne puis pas vous donner. »

Un autre trait de l’hospitalité d’Abraham qui me frappe, c’est qu’il agit lui-même ; c’est lui qui prie les voyageurs, lui qui les conduit à sa tente, lui qui donne les ordres et à sa femme et à ses serviteurs ; lui, enfin, qui sert le repas et leur tient compagnie.

Et ce n’est pas ici la moindre partie du bienfait, quoique ce soit celle que nous négligions le plus volontiers. Si nous consentons à secourir le nécessiteux, c’est de loin, avec un peu d’argent, par l’intermédiaire d’une société, sous la forme d’une vente, peut-être d’une loterie. Certes je ne veux blâmer aucun de ces ingénieux moyens de faire du bien, je veux même m’abstenir de juger le dernier ; mais ce que je désire faire remarquer, c’est que, de nos dons, la partie que nous retranchons presque toujours, c’est nous-mêmes ; nous donnerons de l’argent, mais pas notre temps ; nous sacrifierons un vêtement, mais pas notre peine. Nous enverrons s’il le faut vers le malade, mais nous n’irons pas. Insensés qui perdons ainsi le fruit le plus doux du bienfait que nous semons ! Ne comprenez-vous pas que c’est pour nous, nous-mêmes, autant que pour les malheureux, que Dieu nous appelle à leur secours ? Ne comprenez-vous pas que c’est précisément de les voir, de les toucher, de leur parler, qui fera du bien à notre âme, et que nos rapports personnels, avec eux sont le moyen préparé de Dieu pour nous obtenir, en échange de nos biens terrestres accordés aux pauvres, les biens spirituels que le pauvre nous renvoie en émouvant notre cœur, nous poussant à la prière, nous portant à l’humilité par la vue de notre misérable nature ? Oui, celui qui visite les malheureux reçoit plus qu’il ne donne. Aussi les exemples de la Bible ne sont-ils pas des souscriptions, mais l’hospitalité. Avant de donner de l’argent au maître d’hôtel pour soigner le blessé, le Samaritain place le blessé sur sa monture et l’accompagne, allant à pieds ; de même qu’Abraham tue lui-même le jeune veau, prend lui-même le beurre et le lait, porte le tout encore devant ses hôtes, et, pour dernier trait, reste là, debout, derrière eux, pour les servir. Le patriarche n’aurait-il pas pu se décharger de ces soins minutieux et humbles sur ses domestiques ? Sans doute ; mais il ne l’a pas voulu afin d’honorer ceux que nous faisons rougir et pour goûter la joie pure que nous méprisons, la vue d’une souffrance soulagée.

Oui, honorer d’un mot d’amitié, accompagner d’une parole d’encouragement l’aumône qu’on accorde, c’est plus que la doubler ; c’est rendre la force morale, le courage au malheureux. Ah ! si nous pouvions savoir tout ce qui se passe dans le cœur de l’indigent silencieux qui souffre et demande, qui souffre et que personne ne plaint ni ne regarde ; si nous pouvions y découvrir cette amertume, ce découragement, cette aigreur contre le sort, ce dépit contre les hommes, toutes ces passions mauvaises que l’adversité justifie à ses yeux, et qu’un mot de douceur, d’autant plus précieux qu’il est plus rare, peut apaiser et changer en bénédiction, certes alors nous ne verserions pas dans ce cœur ulcéré la flamme de nos mépris et de nos reproches, mais plutôt le baume de nos consolations. Une bonne parole nous coûterait si peu ! et elle ferait tant de bien que si nous en mesurions toute la portée, nous ne la refuserions pas ; et, comme Abraham, en apportant « une bouchée de pain » nous chercherions à « fortifier le cœur. » Courage donc, surmontons notre répugnance ; ou plutôt rompons avec le préjugé du monde qui veut qu’on tienne l’indigent à distance. Cet indigent est un homme comme nous ; c’est aujourd’hui notre frère ici-bas, et nous pouvons le retrouver demain notre supérieur dans les cieux.

Un dernier trait de l’hospitalité d’Abraham mérite d’être observé : il dit aux trois voyageurs que, lorsqu’ils auront pris du repos et fortifié leur cœur, ils continueront leur route ; or, à cette époque et dans de telles contrées, continuer sa route, c’était se séparer pour ne plus se revoir. Abraham accorde donc l’hospitalité à des hommes qui passent et qu’il ne reverra pas, qui ne lui sont rien et dont il n’attend rien ; en un mot, c’est l’hospitalité la plus vaste et la plus désintéressée, l’hospitalité du Samaritain, qui n’avait jamais vu le voyageur et qui pour toujours allait s’en éloigner.

Telle n’est pas notre propre hospitalité, telle n’est pas notre bienfaisance. Je ne veux pas dire, bien que cela soit vrai, que, contrairement au précepte de Jésus-Christ, nous invitions « ceux qui peuvent nous rendre la pareille ; » non, je ne veux parler que des secours que nous accordons sans espoir de retour. A qui les accordons-nous, ces secours ? C’est à ceux qui peuvent nous montrer, par le nom de leur église, de leur patrie, de leur profession, qu’ils ont, à notre sympathie, un droit que leur infortune seule ne leur donne pas. Nous ne nous informons pas si cet homme a de grands besoins, mais d’où il est, ce qu’il fait, ce qu’il croit ; et, si nous voulions étudier notre cœur dans un tel moment, peut-être verrions-nous que nous cherchons moins un motif pour lui donner qu’un prétexte pour lui refuser. Nous voudrions bien qu’il fût de notre église, de notre ville, de notre profession, mais nous sommes encore plus aises qu’il n’en soit pas ; car ainsi nous le renvoyons à vide et nous nous croyons justifiés. Singulière charité qu’on pourrait appeler égoïsme, alors qu’elle se répand, aussi bien alors qu’elle tarit !

Comme tout cela ressemble peu à la charité de Christ ! comme tout cela sent peu l’Évangile ! combien même c’est loin d’un Abraham encore sous la loi ! Mais allons jusqu’au bout de notre tâche et jetons un regard sur la dernière circonstance de sa patriarcale hospitalité.

Nous l’avons déjà dit : Abraham pense n’avoir reçu que de simples voyageurs, et cependant il se trouve que ces trois hommes sont des anges. Ah ! si nous pouvions nous trouver nous-mêmes dans une semblable position, certes nous mettrions à faire ce que fit Abraham tout autant d’empressement. Oui sans doute…, si nous savions d’avance ce qu’il ne savait pas ! et voilà précisément ce qui nous condamne encore. Nous voudrions être certains d’avoir pour hôte un prince, un roi, un ange, un Dieu, avant de nous montrer magnanimes dans notre hospitalité. Eh bien, s’il nous faut de tels aiguillons, ne nous pressent-ils pas de toutes parts ? Les pauvres, les prisonniers, les malades ne sont-ils pas les frères du Fils d’un Dieu ? et ce que nous faisons pour eux n’est-il pas fait pour lui ? Jésus lui-même ne nous a-t-il pas déclaré que ces membres qui souffrent sur un lit de douleur sont ses propres membres ? que ce corps accroupi au fond d’une prison est son propre corps ? que ces indigents qui crient la faim, le froid, la nudité, c’est lui, lui-même qui demande sous une forme humaine du pain, un vêtement, un abri ? Qu’attendons-nous donc encore ? Faudra-t-il qu’ajoutant un miracle à sa parole Jésus manifeste sa gloire de Fils de Dieu sous ces haillons de l’homme et nous contraigne au lieu de nous exhorter à la charité ? Non ; car si nous attendions ce miracle, nous ne le verrions que trop tard ! Non, nous n’attendrons pas le jour où Jésus, assis sur son trône, dirait à d’autres : « Venez, les bénis de mon Père ; » et à nous : « Allez, maudits, vers Satan et ses anges ! » Non, dès cette heure nous prendrons au sérieux un devoir que nous n’avons jusqu’ici que trop négligé. Nous chercherons le pauvre, soulagerons ses misères, sécherons ses larmes, relèverons son courage et prierons avec lui. A genoux tous deux sur le même sol, devant le même Dieu, nous sentirons mieux notre fraternité, nous puiserons là nous-mêmes des sentiments que nous ne trouverions nulle autre part, et nous comprendrons, en sortant du réduit de l’indigence, la vérité de cette parole : « Mieux vaut visiter la maison de deuil que la maison de festin. »

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