Le Culte du Dimanche : 52 simples discours

19.
L’Union des chrétiens

Cantique des pèlerinages,
De David.

Voici ! combien il est beau, combien il est doux
Que des frères demeurent ensemble !
C’est comme l’huile excellente répandue sur la tête,
Descendant sur la barbe, la barbe d’Aaron,
Qui descend sur le bord de ses vêtements ;
C’est comme une rosée de l’Hermon,
Qui descend sur les montagnes de Sion !
Car c’est là que l’Eternel a mis la bénédiction,
La vie à jamais !

(Psaume 133)

Comme le Psalmiste, le monde juge l’union bonne et agréable ; car il dit que l’union fait la force, et nomme réunions ses plaisirs et ses fêtes. Cependant le monde et le Psalmiste parlent de deux unions bien différentes. Pour être fort et pour se divertir, le monde rassemble des hommes, le Psalmiste des frères ; le monde se contente d’une agglomération de corps, le Psalmiste veut la fusion des âmes. Chez le premier, des indifférents, des ennemis même s’unissent pour goûter un plaisir, vaincre un obstacle, gagner une bataille ; avec le second il ne peut s’agir que de s’aimer mutuellement et de faire du bien ; c’est donc d’une union spirituelle qu’il est ici question.

Entre ces deux genres d’union, un troisième est possible : celle entre ces deux classes elles-mêmes. Le chrétien recherche l’homme du monde pour lui communiquer sa foi, et l’homme du monde se laisse approcher du chrétien dans l’espoir d’éclaircir ses doutes. Mais quelque utiles et doux que puissent être de tels rapports, ce n’est pas d’eux que traite notre psaume, mais de l’union entre frères ; c’est donc sur l’union spirituelle et entre frères que nous porterons uniquement nos pensées.

Cette union spirituelle « est une chose bonne, » dit d’abord David. Oui, bonne pour nous frères les premiers. Rien ne fortifie la foi, rien ne développe la sanctification comme l’unité de pensée et de sentiment ; à sa rencontre l’âme s’éveille et s’y plonge comme l’oreille dans l’harmonie des instruments. Nous éprouvons le besoin de nous entendre, de nous répondre, d’agir de concert et de marcher de front. Avec cette disposition de cœur, une idée ébauchée dans l’esprit de l’un se complète dans l’esprit de l’autre, d’où elle ressort plus claire pour tous deux. Cette unité de sentiment donne force et confiance pour l’action, parce qu’elle montre que la pensée commune ne vient pas d’une tournure d’esprit individuelle, mais d’une inspiration plus sûre, plus haute celle du Créateur commun. C’est ainsi que le premier bon fruit que porte l’union des frères se trouve leur propre édification.

Le second, non moins précieux, tombe sur les gens du dehors. Les passions intéressées ou vaniteuses créent entre les hommes du monde des discordes si criantes, creusent des abîmes si profonds, que le spectacle de frères unis de cœur, de langage et d’action, ne peut manquer de les frapper. En eux, autour d’eux ils ne voient que haines, disputes, guerres ; comment donc, à leur entrée dans une société de frères, ne seraient-ils pas agréablement impressionnés en se sentant tout à coup plongés dans une douce et chaude atmosphère de simplicité, de franchise et d’affection ? Ici l’on ne se combat plus, on se donne la main ; ici on ne se dispute plus, on parle à l’unisson ; ici l’on ne travaille plus à de petites œuvres opposées, mais à une grande œuvre pour tous la même ; tous n’ont ensemble qu’un même but, avancer le règne de Christ ; qu’une même espérance, non pour leurs vieux jours, mais pour l’éternité ; tous portent la main dans un trésor commun sans craindre de l’épuiser, et ils en tirent les dons spirituels de leur Dieu, qui, distribués à chacun, concourent au bien de tous. Comment de telles scènes ne feraient-elles pas de bien à des spectateurs étrangers qui arrivent du monde fatigués de leurs luttes avec les hommes, des passions de leurs cœurs et des déceptions des terrestres espérances ? Aussi, quand nous nous sommes informés comment telle personne était arrivée à la foi, avons-nous appris que c’était attirée par l’union des cœurs qu’elle avait remarquée entre des chrétiens, comme, hélas ! nous en avons vu d’autres repoussées à la vue de chrétiens se déchirant entre eux.

Mais ce qui nous intéresse peut-être davantage, cette union, qui est bonne, est de plus « agréable. » L’homme n’aime pas à vivre seul ; s’il s’éloigne par moment de ses semblables, c’est contraint par les nécessités du travail ou le choc des passions ; mais écartez ces obstacles, et l’homme se plaira bien plus encore en société. Or, l’union chrétienne, c’est la société moins la passion, c’est la fleur sans l’épine, le plaisir sans la peine. En effet, tandis que l’homme naturel distingue profondément entre lui et ses frères, s’enrichit de leur dépouilles et s’appauvrit par leurs gains ; tandis qu’il se grandit de ce dont il les abaisse, ou s’abaisse de ce dont ils se grandissent, le chrétien, au contraire, vit des sacrifices, vit d’amour, vit des autres, nourrit son cœur de leur propre félicité, en sorte que se rapprocher de frères nombreux c’est accroître son bonheur. Il est heureux en eux ; il s’enrichit sans les appauvrir ; au contraire, en travaillant pour eux il travaille pour lui-même. S’il est des joies qu’on ne peut goûter que dans la solitude, il en est qu’on ne savoure que dans l’union ; les cordes d’une lyre, touchées une à une, rendent déjà des sons agréables ; touchées ensemble elles en rendent qui sont à la fois agréables et harmonieux. Il est dans notre cœur des échos qui ne rendraient jamais le son si la voix d’un frère ne venait y frapper ; notre pensée, retrouvée dans une autre âme, nous semble plus précieuse, plus digne de confiance ; nos expériences, refaites par d’autres, nous consolent si elles sont tristes, nous encouragent si elles sont douces ; l’union seule met en jeu toutes nos facultés, nous révèle toutes nos forces et fait jaillir des joies qui sans elle ne fussent jamais écloses. L’homme qui languit dans la solitude s’épanouit dès qu’il retrouve une face humaine. Que sera-ce s’il est chrétien, c’est-à-dire s’il a les pensées et les goûts de ses frères ? Que sera-ce si tous tendent au même but, en se donnant la main ? Que sera-ce surtout si chacun trouve son bonheur dans le bonheur de tous et une jouissance dans son propre dévouement ? Ah ! si nous n’avons pas fait encore l’expérience de ces joies, n’accusons pas pour cela l’union de stérilité, mais nous-mêmes de négligence, nous qui transportons dans la société chrétienne les passions du monde, et qui, rapprochés de corps, restons éloignés d’esprit ; nous qui sous un même toit, dans une même chambre, avons des pensées divergentes, vaniteuses, intéressées, hostiles peut-être ; nous qui tenons bien plus à n’avoir qu’une Église qu’à n’avoir qu’un cœur et qu’une âme ; nous plus occupés de ce qui nous divise que de ce qui nous unit. Si dans notre zèle religieux nous cherchions des frères à embrasser et non des adversaires à confondre, nous ne ferions pas dire au monde que nous n’avons qu’habillé nos vieilles passions d’un vêtement nouveau et transporté nos combats de la rue dans le temple ; alors surtout nous comprendrions que, si nous n’avons pas vu se développer dans notre cœur toutes les joies promises par le Psalmiste à l’union chrétienne, c’est que nous les avons étouffées nous-mêmes.

Oui, et nous saisissons cette occasion de le dire : on se préoccupe beaucoup trop parmi nous d’opinions d’une importance secondaire et pas assez de l’essentiel, l’union des cœurs ; ou si, l’on s’en occupe, c’est encore en prenant la question par le mauvais bout, en demandant à chacun d’oublier ce qui le particularise ; on veut bien s’unir à vous, mais à condition que vous passerez exactement par le trou d’aiguille où l’on a passé soi-même. On ne vous aimera pas sans cela ; que dis-je ? on ne vous permettra pas même d’aimer. Eh ! de grâce, laissez-moi donc me mouvoir en liberté ; trouvez bon ce que vous faites en conscience, mais ne trouvez pas mauvais ce que je fais en conscience aussi ; je suis las, dégoûté de tous vos schibboleths ; je veux passer le Jourdain même avec une mauvaise prononciation, sans que vous ayez le droit de me trancher la tête de chrétien… Mais pardon, je tombe moi-même dans l’aigreur de ton que je reprocher à d’autres ; tant il est vrai que ces questions secondaires nuisent à l’union des frères, à la sanctification des âmes, et étouffent l’amour dans le cœur. Détournons nos pas de ces montagnes de sable qui s’élèvent et s’écroulent successivement dans le désert de la dispute, pour marcher plus facilement vers le grand but du voyage, la sainte union des frères, qui, nouée sur cette terre, doit se perpétuer dans le ciel pendant une éternité. Mais écoutez la seconde parole de David dans ce psaume.

Le roi prophète compare l’union des frères à « l’huile précieuse qui, répandue sur la tête d’Aaron, découle sur ses vêtements. » Étudions cet emblème de l’union.

L’huile adoucit tout ce qu’elle touche. Jadis, en Orient, on la versait sur les blessures pour calmer les douleurs ; de nos jours, époque d’industrie, on la jette sur mille rouages pour en faciliter les mouvements. Tels sont bien aussi les effets moraux de l’union entre frères. Quels que soient ses rapports avec ceux du dedans, le chrétien aura toujours à souffrir de ceux du dehors ; en paix d’un côté, il sera en guerre de l’autre, et, alors même qu’il ne se défendrait pas, il serait assuré de recevoir des blessures dans cette lutte avec les hommes du monde. Ici trompé, là calomnié, plus loin tourné en ridicule, il aura nécessairement à souffrir de la part des hommes. La Providence elle-même le soumet à des épreuves. Contre toutes ces douleurs, il aura sans doute sa foi, sa Bible, la prière ; mais, hélas ! souvent la foi faiblit, la Bible s’oublie, la prière cesse, et le chrétien affligé ne peut plus se soutenir. C’est ici que le baume de l’union fraternelle sera précieux pour calmer les douleurs cuisantes du monde et de l’épreuve. Comme alors une main amie pressant la nôtre nous fait de bien ! comme les sympathies qu’on nous témoigne, nous soulagent, et comme les encouragements d’un être bien-aimé nous relèvent et nous lancent en avant ! Si un frère ne venait alors à notre secours, qui donc y viendrait ? Serait-ce le monde, avec sa main pesante, envenimant la plaie qu’il veut guérir ? le monde qui nous dit que les hommes sont méchants, sans nous apprendre que Dieu est bon ? le monde qui nous rappelle que nous devons tous mourir, sans ajouter que c’est pour tous revivre ? Non, c’est un frère qu’une foi commune enseignera à bander nos plaies par l’espérance, un frère nous montrant le ciel, séchant nos larmes et nous rappelant que Dieu châtie précisément ceux qu’il aime.

Mais l’huile qui se verse sur les plaies du malade se répand aussi sur des rouages compliqués pour en diminuer les frottements. C’est peu de chose qu’une goutte d’huile, et cependant elle éteint des bruits criards, elle fait fonctionner en silence la machine, qui, sans elle, s’userait et se briserait peut-être. De même, un peu d’esprit d’union jeté sur la société chrétienne rend ses rapports plus faciles et plus doux. Regardez de près un de ces ingénieux et puissants mécanismes des temps modernes ; vous y trouverez des pièces petites et grandes, fortes et faibles, apparentes ou cachées ; des rouages de toutes les formes, dans des positions diverses, et même marchant en sens contraire. Cependant ce monde de leviers, de ressorts, de chaînes, de dents, d’écrous, si divers, concourent à une action unique, sans bruit, sans résistance, parce qu’un peu d’huile s’insinue dans toutes les parties. Tel est l’effet de l’onction spirituelle parmi les chrétiens. Dans l’Église, assemblage de pierres précieuses, d’or, d’argent, de paille, de chaume, où les parties vivantes se meuvent, se croisent, et parfois marchent aussi en sens contraire, dans cette société essentiellement libre, spontanée, active, comment ne pas se heurter, se briser au passage, si quelques mains n’y viennent verser l’huile sainte de l’union ? Qu’arrivera-t-il si personne ne cède dans une rencontre, ne fléchit sous un effort, ne glisse sous une aspérité ? Que chacun reste rigide et sec comme la barre de fer, et des cris discordants, des luttes terribles, des ruptures bruyantes détraqueront bientôt l’édifice et le feront voler en éclats. Mais que, pour prévenir ces catastrophes, le chrétien, ici, jette une parole conciliante ; là, cède de ses droits ; ailleurs, excuse un tort ; partout, fléchisse et s’efface ; alors ces pièces diverses se façonneront les unes sur les autres, et de leur diversité même naîtra l’unité d’action.

Sans doute il n’est pas un lecteur qui n’approuve ces paroles, et chacun trouve bon que l’huile soit versée sur la machine ; mais qui veut en faire la dépense ? Voilà la grande difficulté. Il se rencontre quelquefois dans nos demeures un gond criard qui depuis bien des jours déchire l’oreille ; dès que nous l’entendons, nous nous promettons d’y porter remède en y versant une simple goutte d’huile ; mais la chose est si facile que nous renvoyons toujours au lendemain. Tels sommes-nous aussi dans nos rapports avec nos frères ; d’avance, nous nous promettons d’être doux ; mais quand l’occasion s’en présente, nous restons aigres, entiers, cassants. Il nous serait si facile de céder un peu, nous disons-nous quand on ne nous demande rien ; et dès qu’il nous faut le faire, c’est aux autres que nous le demandons. Oh ! quelle n’est pas notre faiblesse, notre impuissance ! et combien est juste la dernière pensée du Psalmiste, que, pour rester unis, nous devons tirer notre force de Dieu ! Etudions donc encore ce verset.

Ici l’union est comparée à la rosée ; or, la rosée descend des cieux sur la terre, qu’elle rafraîchit et féconde. Douce et fidèle image de cet esprit d’union que Dieu seul peut donner aux hommes. Ne nous reposons donc pas sur nous-mêmes, mais appelons le Seigneur à notre secours, qu’il répande sur nous son esprit de bénignité, de patience, d’amour ; qu’il en mette une source dans notre propre cœur, afin qu’à notre tour nous puissions en répandre sur nos frères. « C’est là, dit en terminant David, c’est là que l’Éternel a mis la bénédiction et la vie à toujours. » Oui, c’est cet esprit d’union qui fera notre joie au milieu des armées célestes, et qui seul, comme la charité, diamant dont il n’est qu’une face, persistera dans nos cœurs alors que l’espérance et la foi n’existeront plus. Être seul, c’est déjà vivre ; mais s’unir, c’est de plus être heureux.

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