Le Culte du Dimanche : 52 simples discours

20.
Le Travail

Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage jusqu’à ce que tu retournes à la terre, parce que c’est d’elle que tu as été tiré ; car tu es poussière et tu redeviendras poussière.

(Genèse 3.19)

L’homme, né pour le travail, soupire après le repos. Si le genre humain cessait de travailler, dans quelques jours la terre serait dépeuplée, et cependant le genre humain n’a pas de prétention plus générale que de vivre sans travailler. Comment s’expliquer l’opposition entre cette nécessité et ce désir ? En reconnaissant que le travail pèse sur l’homme pécheur comme une malédiction, et que le repos ne lui sera donné que dans la vie où disparaîtront le péché et la faim. C’est ainsi que partout la Bible efface d’un mot les difficultés que la sagesse humaine ne sait que faire jaillir. Oui, prétendre se reposer en deçà de la tombe, c’est contrevenir aux plans de Dieu, c’est jeter le trouble dans notre vie terrestre, le travail pour le temps, et manquer le but qui nous est assigné dans les cieux, le repos pendant l’éternité.

Mais, qu’on le remarque bien, c’est du travail que je parle et non de l’activité, du travail imposé par les besoins de la vie, et non d’une activité libre, source de félicité. Creuser un sillon est une fatigue pour l’homme, créer un monde est une joie pour Dieu. Je le répète donc, c’est du travail que je vais parler. Je voudrais vous convaincre que vous auriez tort de prétendre vous en décharger, et que l’instinct qui vous pousse au repos ou vers une activité libre doit être refoulé sur cette terre pour n’éclore que dans les cieux.

Je l’ai dit, l’ambition la plus générale, c’est d’arriver à ne plus travailler, et pour y parvenir on se tue de peine. Quand, après de longs efforts, on commence à craindre de ne pouvoir jamais arriver au repos dans ce monde, on se prend à demander pourquoi Dieu n’a pas fait la vie plus facile, pourquoi la terre ne produit pas spontanément ses moissons, pourquoi l’atmosphère n’est pas généralement assez douce pour nous dispenser de tant de précautions contre ses intempéries, pourquoi notre cœur n’est pas assez robuste pour nous épargner des inquiétudes et des souffrances.

Pour sentir la folie de ces souhaits, supposons-les exaucés et même dépassés. Supposez que le pain vienne se placer de lui-même sur notre table, le vêtement sous notre main ; supposez qu’en naissant nous recevions infuse toute la science que le plus grand génie ait jamais acquise avant sa mort. Nous voilà, si vous voulez, dès le berceau, grands, forts, nourris, vêtus, savants, sans que nous ayons même à lever un doigt ; que feriez-vous alors de votre temps ? L’emploieriez-vous tout entier à chanter les louanges de votre Dieu, à méditer sa Parole, à sanctifier votre vie ? Non, probablement ; car, si quelques instants donnés à tout cela vous paraissent déjà si longs, combien plus trouveriez-vous fastidieuses des journées entières passées à glorifier votre Dieu ! Complètement affranchis de tout besoin personnel, iriez-vous au secours de vos frères ? Ce serait inutile, car vos frères, comme vous, n’auraient besoin de rien, si ce n’est de sanctification, et vous venez de voir que vous n’aimeriez guère à vous en trop occuper. Que feriez-vous donc de ces longues journées vides de travail et même d’étude ? Je devine votre réponse : vous les consacreriez aux mêmes jouissances qui vous sont si précieuses aujourd’hui ; et, toujours dans les plaisirs, pensez-vous, vous seriez toujours heureux. Mais ne voyez-vous pas que la plupart de vos joies actuelles viennent précisément des nécessités permanentes ou des suspensions passagères du travail ? Ne voyez-vous pas, par exemple, que le repos du septième jour, si doux après l’œuvre accomplie durant la semaine, n’aurait plus de prix pour vous et même se transformerait en ennui ? Ne comprenez-vous pas que vos jouissances de table sont agrandies par la fatigue qui les précède ? que celles de vos études tirent leur douceur précisément de ce que vos efforts dissipent les ténèbres autour de vous, et que l’air pur des champs frappe plus agréablement la poitrine qui sort de l’atelier ou de la chaumière ? Enfin, n’entrevoyez-vous pas déjà que pour vous, dans ce sens, toujours jouir serait ne jouir jamais ? Mais j’ai mieux à vous dire. Au lieu d’une supposition, je vais vous présenter l’expérience.

Il existe autour de vous des riches qui pourraient aisément se dispenser de travailler et qui cependant travaillent comme deux pauvres. Vous qui les voyez se donner tant de peine vous dites qu’ils sont fous, et qu’à leur place vous sauriez mieux jouir de la fortune, ne fût-ce qu’en prenant du repos, ou tout au plus vous élevez-vous à cet adage philosophique : que l’ambition n’est jamais satisfaite, et que plus on a, plus on veut avoir. Il y a du vrai dans votre observation, mais il y a encore plus de faux. Ces hommes ne sont pas si fous que vous le pensez ; en définitif ils sont meilleurs juges que vous de ce qui les rend heureux, et c’est avec plaisir qu’ils cèdent au besoin d’occupation que leur impose la nature ; peut-être lui donnent-ils une application fausse, mais le principe en est bon. Un instinct les porte vers l’action, et pour y résister ils auraient à souffrir. Croyez-vous donc qu’aussi bien que vous ils ne savent pas faire le compte de leur fortune, sentir le poids du travail et la saveur des plaisirs ? Cependant ils laissent le plaisir et cherchent le travail, ou plutôt ils placent leurs joies dans leurs travaux.

Mais à côté de ces riches occupés s’en trouvent d’autres qui, par préjugé, par paresse ou par erreur, suivent la route que vous indiquiez vous-mêmes. Ils ne travaillent pas ; en sont-ils plus heureux ? Connaissez-vous quelque chose de plus triste qu’un désœuvré ? de plus vain que son babil ? de plus petit que ses pensées et de plus embarrassant pour tous que sa personne ? – Il ne sait pas se divertir, direz-vous. Soit. Eh bien, voici un riche qui passe sa vie dans les amusements ; suivez-le après quelques années de jeunesse : voyez comme il se fatigue pour se réjouir, comme il s’ennuie à s’amuser, et surtout remarquez comme les voluptés du corps abrutissent son âme, la souillent et la tuent à la longue ! – Mais il faut savoir varier ses plaisirs, direz-vous. – Oui, il faudrait savoir ce que personne n’a su jusqu’à ce jour, savoir l’impossible, car nos sens limités se fatiguent et s’émoussent ; et vous ne vous faites illusion à cet égard que parce que vous n’en avez pas encore usé jusqu’à la satiété. – Il faut de la modération, direz-vous encore. Sans doute, vous répondrai-je, et c’est précisément ce qui vous ramène à ma conclusion : l’homme pour goûter les plaisirs doit les rendre rares, et pour les grandir il doit d’abord travailler.

Mais pourquoi chercher dans une supposition impossible, celle de l’homme déchargé de tout travail, des preuves d’une vérité que nous trouvons dans notre vie toute occupée ? Consultez votre propre expérience, et vous reconnaîtrez que le repos prolongé vous énerve, vous assoupit et vous endort ; convenez que les nécessités de la vie, au contraire, vous réveillent, fécondent votre esprit, et que vous leur devez vos meilleures œuvres comme vos plus vives jouissances. L’homme est comme le balancier d’une pendule que met en mouvement le ressort du travail. Aussi longtemps que ressort ou contre-poids le sollicite, le balancier marche, s’élève, et ne redescend d’un côté que pour monter de l’autre. Mais retirez le ressort au balancier en mouvement, et vous verrez les oscillations diminuer de hauteur, se ralentir de plus en plus et tomber enfin dans l’immobilité du repos. De même retranchez l’impérieux travail qui le pousse, et l’homme agira toujours moins, ralentira sa marche, jusqu’à ce qu’il tombe aussi dans un honteux repos. Un coup de doigt accidentel peut bien remettre le balancier en mouvement pour quelques minutes, mais il n’y a que le ressort toujours tendu qui le fasse marcher longtemps ; de même une circonstance fortuite ; venant du dehors lancera bien l’homme dans une activité passagère, mais il n’y a que le travail imposé par une nécessité constante, tiré de sa nature intime et voulu par son Créateur, qui puisse régler et maintenir en lui une activité salutaire.

Je n’ai fait sentir jusqu’ici du travail que l’utilité pour nos plaisirs matériels, parce que ce sont ceux auxquels nous tenons le plus ; mais que n’aurais-je pas à dire si je voulais démontrer son impérieuse nécessité pour développer notre intelligence et pour échapper à la souillure ! Sans les besoins de la vie matérielle, le sol fût resté en friche, nos pensées engourdies ; nos arts et nos sciences ne fussent jamais nés. Sans le travail obligé, notre cœur tourné vers le mal se fût approché plus encore de tous les vices, ayant plus de loisir et plus d’occasions pour s’y plonger. Notre cœur est la barre de fer qu’attire l’aimant du mal ; il se tourne constamment et se tient fixe de ce côté dès que la puissante main du travail cesse de l’en tenir éloigné. C’est dans nos jours de désœuvrement que nous trouvons le plus de fautes, et le monde, qui ne sait plus ce que c’est que sanctifier le dimanche, a fait du jour de repos un jour de débauche. Pour nous arracher au mal, il faut nous arracher à nous-mêmes, nous ôter notre liberté ; il faut que nous traînions le boulet des travaux forcés.

Mais ce serait une triste sagesse que celle qui nous ferait accepter le travail comme un besoin de notre nature sans nous rappeler qui nous l’a imposé. Qui donc jadis a dit à notre premier père : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ? » C’est Dieu ; et cette circonstance va tout grandir. Si la terre, devenue stérile, eût contraint au labeur sans que Dieu fût intervenu, l’homme, en travaillant, n’eût fait que se soumettre à la nécessité ; mais, en donnant un ordre, Dieu transforme cette nécessité en obéissance, et ouvre ainsi au travailleur un horizon tout nouveau : l’obligation matérielle s’efface devant l’obligation morale, et le travail sur la terre ouvre une perspective sur les cieux.

Voulez-vous donc donner au travail toute sa portée : inspirez-vous d’une pensée plus haute que le besoin ; dites-vous qu’en travaillant vous obéissez à Dieu, vous vous rendez utile à vos frères, et vous vous façonnez vous-même pour un monde meilleur. Cherchez le rapport de votre petite œuvre avec l’œuvre générale de l’univers ; élevez votre tâche ; dites-vous qu’à l’exemple du Créateur vous créez aussi, et que tous ces filets d’eaux se croisant sur la terre forment enfin l’Océan qui porte à d’autres rivages le navire du genre humain. Dites-vous cela, non pour grandir votre importance, mais pour encourager vos mains à l’œuvre, et vous faire mieux sentir le besoin de la bénédiction de Dieu. Vos travaux accomplis dans cet esprit donneront du sérieux à votre vie, du prix à votre temps, et porteront la sanctification dans votre âme. Vous ne serez plus l’artisan de la nécessité, mais l’ouvrier de Dieu ; plus l’esclave qui bêche sous le fouet du maître, mais le fils qui travaille à l’exemple du père ; et l’œuvre qui fait suer le front du mercenaire répandra la joie dans votre cœur. Ce n’était pas pour gagner sa vie que Jésus voulut naître chez un charpentier, mais pour honorer le travail ; ce n’était pas pour se procurer du pain que saint Paul tissait de la toile, mais pour faire respecter l’Évangile en n’acceptant rien des Églises. Vous, de même, regardez plus haut que les nécessités de cette vie ; même en travaillant pour y satisfaire, ennoblissez votre tâche par la pensée de Dieu, et, sans travailler moins, vous serez plus heureux et plus saint.

« Qui travaille prie » dit un monde incrédule, heureux de se dispenser ainsi de la prière ; mais prenez garde que ce n’est pas ici notre pensée. Ceux qui citent ce proverbe impie mettent par là Dieu au service du travail, tandis que je voudrais vous faire mettre le travail au service de Dieu. Ils veulent abaisser le ciel au niveau de la terre, et je voudrais élever la terre à la hauteur du ciel. Disons mieux, ces hommes voudraient faire disparaître la religion pour laisser régner la matière ; mais l’Évangile veut, au contraire, en attendant que disparaisse la matière, commencer dès ici-bas le règne de la religion. Travaillez donc, mais travaillez en priant ; travaillez au milieu des hommes, mais en vue du Seigneur ; travaillez ici-bas, si vous voulez vous reposer dans les cieux.

Oui, le repos des cieux ; car autant il est vrai qu’ici-bas l’homme doit travailler, autant il aime à penser qu’il se reposera là-haut. « Heureux ceux qui meurent au Seigneur, dit la Parole ; car ils se reposent de leurs travaux, et leurs œuvres les suivent. » Or, le travail manuel, accompli par obéissance à Dieu, est aussi une œuvre agréable au Seigneur. Le repos, la paix, le calme des cieux, ces mots font déjà du bien sur la terre. Alors les conditions de notre existence seront changées : plus de corps périssable à nourrir ; plus de larmes à essuyer ; « il n’y aura plus de travail, dit le dernier livre de la Bible ; car ce qui était auparavant sera passé, » et nous pourrons jouir en paix, sans inquiétude, de ce repos après lequel nous aurons si longtemps soupiré. Mais que ce mot ne nous fasse pas illusion : si nous avons distingué l’activité du travail, nous pouvons la rapprocher du repos. Le travail n’est pénible sur la terre que parce qu’il faut l’accomplir sous peine de mort, et l’activité libre n’est dangereuse ici-bas que parce que notre nature corrompue la transforme en péché. Mais dans le ciel, où l’activité ne sera plus nécessaire au maintien de notre existence, et où notre corps ne sera plus sollicité au mal, l’activité libre se conciliera très bien avec le repos, elle sera même une source de joie, une imitation du Dieu qui agit, non par nécessité, mais par amour. Pensez-vous donc que les anges soient dans une contemplation éternelle et silencieuse ? Non ; l’Évangile nous les montre chantant les louanges du Saint des saints, volant à travers les mondes pour accomplir les ordres de leur Dieu. Dans cette société active et heureuse, en quoi consistera notre activité ? Je l’ignore ; mais elle sera dans un ciel, au milieu des anges, en face de Dieu, et cela me suffit. Heureux si, comme les séraphins, je vole aux ordres de mon Dieu ; heureux si, comme le dit saint Paul, je juge les anges ; heureux si, sur une harpe d’or, je chante des louanges ; heureux si, comme les esprits célestes, je regarde ceux que j’aime ; toujours heureux, moi pauvre petite créature, aujourd’hui habitué à la terre et alors transporté dans les cieux ! O mon Dieu, fais de moi ce que bon te semble ! Seulement que je contemple ta face, que je t’aime, que je t’imite et que je sois saint ; alors je serai toujours assez heureux.

Courage donc, mes compagnons d’œuvre sur la terre ; la fatigue dure un jour, le repos doit durer une éternité ; le travail vous est imposé, non par l’homme, mais par Dieu ; non seulement il nourrit votre corps, mais il concourt à sanctifier votre âme. Travaillez, et votre conscience sera plus tranquille, travaillez, et vous imiterez les Apôtres, Dieu lui-même ; travaillez, et vous serez utiles à vous, à vos frères ; semeur dans le vaste champ du monde, vous n’y jetez qu’un seul grain ; mais c’est de grains que se composent les épis de la moisson. Encore une fois, courage ; vous êtes ouvriers avec Dieu, et ce compagnon de travail, si vous l’en priez, bénira l’œuvre de vos mains. Oui, qu’il bénisse l’œuvre de vos mains !

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