Le Culte du Dimanche : 52 simples discours

42.
Mon âme est triste jusqu’à la mort

Alors il leur dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort, demeurez ici et veillez avec moi.

(Matthieu 26.38)

« Mon âme est triste jusqu’à la mort. » Eh ! comment la tristesse ne saisirait-elle pas Jésus en perspective des sombres événements qui se préparent ? Il va mourir, mourir d’une mort longue, douloureuse, lente à venir, comme le sang à couler goutte à goutte de ses membres sur la terre. Fils de Dieu, Jésus est aussi fils de l’homme ; sa chair, comme la nôtre, est sensible à la douleur, et si nous ne pouvons souffrir une heure dans notre corps sans désirer un soulagement, comment Jésus, notre semblable, dont tous les désirs se transforment en prières, n’aurait-il pas demandé que la coupe de la mort s’éloignât, si possible, de ses lèvres ? surtout quand il ajoute aussitôt : « Toutefois que ta volonté soit faite, mon Père, et non la mienne. »

Oui, Jésus a conçu le désir de s’épargner de la souffrance ; il a même prié pour cela, et son exemple nous autorise à former le même désir, à faire la même prière. Le chrétien n’a pas la stoïque prétention de dire que la douleur ne soit pas un mal en elle-même ; son cœur démentirait par chacun de ses battements précipités l’orgueilleuse assurance de ses lèvres. Jésus a soupiré sur Jérusalem, pleuré sur Lazare, gémi sur lui-même ; il n’est pas venu refondre notre chair, mais notre cœur, et toute la résignation n’empêchera pas que la douleur ne soit douleur, et que celui qui la supporte ne désire en être délivré.

La tristesse de Jésus vient donc de sa mort prochaine et douloureuse. Mais en même temps que notre sentiment personnel s’accorde ici avec ce qu’indique la Parole divine, nous éprouvons toutefois une répugnance à penser que cette mort volontaire, cette mort désirée, cherchée même, puisse être l’unique cause d’une tristesse aussi profonde. Nous trouverions même un tel abattement à l’occasion d’un sacrifice qui doit sauver un monde peu digne d’un simple homme ; comment ne nous en étonnerions-nous pas de la part du Fils de Dieu ? Oui, Jésus doit avoir d’autres sujets de tristesse, et en consultant les paroles qui ont précédé et suivi celles qui nous servent de texte, nous trouverons sans doute quelque bonne explication.

Pendant le repas qui a précédé ces paroles : « Mon âme est triste jusqu’à la mort, » Jésus a prédit la trahison de Judas et en des termes qui mesuraient la profondeur de l’ingratitude du coupable : « C’est celui qui met la main au plat avec moi, » c’est-à-dire celui que je reçois à ma table ; ou, comme il le dit ailleurs : « Un de ceux que j’ai choisis. » Comment une telle pensée n’aurait-elte pas attristé l’âme aimante de Jésus ? Un homme qu’il appelait au salut dans le monde à venir et à l’apostolat sur cette terre, un homme qu’il avait nourri, instruit, aimé, et qui cependant levait une main meurtrière contre son bienfaiteur, son maître, son Dieu, non pour sauver sa propre vie ou pour gagner un monde, mais pour trente pièces d’argent ; comment, dis-je, une aussi sordide avarice, une aussi noire ingratitude n’aurait-elle pas contristé le cœur de Celui qui ne savait qu’aimer et se dévouer ?

Toutefois, si Jésus s’attriste sur Judas, fils de Satan, il s’attriste bien plus encore sur Pierre, qui doit finalement rester un enfant de Dieu et qui est à la veille d’un épouvantable péché. Jésus le sait, il le lui déclare immédiatement avant de parler de sa tristesse : « Je te dis en vérité qu’avant que le coq ait chanté deux fois, tu me renieras trois fois. » Ce Pierre si ardent qu’il dit être prêt à mourir avec son maître ; ce Pierre qui jadis eut assez de foi pour marcher un instant sur les eaux ; enfin ce Pierre qui doit un jour ouvrir l’Église à trois mille hommes par sa parole, et fermer sa vie par le martyre ; ce Pierre, si dévoué à cette heure même, si saint plus tard ; ce Pierre, fils de Jona, doit cependant traverser une heure de honteuse faiblesse, d’insigne lâcheté, et renier Celui qui, sur les flots, lui a rendu la vie. N’est-ce pas encore pour une âme comme celle de Jésus un sérieux motif ; de tristesse que de prévoir une chute aussi profonde d’un ami tant aimé ?

Enfin Jésus venait de dire en parlant, non pas d’un ou de deux de ses apôtres, mais de tous : « Je vous serai cette nuit une occasion de chute ; car il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées. » Il est inutile d’insister, et il est facile de comprendre que si la trahison de Judas, le reniement de Pierre, pouvaient attrister Jésus, l’abandon honteux de tous ses disciples devait blesser son cœur bien plus profondément encore.

Voilà donc les causes de la tristesse de Jésus : elles sont nombreuses, puissantes, saintes ; et, si une se rapporte à lui-même, trois se rapportent aux autres, à ses frères ; bien plus, à son meurtrier ! Maintenant faisons un retour sur nous-mêmes.

Nous aussi, comme Jésus, et bien plus souvent que lui, nous sommes tristes ; mais en avons-nous des motifs aussi nombreux ? Grâce à Dieu, il est bien rare que le Seigneur, qui ne fait la plaie que pour la bander, nous frappé de deux glaives à la fois ; c’est ordinairement une à une qu’il nous envoie les épreuves : aussi une seule est-elle bien suffisante pour nous attrister. Au premier vent notre âme fléchit comme le roseau sous la tempête ; elle crie comme lui et porte ses gémissements aux alentours. Dès qu’un nuage nous cache le soleil de la prospérité, nous courbons la tête ; tout se peint en noir autour de nous ; il nous semble qu’un éternel hiver soit venu engourdir notre vie ; nous n’avons plus goût à rien ; nous mettons fin à nos meilleurs projets ; les maux d’autrui s’effacent tous ensemble devant le nôtre unique. Non contents de pleurer, nous voulons que le monde pleure avec nous et sur nous ; nous ne retrouvons la parole que pour l’entretenir de nos maux ; et s’il ne nous témoigne pas assez de sympathie, nous nous indignons contre lui, et tombons dans une tristesse encore plus profonde.

Nos motifs de tristesse, sont-ils aussi sérieux que ceux de Jésus ? Avons-nous à pleurer sur un traître livrant notre vie, sur un ami reniant nos bienfaits, sur des frères nous abandonnant dans le danger ? Hélas ! il ne nous en faut pas autant pour être tristes, et nous le sommes souvent sans cause que nous puissions assigner. C’est même chose assez ordinaire pour nous que de dire dans ces moments : « Je suis triste sans savoir pourquoi ; j’en cherche le motif et ne le trouve pas. » C’est presque à nos yeux une position intéressante que celle de la tristesse ; nous nous en ferions volontiers gloire ; il nous semble qu’être triste annonce quelque chose au-dessus du vulgaire, et qu’il n’y ait qu’une âme noble qui puisse s’affliger sans sujet. Aussi, dans de telles heures, faisons-nous étalage de ces sentiments vaporeux, et mendions-nous une certaine commisération. Le plus souvent, toutefois, nous avons un motif réel de nous attrister, mais si léger qu’à peine nous osons nous l’avouer à nous-mêmes ; qui sait même s’il ne tire pas toute sa force d’une circonstance qui devrait nous le faire bénir ? Ainsi, Dieu, nous avait toujours maintenus dans la prospérité, tout nous avait réussi, et nous étions habitués à ce bien-être comme à une chose toute simple qui nous était due. Mieux nous étions traités, plus nous étions exigeants ; notre couche était si douce qu’une plume a fini par nous blesser. Honteux devant notre conscience, nous n’avons osé nous plaindre, ni articuler nos griefs contre Dieu ou nos frères ; et alors, sous le nom de tristesse, nous avons fait entendre des murmures, mendié la commisération, et pleuré peut-être au milieu de notre bonheur. Presque toujours, quand nos tristesses avaient quelque chose de grave, les motifs en étaient pris en nous-mêmes et non dans nos frères. A la place de Jésus, sans doute, nous eussions bien demandé que la coupe de mort s’éloignât de nos lèvres ; mais cette coupe ne nous empêche pas de songer à Judas, à Pierre, aux apôtres.

Vous comprenez que je ne dis pas que nous n’ayons jamais pleuré sur d’autres que sur nous-mêmes ; je pourrais dire au contraire qu’il nous est arrivé d’avoir à leur égard des tristesses exagérées. Ni le temps, ni l’Évangile n’ont pu fermer certaines plaies faites par la perte d’un parent ou d’un ami. Nous avons fait de notre douleur un état habituel, de nos larmes une nourriture, je dirai presque que de nos sentiments, tout respectables qu’ils étaient, nous avons fait parade. Comme Rachel, nous n’avons pas voulu être consolés, nous nous sommes enveloppés dans nos souvenirs, et par amour des morts nous avons fait souffrir les vivants ; par affection pour la créature, nous avons repoussé la main consolatrice du Créateur. La tristesse s’est changée en habitude, et l’on s’est cru tendre parce qu’on n’était pas chrétien.

Ce qu’il y a de pire dans ce genre de tristesse, c’est qu’elle s’étale au nom de l’amour et s’en autorise pour, combattre le devoir ; c’est qu’elle impose ses exigences sans scrupule à ceux qui l’entourent, bien qu’ils n’en soient pas les causes ; c’est qu’on change en mérite pour soi ce qui est un véritable tort envers Dieu, et qu’on arrive à négliger des devoirs réels pour en remplir d’imaginaires. Les pharisiens dressaient des sépultures magnifiques aux prophètes morts, mais ils persécutaient Jésus vivant ! Sans doute il est un temps pour verser des larmes, mais un temps aussi pour écouter les consolations ; et, tout en reconnaissant qu’à leur origine de telles tristesses sont respectables, j’affirme que, prolongées, bruyantes, exagérées, elles deviennent coupables d’ingratitude et d’égoïsme.

Si nos motifs de tristesse ne sont pas graves comme ceux de Jésus, sont-ils du moins toujours saints et légitimes ? Hélas ! c’est ici surtout que nous avons à rougir en ouvrant notre cœur ! La plupart de nos tristesses prennent leur source dans nos passions satisfaites ou contrariées : satisfaites, ces passions nous laissent des remords ; contrariées, elles nous irritent, et, dans les deux cas, n’osant pas les avouer, nous voilons le remords et la contrariété sous une tristesse qui nous semble plus avouable parce qu’elle n’est pas définie, parce que nous pouvons en taire les motifs, et parce qu’enfin nous nous croyons intéressants dès que nous souffrons. C’est ici la tristesse précisément contraire à la tristesse selon Dieu. Nous nous affligeons, non d’avoir commis le péché, mais d’en souffrir après l’avoir commis, ou de n’avoir pu le commettre ; notre regret est pour le mal, non pour le bien ; et nous serions joyeux si nous étions plus libres de courir à la perte de notre âme. Mais comment faire cet aveu à nous-mêmes ou aux autres ? Non, aussi gardons-nous le silence, notre tristesse devient plus profonde ; et parce que nous n’articulons pas de plaintes, nous laissons prendre pour de la résignation ce qui est un péché de plus : le refus d’avouer nos torts.

Nous insisterons sur ce point parce qu’il est d’une importance capitale. Le péché, maladie morale, amène un malaise dans notre âme comme la maladie physique dans notre corps : seulement, nous ne voulons pas nous l’avouer, et nous cherchons à nous distraire. Si cette douleur de la conscience persiste, nous lui cherchons une autre cause, et pour nous justifier à nos propres yeux, nous en accusons les circonstances ou les hommes : aussi faisons-nous volontiers retomber les effets de cette tristesse sur ceux qui nous entourent. Nous devenons d’autant plus insupportables que nos fautes plus graves devraient nous rendre plus humbles, et nous nous croyons justifiés quand nous avons dit que nous sommes ennuyés ou de mauvaise humeur.

Oh ! que notre cœur est habile à déguiser ses véritables sentiments ! Comme il sait les vernir dès qu’il les a reconnus et comme nous savons tirer parti, même de ce qui devrait nous humilier ! Mais tous ces faux semblants tromperont-ils Celui qui sonde le fond des âmes ? Tromperont-ils seulement les hommes qui savent lire sur notre visage le contraire de ce que disent nos lèvres ? Non, car nous-mêmes ne nous laissons pas tromper par eux. La clef de notre cœur est un passe-partout qui ouvre tous les cœurs, et tel homme qui veut nous paraître intéressant par sa tristesse ne parvient qu’à se faire juger ridicule, égoïste ou ingrat. Mais si nous devinons si bien nos semblables, disons-nous que nos semblables nous devinent nous-mêmes, et que nos tristesses ne les trompent pas mieux que les leurs ne parviennent à nous tromper. Et alors même que nous parviendrions à séduire nos frères comme nous parvenons à nous faire illusion à nous-mêmes, réussirons-nous jamais à tromper Dieu sur nos sentiments les plus intimes ? Ah ! prenons garde qu’à la fin ce Dieu, irrité de nos gémissements sans douleur, ne nous envoie quelque véritable cause de tristesse. Prenons garde qu’il ne dissipe par une épreuve réelle une infortune imaginaire, pour nous faire sentir notre ingratitude. Les Israélites au désert, méprisant la manne, demandèrent les oignons d’Egypte ; Dieu leur envoya des serpents ! et ce ne fut qu’alors qu’ils s’écrièrent : Nous avons péché contre le Seigneur. De même nous dédaignons les bienfaits de Dieu qui sont sous notre main, nous versons des larmes sur le pain qu’il nous donne. Le Dieu du désert pourrait bien nous le retirer, et nous faire sentir alors les douleurs de la faim. Tout ce que nous possédons est un don de Dieu, et par conséquent tout doit être pour nous sujet de joie et de reconnaissance ; il n’y a que ce qui vient de nous-mêmes qui puisse nous attrister. Retournons donc notre regard en dedans, étudions-nous, cherchons sous la tente de notre cœur l’interdit, cause première de nos tristesses ; arrachons-le de notre sein, et jetons-nous aux pieds de Celui qui nous pardonnera de l’avoir gardé jusqu’à ce jour. Voilà le véritable et unique remède à la tristesse produite par le péché : c’est notre aveu, suivi du pardon de Jésus-Christ. « Aussi longtemps que je me suis tu, dit le psalmiste, je n’ai fait que gémir ; mais ensuite j’ai dit : Je ferai confession de mes transgressions à l’Éternel, et alors tu as enlevé la peine de mon péché. » Ce qu’a fait le psalmiste, c’est ce qu’a fait encore l’enfant prodigue. Rentrant en lui-même, il s’est dit : « Combien y a-t-il de gens chez mon père qui ont du pain en abondance, et moi je meurs de faim ! Mais voici ce que je ferai ; je me lèverai, j’irai vers mon père, et lui dirai : Père, j’ai péché contre le Ciel et contre toi ; je ne suis pas digne d’être appelé ton fils ; traite-moi comme un de tes esclaves ; » et pour l’enfant prodigue comme pour le psalmiste, la tristesse fut changée en joie au festin du pardon.

Voilà la tristesse selon Dieu, la tristesse qui produit la repentance, et, remarquez la bonté de Dieu, voilà la tristesse qui se change en chant d’allégresse. Oh ! ne soyons donc pas plus longtemps durs envers nous-mêmes, ingrats envers notre Père ; entrons dans ses vues de miséricorde.

Oui, Seigneur, donne-nous de comprendre ton amour ; élève nos regards de cette basse terre vers ton ciel radieux ; porte nos cœurs vers des pensées hautes et saintes ; rappelle-nous les travaux sans nombre qui nous entourent ; emploie-nous à l’avancement de ton règne en nous et autour de nous. Hélas ! Seigneur, c’est souvent l’inaction qui produit notre tristesse ; occupe-nous donc à faire le bien à l’avenir. Pardonne notre passé, donne-nous l’assurance de ce pardon par le témoignage de ton Saint-Esprit ; remplis-nous des joies de ton salut, montre-nous par la foi dans ton ciel notre place, notre trône, notre couronne ; que nous nous élancions vers ce but, et nous ne songerons plus à pleurer en chemin.

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