Contre Celse

LIVRE TROISIÈME

Notre premier livre vous a fait voir, sage et pieux Ambroise, ce que nous pouvions faire, pour vous obéir, dans la réfutation que nous y avons commencée du Traité que Celse a mis au jour contre nous, sous l’orgueilleux litre de Discours véritable ; et nous y avons examiné tout ce qu’il dit, et dans sa préface, et dans la suite, jusqu’à l’endroit où finit le juif, qu’il fait déclamer contre Jésus. Nous avons tâché, dans le second, de répondre à toutes les objections qu’il nous fait faire par ce même juif, à nous qui croyons en Dieu par Jésus-Christ. Dans celui-ci, nous allons nous mettre eu devoir de nous défendre contre celles qu’il nous fait de son chef. Il dit d’abord : Que la dispute que les Juifs et les chrétiens ont ensemble sur le sujet du Christ, est la plus impertinente du monde ; et que c’est justement ce que l’on dit en commun proverbe, se quereller pour l’ombre d’un âne ; que toutes leurs contestations n’aboutissent à rien, les uns et les autres faisant profession de croire que l’Esprit de Dieu a prédit qu’il tiendrait un certain Sauveur pour les hommes, mais ne pouvant convenir si ce Sauveur prédit qu’il viendrait un certain Sauveur pour les hommes mais ne pouvant convenir si ce Sauveur prédit est venu ou non. Il est certain que nous, qui sommes chrétiens, croyons que Jésus est celui dont la venue avait été prédite par les prophètes ; et il est certain aussi que la plupart des Juifs sont extrêmement éloignés de cette créance : jusque-là, que ceux qui vivaient du temps de Jésus se portèrent à lui dresser des embûches ; et que ceux qui vivent aujourd’hui, approuvant les mauvais traitements que lui firent leurs ancêtres, en parlent comme d’un imposteur qui, par ses artifices, voulut faire croire qu’il était ce messie, comme ils l’appellent, que les prophètes leur avaient promis. Mais que Celse et ceux qui le trouvent bien fondé nous disent un peu si l’application de son proverbe peut passer pour juste, quand on considère ce que les prophètes des Juifs avaient prédit touchant le lieu où devait naître ce chef de ceux qui, menant une vie sainte, sont nommés l’héritage de Dieu (Mich., V, 2) ; touchant la Vierge, qui devait concevoir Emmanuel (Is., VII, 14 ; XXXV, 5) ; touchant les signes et les miracles particuliers que celui dont ils parlaient devait faire (Ps., CXLVII, 4 ou 15) ; touchant la promptitude avec laquelle sa doctrine devait s’établir, et la prédication de ses apôtres se répandre par toute la terre (Ps. XIX, 5) ; touchant les souffrances où la fureur des Juifs devait l’exposer (Ps., XVIII, 7) ; et touchant sa résurrection (Ps. XVI, 10). Les prophètes avaient-ils dit cela au hasard, et sans qu’aucune apparence de raison les obligeât, non à le dire seulement, mais à le laisser même, après eux, dans leurs écrits ? ou est-il vraisemblable qu’une nation telle que celle des Juifs, qui avait depuis plusieurs siècles son établissement fixe, se portât, sans cause, à recevoir les uns comme de véritables prophètes, et à rejeter les autres comme des séducteurs ? Qui croira qu’un peuple qui avait toujours regardé les livres de Moïse comme des livres divins, se soit résolu dans la suite à y en joindre d’autres, et à mettre leurs auteurs au rang des prophètes, sans que rien l’y déterminât ? Ceux qui accusent les Juifs et les chrétiens d’impertinence, comment nous persuaderont-ils que la nation des Juifs ait pu subsister sans avoir rien qui lui donnât espérance de pouvoir connaître l’avenir ? Les autres peuples dont ils étaient environnés auront eu cette persuasion que, s’adressant chacun, selon la coutume de son pays, aux divinités que l’on y adorait, ils en recevaient des prédictions et des oracles ; et ceux-ci, qui méprisaient toutes ces divinités et qui les regardaient, non comme des dieux, mais comme des démons, ayant appris de leurs prophètes que tous les dieux des nations sont des démons (Ps. XCVI, 5), ceux-ci auront été les seuls parmi lesquels il n’y aura eu personne qui fit profession de prédire l’avenir, et qui par ce moyen les empêchât de courir eux-mêmes après ces démons, pour satisfaire une curiosité si naturelle à tous les hommes ? Jugez s’il n’y avait pas de la nécessité qu’un peuple, à qui l’on avait inspiré un tel mépris pour les dieux des autres, ne manquât pas chez soi de prophètes qui le convainquissent, par des preuves sensibles, qu’il y avait en eux quelque chose de plus grand et de plus admirable que dans tous les oracles étrangers. D’ailleurs, il se faisait partout quelque espèce de miracles, ou il s’en faisait du moins en divers lieux ; et Celse rapporte lui-même ci-dessous l’exemple d’Esculape, qui guérissait des maladies et qui donnait des réponses sur l’avenir, dans les villes qui lui étaient consacrées, comme à Trique, à Épidaure, à Cos et à Pergame. Il y joint Arislée, de Praconnèse ; un certain Clazoménien ; et Cléomède, de l’île d’Astypalée. Il n’y aurait donc eu que les Juifs qui, tout consacrés au grand Dieu qu’ils se disaient, n’auraient eu ni miracles ni prodiges pour nourrir et pour fortifier la foi qu’ils avaient en ce Dieu, le créateur et le maître de l’univers, et pour s’affermir dans l’espérance d’une meilleure vie ! Mais cela est-il croyable ? N’auraient-ils pas incontinent préféré le culte de ces démons, qui prédisaient l’avenir et qui guérissaient les malades, à celui d’un Dieu qui, quelque foi qu’ils eussent en ses promesses, ne leur faisait du bien qu’en paroles et ne leur donnait aucune marque sensible de sa présence ? Que si, bien loin d’en user ainsi, ils se sont exposés à toutes sortes de misères, plutôt que de renoncer au judaïsme et que d’en violer les lois, témoin ce qu’ils ont souffert et dans l’Assyrie, et dans la Perse, et sous le règne d’Antiochus ; comment ceux qui ne veulent pas se rendre aux histoires et aux prophéties surprenantes qu’on leur produit, ne se laissent-ils point, à tout le moins, persuader par la vraisemblance qu’il n’y a ici rien d’inventé, mais qu’un esprit divin, remplissant les saintes âmes de ces personnes qui donnaient tous leurs soins à l’étude et à la pratique de la vertu, les poussait à prophétiser, tantôt pour ceux de leur temps et tantôt pour la postérité, mais principalement pour désigner un Sauveur qui devait être envoyé aux hommes ? Et cela étant, peut-on dire que les Juifs et les chrétiens se querellent pour l’ombre d’un âne, lorsqu’ils discutent par les prophéties, qu’ils reçoivent également, si ce Sauveur qu’elles désignent est venu ou non, s’il a déjà paru dans le monde ou s’il le faut encore attendre ? On ne le pourrait pas dire, quand on accorderait à Celse, par supposition, que Jésus n’est pas celui que les prophètes avaient désigné ; car il y aurait toujours de l’utilité à chercher le vrai sens des prophéties, afin de se faire une idée bien distincte du Sauveur qu’elles promettent, de savoir quelles sont les qualités et les actions qu’elles lui attribuent, et de connaître, s’il était possible, en quel temps il devrait venir. Nous avons déjà fait voir, au reste, par quelques-unes de ces prophéties. auxquelles on en pourrait joindre plusieurs autres, que Jésus est ce messie que l’on attendait. Ainsi donc les Juifs ni les chrétiens ne se trompent en croyant que les prophètes ont été divinement inspirés ; mais ceux-là se trompent, qui attendent un messie tout différent de celui qui a été prédit, jugeant mal des particularités que les prophètes ont écrites de lui dans leurs livres, qui peuvent à juste titre être appelés discours véritables.

Celse s’imaginait que les Juifs étaient Égyptiens d’origine, et que s’ils quittèrent l’Égypte, ce ne fut qu’un effet de leur révolte contre leur patrie et de leur mépris pour les cérémonies de leur religion ; il ajoute : Maintenant que ceux qui se sont attachés à Jésus et qui l’ont reçu pour le Messie, les ont traités de la même sorte qu’ils avaient eux-mêmes traité les Égyptiens ; et qu’ils ne se sont portés à ces nouveautés, les uns et ¡es autres, que par un esprit de sédition. Mais il faut voir sur quoi est fondé ce qu’il avance. Les anciens Égyptiens, ayant fait une infinité d’outrages au peuple hébreu que la famine avait poussé de la Judée en leur pays, reçurent de Dieu le châtiment que toute leur nation méritait pour avoir ainsi, d’un commun accord, violé le droit de l’hospitalité à l’égard d’un peuple qui était venu implorer leur assistance, et qui ne leur avait jamais fait de tort (Gen., XLVI, 6). La Providence divine les ayant donc frappés de diverses plaies, ils furent bientôt contraints de donner malgré eux, à ceux qu’ils traitaient injustement en esclaves, la liberté de se retirer où ils voudraient (Exode, XII, 31). Mais, selon les maximes de l’amour-propre, les Égyptiens ont mieux aimé soutenir une mauvaise cause, parce que c’est la cause de leur nation, que de rendre justice à des étrangers ; et il n’y a point de calomnies dont ils n’aient tâché de noircir Moïse et les Juifs, attribuant les miracles de Moïse, qu’ils n’osent absolument nier, non à la vertu de Dieu, mais à celle de la magie. Ce ne fut pas cependant comme un magicien, mais comme un homme plein de piété et dévoué au service du grand Dieu, que Moïse donna des lois aux Juifs, telles que l’esprit divin dont il était rempli les lui inspira, et qu’il prit soin d’écrire ces événements conformément à la vérité. Celse, au lieu d’examiner soigneusement, comme un bon juge doit faire, ce qui est rapporté d’une façon par les Égyptiens et d’une autre par les Juifs, se jette d’abord dans le parti des Égyptiens, comme s’il y était attiré par quelque charme, recevant pour véritable tout ce que disent ceux qui ont injustement maltraité de pauvres étrangers, et condamnant les maltraités comme des séditieux qui ont abandonné leur patrie, après s’être soulevés contre elle. Mais il ne considère pas s’il est bien possible qu’une troupe de séditieux ait formé un corps d’état malgré toute la puissance où l’Égypte se voyait alors élevée, et que dans cette sédition il soit arrivé un tel changement de langage, que des gens qui parlaient auparavant égyptien soient venus tout d’un coup à parler hébreu. Car supposons qu’en quittant l’Égypte ils aient conçu de l’aversion pour la langue qu’ils y avaient apprise dès leur enfance, comment ne se sont-ils pas plutôt servis de la syriaque ou de la phénicienne, que d’en aller composer une toute nouvelle, différente de l’une et de l’autre, savoir, l’hébraïque ? ce que je ne dis que pour montrer qu’il est faux que quelques Égyptiens, s’étant soulevés contre les autres, aient quitté leur pays pour aller habiter dans la Palestine, ou, comme on la nomme présentement, dans la Judée. Car dans le fond les Hébreux, avant mène que de descendre en Égypte, avaient leur langue particulière et des caractères différents de ceux des Égyptiens ; c’est de cette langue et de ces caractères dont Moïse se servit, écrivant les cinq livres que les Juifs regardent comme des livres divins.

Mais s’il est faux que les Hébreux soient originairement des Égyptiens, unis ensemble par la révolte, il n’est pas plus vrai que ce soit l’esprit de sédition qui, du temps des Juifs, ait porté une partie des Juifs à se séparer des autres pour le suivre ; car ni Celse, ni ses partisans, ne sauraient rien faire voir parmi les chrétiens qui sente la sédition. Et si pour société devait leur naissance à un soulèvement, s’étant ainsi formée au milieu du peuple juif, qui ne se fait pas scrupule de prendre les armes pour repousser ses ennemis, il n’est nullement croyable que leur législateur leur eût absolument défendu d’ôter la vie à qui que ce soit (Matth. XXVI, 52). Cependant il a déclaré que ses disciples, quelque injuste qu’un homme pût être, ne pouvaient jamais avec justice rien entreprendre contre lui : et il n’a pas cru que des lois divines comme les siennes dussent en aucune façon permettre le meurtre. Il n’y a pas plus d’apparence que les chrétiens, s’étant établis par la sédition, eussent voulu recevoir des lois si ennemies de la violence, qu’elles les obligent à se laisser égorger comme des brebis, sans leur donner la liberté de se défendre le moins du monde contre ceux qui les persécutent (Rom. VIII, 35 ou 36). Qui voudrait au reste approfondir les choses, pourrait dire, sur le sujet de ceux qui sortirent hors d’Égypte, qu’il y eut du miracle dans la manière dont tout ce peuple reprit en un instant l’usage de la langue hébraïque, comme si elle lui eût été inspirée de Dieu : et c’est ce que veut signifier un de leurs prophètes, lorsqu’il dit, que quand ils sortirent d’Égypte, ils ouïrent un langage qu’ils n’entendaient point (Ps. LXXXI, 6). L’on peut encore faire ce raisonnement pour prouver que ceux qui sortirent d’Égypte avec Moïse n’étaient pas Égyptiens ; c’est que s’ils avaient été Égyptiens, leurs noms l’auraient aussi clé, comme on voit que ceux de chaque peuple sont lires de la langue de son pays. Mais les noms d’origine hébraïque qu’ils donnaient à leurs enfants dans l’Égypte même, comme il y en a une infinité d’exemples dans l’Écriture, font bien voir qu’ils y demeuraient en qualité d’étrangers, et par conséquent qu’il est faux, qu’étant originaires d’Égypte, ils en aient été chassés avec Moïse, comme les Égyptiens le soutiennent. On connaît par-là évidemment, au contraire, la vérité de ce que Moïse écrit dans son histoire, qu’ils étaient descendus d’ancêtres hébreux, puisqu’ils en conservaient la langue jusque dans les noms de leurs enfants. Pour ce qui est des chrétiens, parce qu’ils n’ont point refusé de se soumettre à ces lois de douceur et de patience, qui leur défendent de résister à leurs ennemis (Matth. V, 39), Dieu a fait pour eux ce qu’ils n’eussent pu faire eux-mêmes, quand, avec la permission de prendre les armes, ils eussent eu toute la puissance qui peut en faire espérer d’heureux succès. Car il a toujours combattu en leur faveur ; et quand il en a été besoin, il a arrêté les desseins de ceux qui avaient conspiré leur ruine. Il est vrai que, pour l’exemple, il a permis de temps en temps que quelques-uns d’eux, en petit nombre, soient morts pour la profession du christianisme, afin que la vue de leur foi et de leur constance affermît les autres dans la piété et dans le mépris de la mort ; mais il n’a jamais souffert que toute leur société fût détruite, et il a voulu qu’elle subsistât pour répandre par toute la terre cette sainte et salutaire doctrine. L’on peut dire aussi que Dieu a eu égard à la faiblesse de ceux qui ne se peuvent mettre au-dessus de la mort, et que ç’a été pour leur donner le temps de se rassurer qu’il a souvent dissipé par sa volonté seule tous les complots formés contre ses fidèles empêchant et les rois, et les magistrats, et les peuples de se porter contre eux aux derniers excès de la fureur.

Voilà pour ce qui regarde ce que dit Celse, que ç’a été la sédition qui a fait le premier établissement tant des anciens Juifs que des chrétiens qui les ont ensuite abandonnés : mais comme ce qu’il ajoute est encore une fausseté manifeste, produisons ses propres paroles pour l’en mieux convaincre : Si tous les hommes se voulaient faire chrétiens, dit-il, il ne faut pas douter que ceux-ci n’en eussent du chagrin. Tant s’en faut que cela soit vrai, que les chrétiens ne négligent rien pour faire embrasser leur religion à tout le monde, si cela dépendait d’eux : et de là vient qu’il y en a qui s’occupent tout entiers à aller dans les villes, dans les bourgs et dans les villages, enseigner aux autres hommes la manière de bien servir Dieu. L’on ne saurait, au reste, les soupçonner de chercher par là à s’enrichir, puisqu’on voit que bien souvent ils ne veulent pas même qu’on leur donne ce qu’il faut pour vivre, ou que, si la nécessité les contraint quelquefois à le recevoir, ils se bornent à ce qu’elle demande ; quoiqu’il y ait assez de personnes qui soient prêtes à leur fournir beaucoup au-delà. Peut-être donc qu’à présent que dans les progrès du christianisme il se trouve des hommes considérables par leurs richesses ou par leurs dignités, et même des femmes nées dans la grandeur et nourries dans les délices, qui favorisent les chrétiens, quelqu’un se pourrait imaginer qu’il y en a qui prêchent la doctrine de l’Évangile par un principe de vanité ; mais au commencement qu’on ne pouvait l’embrasser et encore moins la prêcher sans un danger manifeste, il n’y avait pas lieu d’avoir ce soupçon. Et présentement même on peut dire que les prédicateurs de cette doctrine ont beaucoup plus de déshonneur parmi ceux de dehors, qu’ils n’ont parmi ceux de dedans, de ce qu’on appelle honneur, qui encore n’est pas toujours général. Il n’en faut pas davantage pour montrer combien il est faux de dire que si tous les hommes se voulaient faire chrétiens, les chrétiens eux-mêmes en auraient du chagrin. Mais voyons quelle preuve Celse en apporte. Lorsqu’ils commencèrent à s’établir, dit-il, ils étaient en petit nombre et tous d’un même sentiment ; mais depuis qu’ils se sont multipliés on les a vus se diviser en diverses sectes ; chacun voulant former son parti : car ç’a toujours été là leur but. On ne peut nier que les premiers chrétiens ne fussent en petit nombre, si on les compare à ceux qui les ont suivis, quoiqu’à parler absolument on ne doive pas dire que le nombre en fût petit. En effet, ce qui émut l’envie des Juifs contre Jésus, et qui les porta à lui dresser des embûches, ce fui la multitude de ceux qui le suivaient dans les déserts, au nombre de quatre et de cinq mille personnes, sans compter les femmes et les enfants (Matth. XV, 38 et XIV, 21). Car la douceur de ses discours était telle, qu’elle y attirait non seulement les hommes, mais aussi les femmes, malgré la faiblesse et la retenue de leur sexe. Il n’y avait pas jusqu’aux enfants, tout indifférents qu’ils sont, qui ne s’y laissassent conduire avec joie, soit par ceux à qui ils devaient la naissance ou même par la force de sa divinité, dont leur âme désirait se remplir. Mais quand les chrétiens auraient été en petit nombre, au commencement, que fait cela pour prouver qu’ils seraient fâchés que leur créance devint celle de tous les hommes ? Celse dit qu’ils étaient d’abord tous unis dans un même sentiment. Mais il ne sait donc pas que dès le commencement il y eut diversité d’opinions entre les fidèles sur le sens de leurs livres sacrés. Dans le temps même que les apôtres prêchaient et que ceux qui avaient vu Jésus enseignaient ce qu’ils avaient appris de sa bouche, il s’éleva un différend considérable parmi les Juifs convertis, sur le sujet de ceux d’entre les Gentils qui renonçaient aux superstitions païennes pour embrasser le christianisme (Act., XV, 2) ; savoir s’il les fallait obliger à l’observation des cérémonies judaïques, ou si l’on devait les décharger de la distinction des viandes en pures et en impures comme d’un joug non nécessaire. Et dans les Épîtres de Saint Paul, qui était contemporain de ceux qui avaient vu Jésus-Christ (I Cor. XV, 12), n’y a-t-il pas des choses qui font juger que quelques-uns avaient des erreurs sur la résurrection, comme s’il ne devait point y en avoir, ou qu’elle fût déjà arrivée (II Tim. II, 18) ; et sur le jour du Seigneur, doutant s’il était proche ou éloigné (II Thess., II, 2) ? Ce que Saint Paul dit ailleurs ; Évite les disputes vaines et profanes, et tout ce qu’opposé une doctrine qui porte faussement le nom de science dont quelques-uns faisant profusion ont fait naufrage en la foi (I Tim. VI, 20) fait bien voir encore que de ce temps où, selon Celse, le nombre des chrétiens était si petit, il y en avait pourtant qui prenaient mal les mystères de la religion.

Mais écoutons ce qu’il nous objecte sur les sectes qui partagent les chrétiens : Depuis qu’ils se sont multipliés, dit-il, ils se font divisés en diverses sectes, chacun voulant former son parti ; et ils se condamnent les uns les autres, ne se pouvant souffrir mutuellement. De sorte qu’ils n’ont presque plus rien de commun que le nom, si l’on peut même dire qu’ils l’aient. C’est au moins la seule chose qu’ils aient eu honte d’abandonner ; pour ce qui est du reste, ils ont tous leurs maximes différentes. Puisqu’il fait de cela un reproche à la religion chrétienne, il lui faut répondre : Que l’on ne se partage en diverses sectes que pour des choses dont l’institution est louable et avantageuse à la société. Ainsi, parce que la médecine est utile et nécessaire aux hommes, et que cependant ils ne conviennent pas de quelle manière il la faut pratiquer, il s’est formé plusieurs sectes différentes de médecins. Tout le monde sait combien il y en a parmi les Grecs ; et je crois qu’il ne t’en trouve guère moins parmi les barbares, à qui cet art n’est pas inconnu. La philosophie aussi, qui promet de nous apprendre à bien vivre, en nous enseignant la vérité et en nous faisant connaître la nature de chaque chose, mais qui nous propose des moyens de nous rendre heureux, sur lesquels il y a de grandes contestations, a fait naître par là une inimité de sectes dont quelques-unes sont fort célèbres et les autres ne le sont pas tant. Le judaïsme pareillement en a produit quantité par les différentes explications qu’on a données aux écrits de Moïse et des prophètes. Également donc, le christianisme ayant paru tout plein de merveilles, non à quelques vils esclaves seulement, comme Celse le voudrait persuader, mais même à divers savants de Grèce, il a fallu nécessairement qu’il s’y soit élevé des sectes plutôt par le désir qu’ont eu ces savants d’en approfondir les mystères, que par aucune suite de querelles et de séditions. Et comme les uns ont trouvé de la vraisemblance en une chose et les autres en une autre, quand il a été question d’expliquer les livres qu’ils reconnaissaient unanimement pour divins, de là est venu que ces sectes ont pris des noms différents, selon qu’elles ont suivi les opinions de celui-ci ou de celui-là, bien que tous généralement soient remplis d’une égale admiration pour la religion chrétienne considérée en elle-même. Mais il n’y a personne d’assez peu raisonnable pour vouloir abolir l’usage de la médecine, parce qu’il y a plusieurs sectes de médecins. Et un homme sage ne se portera jamais à haïr la philosophie, sous ombre que tous les philosophes ne sont pas d’accord. On ne doit pas condamner non plus les livres sacrés de Moïse et des prophètes, à cause de la diversité de sentiments qui se trouve parmi les Juifs. Et si cela est conforme à la raison, pourquoi ne pourrons-nous pas dire la même chose des diverses sectes qui divisent les chrétiens ? Saint Paul en parle divinement, à mon avis, lorsqu’il dit : Il faut qu’il y ait même des sectes et des hérésies parmi vous, afin que l’on découvre par-là ceux qui sont solides dans la piété (I Cor. XI, 19). Car comme pour être solide dans la médecine, il faut en avoir soigneusement examiné la plupart des sectes avant que d’en préférer une à toutes les autres, et que pour être savant en philosophie il ne suffit pas d’avoir embrassé le bon parti, si l’on ne l’a fait après avoir bien pesé les raisons pour et contre ; je puis dire semblablement que pour être bien instruit dans le christianisme, il faut avoir une exacte connaissance des diverses sectes qui se sont élevées et parmi les Juifs et parmi les chrétiens. L’on ne saurait, après tout, faire aucun reproche à la religion chrétienne pour cette diversité de sectes, qu’il ne retombe sur la doctrine de Socrate, qui s’est divisée en tant de branches différentes ; et sur celle de Platon, laquelle Aristote abandonna pour établir de nouveaux principes, comme nous l’avons remarqué ci-dessus.

Il semble, au reste, que Celse ait connaissance de certaines sectes avec qui nous n’avons rien de commun, non pas même le nom de Jésus : et il se peut faire qu’il ait entendu parler de celles des Ophites et des Caïnites ou s’il s’en trouve quelqu’autre semblable qui ait entièrement renoncé à Jésus-Christ ; mais cela ne fait rien contre le christianisme. Il ajoute : Ce qu’il y a de plus merveilleux dans leur établissement, c’est qu’on les peut convaincre de ne s’être unis ensemble par aucune raison valable, si ce ne sont des raisons valables d’union, que l’amour du désordre, l’avantage qu’on y trouve et la crainte d’être opprimé ; car ce sont là les fondements de leur société. Je réponds que notre société est tellement établie sur la raison ou plutôt sur la vertu et sur la puissance divine, que c’est Dieu lui-même qui en a jeté les fondements, par l’espérance que ses prophètes ont donnée aux hommes, du Messie qui devait venir les sauver. Car plus les infidèles font de vains efforts pour nous convaincre d’être mal fondés en cela, plus ils confirment la divinité de cette parole qu’ils combattent si vainement, et la nécessité qu’il y a de reconnaître Jésus pour le Fils de Dieu, avant et après son incarnation. Je dis après son incarnation ; car ce voile n’empêche pas ceux oui ont les yeux de l’âme assez perçants de voir toujours avec évidence que la parole dont il s’agit est vraiment une parole divine ; qu’elle vient immédiatement du ciel, que l’esprit des hommes n’y a rien contribué, ni dans les commencements ni dans la suite ; mais que c’est Dieu lui-même qui, s’étant, révélé à eux par les effets d’une admirable sagesse et par l’éclat d’une infinité de miracles, a premièrement établi le judaïsme et puis le christianisme. Ce que Celse dit, que c’est l’amour du désordre et l’avantage qu’on y trouvait qui ont donné la naissance à une doctrine qui a converti et purifié tant d’âmes, est une chose que nous avons déjà réfutée. Et pour ce qui est de la crainte d’être opprimé, il est clair que notre union ne saurait être l’effet d’une telle cause, qui, par la grâce de Dieu, a cessé il y a longtemps. Bien qu’au fond les fidèles n’aient pas lieu de se promettre la continuation du repos dont ils jouissent maintenant à l’égard des choses de cette vie ; car leurs perpétuels calomniateurs ne manqueront pas sans doute de publier encore que les grands désordres qui troublent à présent l’empire ne viennent que de ce que ceux qui le gouvernent ont laissé multiplier les chrétiens, au lieu de s’attacher à les détruire, ainsi qu’autrefois. Mais comme la religion que nous professons nous apprend à ne nous point endormir et à ne nous point relâcher pendant la paix, elle nous enseigne aussi à ne pas perdre courage lorsque le monde nous fait la guerre, et à ne renoncer jamais à l’amour que nous devons au grand Dieu en Jésus-Christ. Celse dit que nous cachons nos principes ; mais bien loin de cela, nous tâchons d’en mettre les beautés dans tout leur jour, comme l’on voit en ceux qui se rangent parmi nous. Car la première chose que nous faisons, c’est de leur inspirer du mépris pour les idoles et en général pour tous les simulacres. Après, nous élevons leur esprit jusqu’au vrai Dieu, en les détournant de rendre à des créatures le service qui n’est dû qu’au Créateur. Enfin, nous leur faisons reconnaître le Messie, le leur montrant clairement prédit dans ce grand nombre d’oracles des anciens prophètes, et leur expliquant à fond, s’ils sont assez forts pour cela, les écrits des évangélistes et des apôtres.

Il dit ensuite, que nous avons ramassé je ne sais combien de vieux contes pour épouvanter les simples ; mais il laisse à d’autres le soin de le prouver : si ce n’est que la doctrine du jugement, où Dieu doit faire comparaître tous les hommes pour leur faire rendre compte de leurs actions ; une doctrine solidement établie, et sur l’autorité de l’Écriture, et sur les lumières de la raison, soit ce qu’il appelle des contes propres à épouvanter les simples. Mais il faut lui rendre ce témoignage que nous devons à la vérité, c’est que, vers la fin de son écrit, il reconnaît qu’il faudrait être bien impie pour nier le dogme de la punition que doivent attendre les méchants, et de la récompense destinée aux justes ; et que ni lui, ni nous, ni qui que ce soit, ne devons jamais le mettre en doute. Quelles peuvent donc être ces frayeurs que nous donnons aux hommes pour les attirer à nous, si par là il faut entendre autre chose que le dogme de la punition des méchants ? Il ajoute : Qu’ayant ramassé tous ces vieux contes que nous avons altérés en mille manières, nous en remplissons d’abord l’esprit de nos disciples, pour les étonner ; et que nous imitons en cela tes prêtres de Cybèle, qui étourdissent du bruit de leurs tambours ceux qu’ils initient à ses mystères. Mais d’où avons-nous pris ces vieux contes, pour les avoir ainsi altérés ? Est-ce des Grecs qui enseignent qu’il y a sous terre un tribunal où les hommes sont jugés après leur mort : ou si c’est des Juifs, dont les livres prophétiques parlent, entre autres choses, de la vie qui doit suivre celle-ci ? Quelque parti qu’il prenne, on le défie de prouver qu’en réglant notre conduite sur la persuasion de ce jugement à venir, nous nous éloignions de la vérité, nous qui tâchons de ne pas croire sans savoir rendre raison de ce que nous croyons.

Après cela, il compare notre créance avec la religion des Égyptiens. Il dit que, quand on s’approche de leurs temples, on n’y découvre rien qui ne donne de l’admiration ; de grands et de somptueux bâtiments, de superbes portiques, de belles et riches balustrades, des bois acres qui impriment le respect dans l’âme, des cérémonies pleines de dévotion et de mystère : mais que quand on est entré jusqu’au fond on y trouve pour objet d’adoration, un chat, un singe, un crocodile, un bouc ou un chien. Qu’y a-t-il donc parmi nous qui réponde à cette pompe extérieure des Égyptiens ? Et qu’y a-t-il aussi qui ait du rapport avec les vils animaux que l’on adore dans ces temples magnifiques ? Celse dira-t-il bien de nos prophéties, du grand Dieu que nous servons et de notre sentiment sur les simulacres, que c’est ce que nous avons de spécieux : mais que pour notre Jésus-Christ crucifié il mérite d’être comparé aux animaux qu’on sert en Égypte ? S’il dit cela, car je ne pense pas qu’il puisse dire autre chose, nous lui répondrons que nous avons déjà amplement prouvé sur le sujet de Jésus, que ce qui semble lui être arrivé de plus honteux à l’égard de sa nature humaine, ne lui est arrivé que pour le salut des hommes et pour le bien de tout l’univers. Celse fait encore davantage ; car sur ce que ceux qui portent le nom de prophètes parmi les Égyptiens, tâchent de donner de la couleur au culte qu’ils rendent à des bêtes, en disant qu’elles sont des symboles de la divinité ou tout ce qu’il vous plaira, il veut qu’il y ait là-dedans je ne sais quoi de majestueux qui fait sentir à ceux qui y sont instruits, que ce ne sont pas de vains amusements ; mais pour ce qui est des choses admirables que les plus éclairés découvrent dans la doctrine chrétienne, par ces lumières de l’esprit, que Saint Paul appelle don de sagesse et don de science (I Cor. XII, 8), il paraît de la manière qu’il parle qu’il n’en a jamais eu la moindre idée, puisqu’outre ce qu’il dit en cet endroit, il accuse ailleurs les chrétiens de bannir du nombre de leurs fidèles toutes les personnes sages, et de n’y recevoir que des misérables sans esprit et sans vertu. Nous lui répondrons sur cela en temps et lieu. Il ajoute maintenant : que nous nous moquons des Égyptiens, encore qu’ils nous proposent plusieurs beaux emblèmes sous lesquels ils nous veulent faire adorer des intelligences éternelles, et non des animaux périssables, comme la plupart se l’imaginent ; mais que nous sommes des extravagants, puisque les choses que nous disons de Jésus n’ont rien de plus noble ni de de plus relevé que les chiens et que les boucs des Égyptiens. Je veux qu’il ait raison, de louer les beaux emblèmes des Égyptiens et les symboles ingénieux qu’ils nous présentent dans leurs animaux ; mais en a-t-il de prétendre que nous ne disions rien qui mérite qu’on y ait égard quand nous mettons au jour la sagesse de notre doctrine en expliquant tout ce qui regarde Jésus à ceux qui sont avancés dans la connaissance de nos mystères ? Ce sont ces chrétiens avancés et capables de pénétrer dans cette sagesse que Saint Paul appelle parfaits lorsqu’il dit : Nous prêchons la sagesse entre les parfaits, non la sagesse de ce monde, ni des princes de ce monde qui se détruisent ; mais nous prêchons la sagesse de Dieu renfermée dans son mystère ; cette sagesse cachée qu’il avait préparée avant tous les siècles pour notre gloire, et que nul des princes de ce monde n’a connue (I Cor., II, 6). Je voudrais donc bien que quelqu’un de ceux qui sont dans les sentiments de Celse, nous dit si quand Saint Paul se vante de prêcher la sagesse entre les parfaits, il le fait sans savoir même ce que c’est qu’une profonde sagesse. Il ne manquera pas de le dire avec une hardiesse digne de telles gens ; mais il le dit, nous aurons deux choses à lui demander : la première, qu’il étudie un peu les Épîtres de celui qui parle de la sorte, l’Épître aux Éphésiens par exemple, aux Colossiens, aux Thessaloniciens, aux Philippiens ou aux Romains : la seconde, qu’après les avoir étudiées, il nous fasse voir, et qu’il entend tout ce qu’il y aura lu, et qu’il y a trouvé des choses indignes d’un homme sage. Je suis assuré que s’il lit les Épîtres de Saint Paul avec attention, ou il admirera des écrits qui renferment de si grandes choses sous des paroles communes ; ou s’il ne les admire pas, il passera lui-même pour ridicule, soit qu’il se contente d’en proposer simplement le sens comme l’ayant bien compris, soit qu’il entreprenne de combattre et de détruire ce qu’il se sera imaginé de comprendre. Je ne parle point encore de tout ce qui se présente à notre méditation dans les Évangiles, où il y a de quoi exercer les personnes les plus éclairées aussi bien que les plus simples : témoins les beautés secrètes des paraboles sous lesquelles Jésus cachait à ceux de dehors ce qu’il expliquait en particulier à ceux qui, ne s’arrêtant pas à ce son extérieur de ses paroles, s’approchaient de lui à la maison pour s’instruire dans les choses mêmes (Marc, IV, 34). Et qui n’admirera ce qu’il faut entendre lorsque les uns sont nommés ceux de dehors, et les autres ceux de la maison ? Ou qui pourra pénétrer sans étonnement ce qu’emporte la différence des lieux que Jésus choisissait selon la diversité des rencontres, montant sur une montagne pour de certains discours et pour de certaines actions, comme quand il fut transfiguré, et guérissant au bas les malades qui ne le pouvaient suivre avec ses disciples ? Mais ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur les merveilles véritablement divines des Évangiles ni sur celles que Saint Paul nous fait remarquer en Jésus-Christ, qui est la sagesse et la parole de Dieu. Ce que nous avons dit peut suffire pour repousser les railleries indignes d’un philosophe, que Celse a voulu faire des mystères de l’Église, en les comparant aux chats, aux singes, aux crocodiles, aux chiens et aux boucs des Égyptiens. Il ne croit pas pourtant avoir encore assez fait connaître le noble caractère de son esprit ; et pour n’oublier aucune des ingénieuses comparaisons dont il se peut aviser, pour se divertir à nos dépens, il nous allègue ensuite Castor et Pollux, Hercule, Bacchus et Esculape, qui d’hommes sont devenus dieux, si l’on s’en rapporte aux Grecs. Il dit que bien qu’ils aient fait plusieurs actions d’un grand éclat, à l’avantage du genre humain, nous ne pouvons nous résoudre à les regarder comme des dieux, parce que d’abord c’étaient des hommes ; mais que pour notre Jésus, nous soutenons qu’après sa mort. il est apparu à ses disciples les plus affidés. Et afin que son accusation soit plus pressante, il ajoute : Que quand nous disons qu’il est apparu à ses disciples, c’est d’une ombre que cela se doit entendre. Je réponds, que Celse fait voir ici son adresse, en ce qu’il ne veut ni déclarer positivement qu’il n’adore point ces dieux dont il nous parle, de peur qu’en disant son sentiment avec liberté, il ne passât pour athée dans l’esprit de ceux entre les mains de qui son livre pourrait tomber, ni feindre aussi qu’il les reconnaît pour de véritables dieux. Pour nous, il ne nous serait pas plus difficile de le satisfaire sur l’une de ces suppositions, que sur l’autre. Supposant donc que nous disputons contre quelqu’un, qui ne les tienne pas pour des dieux, nous lui demanderons s’il croit qu’ils ne soient rien du tout, mais que leur âme soit tout à fait éteinte, comme il y en a qui disent que l’âme de tous les hommes s’éteint par la mort : ou s’il croit qu’ils subsistent toujours, non à la vérité comme des dieux ; mais soit comme des héros, soit comme de simples âmes, quoi qu’il en soit, comme des êtres immortels, selon la pensée de ceux qui disent que l’âme, séparée du corps, subsiste dans un état d’immortalité. S’il dit qu’ils ne sont rien du tout, ce sera à nous à lui prouver l’immortalité de l’âme, qui est le point fondamental de notre créance. S’il dit qu’ils subsistent, nous ne laisserons pas d’établir notre sentiment touchant l’autre vie, non seulement par rapport à ce que les Grecs en ont enseigné de raisonnable, mais conformément aussi à ce que la révélation divine nous en a appris ; et nous ferons voir par les histoires de ces prétendus héros, qui pendant leur vie ont adoré je ne sais combien de fausses divinités, qu’il est impossible qu’après leur mort, ils aient été reçus au nombre des bienheureux. Car quel jugement pouvons-nous faire d’Hercule, après ce que les auteurs païens nous racontent eux-mêmes de ses débauches et de la vile condition où il se mit chez Omphale déguisé en fille ? Que pouvons-nous penser d’Esculape foudroyé par leur Jupiter et de (Castor et Pollux) ces deux frères, « Qui partageant entre eux et la vie et la mort, Ne passent point de jours qu’ils ne changent de sort, Et qui, tels que des dieux, sont adorés des hommes ? (ODYSS., liv. II. v. 502.) »

Comment veut-on que ceux-ci qui meurent tant de fois, et ces autres dont nous venons de parler, puissent soutenir le nom de dieux ou même celui de héros ? mais il n’en est pas ainsi de notre Jésus. Ce que nous croyons de lui, nous le prouvons par les écrits des prophètes, et nous refusons pas ensuite de comparer son histoire avec celle de ces héros fabuleux, pour faire voir que sa vie a été irrépréhensible ; car ses propres ennemis, qui cherchaient de faux témoignages contre lui, ne purent rien trouver qui leur donnât le moindre prétexte de l’accuser de quelque dérèglement. Sa mort aussi ne fut qu’un effet des embûches qu’ils lui dressèrent, ce qui n’a rien de commun avec la foudre dont Esculape fut frappé. A l’égard de Bacchus, qu’y a-t-il ou dans sa fureur, ou dans ses habits de femme, qui mérite les honneurs divins ? Si, pour défendre leur cause, on a recours aux allégories, il faudra examiner d’un côté si ces allégories sont justes et bien fondées, et de l’autre, si l’on peut croire que des dieux, détrônés et mis en pièces par les Titans, aient une subsistance réelle et soient dignes de nos adorations ou de notre culte. Pour ce qui psi de notre Jésus, lorsqu’il est apparu à ses disciples les plus affidés (afin de parler comme Celse), il leur est apparu réellement ; et il faut une impudence extrême, pour oser avancer que cela se doit entendre d’une ombre. S’il en faut venir à la comparaison des histoires, Celse prétend-il que celles de ses héros soient véritables, et que celle de Jésus soit fausse, bien que ceux qui ont écrit cette dernière aient été eux-mêmes les témoins des choses qu’ils ont écrites ; qu’ils aient donné des preuves sensibles de la certitude qu’ils ont eue de ne s’être point trompés en ce qu’ils ont vu, et qu’ils aient assez justifié que leur déposition est sincère, par les souffrances où ils n’ont fait aucune difficulté de s’exposer pour la soutenir ? Un homme qui voudra ne rien faire que par raison, sera-t-il jamais capable de se rendre témérairement à l’autorité des uns, et de rejeter sans examen le témoignage îles autres ? On dit d’Esculape qu’il y a un fort grand nombre de Grecs et de Barbares qui assurent qu’ils l’ont vu et qu’ils le voient encore souvent prédire l’avenir, guérir des malades et faire d’autres miracles qu’un fantôme ne saurait faire. Celse voudrait que nous le crussions, et il ne nous en blâmerait point. Mais si nous croyons en Jésus sur ce qu’en ont écrit ses disciples, qui ont vu eux-mêmes les merveilles de ses actions, et qui nous ont donné les marques les plus certaines de candeur et de bonne conscience que des hommes en puissent donner dans leurs écrits, nous ne sommes, selon lui, que des extravagants. Où prendra-t-il cependant ce nombre innombrable de Grecs et de Barbares, qu’il dit qui reconnaissent la puissance d’Esculape ? mais s’il juge que cela soit de si grand poids, il ne nous sera pas difficile à nous de lui montrer un nombre innombrable de Grecs et de Barbares qui reconnaissent celle de Jésus, dont quelques-uns, pour faire voir que leur foi produit en eux quelque chose d’extraordinaire, guérissent des malades sans y employer d’autres moyens que l’invocation du grand Dieu, au nom de Jésus, avec le récit de l’histoire de l’Évangile. Car nous en avons vu nous-même plusieurs qui ont été ainsi délivrés d’accidents fâcheux, comme d’égarements d’esprit, de manie et d’une infinité d’autres dont ni les hommes, ni les démons, n’avaient pu les soulager. Mais quand j’accorderais qu’un certain démon nommé Écuslape eût le pouvoir de guérir les corps, je pourrais dire à ceux qui admireraient soit les guérisons d’Esculape, soit les prédictions d’Apollon, que la vertu de guérir des maladies corporelles, et celle de prédire l’avenir, sont de l’ordre des choses indifférentes ; car de ce qu’elles se trouvent dans un sujet, il ne s’ensuit pas que les qualités morales de ce sujet soient bonnes ; il est également possible qu’elles soient mauvaises. Ce serait donc à eux à prouver que ceux qui ont la faculté de guérir ou de prédire ne peuvent avoir de mauvaises qualités ; qu’ils en ont nécessairement de bonnes, et que peu s’en faut qu’ils ne méritent de passer pour dieux ; mais c’est ce que l’on ne prouvera jamais à l’égard de ceux qui font, soit les guérisons, soit les prédictions dont il s’agit. On voit en effet plusieurs personnes qu’on dit avoir été guéries par eux, qui sont entièrement indignes de vivre, étant si corrompues que même un sage médecin ferait scrupule de les guérir. Il se trouvera aussi que les oracles d’Apollon ne sont pas toujours fort raisonnables. Je n’en veux, pour cette heure, alléguer que deux exemples. Le premier, d’un lutteur nommé, je crois, Cléomède, à qui l’oracle veut que l’on rende les honneurs divins, trouvant dans sa lutte quelque chose de plus digne d’estime, que dans la sagesse de Pythagore et de Socrate, pour qui il n’ordonne rien de pareil. L’autre, du poète Archiloque à qui il donne l’éloge de favori des Muses, quoique ses vers n’aient rien que de sale et de déshonnête, et qu’il ait vécu d’une manière bien impure et bien déréglée pour un favori des Muses qui devait avoir de la piété, si les Muses sont des déesses. Je ne crois pas, en effet, qu’il y ait personne qui n’avoue que si la piété est inséparable de toutes les vertus, elle l’est eu particulier de la modestie et de la pudeur : et je doute fort qu’un homme, qui connaîtrait un peu celles-ci, voulût rien dire d’approchant des saletés qu’Archiloque a mises dans ses vers ïambiques. Si donc, ni le pouvoir de guérir des maladies, ni celui de prédire l’avenir, ne sont pas nécessairement des qualités divines, par quelle raison les veut-on faire passer pour telles dans un Esculape et dans Apollon, quand il serait vrai qu’ils les eussent ? Peut-on conclure de là que ce soient des dieux d’une sainteté parfaite, surtout après ce que l’on dit de l’endroit par où l’esprit prophétique d’Apollon, cet esprit qui n’a rien de grossier ni de terrestre, entre dans le corps de la Pythie, comme elle est assise au-dessus du trou sacré ? Pour nous, nous ne disons rien de pareil de Jésus, ni de sa puissance : car nous savons que le corps qu’il prit dans le sein de la Vierge, était un corps matériel sujet aux blessures et à la mort comme celui des autres hommes.

Voyons maintenant les aventures étranges que Celse tire de l’histoire et auxquelles il veut bien ajouter foi, du moins dans son écrit, tout incroyables qu’elles paraissent d’elles-mêmes. Il commence par celle d’Aristée, et il la raconte en ces termes : Aristée de Proconnèse, après avoir miraculeusement disparu d’entre les hommes, s’était depuis clairement fait voir en divers temps et en divers lieux, où il avait dit des choses surprenantes. Apollon avait même expressément commandé aux habitants de Métaponte, de le mettre au rang des dieux : et cependant personne ne l’y met plus. Il y a de l’apparence qu’il a pris cela de Pindare et d’Hérodote, mais il suffira de rapporter ici ce que le dernier en dit dans le quatrième livre de son histoire : J’ai déjà marqué, dit-il, d’où était Aristée ; mais ce que j’ai entendu dire de lui dans Proconnèse et à Cyzique, mérite bien d’être su. Aristée, qui était d’une des meilleures maisons de Proconnèse, étant entré un jour dans la boutique d’un foulon, il y mourut. Le foulon ayant bien fermé sa porte, alla incontinent avertir les parents du mort. Mais comme le bruit s’en fut répandu par la ville, un homme de Cyzique, qui venait de celle d’Artace, assura que cela ne pouvait être, qu’il avait rencontré Aristée sur le chemin de Cyzique et lui avait parlé, ce qu’il soutenait hautement. Là-dessus, les parents arrivent chez le foulon avec tout l’appareil nécessaire pour enlever le corps ; mais étant entrés dans la maison, ils n’y trouvent Aristée, ni mort, ni vivant. Sept ans après il se fit voir dans Proconnèse ; il y fit ces vers que les Grecs appellent Arimaspées, et il disparut ensuite pour la seconde fois. C’est ce que l’on en dit dans ces villes-là ; mais il faut y ajouter ce que j’ai appris qui arriva aux habitants de Metaponte, en Italie, trois cent quarante ans après le dernier de ces deux événements, comme je le recueille, en comparant ce qu’on dit dans Proconnèse avec ce qu’on dit dans Métaponte. Les Métapontins disent donc qu’Aristée se présenta à eux dans leur pays ; qu’il leur ordonna de bâtir un autel à Apollon, et d’élever tout auprès une statue en l’honneur d’Aristée, de Proconnèse, ajoutant qu’ils étaient les seuls des peuples d’Italie qu’Apollon eût honorés de sa présence ; que pour lui, qui se faisait connaître pour Aristée, il avait alors accompagné ce dieu sous la figure d’un corbeau, et que leur ayant ainsi parlé, il disparut ; qu’ils envoyèrent consulter l’oracle de Delphes sur cette vision ; et que la Pythie leur répondit qu’ils suivissent le conseil qui leur avait été donné, et qu’ils s’en trouveraient bien ; qu’ainsi ils obéirent aux ordres qu’ils avaient reçus. En effet, la statue qu’ils élevèrent à Aristée, se voit encore joignant celle d’Apollon, dans un petit bois de lauriers qui est au milieu de la place publique. Voilà ce que je sais d’Aristée. Si Celse s’était contenté de faire ce récit sans l’approuver comme véritable, nous lui répondrions autrement ; mais puisqu’il veut paraître persuadé qu’ Aristée disparut par miracle ; que depuis, il s’est clairement fait voir en divers lieux, et qu’il y a dit des choses surprenantes : puisqu’il nous allègue même, comme de son chef, l’exprès commandement qu’Apollon fit aux Métapontins de mettre Aristée au rang des dieux, nous lui pouvons demander : Quoi ! vous prenez pour de pares fables toutes les merveilles que les disciples de Jésus nous disent de lui, vous ne pouvez souffrir qu’on les croie, et vous ne trouvez rien de fabuleux ni d’incroyable dans cette autre histoire ? Vous, qui accusez les autres d’une trop grande crédulité, comment ne songez-vous point à justifier celle que vous témoignez pour un fait qui mériterait bien que vous ne le laissassiez pas comme vous faites, sans aucune preuve ? Est-ce que la sincérité d’Hérodote et de Pindare passe pour indubitable en votre esprit, pendant que vous refusez toute créance à des personnes qui n’ont point refusé de sceller de tout leur sang la vérité des choses dont leurs écrits ont éternisé la mémoire ? C’est donc à votre avis, pour des contes, pour des fables et pour des rêveries qu’ils ont pris une si ferme résolution de vivre dans la misère et de mourir dans les tourments ? Mais soyez vous-même l’arbitre du différend que vous faites naître entre Aristée et Jésus, et considérant ce que chacun d’eux a fait pour la correction des mœurs et pour l’établissement des devoirs auxquels la piété nous oblige envers le grand Dieu, jugez par l’événement ce qu’il faut croire des aventures de l’un et de l’autre ; si celles de Jésus ne portent pas un caractère divin qui ne paraît nullement dans celles d’Aristée. Car quoi aurait été le dessein de la Providence, en faisant pour ce proconnésien, les miracles dont vous nous parlez ? Quel fruit aurait-elle voulu que les hommes en tirassent ? Vous auriez de la peine à le dire. Mais pour nous, après avoir raconté l’histoire de Jésus, nous rendons une raison très solide des choses merveilleuses qu’elle contient ; c’est que Dieu a voulu par-là confirmer la doctrine salutaire que Jésus a apportée au monde (Ephés., II, 20) : cette doctrine, dont les apôtres ont été comme les fondements, sur la fermeté desquels tout l’édifice du christianisme s’est élevé, dans les temps qui ont suivi, où la main de Dieu parait encore, par un assez grand nombre de guérisons qui se font au nom de Jésus, et par d’autres opérations surprenantes. D’ailleurs, quelle est l’autorité de cet Apollon qui commanda si expressément aux habitants de Métaponte de mettre Aristée au rang des dieux ? Quel était son but en cela : et quel avantage prétendait-il que les Métapontins trouvassent à lui obéir, en adorant un dieu qui un peu auparavant n’était qu’un homme ? Apollon, selon nous, n’est qu’un démon qui se laisse prendre par la fumée de quelque sacrifice ou par l’effusion de quelque liqueur. Cependant, il vous suffit qu’il ait parlé : sa recommandation rend Aristée digne d’avoir des autels ; mais celle du grand Dieu et de ses saints anges, en faveur de Jésus, apportée aux hommes par les prophètes, non depuis qu’il est venu au monde, mais avant qu’il y parût, a si peu de force sur vous, que vous n’admirez ni les prophètes, remplis de l’esprit divin, ni celui qui était le sujet de toutes leurs prophéties. Il y a pourtant assez de quoi admirer ce grand nombre de prédictions qui, depuis tant d’années, avaient tellement attaché les espérances de toute la nation des Juifs à l’attente de cet avènement du Messie, que dès que Jésus parut, elle se divisa en deux partis, plusieurs le reconnaissant pour celui qui avait été promis par les prophètes, et les autres rejetant avec mépris l’auteur d’une doctrine qui ne permettait pas à ses sectateurs de violer le moins du monde les règles de douceur et de patience qu’elle leur prescrivait. Ce fut même ce qui donna à ces incrédules la hardiesse d’entreprendre contre lui toutes les choses que ses disciples nous racontent avec tant d’ingénuité et de bonne foi, qu’ils n’ont point voulu retrancher de sa merveilleuse histoire ce que plusieurs regardent comme l’opprobre de la religion chrétienne. Aussi, tant le maître que les disciples voulaient-ils que les fidèles ne s’arrêtassent pas uniquement aux miracles et à la divinité de Jésus comme s’il n’eût point eu de part à la nature humaine et qu’il ne se fût point revêtu de cette chair infirme, dont les mouvements sont contraires à ceux de l’esprit (Gal., V, 17). Ils savaient que cet Être si élevé au-dessus des hommes, qui s’était abaissé jusqu’à leur condition et à leurs faiblesses, jusqu’à prendre un corps et une âme semblables aux leurs, ne contribuait pas moins par cet abaissement que par ce qu’il avait de plus divin, au salut de ceux qui s’attachaient à lui par leur foi. Nous voyons en effet que c’est en lui qu’a commencé l’union de la nature divine avec l’humaine, afin que la nature humaine, unie étroitement avec la divine, devint ainsi divine elle-même, non seulement en Jésus, mais en tous ceux, généralement qui, après avoir cru, conforment leur vie aux préceptes de Jésus ; car tous ceux qui les suivent ont part à l’amour de Dieu et entrent dans sa communion. L’Apollon de Celse voulait que les Métapontins missent Aristée au rang des dieux ; mais les Métaponlius voyant qu’Aristée n’était qu’un homme et peut-être des moins vertueux préférèrent l’évidence de ces raisons à l’autorité de l’oracle qui leur ordonnait de le reconnaître pour Dieu ou de lui rendre les honneurs divins. Ainsi, ils ne voulurent point obéir à Apollon, et cet ordre de mettre Aristée au rang des dieux n’a été exécuté de personne. Pour ce qui est de Jésus, nous pouvons dire que, comme il était d’une souveraine utilité pour les hommes de le reconnaître pour le Fils de Dieu, pour un Dieu venu sur la terre avec un corps humain et une âme humaine, et qu’au contraire ces démons charnels et terrestres, pour qui les voluptés corporelles ont tant d’appas et qui se l’ont adorer comme des dieux à ceux qui sont mal instruits de la nature des démons, ne trouvaient pas leur compte à le laisser reconnaître pour ce qu’il était, ils firent avec leurs dévots tout ce qu’ils purent pour empêcher que sa doctrine ne s’établît dans le monde ; car ils voyaient bien que si elle s’y établissait, elle en bannirait ces sacrifices et ces libations qui les chatouillaient si agréablement. Mais Dieu, qui avait envoyé Jésus, dissipa toutes les embûches des démons, fit triompher par toute la terre l’Évangile de son Fils, pour la conversion ou pour la correction des hommes, et forma partout des assemblées de fidèles opposées aux autres assemblées de superstitieux, d’intempérants et d’injustes. Car ce sont de ces sortes de personnes que les villes voient ordinairement dans leurs assemblées politiques ; mais si l’on compare les assemblées qui servent Dieu selon les enseignements de Jésus-Christ, à celles des peuples dont elles se sont séparées, elles sont parmi ces autres comme des astres dans le monde (Philip., II, 15). Et qui n’avouera que ceux de nos assemblées ecclésiastiques qui ont fait le moins de progrès dans la vertu et qui sont dans un degré très bas au prix des plus avancés, valent beaucoup mieux que la plupart de ceux dont les assemblées civiles sont composées ? Considérez, par exemple, l’église d’Athènes, vous y verrez régner la douceur et le bon ordre dans le dessein qu’elle a de plaire au grand Dieu, pendant que l’assemblée politique des Athéniens, dans une disposition bien différente, est pleine de confusion et de trouble. J’en dis autant de l’église de Corinthe, comparée à l’assemblée des autres habitants de la même ville, de sorte qu’une personne sincère et équitable, qui voudra y faire réflexion, ne pourra s’empêcher d’admirer celui qui a su et concevoir et exécuter le dessein de former à Dieu des églises au milieu de ces corps politiques, où se font autant de corps à part. Et qui mettrait en parallèle ceux qui gouvernent les unes, et ceux qui gouvernent les autres, trouverait que parmi les conducteurs de nos églises, il y en a qui mériteraient de commander dans une ville habitée par des citoyens divins s’il y en avait une telle dans le monde, au lieu que ceux qui tiennent le premier rang dans les sociétés civiles, n’ont rien dans leurs mœurs qui les rende dignes de la prééminence qu’il semble que leur dignité leur donne sur les autres hommes. Si l’on veut même prendre en chaque ville le principal magistrat du peuple et le pasteur de l’église, la comparaison qu’on en fera sera toujours à l’avantage du dernier, pour vous faire voir que, bien que ceux qui ont part au gouvernement de nos églises ne soient pas tous égaux, et qu’il y en ait qui ne suivent les autres que de loin dans la voie de la vertu, il est certain pourtant que les mœurs des moins avancés en sainteté sont en général plus pures et mieux réglées que celles des magistrats politiques. Cela étant n’y a-t-il pas toute sorte de raisons de conclure que Jésus, qui a réussi dans une telle entreprise, était accompagné d’une puissance vraiment divine, mais qu’il n’y a rien eu de divin, ni dans Aristée, quelque commandement qu’Apollon ait fait de le mettre nu rang des dieux, ni dans ces autres dont Celse nous parle ? il dit que personne ne prend pour Dieu l’Hyperborée Abaris, quoi qu’il eût le privilège de fendre les airs avec ! a même vitesse que sa flèche. Mais il ne faut pas s’en étonner ; car à quel dessein la Divinité aurait-elle donné à cet Abaris un pareil privilégie ? Quel usage en pouvait-il faire pour le bien des autres hommes ou pour le sien propre, quand j’accorderais que ce n’est point là une fable, mais que c’est l’effet de quelque cause surnaturelle ? Au lieu que quand on me dit que mon Jésus a été élevé dans la gloire (I Tim., III, 16), j’en vois la raison dans la sagesse de Dieu qui, par ce miracle qu’il a fait pour le maître, en la présence des disciples, a voulu les attacher à lui afin qu’étant convaincus que sa doctrine était non des hommes, mais du ciel, ils la soutinssent avec un courage inébranlable, ils se consacrassent au service du grand Dieu, et se le proposassent pour la fin de toutes leurs actions, comme ayant à lui en rendre compte dans ce jugement où chacun doit recevoir la récompense du bien ou du mal qu’il aura fait en cette vie.

Celse rapporte aussi l’histoire de ce Clazoménien (nomme Hérmotime), dont l’âme, à ce qu’on dit. sortait souvent de son corps, pour aller faire des courses en divers lieux. Et cependant, ajoute-t-il, il ne passe point non plus pour dieu parmi les hommes. Mais il lui faut répondre que ce sont peut-être quelques mauvais démons qui ont trouvé le moyen de faire publier ces choses (car je ne crois pas qu’ils aient trouvé celui de les faire effectivement arriver), afin que ce que les prophètes ont écrit de Jésus et ce qu’il a dit lui-même, ou fût rejeté, comme des fables pareilles à celle-là, ce ne fût pas plus admiré comme n’ayant rien de plus extraordinaire. Notre Jésus disait de son âme, pour montrer qu’elle ne devait pas être séparée de son corps par une nécessité naturelle (Jean, X, 18), mais par un effet du pouvoir surnaturel qui lui avait été donné d’en disposera sa volonté : Nul ne m’ôte mon âme, mais c’est de moi-même que je la quitte : j’ai te pouvoir de la quitter, et j’ai le pouvoir de la reprendre (Matth., XXVII, 46, et 50). Il la quitta donc, pour user de ce pouvoir, lorsqu’après avoir dit : Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Il jeta un grand cri et rendit l’esprit (Jean, XIX, 33) : prévenant les bourreaux, qui avaient ordre de rompre les jambes aux crucifiés, pour abréger leur supplice. Il la reprit ensuite, lorsqu’il se fit voir à ses disciples, comme il l’avait prédit devant eux aux Juifs incrédules. Abattez ce temple, avait-il dit, et je le relèverai en trois jours (Jean, II, 19). Par où il entendait parler du temple de son corps, touchant lequel les prophètes avaient fait la même prédiction en divers endroits et entre autres dans cet oracle : Ma chair reposera en espérance ; parce que tu ne laisseras point mon âme dans le sépulcre et ne permettras point que ton Saint éprouve la corruption (Ps. XVI, 9).

Voici encore un nouvel exemple que Celse tire des histoires grecques, pour faire voir qu’il les a bien lues. C’est celui de Cléomède, d’Astypalée, qui étant entré dans un coffre et le tenant de force fermé sur lui, s’évada miraculeusement, de sorte, dit-il, que ceux qui le poursuivaient, ayant rompu le coffre, ils ne l’y trouvèrent plus. Mais si c’est là encore une fable, comme nous n’en doutons point, et si la divinité qu’on y mêle, ne s’y fait sentir par aucun bien procuré aux hommes, on ne doit pas en faire comparaison avec l’histoire de Jésus autorisée, et par la conversion de tant de personnes qui composent nos églises, et par toutes les prophéties qui ont parlé de lui, et par les diverses guérisons qui se font en son nom, et par la profondeur des mystères qu’on découvre en sa doctrine, quand on ne se contente pas d’une simple foi, mais qu’on examine avec soin les saintes écritures, pour tâcher d’en pénétrer le sens. C’est ce qu’il nous ordonne lui-même par ces paroles : Examinez avec soin les Écritures (Jean, V, 39). C’est aussi ce que saint Paul nous recommande, lorsqu’il dit qu’il faut que nous sachions comment nous devons répondre à chaque personne (Coloss., IV, 6) : et un autre apôtre, qui veut que nous soyons toujours prêts à rendre raison de notre foi à tous ceux qui le souhaiteront (I Pier. III, 15). Si Celse veut qu’on lui accorde que ce qu’il rapporte ici n’est point une fable, qu’il nous apprenne donc dans quelle vue l’auteur du miracle, dont il s’agit, l’aurait voulu faire pour Cléomède ; car s’il nous en marque quelqu’une qui ail de l’apparence et qui soit digne de Dieu, nous verrons ce qui nous aurons à lui dire : mais s’il ne trouve pas seulement des raisons probables à nous alléguer là-dessus, cela même qu’il n’en trouvera point nous mettra en droit, ou de décrier son histoire comme fausse et de nous moquer de ceux qui la reçoivent, ou de soutenir que ce ne fut qu’une illusion pareille à celle des magiciens, par laquelle quelque démon trompa les yeux du peuple d’Astypalée : quoique Celse nous dise comme s’il prononçait un oracle, que Cléomède s’évada miraculeusement du coffre où il était entré. Je ne pense pas qu’il ait d’autres exemples à nous produire : mais pour faire croire qu’il en omet plusieurs à dessein, on pourrait, ajoute-t-il, rapporter encore un fort grand nombre d’histoires semblables. Soit donc : je veux qu’il en ait plusieurs autres semblables à rapporter de personnes qui n’ont fait nul bien au monde, y pourrait-on rien trouver de ce que l’on trouve en Jésus, quand on considère la nature de ses miracles, dont nous avons déjà tant parlé ? Celse prétend ensuite, qu’en adorant un prisonnier, comme il dit, exécuté à mort, nous soyons dans les mêmes termes que les Gètes qui adorent Zamolxis ; que les Ciliciens qui adorent Mopse ; que les Acarnaniens qui adorent Amphiloque, que les Thébains qui adorent Amphiarée, et que les Lébadiens qui adorent Trophonius. Mais il ne sera pas difficile de faire voir que sa prétention est mal fondée ; car les peuples dont il parle ont bâti des temples et dressé des simulacres à ceux qu’ils adorent, au lieu que nous condamnons tout ce culte, jugeant qu’il convient bien moins à la divinité qu’à des démons, qui sont, je ne sais comment, attachés à de certains lieux, soit qu’ils les aient choisis eux-mêmes pour y faire, s’il faut ainsi dire, leur demeure, ou qu’ils y aient été attirés par des cérémonies superstitieuses et par le pouvoir de la magie. Ce que nous admirons donc en Jésus, c’est qu’il ait détaché nos esprits de toutes les choses qui tombent sous les sens, c’est-à-dire qui non seulement sont corruptibles, mais qui doivent même nécessairement se corrompre, et qu’il les ait élevés jusqu’au grand Dieu qui ne demande qu’on l’honore que par une vie pure et par des prières. Nous lui présentons les nôtres par ce même Jésus qui, comme il tient le milieu entre les natures créées et la nature incréée, nous apporte les grâces de son Père, et porte aussi nos prières à ce grand Dieu en qualité de notre Pontife (Hébr. III, 1). Je ne sais pas, au reste, pourquoi Celse parle comme il fait ; mais il me donne envie de lui faire une petite question qui ne sera pas hors de propos : savoir, s’il n’y a rien de réel sous tous ces noms qu’il a ramassés, et que ce que l’on dit des prodiges de Trophonius à Lébadie, d’Amphiarée dans son temple de Thèbes, d’Amphiloque dans l’Acarnanie, et de Mopse dans la Cilicie, ne soient que des fables ; ou si, dans tous ces lieux-là, il y a quelque démon, quelque héros ou même quelque dieu qui y fasse des choses plus qu’humaines. S’il dit qu’il n’y reconnaît rien d’extraordinaire, soit de la part de Dieu, soit de la part des démons, qu’il se découvre donc une bonne fois pour ce qu’il est, pour un Épicurien, qui est dans d’autres principes que les Grecs, qui n’adore pas leurs dieux, et qui croit qu’il n’y a point de démons. Qu’il avoue encore que c’est en vain qu’il a posé jusqu’ici et qu’il posera ci-après pour véritables des choses qu’il ne croit pas telles. S’il dit au contraire que ceux dont il s’agit sont ou des démons, ou des héros, ou des dieux, qu’il prenne garde que cela ne donne lieu de conclure malgré lui, qu’on en peut dire autant de Jésus qui, par conséquent, aura bien pu persuader à plusieurs personnes que sa venue dans le monde avait quelque chose de divin, ce que Celse ne saurait accorder qu’on ne le contraigne de confesser en même temps que le pouvoir de Jésus est supérieur à celui de tous ces autres, au rang desquels il l’aura mis ; car, pour eux, ils ne s’opposent point au culte les uns des autres, mais notre Jésus, qui se sent assez fort de lui-même et qui les regarde tous comme beaucoup au-dessous de lui, défend d’avoir pour eux d’autre estime que pour de mauvais démons qui habitent dans quelque coin de ce bas monde, parce qu’il ne leur est pas permis de s’élever jusqu’à cette région toute pure et toute divine ou il n’entre rien de ce qu’il y a de grossier sur la terre, le centre de toutes les impuretés.

Ce qu’il dit aussi du jeune Antinoüs, le mignon de l’empereur Adrien, et des honneurs qu’on lui rend à Antinople, ville d’Égypte, soutenant que ceux que nous rendons à Jésus sont de même genre, n’est encore qu’un effet de sa passion, comme il est aisé à l’en convaincre ; car cet efféminé, qui oublia même son sexe, qu’a-t-il de commun avec la conduite grave et honnête de notre Jésus, à qui ses ennemis, quoiqu’ils l’aient chargé de mille fausses accusations, n’ont jamais pu reprocher d’avoir eu la moindre tache d’intempérance ? il ne faut qu’un peu de lumière et d’équité pour juger que ce sont les charmes et les prestiges des Égyptiens, qui ont donné à Antinoüs la réputation de faire je ne sais quels miracles après sa mort, dans la ville qui porte son nom, comme on voit que, par des secrets semblables, ceux qui se mêlent des mêmes sciences, soit en Égypte, soit ailleurs, attachent à d’autres temples quelques démons qui prédisent l’avenir, qui guérissent des maladies, et qui souvent même, pour donner de la frayeur à lu populace simple et grossière, tourmentent les personnes qui ont mangé de certaines viandes défendues, ou qui ont touché le corps d’un mort. C’est de cet ordre qu’est le dieu que l’on sert à Antinople. Il y a des fourbes assez hardie classez adroits pour servir de faux témoins à sa puissance, pendant que quelques misérables s’imaginent l’éprouver effectivement, les uns trompés par le démon qui habile là, les autres pressés par les remords d’une conscience faible, qui leur fait croire que la vengeance divine d’Antinoüs les poursuit. Il faut faire le même jugement de leurs vains mystères, et de leurs prétendus oracles qui sont bien éloignés de ce qui fait que nous adorons Jésus ; car ce n’est pas une troupe d’imposteurs qui, par déférence pour les ordres d’un empereur ou par complaisance pour les désirs de quelque autre prince, aient entrepris de faire passer Jésus pour Dieu : c’est le Créateur même de l’univers qui, par un effet de cette vertu admirable qu’a sa voix de se faire obéir, dès qu’elle se fait entendre, l’a déclaré digne de recevoir les hommages, non seulement des hommes qui voudraient se convertir, mais aussi des démons et des autres puissances invisibles, de sorte qu’on voit qu’elles lui sont soumises jusqu’à présent, soit par la crainte de son nom plein d’autorité, soit par le respect qu’elles lui portent, comme à leur prince légitime. Sans une telle déclaration de la part de Dieu, les démons ne sortiraient pas, comme ils font, du corps des possédés, à la simple prononciation du nom de Jésus. Les Égyptiens au reste, trouveront que c’est faire honneur à cet Antinoüs qu’ils adorent, de le mettre au rang d’Apollon et de Jupiter, et ils souffriront volontiers qu’on les lui compare : car c’est une fausseté tout évidente que ce qu’avance Celse : Qu’ils ne sauraient souffrir qu’on lui compare Jupiter ou Apollon. Mais les chrétiens savent que la vie éternelle qui leur est promise, consiste à connaître le seul Dieu véritable et tout-puissant et Jésus-Christ qu’il a envoyé (Jean, XVII, 3). Ils ont appris aussi que tous les dieux des nations sont des démons carnassiers, qui courent après les victimes, et le sang, et les autres dépendances des sacrifices, cherchant à séduire ceux qui ne mettent pas leur espérance dans le grand Dieu ; mais que les saints anges de Dieu, les anges célestes ont une nature et des inclinations bien différentes de celles de tous les démens dont la terre est le séjour, et qu’ils ne sont connus que d’un petit nombre de personnes éclairées et studieuses. Si l’on fait donc de pareilles comparaisons aux chrétiens, et qu’on leur parle d’Apollon ou de Jupiter ou de quelque autre de ceux qu’on cherche à se rendre favorables par la fumée et par le sang des victimes, ce sont eux qui ne le pourront souffrir. Les uns en seront choqués dans leur simplicité, qui fait qu’encore qu’ils ne puissent rendre raison de la créance qu’ils ont reçue, ils ne laissent pas de la retenir fidèlement ; mais les autres repousseront cette injure par des considérations solides et profondes, tirées (comme on parle dans les écoles) de l’essence intérieure des choses. Ils s’étendront à parler de Dieu et de ceux à qui Dieu, pour l’amour de son Fils unique, Dieu le Verbe, fait l’honneur de communiquer et sa divinité et son nom. Ils parleront amplement aussi tant des anges divins que de ceux qui sont les ennemis de la vérité et qui, étant tombés dans l’erreur, en poussent les suites jusqu’à vouloir passer ou pour des dieux, ou pour des anges de Dieu, ou pour de bons génies, ou pour des héros, c’est-à-dire des âmes humaines qui, à cause de leur vertu, ont été changées en une nature plus excellente. Ces chrétiens éclairés feront voir que comme, dans la philosophie, plusieurs ne s’imaginent avoir trouvé la vérité que sur ce qu’ils se sont éblouis eux-mêmes par quelques raisonnements probables, ou qu’ils se sont rendus trop légèrement à ceux dont d’autres se sont servis avant eux, ainsi parmi les âmes dépouillées de leurs corps, parmi les anges et parmi les démons, il y en a qui se laissent entraîner par quelques probabilités à prendre le nom de dieux. Et parce que les raisons qui les frappent ne sont pas assez de la portée des hommes, pour nous permettre d’en faire un juste et parfait examen, le plus sûr, pour quelque homme que ce soit, c’est sans doute de ne se fier à aucun d’eux, comme si c’était un dieu ; mais uniquement à Jésus-Christ qui, étant l’arbitre et le directeur de toutes choses, connaît parfaitement ce qu’ils sont et l’a découvert à quelque peu de personnes. Pour ce qui est donc d’Antinoüs et de ces autres qu’on adore ou en Égypte ou en Grèce, la foi que l’on a pour eux est, s’il faut ainsi dire, malheureuse ; mais celle que l’on a pour Jésus doit passer et pour heureuse et pour bien fondée, pour heureuse, à l’égard du commun de ceux qui l’embrassent ; pour bien fondée à l’égard du petit nombre de ceux qui l’examinent avec soin ; car je ne crains pas de dire qu’à parler comme on parle ordinairement, il y a une sorte de foi que l’on peut nommer heureuse, de laquelle Dieu a les raisons par devers lui, puisque ce n’est point sans cause qu’il partage si diversement ses faveurs à tous les hommes qui viennent au monde. Et les Grecs eux-mêmes avoueront que le bonheur a beaucoup de part à ce qui forme ceux qu’on estime les plus sages ; qu’il lui faut attribuer, par exemple, l’occasion de se faire instruire par un tel ou par un tel docteur ; la rencontre d’un maître qui suive de bons principes, y en ayant d’autres qui en suivent de tout contraires ; et l’éducation avec des personnes vertueuses. En effet on en voit plusieurs qui sont nourris de telle manière, qu’il ne leur est pas même permis de se faire aucune idée des véritables biens, et qui, dès leur enfance servent aux passions brutales de quelques infâmes débauchés, ou se trouvent réduits à être esclaves, ou tombent dans quelque pareille infortune qui empêche l’âme île s’élever. Il ne faut pas douter que la Providence n’ait de bonnes raisons de ce qu’elle fait en tout cela ; mais il est difficile que les hommes les découvrent. J’ai cru devoir faire cette espèce de digression pour répondre à ce reproche : Que peut-on attendre d’une foi qui embrasse le premier objet qui se présente ? Il fallait bien par la différence de l’éducation des hommes, montrer la différence de leur foi à l’égard de laquelle les uns sont plus heureux ou plus malheureux que les autres, et passer de là à faire voir qu’il semble que ce qu’on nomme bonheur ou malheur contribue, dans les plus habiles même, à produire ce qui leur donne tant de réputation, et à les mettre dans les sentiments qu’on dirait pour l’ordinaire que la raison seule leur inspire.

Mais en voilà assez sur cette matière. Suivons Celse qui ajoute que c’est la foi dont nos âmes sont préoccupées qui nous attache ainsi à Jésus. J’avoue que c’est notre foi qui nous attache à lui ; mais voyez si l’on peut s’empêcher de reconnaître pour légitime une foi qui a le grand Dieu pour objet, si celui qui l’a fait naître dans nos cœurs ne mérite pas que nous lui en sachions gré, et si nous ne devons pas croire qu’il ne l’a ni entrepris ni exécuté sans l’assistance divine. Nous croyons aussi que ceux qui ont écrit l’histoire de l’Évangile étaient des personnes sincères ; mais c’est que nous voyons clairement dans leurs écrits des marques de leur piété et de leur candeur, n’y découvrant rien qui sente le déguisement, l’artifice, la fourbe ou l’imposture. Nous sommes persuadés que des esprits qui n’avaient pas été formés dans les écoles es Grecs, pour y apprendre les subtilités et les tours insinuants des sophistes ou les finesses de la rhétorique du barreau, n’auraient pas été capables d’inventer des choses si propres d’elles-mêmes à nous inspirer, avec la foi qu’ils nous demandaient, la résolution d’y conformer notre vie. Et je ne doute pas que ce ne soit pour cette raison que Jésus voulut employer de tels hérauts à publier sa doctrine, afin qu’on n’eût aucun lieu de soupçonner que ce fût par l’illusion de quelques sophismes qu’elle se soutint ; mais qu’au contraire les personnes intelligentes connussent évidemment que Dieu, favorisant la bonne foi de nos auteurs, jointe, s’il le faut dire, à une grande simplicité, l’avait accompagnée d’une vertu et d’une efficace qui avait beaucoup plus fait qu’on ne saurait jamais espérer de l’éloquence grecque avec ses discours les plus étudiés et les mieux suivis, avec toutes ses figures et tous ses ornements. D’ailleurs n’est-il pas vrai que les principes de notre foi s’accordent si parfaitement avec les premières et les plus communes idées que la nature nous donne, qu’ils s’insinuent d’eux-mêmes dans un esprit bien disposé ? Car quoique la corruption, fortifiée par les préceptes et par les exemples soit assez générale et assez puissante dans le monde, sur le fait des simulacres, pour en faire les dieux d’une infinité de gens, comme si des ouvrages d’or, d’argent, d’ivoire ou de pierre méritaient d’être adorés : il est certain pourtant que si l’on veut suivre ces idées naturelles, l’on doit penser que Dieu n’est rien moins qu’une matière corruptible, et qu’il ne saurait être honoré dans ces choses inanimées où les hommes prétendent le représenter, soit par de véritables images, soit par des symboles. Ainsi l’on conclut bientôt que ces simulacres ne peuvent être des dieux, et que ces ouvrages n’ont aucune proportion avec l’Ouvrier de toutes choses, étant si petits en comparaison de ce grand Dieu qui a créé, qui soutient et qui gouverne l’univers (Act., XVII, 29). L’âme raisonnable faisant aussi réflexion sur ce qu’elle est elle-même, et reconnaissant l’affinité qu’elle a avec la nature divine, rejette tout d’un coup ceux qu’elle avait jusque-là pris pour des dieux, et se sent naturellement portée à l’amour du Créateur : et par une suite de cet amour, elle s’attache fortement à celui qui a le premier appris à tous les peuples ce qu’ils devaient croire de Dieu et de son royaume, le leur ayant fait enseigner par ses disciples choisis, qu’il revêtit pour cela d’une vertu et d’une puissance surnaturelles.

Celse ajoute encore que bien que Jésus ait eu un corps mortel, nous ne laissons pas d’en parler comme d’un Dieu ; et que nous croyons même que la piété nous y oblige. Mais c’est un reproche qu’il nous a déjà fait je ne sais combien de fois : et il serait inutile de s’y arrêter après l’avoir repoussé aussi souvent que nous avons fait. Que nos accusateurs sachent néanmoins que celui que nous disons et que nous sommes persuadés qui est Dieu et le Fils de Dieu de tout temps, c’est la propre parole (Jean, I, 1), la propre sagesse et la propre vérité de Dieu ; mais que, selon nous, son corps mortel, animé d’une âme humaine a reçu de très grands avantages d’avoir été non seulement joint, mais uni et mêlé avec lui, et qu’ayant été fait participant de sa divinité, il a été changé en Dieu. Après cela si quelqu’un s’offense encore de ce que nous oisons, comme si nous l’entendions précisément du corps de Jésus, je le renvoie à ce que les Grecs enseignent touchant la matière première qui d’elle-même n’a aucune qualité, mais qui reçoit toutes celles que le souverain Être lui veut imprimer, et qui d’une moins noble passe souvent à d’autres plus excellentes ; car si ce qu’ils enseignent est vrai, faut-il s’étonner que les qualités mortelles du corps de Jésus aient été changées par la volonté de Dieu et par la conduite de sa Providence en des qualités célestes et divines ? Celse ne s’exprime donc pas en logicien lorsque, comparant la chair humaine de Jésus à de l’or, à de l’argent et à des pierres, il dit qu’elle est plus corruptible que ces matières : car, à parler exactement, comme de deux choses incorruptibles, l’une n’est pas plus incorruptible que l’autre ; ainsi de deux choses corruptibles celle-ci n’est pas plus corruptible que celle-là. Mais quand la corruptibilité ne serait pas égale dans toutes les choses corruptibles, nous dirions toujours que, si cette matière, indéterminée à toutes les formes, peut changer de qualité, on ne doit pas juger impossible que la chair de Jésus en ait changé, et qu’afin de pouvoir demeurer dans la région éthérée et même au-dessus, elle se soit dépouillée de toutes ses infirmités et de ce que Celse appelle le plus impur. En quoi il s’éloigne encore de l’exactitude d’un philosophe ; car il n’y a proprement d’impur que ce qui est tel par le vice : et par conséquent la nature des corps n’est point impure ; puisqu’un tant que corporelle elle n’a rien de vicieux qui puisse produire l’impureté ; mais comme il prévoyait notre réponse, il parle en ces termes du changement que nous venons d’expliquer : Peut-être qu’en laissant ces qualités il sera devenu Dieu. N’est-ce pas ce que l’on peut dire beaucoup plutôt d’Esculape, de Bacchus et d’Hercule ? Il lui faut donc demander ce qu’Esculape, Hercule et Bacchus ont fait de si admirable, et à quelles personnes ils ont inspiré des sentiments de sagesse et de vertu par leurs discours ou par leur exemple, pour mériter de devenir dieux. Lisons toutes leurs histoires, et voyons s’ils ont été exempts d’injustice, d’intempérance, d’emportement et de lâcheté. S’il se trouve qu’ils en aient été exempts, à la bonne heure ; que Celse ait raison de les égaler à Jésus ; mais s’il se trouve au contraire que pour une action digne de quelque louange, on leur en attribue manifestement un nombre infini de blâmables, sur quel fondement est-ce qu’on doit dire d’eux qu’ayant quitté leur corps mortel ils sont devenus dieux beaucoup plus tôt qu’on ne le doit dire de Jésus.

Il dit ensuite que quand nous voyons qu’on adore Jupiter, dont on montre le tombeau en Crète, nous nous en moquons sans savoir ni pourquoi ni comment ce tombeau se montre ; et que cependant nous adorons nous-mêmes un homme mis dans le tombeau. Voyez de quelle manière il fait l’apologie des Crétois, et celle de Jupiter et de son sépulcre, insinuant que c’est pour quelques raisons allégoriques qu’on a inventé cette fable touchant Jupiter, pendant qu’il nous condamne, nous qui avouons bien que notre Jésus a été mis dans le sépulcre, mais qui soutenons qu’il en est sorti vivant, ce que les Crétois ne disent pas de leur Jupiter. Puisqu’il croit, au reste, que pour nous fermer la bouche sur le sujet de ce tombeau de Jupiter, que l’on montre en Crète, il suffit de nous dire que nous ne savons ni pourquoi ni comment cela se fait ; il sera bon de remarquer que Callimaque, Cyrénien, qui avait lu tant de poèmes et qui avait fait des recueils de presque toute l’histoire grecque, ne reconnaît point d’allégorie dans ce que l’on dit de Jupiter et de son tombeau : ce qui fait qu’il s’emporte ainsi contre les Crétois dans son hymne pour Jupiter :

« Les Crétois sont toujours menteurs ;
Et sur la foi de tels auteurs
Ton histoire est un peu suspecte :
Ils t’ont mis sous un monument,
Toi, grand Dieu, que la mort respecte,
Et qui vis éternellement ; »

mais lui qui nie par-là que Jupiter soit mort et que son tombeau se voie en Crète, nous apprend, toutefois qu’il a commencé à mourir ; car la naissance telle qu’on la reçoit sur terre est le commencement de la mort : et voici ce qu’il dit :

« Parrhase en ses forêts te vit naître de Rhée. »

Comme il nie donc que Jupiter soit né en Crète, parce qu’on prétend qu’il y soit mort, il devait voir que s’il est né en Arcadie, il s’ensuit nécessairement qu’il a dû mourir. Il en parle de cette manière :

« Des peuples d’Arcadie et des peuples de Crète
La dispute n’est pas secrète ;
Mais leur droit est litigieux.
Les uns et les autres se vantent
De l’avoir vu naître chez eux ;
Jupiter, dis-nous ceux qui mentent.
Les Crétois sont toujours menteurs ; »

et ce qui suit. L’injustice de Celse nous a engagés dans ces recherches ; car il veut bien croire, sur le témoignage de nos historiens, que Jésus est mort et qu’il a été mis au sépulcre ; mais il prend sa résurrection pour une fable, bien qu’elle eût été prédite par tant de prophètes et qu’il y ait tant de preuves des apparitions de Jésus ressuscité.

Après cela il allègue contre nous ce que disent quelques personnes, en fort petit nombre, qui portent le nom de chrétiens, mais qui s’éloignent de la doctrine de Jésus, et qui, bien loin d’être les plus éclairés, comme il le pose, sont tout au contraire les plus grossiers. Voici, dit-il, leurs maximes : loin d’ici tous ceux qui ont quelque savoir, quelque sagesse ou quelque prudence ; ce sont là, selon nous, de mauvaises qualités ; mais que les ignorants, les fous et les étourdis approchent hardiment. En reconnaissant, ajoute-t-il, que de telles gens sont dignes de leur Dieu, ils confessent, par même moyen, qu’ils ne veulent et qu’ils ne peuvent gagner que des personnes sans esprit, sans jugement et sans vertu, des femmes, des enfants et des esclaves. Je réponds par un exemple. Jésus a recommandé la continence lorsqu’il a dit : Quiconque regarde une femme avec un mauvais désir, a déjà commis t’adultère dans son cœur (Matth., V, 28). Si quelqu’un voyait donc que dans cette multitude infinie de chrétiens il y en eût quelque petit nombre qui, voulant passer pour tels, ne laissassent pas de s’abandonner à la débauche, il aurait raison de condamner leur vie comme peu conforme aux préceptes de Jésus, mais il aurait tort de s’en prendre aux préceptes mêmes. Ainsi, s’il se trouve que la doctrine chrétienne nous appelle à la sagesse autant qu’aucune autre, il faudra seulement blâmer ceux qui, pour défendre leur stupidité disent non ce que Celse leur fait dire (car il n’y a point de gens assez grossiers ni assez brutaux pour parler si crûment), mais quelques autres choses beaucoup moins fortes, par où ils témoignent n’approuver pas l’étude de la sagesse. Or que notre doctrine nous appelle à être sages, c’est ce que nous pouvons prouver, et par les anciennes Écritures, que nous recevons comme les Juifs, et par celles qu’on y a jointes depuis le temps de Jésus, que nos églises reconnaissent pour divines. David dit à Dieu dans la prière qu’il lui fait au psaume L. Tu m’as révélé les secrets et les mystères de ta sagesse (Ps. LI, 8). Et qui lira ce livre des Psaumes, trouvera qu’il est tout rempli de sages enseignements. Salomon est loué d’avoir demandé la sagesse (III Rois, III, 10) : et l’on peut voir dans ses écrits des traces de celle qui lui fut donnée. Car ils sont composés de sentences qui renferment un grand sens en peu de mots ; et il y fait en plusieurs endroits l’éloge de la sagesse avec des exhortations à la chercher. Il fut si sage, qu’au bruit de son nom et de celui du Seigneur, la reine de Saba le vint éprouver par des questions obscures. Elle lui parla de tout ce qu’elle avait dans le cœur, et il répondit à toutes ses questions. Il n’y eut aucune chose que le roi n’entendit et qu’il ne lui expliquât. Alors la reine de Saba voyant toute la sagesse de Salomon et l’ordre admirable de sa cour. Elle en fut toute ravie, et elle dit au roi : Ce qu’on m’avait dit en mon pays de toi et de ta sagesse était très véritable. Je ne croyais pas néanmoins ce qu’on m’en disait jusqu’à ce que je sois venue moi-même et que je l’aie vu de mes propres yeux. Mais on ne m’avait pas dit la moitié de ce qui en est. Ta sagesse et tes autres avantages passent de beaucoup tout ce que la renommée m’en avait appris (III Rois, X, 1). Nous lisons ailleurs : que Dieu donna à Salomon une abondance de sagesse, de prudence et de lumières égale au sable de la mer ; de sorte que sa sagesse surpassa celle de tous les anciens, de tous les sages d’Égypte et de tous les hommes. Il fut plus sage que Géthan Ezarite, qu’Einad. Calcad et Aradab. enfants de Madi : et sa réputation se répandit de tous côtés dans les pays étrangers. Salomon mit aussi au jour mille paraboles, et composa cinq mille cantiques. Il traita de toutes les plantes, depuis le cèdre, qui croît sur le Liban, jusqu’à l’hyssope qui sort des murailles ; il parla de tous les animaux tant aquatiques que terrestres. Enfin tous les peuples venaient entendre la sagesse de Salomon : et tous les rois de la terre envoyaient vers lui, sur le rapport qu’on leur en faisait (Ibid. IV, 29). Notre doctrine est si éloignée de ne vouloir pas de sages parmi ses fidèles, que pour exercer l’esprit de ceux qui l’embrassent, elle se cache tantôt sous des expressions obscures et énigmatiques, tantôt sous des paraboles et sous des emblèmes. Osée, l’un de nos prophètes, parle ainsi à la fin de son livre : Qui est sage ? et il comprendra ceci : qui est prudent ? et il l’entendra (Osée, XIV, 9). Daniel et ses compagnons ayant été emmenés captifs à Babylone, firent de si grands progrès dans les sciences mêmes qu’on y cultivait, qu’ils se rendirent dix fois plus savants que tous les sages qui approchaient de la personne du roi (Dan., I, 20). De là vient qu’Ézéchiel s’adressant au prince de Tyr, qui était tout fier de sa sagesse, lui demande, Es-tu plus sage que Daniel ? Tout ce qui est caché ne t’a point été découvert (Ezéc., XXVIII, 3 ; Marc., IV, 2, 34). Si l’on veut maintenant passer aux nouvelles Écritures, on verra que Jésus propose des paraboles à la foule de ses auditeurs, ne jugeant pas ceux de dehors dignes d’autre chose que de ces instructions extérieures : mais qu’étant en particulier, il explique tout à ses disciples, qu’il préfère à ces troupes comme les légitimes héritiers de sa sagesse. Il fait cette promesse à ceux qui croiraient en lui : Je vous enverrai des sages et des docteurs ; mais ils tueront les uns, et ils crucifieront les autres (Matth. XXIII, 34). Et Saint Paul faisant l’énumération des grâces de Dieu, met au premier rang le don de la sagesse (I Cor., XII, 8, 9) : il nomme ensuite le don de la science comme inférieur, et puis le don de la foi comme au-dessous encore. Après quoi il passe au don de faire des miracles et à celui de guérir les maladies ; pour montrer, en les plaçant ainsi, que les grâces spirituelles sont bien plus considérables, selon lui, que les dons corporels les plus éclatants. Saint Etienne, dans les Actes des Apôtres, rend témoignage au grand savoir de Moïse, lorsqu’il dit de lui, qu’il fut instruit dans toute la sagesse des Égyptiens (Act., VII, 22) : ce qu’il tire sans doute de quelques anciens écrits qui n’étaient pas entre les mains de tout le monde. Aussi Moïse fut-il soupçonné de ne faire pas ses miracles par l’ordre et par la vertu de Dieu, comme il s’en vantait, mais par les secrets de la science qu’il avait apprise eu Égypte (Exode, VII, 11). Dans cette pensée, le roi fit venir ses sages, ses magiciens et ceux, qui étaient les plus célèbres par leurs enchantements ; mais on connut bientôt que tout leur savoir n’était rien en comparaison du savoir de Moïse, et que celui-ci était d’une espèce bien plus sublime. Ce qui fait croire à quelques-uns que notre religion rejette les sages, c’est peut-être ce que Saint Paul dit dans sa première Épître aux Corinthiens, parlant à des Grecs qui avaient une haute opinion de la sagesse grecque (I Cor., I. 18, etc.). Mais qu’ils sachent que, comme notre sainte doctrine se moque des hommes vains qui, négligeant la connaissance des choses spirituelles, invisibles et éternelles, s’attachent uniquement aux choses sensibles dont ils font leur tout, et qu’à cause de cela, elle les appelle les sages de ce monde : elle met aussi une grande différence entre les dogmes. Il y en a qui rapportent tout aux corps et à la matière, suivant lesquels on pose que tous les êtres, proprement dits, sont corporels et qu’il ne faut point admettre ces autres substances qu’on nomme invisibles ou immatérielles. Ce sont ces dogmes que Saint Paul appelle, la sagesse de ce monde, qui se détruit et qui périt ; ou, la sagesse de ce siècle. Mais il y en a d’autres qui détachent nos âmes de la terre, pour les élever dans la félicité de Dieu, ou, selon le style des chrétiens, dans la gloire de son royaume ; et qui, nous inspirant du mépris pour ce qui frappe la vue ou les autres sens, comme pour des choses périssables, nous font porter nos désirs et nos espérances vers des objets qui ne se peuvent ni voir ni toucher. Ce sont ceux-là que Saint Paul appelle, la sagesse de Dieu. Et comme il est sincère, il dit à l’égard des vérités que quelques sages d’entre les Grecs avaient découvertes, qu’ayant connu Dieu. ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces (Rom., I, 21). Il témoigne par-là, qu’ils connaissaient Dieu ; et pour montrer que ce n’était pas sans le secours de Dieu même, il assure que c’est Dieu qui leur avait donné cette connaissance, (Rom., I, 19), voulant parler, si je ne me trompe, de ceux qui, des choses visibles montent aux choses spirituelles. En effet il ajoute : Ce qui est invisible en Dieu, tant sa puissance éternelle que sa divinité, est visible en ses ouvrages, et s’y fait connaître depuis la création du monde : ainsi ces personnes sont inexcusables, parce qu’ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces (Rom. I, 20, et 21). Peut-être aussi que ce qui fait croire que notre doctrine est ennemie du savoir, de la sagesse et de la prudence, ce sont ces autres paroles de Saint Paul : Considérez, mes frères, ceux d’entre vous que Dieu a appelés à la foi ; il y en a peu de sages selon la chair, peu de puissants et peu de nobles. Mais Dieu a choisi les moins sages selon le monde, pour confondre les sages ; il a choisi les plus faibles selon le monde, pour confondre les puissants ; il a choisi les plus vils et les plus méprisables selon le monde, et ce qui n’était rien, pour détruire ce qui était le plus grand, afin que nul homme ne se glorifie devant lui (I Cor., I, 26, etc.). On peut répondre à ceux qui auraient cette pensée, que l’apôtre ne dit pas, Qu’il n’y a point de sages selon la chair, mais, qu’il y a peu de sages selon la chair (Tit., I, 9, etc.). Et on sait que Saint Paul, décrivant les qualités que doivent avoir ceux qu’on appelle évêques, y met celle de docteur, lorsqu’il dit : qu’il faut que l’évêque soit capable de convaincre ceux qui s’opposent à la saine doctrine et de fermer la bouche, par sa sagesse, à ces personnes qui s’occupent à conter des fables, et qui séduire les âmes (I Tim., III, 2). Comme il préfère pour l’épiscopal, celui qui n’a épousé qu’une seule femme, à celui qui en a épousé deux, celui qui est irrépréhensible, à celui qui est digne de répréhension, celui qui est vigilant, à celui qui ne l’est pas, celui qui a de la tempérance, à celui qui n’en a point, celui qui est grave et honnête, à celui qui fait la moindre chose contre la bienséance ; il veut aussi qu’une personne qui aspire à cette charge soit propre à instruire les fidèles et à confondre les ennemis de la vérité. Quelle raison Celse a-t-il donc de nous insulter, comme si nous disions : Loin d’ici tous ceux qui ont quelque savoir, quelque sagesse ou quelque prudence ? Nous disons plutôt : Que les savants, les sages et les prudents approchent, s’ils veulent ; mais que les ignorants, les fous, les étourdis et les simples ne laissent pas d’approcher hardiment aussi ; car notre doctrine promet de guérir ceux qui sont dans ce mauvais état, et de les rendre tous dignes de Dieu. C’est encore une fausseté de dire que les prédicateurs de celle sainte doctrine ne veulent gagner que des personnes sans esprit, sans jugement et sans vertu, des femmes, des enfants et des esclaves. Il est vrai qu’elle invite toutes ces personnes à la suivre, afin de les corriger de leurs défauts mais elle y invite aussi ceux qui ont d’autres qualités meilleures ; car Jésus-Christ est le Sauveur de tous les hommes et principalement des fidèles (I Tim., IV, 10), sans avoir égard soit à leur sagesse, soit à leur simplicité. Il est la victime de propitiation offerte au Père pour nos péchés, et non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux de tout le monde (I Jean, II, 2). Il serait donc superflu, après cela, de vouloir répondre à Celse qui nous demande : Mais encore, quel mal y a-t-il se rendre savant, à se remplir l’esprit d’excellentes méditations à être prudent et à passer pour tel ? Quel obstacle y trouve-t-on à la connaissance de Dieu ? Ne sont-ce pas plutôt des aides et des lumières à ceux qui cherchent la vérité ? Il n’y a point de mal sans doute à se rendre véritablement savant, puisque le savoir est le chemin de la vertu. Mais les sages, même d’entre les Grecs, ne voudraient pas mettre au nombre des savants ceux qui suivent de faux principes. Qui peut nier aussi qu’on ne fasse bien de se remplir l’esprit d’excellentes méditations ? Mais quelles sont les méditations qu’on doit nommer excellentes, sinon relies qui ont la vérité et la vertu pour objet ? C’est certainement une bonne chose d’être prudent ; mais de passer pour tel, cela est assez indifférent, quoi qu’en veuille dire Celse. Et ce ne sont point là des obstacles à la connaissance de Dieu ; au contraire, et le savoir, et les excellentes méditations, et la prudence, servent à l’acquérir. C’est à nous à le dire, plutôt qu’à Celse, s’il se trouve surtout qu’il soit épicurien.

Mais passons à ce qu’il ajoute : Il en est, dit-il, comme de ces scélérats qui font métier d’amuser le peuple dans les places publiques, et qui n’oseraient jamais entrer dans une assemblée d’hommes prudents, pour y faire leurs tours de souplesse ; mais s’ ils aperçoivent quelque troupe d’enfants, d’esclaves ou de gens simples, c’est là qu’ils s’adressent et qu’ils se font admirer. C’est encore une nouvelle injure qu’il nous fait, de nous comparer à ces scélérats qui font métier d’amuser le peuple dans les places publiques. Car en quoi témoignons-nous que nous soyons des scélérats ? ou que faisons-nous de semblable à ceux dont il parle, nous qui, par la lecture et par l’explication des livres sacrés, détournons les hommes de mépriser la Divinité, et de rien faire contre la droite raison, pour les porter ensuite à la piété que le grand Dieu demande, et aux autres vertus dont la piété doit être accompagnée ? Les philosophes voudraient bien amuser le monde de cette manière et avoir un auditoire aussi nombreux, lorsqu’ils débitent les préceptes de leur morale, comme on voit, entre autres, quelques cyniques conférer publiquement avec les premiers qui se rencontrent. Dira-t-on, sous ombre, qu’ils ne font pas leurs leçons parmi les savants, mais dans la foule de la populace, qu’ils ressemblent aussi à ces scélérats qui font métier d’amuser le peuple dans les places publiques ? Je ne pense pas que Celse, ni aucun de ceux qui sont de son sentiment, les voulut blâmer de s’attacher à instruire ceux qui ont le plus besoin d’instruction, comme ils croient que l’humanité les y oblige. Mais s’ils ne sont peint blâmables en cela, il faut voir si les chrétiens ne le sont pas beaucoup moins encore, quand ils recommandent l’honnêteté à tout le monde. Car ces philosophes, qui discourent en public, ne choisissent point leurs auditeurs : quiconque veut s’arrêter à les entendre, le peut faire. Au lieu que les chrétiens examinent, autant qu’ils peuvent, le cœur de ceux qui veulent être du nombre de leurs disciples, et qu’ils leur font en particulier diverses exhortations, pour les fortifier dans le dessein de bien vivre, avant que de les recevoir dans leurs assemblées. Enfin ils les y reçoivent, quand ils les voient dans l’état où ils les désirent ; et ils en font un ordre à part : car ils en ont deux différents parmi eux, l’un, des initiés qui ne le sont que depuis peu et qui n’ont pas encore reçu le symbole de leur purification ; l’autre, des personnes qui ont donné toutes les preuves possibles de la ferme résolution où elles sont de n’abandonner jamais la profession du christianisme. C’est d’entre ces derniers que l’on en choisit quelques-uns, pour avoir le soin d’examiner la vie et les mœurs de ceux qui souhaitent d’être admis dans l’assemblée, afin qu’ils en éloignent ceux qui refusent de renoncer à leurs vices ; et qu’y recevant les autres avec joie, ils leur fassent faire tous les jours du nouveaux progrès dans la vertu. Ils en usent à peu près de la même sorte à l’égard des pécheurs et surtout de ceux qui vivent dans l’impureté. Ils les retranchent de leur communion, pour faire voir combien est juste la comparaison que Celse fait d’eux, avec ces scélérats qui font métier d’amuser le peuple dans les places publiques. La célèbre école de Pythagore avait accoutumé de bâtir un cénotaphe à ceux qui la quittaient, les regardant comme s’ils eussent été morts. Les chrétiens pleurent aussi comme morts à Dieu et comme perdus, ceux qui se laissent vaincre à la luxure ou à quelque autre péché : et s’il leur arrive de donner des marques suffisantes d’un sérieux retour, ils les regardent comme ressuscites d’entre les morts ; mais ils sont beaucoup plus longtemps à les recevoir qu’à recevoir ceux qui se présentent la première fois. Ils leur ôtent même pour l’avenir toute espérance d’avoir part au gouvernement et à la conduite de l’Église de Dieu, parce qu’une telle chute les en rend indignes. Après cela, n’est-ce pas une calomnie évidente de nous mettre, comme Celse fait, au rang de ces scélérats qui font métier d’amuser le peuple dans les places publiques ? Il en est, dit-il, comme de ces scélérats qui font métier d’amuser le peuple dans les places publiques, et qui n’oseraient jamais entrer dans une assemblée d’hommes prudents, pour y faire leurs tours de souplesse ; mais s’ils aperçoivent quelque troupe d’enfants, d’esclaves ou de gens simples, c’est là qu’ils s’adressent et qu’ils se font admirer. Que fait-il là autre chose que ce que font ces femmes qui se querellent dans les carrefours et qui n’ont pour but que de se dire des injures ? Car nous ne négligeons rien de ce qui peut dépendre de nous, pour faire que nos assemblées soient composées de personnes prudentes : et nous ne nous hasardons à expliquer, dans les discours que nous faisons en public, ce qu’il y a de plus sublime et de plus divin dans notre doctrine, que quand nous avons des auditeurs intelligents. Nous le taisons, et nous le cachons à ceux qui nous viennent écouter avec un esprit qui a encore besoin de ces enseignements, qu’on nomme du lait, par une façon de parler figurée C’est ce que nous avons appris de notre Saint Paul qui, écrivant aux Corinthiens, Grecs de naissance, mais bien éloignés encore d’être parfaitement purifiés dans leurs mœurs : Je vous ai nourris de lait, leur dit-il, et non pas de viandes solides, parce que vous n’en étiez pas encore capables : et vous ne l’êtes pas encore à présent, parce que vous êtes encore charnels. Car, puisqu’il y a parmi vous des jalousies et des disputes, n’êtes-vous pas charnels, et n’y a-t-il pas de l’homme dans votre conduite (I Cor., III, 2) ? Le même apôtre, qui savait qu’il y a, pour l’âme des plus avancés, une nourriture plus parfaite ; mais que pour les personnes nouvellement initiées, il y en a une autre, semblable au lait qu’on donne aux enfants, dit ailleurs : Vous êtes dans un état où vous auriez besoin qu’on ne vous donnât que du lait, et non une nourriture solide ; car quiconque n’est nourri que de lait, est incapable d’entendre ce qu’on lui dit de la justice, comme étant encore enfant ; mais ta nourriture solide est pour les parfaits. c’est-à-dire pour ceux dont l’esprit, par une longue habitude, s’est accoutumé à discerner le bien et le mal (Hébr., V, 11, etc.). Si nous croyons que cela est sagement écrit, comme nous le croyons sans doute, peut-on penser que nous n’oserions découvrir les merveilles de notre doctrine dans une assemblée d’hommes prudents : mais que si nous apercevons quelque troupe d’enfants, d’esclaves ou de gens simples, c’est là que nous étalons ce qu’elle a de sublime et de divin, afin de nous faire admirer d’eux ? Qui voudra étudier avec soin le génie de nos Écritures, reconnaîtra aisément que Celse s’éloigne et de la vérité et de la raison dans ce qu’il dit là contre nous ; et que ceux de la lie du peuple, n’ont pas une aversion plus aveugle que la sienne pour les chrétiens. Nous ne nions pas que nous ne nous proposions d’instruire tout le monde dans notre doctrine, qui est, quoi que Celse en puisse dire, la doctrine de Dieu. Nous donnons aux enfants des préceptes proportionnés à leur âge ; nous enseignons aux esclaves le moyen de devenir libres, par les nobles sentiments que notre religion leur inspire ; et nos docteurs déclarent assez hautement qu’ils sont redevables aux Grecs et aux Barbares, aux sages et aux simples (Rom. I, 14) ; car ils confessent que l’âme des simples ne doit pas être négligée, et qu’il faut tâcher de les guérir de leur ignorance, afin qu’ils fassent tous leurs efforts pour acquérir la sagesse, comme Salomon les y exhorte. Que les fous, dit-il, apprennent à être sages (Prov., VIII, 5). Il introduit aussi la sagesse qui parle de cette sorte ; Que les plus simples d’entre vous se retirent vers moi : et qui, s’adressant à ceux qui manquent de lumières, leur dit : Venez, mangez de mon pain et buvez du vin que je vous ai préparé : renoncez à la folie, et vous vivrez ; faites provision de bon sens et de prudence. Je puis encore demander à Celse sur ce sujet : Est-ce que les philosophes n’ont aucun soin de l’instruction des enfants ; et que quand ils voient des jeunes gens qui vivent dans le désordre, ils ne les exhortent pas à s’en retirer, ou qu’ils trou vent mauvais que des esclaves embrassent l’étude de la philosophie ? Faut-il donc condamner aussi tous ceux qui ont fait connaître la vertu à des esclaves : Pythagore, qui en a découvert les beautés à Zamolxis ; Zénon, qui les a découvertes à Persée ; et ces autres qui, depuis trois jours, les ont montrées à Épictète : ou si c’est qu’il soit permis aux Grecs d’enseigner la philosophie à des enfants, à des esclaves et à des personnes simples, et qu’il nous soit défendu de rien entreprendre de semblable ? Nous pensions pourtant ne nous pas éloigner des devoirs de l’humanité, en offrant à tous les hommes, de quelque condition qu’ils soient, de les guérir de leurs vices, par les remèdes que notre doctrine nous fournit et de les mettre dans les bonnes grâces de Dieu, le créateur de l’univers.

Cela suffit pour repousser les objections ou plutôt les injures de Celse. Mais puisqu’il ne se lasse point de faire des invectives contre nous, rapportons celles qui suivent dans son écrit ; et qu’on juge à qui elles font le plus de tort, aux chrétiens ou à lui-même. Nous voyons pareillement, dit-il, dans quelques maisons particulières, des cardeurs, des cordonniers et des foulons, les plus ignorants et les plus rustiques de tous les hommes, qui n’osent ouvrir la bouche devant les personnes graves et éclairées dont ils dépendent ; mais qui lorsqu’ils se peuvent trouver sans témoins, avec les enfants de leurs madrés ou sans autres témoins que des femmes aussi peu judicieuses que des enfants, leur font mille beaux petits contes pour les porter à leur obéir plutôt qu’à leur père et à leurs précepteurs. Que ce sont des extravagants et de vieux fous qui, ayant l’esprit rempli de préjugés et de rêveries, ne sauraient rien penser ni rien faire de raisonnable ; qu’eux qui leur parlent, sont les seuls qui sachent comme il faut vivre : que s’ils les veulent croire, ils seront heureux, avec toute leur maison. Pendant qu’ils leur tiennent ces discours, s’ils voient venir quelque homme de poids, quelqu’un des précepteurs ou le père même, les plus timides se taisent d’abord tout tremblants ; mais les autres ont assez d’impudence pour solliciter encore ces enfants à secouer le joug, leur soufflant tout bas, qu’ils ne peuvent et qu’ils ne veulent leur rien apprendre de bon en la présence de leur père ou de leurs précepteurs ; parce qu’ils craignent de s’exposer à la fureur et à la brutalité de ces gens, abandonnés au vice et entièrement perdus, qui les feraient punir. Que s’ils veulent être instruits, il faut que quittant là, et leurs précepteurs et leur père, ils aillent avec les autres enfants, leurs compagnons et avec les femmes dans l’appartement de celles-ci, dans la chambre du cordonnier ou dans celle du foulon, afin de s’y perfectionner. Voilà comment ils les persuadent. Mais voyez encore, quel outrage il nous fait. Nos docteurs font tout ce qu’ils peuvent pour élever nos âmes au Créateur ; ils ne nous prêchent que le mépris des choses sensibles et périssables, et que l’amour des spirituelles et des invisibles : ils nous font regarder notre union avec Dieu, et avec ceux de sa famille comme notre souverain bonheur : et Celse les veut faire passer pour des cardeurs, pour des cordonniers et pour des foulons, les plus rustiques de tous les hommes, qui abusant chez leurs maîtres du peu d’expérience des enfants, et de la simplicité des femmes, les détournent de l’obéissance qui est due aux précepteurs et aux pères, et s’en font des sectateurs qu’ils forment au mal. Qu’il produise donc l’exemple de quelque sage père, ou de quelque précepteur vertueux à qui nous ayons empêché qu’on ne rendît l’obéissance qui lui était due ; et que comparant ce que nous enseignons à ces femmes et à ces enfants qui embrassent notre doctrine avec ce qu’on leur enseignait auparavant, il fasse voir qu’au lieu des bonnes et salutaires leçons qu’on leur donnait, nous ne leur en donnons que de mauvaises et de dangereuses. Mais il ne saurait jamais prouver contre nous rien de pareil : car tout au contraire, nous exhortons les femmes à n’être ni infidèles ni fâcheuses à leurs maris ; à se défaire de la folle passion des théâtres et des danses, et à vaincre la superstition. Nous nous opposons semblablement aux débauches que les jeunes gens ont accoutumé de faire, dans un âge ou ils sentent les premières pointes de la volupté : et nous représentons aux uns et aux autres, non seulement ce que le péché a de hideux en lui-même, mais aussi les châtiments qu’il attirera sur les pécheurs, et les peines que leur âme aura à souffrir dans l’autre vie. Qui sont après tous ces précepteurs, que nous traitons de vieux fous et d’extravagants, et dont Celse soutient le parti, comme s’il n’y avait rien de comparable à leurs préceptes ? Il prend peut-être pour des précepteurs fort sages et fort raisonnables, ceux qui portent les femmes à la superstition et aux spectacles impurs ; ou ceux qui engagent et qui poussent la jeunesse dans tous les dérèglements, où nous voyons qu’elle s’abandonne d’ordinaire. Nous faisons au reste tous nos efforts pour obliger ceux même qui sont imbus des maximes de la philosophie, à servir Dieu comme nous, leur montrant l’excellence et la pureté de notre culte. Celse prétend, qu’au lieu de cela, nous ne nous adressons qu’aux personnes simples et grossières. Il lui faut donc répondre que, bien que son accusation fût toujours fausse, elle serait au moins vraisemblable, s’il disait que nous détournons de la philosophie ceux qui en avaient déjà embrasse l’étude. Mais, puisqu’il dit que nous ne nous adressons qu’aux personnes simples et grossières, et que cependant, nous empêchons que ceux qui ont de bons précepteurs ne leur obéissent, c’est à lui à nous apprendre s’il y a d’autres bons précepteurs que ceux qui enseignent la philosophie, ou quelque science honnête : ce qu’il ne persuadera jamais. Nous promettons à tous ceux qui nous voudront croire, qu’ils seront heureux ; et nous le leur promettons ouvertement, sans nous cacher de personne : mais nous croire, c’est vivre selon la parole de Dieu ; se le proposer pour la fin de toutes ses actions ; ne rien faire que comme sous ses yeux. Sont-ce là des enseignements de cardeurs, de cordonniers, d’ignorants, et de rustiques ? On le défie encore de le prouver. Il dit que ceux à qui il donne de si beaux éloges, ne peuvent ni ne veulent rien apprendre de bon aux enfants, en la présence de leur père ou de leurs précepteurs. Mais je voudrais bien lui demander de quel père et de quels précepteurs il entend parler. S’il entend un père qui haïsse le vice et qui aime la vertu, qui sache faire la différence du bien et du mal, qu’il s’assure que nous ne craindrons jamais de nous expliquer nettement devant un tel juge, qui ne saurait que nous être favorable. Mais il ne doit pas nous condamner, si nous nous taisons devant un père qui soit dans des sentiments tout contraires et devant des personnes dont les maximes soient opposées à la droite raison. Autrement il se condamnerait lui-même. Car je ne pense pas qu’il voulût instruire de jeunes enfants dans la philosophie, devant des pères mal disposés qui en regarderaient les mystères comme des choses vaines et inutiles. S’il voulait qu’ils profitassent de ses instructions, il prendrait sans doute son temps pour les leur donner, qu’ils fussent hors de la présence de ces pères vicieux. J’en dis autant des précepteurs que des pères, si nous ne voulons pas qu’on écoute des précepteurs, de qui l’on n’apprend que les mauvais exemples de la comédie, les saletés des vers trop libres, et d’autres choses semblables, qui ne sont pas fort propres à purifier les mœurs ni des maîtres ni des disciples, nous n’avons point de honte de l’avouer. Tout le monde, en effet, n’est pas capable d’apporter un esprit de philosophe à la lecture des poètes, ni de faire sur chaque endroit les réflexions dont les enfants auraient besoin. Mais s’il est question de précepteurs qui suivent la philosophie et sous qui l’on s’y exerce, nous n’empêcherons pas qu’on ne les écoute : nous tâcherons seulement de mener plus loin les jeunes gens, qui se seront ainsi préparés, comme on se prépare aux hautes sciences, par (l’Encyclopédie) l’étude des inférieures ; et de les élever ace que la religion chrétienne a de plus grand et de plus sublime ; mais que le commun des chrétiens n’aperçoit pas. Nous leur ferons voir, par des preuves et par des démonstrations évidentes, qu’il n’y a rien de plus beau, ni de plus nécessaire que ce qu’elle enseigne ; et nous les convaincrons que les prophètes de Dieu et les apôtres de Jésus, qui sont nos philosophes, traitent ces choses d’une manière qui ne fait point tort à la dignité de leur sujet. Mais Celse, qui se sent convaincu en sa conscience, d’avoir marqué trop d’emportement et trop d’aigreur dans tout le mal qu’il a dit de nous, tâche de s’en défendre de cette sorte : Si l’on croit que j’aie parlé trop fortement, ou que je leur aie fait d’autres reproches que ceux que la vérité m’a contraint de leur faire, il sera facile de se désabuser, car quand on célèbre les mystères des autres religions, on n’y invite que ceux qui ont les mains pures et la langue discrète ; ou ceux qui sont nets de tout crime, dont l’âme n’est travaillée d’aucun remords, qui ont toujours bien et justement vécu. C’est ce que déclarent à haute voix ceux qui ont le soin de ces cérémonies qui se font pour l’expiation des péchés. Mais ceux-ci n’invitent à leurs mystères que les pécheurs, les ignorants et les simples ; en un mot, tous les malheureux. Ce sont ces personnes-là, à ce qu’ils disent qui doivent entrer dans le royaume de Dieu. Qu’est-ce donc que des pécheurs, je vous prie, sinon des injustes, des larrons, des empoisonneurs, des sacrilèges, des violateurs de tous les droits divins et humains ? Quelle autre espèce de gens assemblerait-on, pour composer une troupe de voleurs ? Je réponds qu’il y a de la différence, entre présenter à des âmes infirmes les remèdes dont elles ont besoin, et appeler les esprits bien sains à la connaissance et à la méditation des choses divines. Comme nous savons distinguer l’un d’avec l’autre, nous exhortons d’abord tous les hommes à venir chercher leur guérison dans notre doctrine. Nous promettons aux pécheurs qu’elle leur apprendra à ne plus pécher ; aux ignorants, qu’elle leur donnera de la science ; aux simples, qu’elle les remplira d’une prudence consommée ; et à tous les malheureux, en général, qu’elle les conduira au bonheur, ou pour parler plus proprement, à la béatitude. Mais, quand nous voyons que ceux à qui nous nous sommes adressés, on fait leur profit de nos exhortations et qu’ils tâchent sérieusement de réformer leur vie, c’est alors que nous les initions à nos mystères.

Car nous prêchons la sagesse entre les parfaits (I Cor., II, 6). Et puisque nous enseignons, qu’elle n’entre point dans une âme maligne et qu’elle n’habite point dans un corps assujetti au péché (Sag. I, 4) ; nous déclarons assez que nous demandons des personnes qui ne voulant rien toucher de sale ou d’abject et maniant, avec plaisir les choses célestes, soient en état de pouvoir dire, Qu’ils lèvent leurs mains pures à Dieu (I Tim., II, 8) ; et Que l’élévation de leurs mains est comme le sacrifice du soir (Ps. CXLI, 2). Nous disons aussi, que ceux qui ont la langue discrète parce qu’ils s’appliquent à méditer jour et nuit, la loi du Seigneur (Ps., I, 2), et que leur esprit par une longue habitude, s’est accoutumé à discerner le bien et le mal ; que ceux-là s’approchent hardiment des viandes fermes et solides, propres à nourrir spirituellement les athlètes de la piété et de toutes les autres vertus. Et comme la grâce de Dieu est avec tous ceux qui aiment d’un amour pur et inaltérable celui qui nous donne des enseignements pour l’immortalité, nous disons encore : quiconque est net non seulement de tout crime mais des péchés même qui passent pour les plus légers, qu’il se présente sans crainte pour être initié aux mystères de la religion de Jésus, où l’on ne peut raisonnablement recevoir que les personnes saintes et pures. Ceux que Celse nous allègue, disent : Que ceux-là viennent, dans l’âme n’est travaillée d’aucun remords (Ephes., VI, 24) : mais ceux qui président aux mystères de Dieu sous la direction de Jésus, parlent ainsi aux personnes dont l’âme est déjà purifiée ; que ceux qui n’ont rien à se reprocher depuis longtemps, et surtout depuis qu’ils ont senti les salutaires effets de notre doctrine, viennent apprendre ce que Jésus enseignait en particulier à ses véritables disciples. D’où il paraît que Celse, lorsqu’il a opposé les maximes des prêtres de Grèce à celles de nos docteurs, n’a pas su mettre de différence entre les méchants qu’on invite à se guérir de leurs vices, et les personnes toutes pures à qui l’on découvre ce que la religion a de plus secret.

Ce n’est donc pas à connaître nos secrets ni à pénétrer dans la sagesse de Dieu, renfermée et cachée dans son mystère, laquelle il a préparée avant tous les siècles pour la gloire des justes (I Cor. II, 7) : ce n’est pas à cela que nous appelons les injustes, les larrons, les empoisonneurs, les sacrilèges, les violateurs de tous les droits divins et humains, et tous ceux que l’exagération de Celse y pourra joindre : nous les appelons uniquement à se servir des remèdes que notre doctrine leur offre de la part de Dieu ; car d’un côté, les malades spirituels y trouvent leur guérison, selon ce que dit Jésus-Christ : Que ce ne sont pas les sains, mais les malades qui ont besoin de médecin (Matth., IX, 12) ; et de l’autre, les personnes qui sont pures d’esprit et de corps y trouvent la révélation du mystère qui, étant demeuré caché dans tous les siècles passés, a été maintenant découvert par les oracles des prophètes et par l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ (Rom., XVI, 25) ; d’où les parfaits puisent des lumières qui, éclairant la partie supérieure de leur âme, les conduisent tous à la juste connaissance des choses. Mais puisque Celse, après avoir nommé ces diverses sortes de pécheurs abominables, ajoute encore pour rendre son accusation plus atroce : Quelle autre espèce de gens assemblerait-on, pour composer une troupe de voleurs ? il lui faut répondre qu’un homme qui voudrait tuer et voler, s’adresserait à de telle gens, pour faire de leur méchanceté, l’instrument de ses violences : mais que si les chrétiens s’adressent aux mêmes personnes, ils le font pour une fin bien différente ; c’est pour leur bander les plaies de l’âme, et pour appliquer sur les inflammations que les vices y ont causées, les remèdes de notre doctrine qui répondent au vin, à l’huile et aux autres lénitifs que la médecine emploie pour le soulagement du corps.

Il tâche ensuite de tourner en un mauvais sens nos discours et nos écrits, lorsque nous exhortons ceux qui vivent mal, à la pénitence et à la conversion, et il nous fait dire : Que Dieu a été envoyé pour les pécheurs. Mais c’est comme s’il trouvait étrange qu’on dît, qu’un roi qui, par un mouvement de bonté, aurait envoyé des médecins dans quelque ville, les y eût envoyés pour les malades qui y étaient. Ce que nous disons donc, c’est que Dieu le Verbe, comme médecin, a été envoyé pour les pécheurs ; mais que, comme docteur des divins mystères, il a été envoyé pour ceux qui se sont déjà purifiés, et qui ne pèchent plus. Celse, qui ne sait pas faire cette distinction, parce qu’il ne veut pas s’instruire, ajoute : Pourquoi n’a-t-il pas été envoyé pour ceux qui ne pèchent point ? Et quel mal y a-t-il a ne pas pécher ? Je réponds à cela, que si, par ceux qui ne pèchent point, il entend ceux qui ne pèchent plus, Jésus-Christ notre Sauveur a été aussi envoyé pour eux ; mais non pas en qualité de médecin : et s’il entend ceux qui n’ont jamais péché (car il ne s’explique pas) il est impossible en ce sens, qu’il y ait quelque homme qui ne pèche point ; à la réserve de celui qui a paru dans la personne de Jésus lequel n’a jamais commis aucun péché (I Pierre, II, 22). Ce n’est que pour nous calomnier, qu’il nous fait dire encore : Que si l’injuste s’abaisse par le sentiment de ses crimes, Dieu le recevra : mais que si le juste appuyé sur sa vertu, lève d’abord les yeux vers lui, il en sera rejeté. Car premièrement nous disons qu’il n’est pas possible qu’aucun homme appuyé sur sa vertu, lève d’abord les yeux vers Dieu, puisque d’abord le vice règne nécessairement dans le cœur de tous les hommes, selon le témoignage de Saint Paul, Le commandement de la loi étant survenu, le péché est ressuscité, et moi je suis mort (Rom., VII, 9). D’ailleurs, nous ne disons pas que ce soit assez que l’injuste pour être reçu de Dieu, s’abaisse par le sentiment de ses crimes : nous disons qu’afin que Dieu le reçoive, il faut et qu’il s’abaisse par le sentiment de ses crimes passés avec une vive douleur de les avoir commis, et qu’à l’avenir il orne son âme de toutes sortes de vertus. Après cela, n’entendant pas ce que signifient ces paroles, Quiconque s’élève sera abaissé (Luc, XVIII, 14) ; ne se souvenant pas même que, selon le sentiment de Platon, un honnête homme doit marcher d’un air humble et modeste, et prenant mal ce que nous disons, Humiliez-vous tous la puissante main de Dieu, afin qu’il vous élève quand le temps en sera venu (I Pierre, VI, 5), il dit, Que les juges qui veulent faire leur devoir ne souffrent pas que les criminels pleurent et gémissent devant eux, de peur qu’en les jugeant, il ne leur arrive de donner plus à la compassion qu’à la justice : mais que selon nous, Dieu est un juge qui écoute moins ta justice, que quelques plaintes vaines et flatteuses. Où paraissent donc, dans les divines écritures, ces plaintes flatteuses et ces vains gémissements ? Est-ce lorsque le pécheur y dit à Dieu, dans sa prière, je t’ai déclaré mon péché, et je ne t’ai point caché mon iniquité, j’ai dit : je confesserai, moi-ou même mon crime au Seigneur (Ps. XXXII, 5) ; et ce qui suit ? Celse pourrait-il prouver que ces sortes de confessions que font les pécheurs, humiliés devant Dieu ne sont pas propres à produire leur conversion ?

Mais le plaisir qu’il prend à nous accuser l’emporte tellement qu’il le jette dans des contradictions manifestes ; car après avoir supposé qu’il y a des hommes justes et sans péché, qui sont en état de lever d’abord les yeux vers Dieu, appuyés sur leur vertu, il approuve néanmoins ce que nous disons : Où est l’homme parfaitement juste et sans péché (Job., XV, 14) ? Il est certain, dit-il, que toute la race humaine a naturellement je ne sais quelle pente secrète au péché. Il ajoute ensuite comme si notre doctrine ne s’adressait pas à tout le monde : Il fallait donc appeler indifféremment tous les hommes, puisque tous les hommes sont pécheurs. Aussi avons-nous fait voir ci-dessus que Jésus parle en ces termes : Vous tous qui êtes travaillés et chargés, venez à moi et je vous soulagerai (Matth., XI, 28). Par où il invite tous les hommes qui sont travaillés et chargés de leur corruption naturelle, à venir au repos que la parole de Dieu leur promet. Car Dieu a envoyé sa parole et les a guéris, il les a tirés de la corruption où ils étaient (Ps. CVII, 20). Mais puisque Celse nous demande sur quoi est fondée cette prérogative des pécheurs, et qu’il nous fait encore quelques autres questions semblables, nous lui répondrons qu’à parler absolument, celui qui pèche n’est point préféré à celui qui ne pèche pas ; qu’il arrive seulement quelquefois qu’un pécheur qui, par le sentiment de son péché, se porte à l’humilité et à la pénitence, est préféré à un autre, qui ne semble pas si grand pécheur, mais qui croit ne l’être point du tout, et que la bonne opinion qu’il conçoit de son propre mérite, remplit de vanité et d’orgueil. C’est ce que nous enseigne la parabole de l’Évangile, si l’on veut en prendre bien le sens. Le publicain disait, tout confus : Mon Dieu, ayez pitié de moi, qui suis un pécheur (Luc., XVIII, 9, etc.) : mais le pharisien témoignait sa vaine présomption, en disant : Je te rends grâces, ô de ce Dieu, que je ne suis point comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes et adultères, ni même comme ce publicain. Sur quoi Jésus prononce que ce fut le publicain et non l’autre, qui s’en retourna chez lui justifié, parce que quiconque s’élève sera abaissé, et quiconque s’abaisse sera élevé. Nous ne faisons donc point tort à la vérité ni injure à Dieu, quand nous disons que tout le monde est convaincu de la bassesse des hommes comparés à la majesté divine, et qu’il n’y a personne que les besoins de notre nature ne contraignent d’avoir sans cesse recours à Dieu, comme à celui qui seul est capable de nous fournir ce qui nous manque. Celse s’imagine au reste que nous ne tâchons d’attirer ainsi les pécheurs que parce que nous ne pouvons rien gagner sur les personnes véritablement saintes et justes ; et que c’est ce qui nous oblige d’ouvrir la porte aux hommes les plus abandonnés et les plus perdus. Mais si l’on veut regarder nos assemblées avec des yeux que l’excès de la passion ne trouble point, l’on y verra bien plus de personnes, dont la vie n’était pas tout à fait déréglée avant leur conversion, qu’on n’y en verra qui vécussent dans le dernier désordre.

Car comme ceux dont la conscience est au meilleur état, souhaitent que ce qu’on leur dit de la récompense que les bons doivent espérer de Dieu, soit véritable, ils ont plus de disposition à le croire. Au lieu que ceux qui se sont entièrement plongés dans le vice, se sentant eux-mêmes coupables, ne veulent pas se laisser persuader que le souverain juge leur fera souffrir des peines proportionnées à tant de crimes, telles que la droite raison nous enseigne qu’on les doit attendre du juge de l’univers. Il arrive même quelquefois que ces grands pécheurs, étant près de se rendre au dogme de la punition des méchants, par l’espérance du pardon qui est promis à la pénitence, ils en sont empêchés par leurs mauvaises habitudes qui les tiennent abîmés et comme noyés dans la corruption, de sorte qu’il leur est impossible d’en sortir sans beaucoup de peines pour mener une vie sage et honnête. C’est une vérité que Celse a, je ne sais comment, aperçue, puisqu’il dit dans la suite de son traité : Chacun sait que ceux qui sont naturellement enclins à pécher et qui en ont formé l’habitude, ne s’en sauraient parfaitement corriger, ni par la crainte du châtiment, ni par l’espérance du pardon ; car c’est la chose du monde la plus difficile, que de changer absolument de nature : mais ce sont ceux qui ne pèchent point, qui doivent jouir de la vie bienheureuse. J’estime pourtant que c’est fort mal à propos qu’il nie que ceux qui sont naturellement enclins à pécher et qui en ont formé l’habitude, s’en puissent parfaitement corriger, non pas même par la crainte du châtiment : car il est constant que nous sommes naturellement tous enclins à pécher, et qu’il y en a qui non seulement y sont enclins, mais qui de plus en ont formé l’habitude. Cependant on ne peut pas dire que tous les hommes soient incapables de se corriger parfaitement : car dans toutes les sectes des philosophes aussi bien que parmi nos saints, il se trouve des personnes en qui l’on prétend qu’il se soit fait un tel changement de mœurs, qu’on propose leur vie comme un modèle de toutes sortes de vertus. Témoin Hercule et Ulysse, du temps des héros ; Socrate, dans les siècles suivants ; et Musonius, depuis trois jours. Nous ne sommes donc pas les seuls qui soutenons que Celse se trompe, lorsqu’il dit que, Chacun sait que ceux qui sont naturellement enclins à pécher et qui en ont formé l’habitude, ne s’en sauraient parfaitement corriger, non pas même par la crainte du châtiment : Tous les véritables philosophes le soutiennent avec nous, puisqu’ils ne regardent pas le retour du vice à la vertu comme une chose impossible aux hommes. Mais quand ce serait là une de ces expressions peu exactes, qu’il ne faut pas presser ; elle ne saurait se défendre, quelque favorablement qu’on l’explique. Il dit : Que ceux qui sont naturellement enclins à pécher et qui en ont formé l’habitude, ne s’en sauraient parfaitement corriger, non pas même par la crainte du châtiment. Nous venons de faire voir, selon l’étendue de nos lumières, la fausseté du sens que ces paroles présentent d’abord à l’esprit. Mais peut-être qu’il a voulu dire simplement que ceux qui sont naturellement enclins à ces grands péchés, où s’abandonnent les hommes les plus perdus et qui ont ajouté l’habitude à l’inclination, ne s’en sauraient parfaitement corriger, non pas même par la crainte du châtiment. Il faut donc lui montrer par l’histoire de quelques philosophes que cela est encore faux ; car qui n’avouera qu’on doit mettre au rang des plus perdus, un homme qui peut se résoudre a souffrir que son maître le prostitue publiquement ? C’est pourtant ce que l’on dit qu’a souffert Phédon. Qui ne l’avouera aussi de cet autre qui, pour faire insulte à Xénocrate, entra avec une joueuse de flûte et une troupe de débauchés dans l’auditoire de ce grave philosophe, que le reste de la jeunesse écoulait avec admiration ? Cependant, la raison les sut tellement changer tous deux, qu’ils firent de très grands progrès dans la philosophie, jusque-là que Platon a jugé que le premier était digne de rapporter les beaux discours que Socrate fit dans la prison, sur l’immortalité de l’âme, lorsqu’avec une fermeté de cœur inébranlable à la crainte et avec une tranquillité d’esprit que la ciguë ne troublait point, il dit là-dessus des choses si grandes et si sublimes que toute l’application des personnes qui n’ont pas le moindre sujet d’inquiétude suffit à peine pour y atteindre. Polémon, tout de même corrigea si bien ses débauches par sa tempérance, qu’il succéda au célèbre Xénocrate, dont il ne démentit point la gravité. De sorte qu’il n’y a rien de moins véritable que ce que Celse dit : Que ceux qui sont naturellement enclins à pécher et qui en ont formé l’habitude ne s’en sauraient parfaitement corriger, non pas même par la crainte du châtiment. Il n’y a pas tant, au reste, de quoi s’étonner que des raisonnements bien suivis et des discours tout pleins de grâce et d’adresse, tels que sont ceux des philosophes, aient pu faire impression sur ces esprits quelque dépravés qu’ils fussent. Mais quand nous voyons la parole de ces gens que Celse traite de grossiers, produire des effets aussi surprenants que si elle était accompagnée de quelque charme secret : quand nous lui voyons convertir en foule les pécheurs et faire que les déréglés deviennent des exemples de modestie, que les injustes deviennent si hardis et si courageux qu’ils méprisent même la mort, pour les intérêts de la religion qu’il professent : quand dis-je, nous voyons toutes ces choses, comment pourrions-nous nous empêcher d’admirer la vertu de cette parole ? Car il est bien vrai que ceux qui, au commencement du christianisme, employèrent leurs soins et leur peine à fonder les églises de Dieu, par leur parole et par leur prédication, mirent la persuasion en usage (I Cor., II, 4) : mais ce ne fut pas une persuasion pareille à celle dont se servent les sectateurs de Platon, ou des autres philosophes qui, n’étant que de simples hommes, ne peuvent rien faire au-dessus des forces de la nature humaine. Dieu lui-même donna aux apôtres de Jésus le pouvoir de gagner les cœurs, par les démonstrations de l’esprit et de la puissance. C’est pour cette raison que leur parole ou plutôt celle de Dieu, qui se servait de leur ministère, courut et se répandit avec tant de vitesse (Ps. CXLVII, 4 ou 15) ; et qu’elle convertit tant d’hommes, qui étaient naturellement enclins à pécher et qui en avaient fait habitude. La crainte du châtiment n’était pas capable de corriger ces pécheurs ; mais cette parole les corrigea, les réglant et les formant à sa volonté. Celse ajoute, conformément à ses principes : Que c’est la chose du monde la plus difficile de changer absolument de nature. Pour nous, qui savons que toutes les urnes raisonnables sont d’une même nature et qu’aucune d’elles n’est sortie vicieuse des mains du Créateur ; mais qu’une infinité de personnes se corrompent tellement, soit par la mauvaise éducation, soit par les mauvais exemples, soit par les mauvais conseils, que le péché leur devient comme naturel : nous croyons aussi que, bien loin d’être impossible, il n’est pas même fort difficile à la parole de Dieu de vaincre cette corruption qui est ainsi devenue naturelle. Nous disons que, pour cela, elle n’a qu’à nous persuader qu’il faut s’abandonner à la conduite du grand Dieu et se proposer uniquement de lui plaire dans tout ce qu’on fait ; car ce n’est pas auprès de lui que « Le vice et la vertu sont dans la même estime ; ni que le lâche et le vaillant meurent de la même mort. (ILIAD. IX, v. 319 et 320.) »

J’avoue qu’il y en a quelques-uns à qui ce changement est très difficile ; mais la difficulté ne vient que de ce qu’ils refusent de se bien résoudre à reconnaître le grand Dieu pour le juste juge de tous les hommes, qui leur doit faire rendre compte de toutes les actions de leur vie. Car il est certain qu’une forme résolution, soutenue d’un exercice fréquent, a beaucoup de force pour nous faire réussir dans les choses les plus difficiles et qui, pour ainsi dire, paraissent presque impossibles. Quoi ! un homme qui aura entrepris de marcher avec de pesants fardeaux sur une corde tendue fort haut de part en part d’un théâtre, sera capable d’en venir à bout en s’y exerçant avec assiduité, et ceux qui voudront se tirer du bourbier des vices pour vivre vertueusement ne le pourront faire, quelque désir qu’ils en aient ? Je ne sais si cette prétention ne serait point plus injurieuse au Créateur qu’à la créature, de dire qu’il eût formé la nature humaine avec les dispositions nécessaires pour exécuter des choses si surprenantes, mais si inutiles, et qu’il l’eût laissée dans l’impossibilité de rien faire pour son propre bonheur, en voilà assez sur ce que Celse dit, Que c’est la chose du monde la plus difficile de changer absolument de nature. Il continue : Mais ce font ceux qui ne pèchent point qui doivent jouir de la vie bienheureuse. Il faudrait donc qu’il nous apprit ce qu’il entend par ceux qui ne pèchent point, si ce sont ceux qui n’ont jamais péché, ou ceux qui ont cessé de pécher. Il est impossible qu’il s’en trouve du premier ordre ; et il y en a peu du second en qui la doctrine salutaire qu’ils ont embrassée au produit cet heureux changement : car ils n’étaient pas ainsi changés lorsqu’ils sont venus l’embrasser, ne se pouvant faire qu’à moins que d’en être instruit ; et de l’être parfaitement, on acquière le privilège de ne pécher point.

Il nous fait ensuite appuyer notre sentiment sur cette maxime, Que Dieu peut tout : mais il ne sait comme quoi il faut entendre ni ce tout, ni ce pouvoir. Il n’est pas besoin de l’expliquer ici ; car bien que ce soit une maxime qu’on peut combattre par quelques raisons apparentes, il ne s’est pas mis en devoir de le faire ; soit qu’il ne se soit pas aperçu de l’apparence de ces raisons, ou que, s’en étant aperçu, il ait vu en même temps la solidité des réponses qu’on y ferait. Selon nous, Dieu peut tout ce qui ne l’empêche point d’être Dieu, d’être bon ni d’être sage. Mais Celse fait voir combien il le prend mal, quand il dit, Que Dieu ne voudra jamais rien d’injuste : par où il donne à entendre que Dieu peut bien ce qui est injuste, mais qu’il ne le veut pas. Au lieu que pour nous nous disons, que comme les choses qui sont naturellement douces ne sauraient produire l’amertume, par cela même qu’elles ont naturellement de la douceur ; et que comme ce qui est naturellement lumineux ne saurait produire les ténèbres, parce qu’il a naturellement de la lumière : ainsi, Dieu ne saurait rien faire d’injuste, parce que ce serait un pouvoir contraire à sa divinité et à sa toute-puissance. Et, s’il y a quelqu’être qui ait naturellement le pouvoir de faire ce qui est injuste, il faut qu’il l’ait, parce que dans sa nature il n’y a rien qui répugne à l’injustice.

Après cela, Celse pose pour constant ce que les plus éclairés d’entre les fidèles ne lui accorderont jamais, bien que ce puisse être la pensée de quelques-uns des plus simples, savoir : Que Dieu se laissant toucher de compassion comme les personnes pitoyables, fait grâce aux méchants qui savent bien pleurer et gémir, mais qu’il rejette les bons qui n’en savent pas faire autant, ce qui, dit-il, est une grande injustice. Aussi ne disons-nous pas que Dieu fasse grâce à aucun méchant qu’il n’ait quitté le vice pour la vertu, ni qu’il rejette aucun homme qui puisse déjà passer pour bon. Nous ne disons pas non plus que des pleurs et des gémissements puissent l’obliger d’eux-mêmes à faire grâce ou miséricorde, pour me servir du mot de miséricorde, comme on s’en sert ordinairement ; mais nous disons que quand un pécheur condamne sincèrement ses propres péchés, qu’il pleure et qu’il gémit comme convaincu que toutes ses actions passées ne peuvent d’elles-mêmes que le perdre, et qu’il fait paraître ensuite un désir sérieux de changer de vie, Dieu le reçoit alors à cause de sa pénitence quelque dépravé qu’il fût auparavant ; car la vertu, qui se vient établir dans son âme, pour en chasser le vice qui y régnait, lui fait obtenir le pardon de ses fautes ; et bien que ce ne soit pas encore une vertu parfaite, pourvu seulement qu’il fasse des progrès considérables dans la sainteté, cela suffit pour le retirer de sa première corruption qui s’affaiblit dans son cœur à mesure que la vertu s’y fortifie, et qui bientôt y sera absolument éteinte.

Celse ajoute, en la personne de nos docteurs : Les sages refusent de nous écouter, parce que leur sagesse les en détourne, en les séduisant. Je réponds que, si la sagesse est la connaissance des choses tant divines qu’humaines et de leurs causes : ou, selon la définition que les saintes Écritures en font, si c’est une exhalaison de la vertu de Dieu, une effusion toute pure de la gloire du Tout-Puissant, une réflexion de sa lumière éternelle, un miroir très net de sa puissance, et une vive image de sa bonté (Sag., VII. 25, 26), elle ne séduira jamais personne et ne le détournera point d’écouler ce qu’un chrétien bien instruit voudra lui apprendre des mystères du christianisme ; car ce n’est pas la véritable sagesse, c’est l’ignorance qui séduit, et il n’y a rien de solide au monde que la science et la vérité, qui sont des effets de la sagesse. Mais si, au préjudice de cette définition, Celse veut nommer sages tous ceux qui se mêlent de raisonner, quelque sophistiques que soient leurs raisonnements, je lui avoue que de tels sages n’auront garde d’écouter la parole de Dieu, et que leurs fausses raisons et leur sophismes les en détourneront en les séduisant. Selon nous, la sagesse ne consiste pas à savoir de mauvaises choses. La science du mal, s’il faut la nommer de la sorte, est la science de ceux qui ont embrassé de faux dogmes, et qui se sont laissé séduire par des sophismes. Ce qui l’ait qu’à mon avis il la faut plutôt appeler ignorance que sagesse. Il pousse encore plus loin ses invectives contre les défenseurs de la religion chrétienne, et il les accuse de dire des choses ridicules ; mais comme s’il n’y avait point de différence entre les en accuser et les en convaincre, il ne se met pas en peine d’en donner des preuves, et il se contente de ses injures. Il n’y a point, dit-il, de personne de bon sens qui voulût embrasser cette doctrine ; la seule multitude de ceux qui la suivent est capable de la faire rejeter. C’est justement comme s’il disait qu’à cause de la multitude des simples qui se laissent conduire aux lois, il n’y a point de personne de bon sens qui voulût observer celles de Solon, par exemple, de Lycurgue, de Zaleuque ou de tel autre législateur quelconque, ce qui est absurde au dernier point, si, par un homme de bon sens, il entend un homme vertueux. Ces législateurs ayant dessein de faire que les plus simples reçussent leurs lois et s’y soumissent, ils ont pris la voie qui leur a semblé la plus propre pour y réussir. Dieu, tout de même, quand il a donné les siennes à tous les hommes, par le moyen de Jésus, a voulu qu’elles servissent à ceux même qui manquent le plus de bon sens, et qu’elles les portassent au bien de la manière qu’ils en sont capables : c’est ce qu’il avait déclaré par Moïse dans ces paroles que nous avons rap portées ci-dessus : Ils m’ont donné de la jalousie par des dieux qui ne sont pas dieux ; ils ont excité mon indignation par leurs idoles ; je leur donnerai aussi de la jalousie par un peuple qui n’est pas peuple ; j’exciterai leur indignation par un peuple qui n’a point d’intelligence (Deut., XXXII, 21). Saint Paul avait cette même vérité en vue, lorsqu’il disait que Dieu a choisi les moins sages, selon le monde, pour confondre les sages (I Cor., I, 27), où il nomme sages, selon la signification vulgaire de ce mot, ceux qui semblent être fort versés dans les sciences, mais qui, pour avoir trop de dieux, n’en ont point du tout. Car en voulant passer pour sages, ils sont devenus si fous que de changer la gloire de Dieu en des représentations et en des images d’hommes corruptibles, d’oiseaux, de bêtes à quatre pieds et de serpents (Rom., I, 22). Celse ajoute que nos docteurs ne s’adressent qu’à des insensés. Mais par ce nom d’insensés, que faut-il entendre selon lui ? A parler exactement, tous les vicieux sont insensés. Si donc par des insensés il entend des vicieux, je voudrais bien lui demander à quelle sorte de gens il s’adresse lui-même pour leur enseigner la philosophie, si c’est à des vicieux ou à des vertueux. Ce ne peut être à des vertueux ; car les vertueux sont déjà philosophes. C’est donc à des vicieux ; et si c’est à des vicieux, il faut que ce soit à des insensés. Ainsi, il s’adresse à tout autant d’insensés qu’il tâche de faire de philosophes. Pour moi quand je m’adresserais à des insensés de cette espèce, je ne ferais que comme un charitable médecin qui chercherait des malades, afin de leur donner des remèdes et de les guérir. Mais si, par des insensés, Celse entend des hommes qui aient l’esprit pesant et mal fait, je lui dirai que je veux bien travailler aussi, autant qu’il me sera possible, à l’instruction de ces personne » : mais que je ne prétends pas en composer toute la société chrétienne. J’en cherche plutôt dont les lumières soient assez vives et assez pénétrantes pour percer l’obscurité des énigmes sous lesquelles la loi, les prophètes et les Évangiles nous cachent quelquefois leurs enseignements : car il ne faut pas s’en rapporter à Celse, qui méprise ces divins écrits, et qui n’y trouve rien de solide, parce qu’il n’a pas voulu se donner la peine d’en approfondir le sens, ni d’en étudier les mystères.

Il continue ses outrages, en disant que les prédicateurs du christianisme font comme un homme qui promettrait aux malades de les guérir, mais qui ne voudrait pas souffrir que l’on appelât d’habiles médecins, de peur qu’ils ne découvrissent son ignorance. Qu’il nous dise donc un peu encore qui sont ces habiles médecins, dont nous ne voulons pas souffrir que les simples se servent : car puisqu’il soutient que nous ne nous adressons point à ceux qui suivent la philosophie, les philosophas ne peuvent pas être les médecins de qui nous détournons ceux à qui nous proposons nos remèdes comme des remèdes d’une vertu divine. Il faut, ou qu’il se taise, ne sachant où prendre ses médecins, ou qu’il les cherche dans la lie du peuple ; mais il n’y trouvera que des sentiments dignes des personnes les plus grossières, et que des maximes pernicieuses, telles que celle qui établit le culte de plusieurs dieux. Ainsi, de quelque côté qu’il se tourne, il ne peut se défendre de témérité, lorsqu’il dit que nous ne voulons pas souffrir qu’on appelle d’habiles médecins. Et quand nous détournerions de la philosophie d’Epicure ceux qu’elle a séduits, n’aurions-nous pas raison de le faire, puisque ceux qui passent pour de bons médecins, selon les principes de cette secte et dans l’opinion de Celse, ne sont, en effet, que des empoisonneurs qui, niant la Providence, et faisant consister le souverain bien dans la volonté, jettent l’âme dans une maladie très fâcheuse ? Je veux même que nous empêchions ceux de qui nous voulons faire des chrétiens, de prendre pour médecins les philosophes des autres sectes, comme les péripatéticiens, qui disent que la Providence ne s’étend pas jusqu’à nous, et qu’il n’y a nulle liaison entre Dieu et les hommes ; sommes-nous blâmables d’arracher un sentiment si impie du cœur de ceux qui nous veulent croire ; de leur en inspirer un tout opposé, qui les soumette à la conduite du Dieu souverain, et de consolider ainsi les profondes plaies que ces faux philosophes leur avaient faites. A l’égard des stoïciens qui se figurent un Dieu corruptible, qui disent que son essence est un corps sujet à une infinité d’altérations et de changements, une matière susceptible de toutes les formes, et qui soutiennent que toutes choses, hormis Dieu, doivent un jour périr et être détruites, avons-nous tort de vouloir que l’on rejette de tels médecins, et d’opposer à de si dangereuses erreurs les salutaires enseignements de la piété, qui apprend aux hommes à dépendre uniquement du Créateur, à le reconnaître pour l’auteur de la religion chrétienne et à admirer avec quelle bonté il a pris le soin de la répandre par tout le monde pour la conversion des âmes ? Enfin si nous ne pouvons souffrir qu’on se fie, comme à de bons médecins, à ceux qui enseignent que l’âme passe d’un corps dans une autre, et qui rabaissent la nature raisonnable jusqu’à la condition des brutes et quelquefois au-dessous, se peut-il qu’un esprit qu’ils ont gâté, en le prévenant de cette extravagante opinion, ne soit pas mieux quand, pour l’en guérir, nous le disposons à croire, non que les méchants soient punis par la privation de la raison ou même de l’imagination et du sentiment, mais plutôt que les maux par lesquels Dieu les châtie, sont autant de remèdes qu’il leur applique pour leur correction ? Car les chrétiens bien instruits en jugent ainsi : et ils donnent cette leçon aux moins avancés, pour qui ils ne prennent pas moins de soin, qu’un père pour ses enfants. C’est donc injustement qu’on nous accuse de nous adresser aux personnes simples, rustiques et grossières pour leur conseiller de fuir les médecins, et pour leur dire : Donnez-vous de garde qu’aucun de vous n’acquière de la science. Nous ne pensons pas que la science soit une mauvaise chose, et nous ne sommes pas assez fous pour croire que les connaissances qu’un homme peut avoir, nuisent à la santé de son âme, ou pour soutenir que la sagesse ait jamais cause la perte de personne. Lorsque nous enseignons, ce n’est pas à nous que nous voulons qu’on s’attache ; nous voulons qu’on s’attache au grand Dieu et à Jésus, qui enseigne la doctrine du grand Dieu ; et il n’y a aucun de nous qui, parlant à ses disciples, ait la présomption de leur dire comme Celse le fait dire à l’un de nos docteurs : Je vous sauverai moi seul. Voyez donc combien de faussetés il avance contre nous. Il est encore faux que nous disions que les véritables médecins tuent les malades qu’ils entreprennent de guérir. Mais voici une nouvelle comparaison dont il nous honore. Ces docteurs, dit-il, ressemblent à des ivrognes qui voudraient persuader à d’autres ivrognes que des personnes sobres seraient ivres. Il faudrait donc qu’il nous fit voir, par les écrits que nous ont laissés les apôtres de Jésus, que Saint Paul, par exemple, ressemblait à un ivrogne, et que ses discours ne sont pas des discours d’un homme sobre, ou que Saint Jean n’était pas dans son bon sens, mais qu’on remarque dans ses pensées le désordre d’un esprit enivré de vices. Est-ce agir en philosophe que de dire ainsi des injures sans fondement, et de traiter d’ivrognes des hommes sobres, tels que sont les prédicateurs du christianisme ? Qu’il nous dise encore quelles sont ces personnes sobres que nous voulons qui soient ivres. Selon nous, qui sommes instruits dans la religion de Jésus-Christ, tous ceux qui parlent à des choses inanimées, comme s’ils parlaient à Dieu, sont ivres. Mais que dis-je, qu’ils sont ivres ? ils sont plutôt fous de courir, comme ils font, aux temples pour y adorer des simulacres ou de animaux, comme des dieux. Et ceux-là ne sont pas moins fous, qui s’imaginent qu’on puisse honorer de vrais dieux, par l’ouvrage de quelque vil artisan, souvent même d’un méchant homme. Il compare ensuite le docteur à un homme qui a mauvaise vue, et les disciples à des personnes qui ont le même défaut. Il dit que ce docteur ayant affaire à des disciples qui n’ont pas meilleure vue que lui, veut faire passer les clairvoyants pour aveugles. Mais qui sont ceux que nous appelons aveugles ? Que les Grecs jugent eux-mêmes si nous avons tort. Ce sont eux à qui l’immense grandeur de l’univers, ni la beauté des diverses parties qui la composent, ne peuvent faire lever les yeux vers le Créateur de toutes ces choses, pour voir qu’il n’y a que lui qu’on doive admirer, servir et adorer. Ce sont ceux qui ne reconnaissent pas qu’aucun ouvrage que les hommes puissent faire, en vue de s’en servir, pour rendre de l’honneur aux dieux, ne peut jamais être un légitime objet de culte, ni sans le Créateur, ni avec le Créateur. Car il n’y a que des esprits aveuglés qui puissent mettre quelque proportion entre des êtres si bas et une majesté infiniment élevée au-dessus de toutes les créatures. Ce ne sont donc pas les clairvoyants que nous accusons d’avoir perdu la vue ou de l’avoir faible. Les aveugles spirituels de qui nous parlons, sont ceux qui, faute de connaître Dieu, ont de l’attachement pour les temples, pour les simulacres, pour les fêtes marquées à certains jours du mois ; ceux surtout qui, à l’impiété, joignent la mauvaise vie, et qui ne sachant ce que c’est que l’honnêteté ou la vertu, s’abandonnent aux passions les plus sales et les plus honteuses.

Après toutes ces accusations, il ajoute encore, pour faire croire qu’il ne lient qu’à lui qu’elles ne soient suivies de plusieurs autres : On leur pourrait faire beaucoup d’autres reproches semblables ; mais on n’aurait jamais fait de vouloir tout dire : il suffit de remarquer ici comment ils s’élèvent contre Dieu, et quelle injure ils lui font, lorsque, pour gagner les méchants, ils les flattent de vaines espérances, leur persuadant que, pour être bien heureux, il faut qu’ils quittent et qu’ils méprisent des biens qui valent beaucoup mieux que tout ce qu’on leur promet. Mais on peut lui répondre que cette efficace, qui paraît dans le christianisme pour la conversion des hommes, se déploie bien moins sur les méchants que sur les simples, et sur ceux qu’on nomme ordinairement grossiers : car c’est à ceux-ci que la crainte des peines dont on les menace fait prendre la résolution de se priver de ce qui peut les en rendre dignes, et qu’elle inspire le dessein d’embrasser la religion chrétienne. cette crainte, que l’Évangile leur donne quand il leur parle de supplices qui ne finiront jamais, a tant de pouvoir sur leur esprit, qu’elle leur fait mépriser les plus cruels tourments que les hommes puissent inventer contre eux, toutes les incommodités de la vie et toutes les horreurs de la mort ; ce qu’une personne raisonnable ne prendra jamais pour l’effet d’une méchante inclination. Et comment une âme mal disposée serait-elle capable d’honnêteté, de tempérance, d’humanité et de libéralité ? Elle ne le serait pas même de cette crainte de Dieu, à laquelle l’Écriture sainte exhorte les hommes, comme à une chose utile pour ceux qui ne peuvent encore comprendre que la vertu mérite qu’on l’aime à cause d’elle-même, et qu’étant le plus grand de tous les biens, elle est au-dessus de toutes les promesses qu’on peut nous faire pour nous y porter. Car si, dans ce grand nombre, il s’en trouve qui aient pris le parti de vivre dans le désordre, la crainte n’a pas assez de force pour faire impression sur leur esprit. L’on dira peut-être que, si les fidèles du commun ne sont pas méchants, ils sont du moins superstitieux, et l’on accusera notre doctrine d’être une source de superstitions. Mais comme ce législateur, à qui l’on demandait autrefois si les lois qu’il avait données a ses citoyens étaient parfaites, répondit qu’il ne les leur avait pas données absolument parfaites, mais les plus parfaites qu’il avait pu : l’auteur du christianisme peut ire tout de même qu’il a donné au peuple chrétien les lois les plus propres qu’il a pu, pour le corriger et pour l’instruire, menaçant les pécheurs, non de peines imaginaires, mais de châtiments réels, dont les rebelles ont nécessairement besoin, pour les ramènera leur devoir, bien que le plus souvent ils ne comprennent ni l’intention de celui qui les châtie, ni le fruit qui leur revient d’être châtiés. Cette doctrine n’est pas moins utile que véritable ; et ce n’est que pour le bien des hommes, qu’elle est proposée avec quelque obscurité. Mais s’il est faux que, pour l’ordinaire, nos docteurs ne gagnent que des méchants, il n’est pas plus vrai que nous fassions injure à Dieu ; car nous ne disons rien de lui qui ne soit conforme à la vérité, et que les plus simples mêmes ne puissent entendre, quoiqu’ils ne l’entendent pas aussi distinctement que le petit nombre de ceux qui s’exercent dans l’étude de nos mystères. Mais puisque Celse dit que ceux qui embrassent notre religion se flattent de vaines espérances, je voudrais bien lui demander si, en traitant ainsi le dogme de la vie bienheureuse, où Dieu se communique à nous, il ne suppose pas par le même moyen que les disciples de Pythagore et de Platon se flattent aussi de vaincs espérances, eux qui croient que l’âme est d’une nature à s’élever au-dessus du ciel, pour y jouir de la vision dont les bienheureux jouissent. Ceux encore qui se persuadent que l’âme subsiste séparée de son corps, et qui forment leur vie sur le dessein de devenir des héros, et d’aller habiter avec les dieux, se flatteront, selon lui de vaines espérances. Je ne sais même s’il ne faudra point en dire autant de ceux qui soutiennent que l’esprit ne naît pas avec le corps, mais qu’il y est infus d’ailleurs, comme ne devant pas mourir avec lui. Qu’une nous déguise donc plus sa secte, mais qu’il se découvre nettement pour épicurien, et qu’il combatte les fortes raisons par lesquelles tant les Grecs que les Barbares établissent l’immortalité de l’âme et sa substance hors du corps, ou l’existence de l’esprit après la mort. Qu’il prouve que ce ne sont là que des paroles qui flattent de vaines espérances ceux qui s’y laissent tromper, mais qu’il n’en est pas ainsi de sa philosophie qui éloignant toutes les vaines espérances, ou n’en donne que de bien fondées, ou plutôt n’en donne point du tout, puisque, selon ses principes, l’âme périt en quittant le corps. Car d’aspirer à la volupté comme au souverain bonheur, et de prendre, avec Épicure, la bonne constitution du corps pour un bien ferme et solide, ce n’est pas sans doute se flatter de vaines espérances, si nous nous en rapportons à Celse et aux épicuriens. Ne croyez pas, au reste, que ma méthode ne soit pas celle d’un chrétien, quand j’allègue contre Celse le sentiment des philosophes, touchant l’immortalité de l’âme ou son existence hors du corps. Nous avons, eux et nous, quelque chose de commun. Mais nous ferons voir, quand il en sera question, que la félicité de l’autre vie n’est que pour ceux qui ont embrassé la religion de Jésus, et qui servent le Créateur de l’univers avec une entière pureté, sans faire part de leur culte à aucune créature, quelle qu’elle soit. Celse dit, que ce dont nous conseillons le mépris aux hommes vaut beaucoup mieux que tout ce que nous leur promettons. S’il y a donc quelqu’un qui veuille entreprendre de le prouver, qu’il considère premièrement quelle félicité nous disons que la bonté du grand Dieu prépare en Jésus-Christ, qui est sa parole, sa sagesse et son infinie vertu, à ceux dont la vie aura été pure et sans reproche, et qui l’auront aimé d’un amour constant et fidèle ; qu’il compare ensuite cette félicité avec celle qu’on se propose, soit parmi les Grecs, soit parmi les Barbares, dans chaque secte de philosophes, ou dans tous les mystères de religion, et qu’il fasse voir que cette comparaison ne nous est pas avantageuse, mais que la félicité des autres est conforme à la vérité et à la raison, au lieu que la nôtre ne répond ni à la bonté de Dieu, ni à ce que les hommes qui ont bien vécu doivent attendre. Qu’il fasse voir encore que cette doctrine ne nous vient pas de l’esprit divin, qui remplissait les saintes âmes des prophètes qui nous l’ont apprise, ou que des pensées, reconnues pour humaines par tout le monde, méritent d’être préférées à des enseignements qui sont divins en eux-mêmes et qui procèdent de l’inspiration divine, comme nous le démontrons des nôtres. Quels sont enfin ces biens auxquels nous voulons que l’on renonce pour être heureux, quoiqu’ils vaillent mieux que tout ce que nous promettons ? Car, sans en parler trop fortement, on peut dire qu’il est clair de soi-même, que l’on ne saurait rien s’imaginer de meilleur que de s’abandonner à la conduite du grand Dieu, et que d’embrasser une doctrine qui nous détache de toutes les créatures, pour nous faire uniquement dépendre de lui, par sa parole vivante et animée, qui est aussi et sa sagesse, vivante, et son Fils. Mais notre troisième livre étant désormais assez long, nous le finirons ici pour continuer, dans le suivant, de nous défendre contre les attaques de Celse.

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