L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français

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Des affections désordonnées

Quand l’homme avec ardeur souhaite quelque chose,
        Quand son peu de vertu n’oppose
Ni règle à ses désirs ni modération,
Il tombe dans le trouble et dans l’inquiétude
        Avec la même promptitude
        Qu’il défère à sa passion.
L’avare et le superbe incessamment se gênent,
        Et leurs propres vœux les entraînent
Loin du repos heureux qu’ils ne goûtent jamais ;
Mais les pauvres d’esprit, les humbles en jouissent,
        Et leurs âmes s’épanouissent
        Dans l’abondance de la paix.
Qui n’est point tout à fait dégagé de soi-même,
        Qui se regarde encore et s’aime,
Voit peu d’occasions sans en être tenté ;
Les objets les plus vils surmontent sa faiblesse
        Et le moindre assaut qui le presse
        L’atterre avec facilité.
Ces dévots à demi, sur qui la chair plus forte
        Domine encore en quelque sorte
Penchent à tous moments vers ses mortels appas,
Et n’ont jamais une âme assez haute, assez pure,
        Pour faire une entière rupture
        Avec les douceurs d’ici-bas.
Non, ces hommes charnels, dont les cœurs s’abandonnent
        A tout ce que les sens ordonnent,
Ne possèdent jamais un bien si précieux ;
Mais les spirituels, en qui l’âme fervente
        Rend la grâce toute puissante,
        Le reçoivent toujours des cieux.
Oui, qui de cette chair à demi se détache,
        Se chagrine quand il s’arrache
Aux plaisirs dont l’image éveille son désir ;
Et, faisant à regret un effort qui l’attriste,
        Il s’indigne quand on résiste
        A ce qu’il lui plaît de choisir.
Que si, lâchant la bride à sa concupiscence,
        Il emporte la jouissance
Où l’a fait aspirer ce désir déréglé,
Soudain le vif remords qui le met à la gêne
        Redouble d’autant plus sa peine
        Que plus il s’était aveuglé.
Il recouvre la vue au milieu de sa joie,
        Mais seulement afin qu’il voie
Comme ses propres sens se font ses ennemis,
Et que la passion, qu’il a prise pour guide,
        Ne fait point le repos solide
        Qu’en vain il s’en était promis.
C’est donc en résistant à ces tyrans de l’âme
        Qu’une sainte et divine flamme
Nous donne cette paix que suit un vrai bonheur :
Et qui sous leur empire asservit son courage,
        Dans quelques délices qu’il nage,
        Jamais ne la trouve en son cœur.

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