L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français

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Des considérations de la misère humaine

Mortel, ouvre les yeux, et vois que la misère
        Te cherche et te suit en tout lieu,
Et que toute la vie est une source amère
        A moins qu’elle tourne vers Dieu.
Rien ne te doit troubler, rien ne te doit surprendre,
        Quand l’effet manque à tes désirs,
Puisque ton sort est tel que tu n’en dois attendre
        Que des sujets de déplaisirs.
N’espère pas qu’ici jamais il se ravale
        A répondre à tous tes souhaits ;
Pour toi, pour moi, pour tous, la règle est générale
        Et ne se relâche jamais.
Il n’est emploi ni rang dont la grandeur se pare
        De cette inévitable loi,
Et ceux qu’on voit porter le sceptre ou la tiare
        N’en sont pas plus exempts que toi.
L’angoisse entre partout, et si quelqu’un sur terre
        Porte mieux ce commun ennui,
C’est celui qui pour Dieu sait se faire la guerre,
        Et se plaît à souffrir pour lui.
Les faibles cependant disent avec envie :
        « Voyez, que cet homme est puissant,
Qu’il est grand, qu’il est riche, et que toute sa vie
        Prend un cours noble et florissant ! »
Malheureux ! regardez quels sont les biens célestes,
        Ceux-ci ne paraîtront plus rien,
Et vous n’y verrez plus que des attraits funestes
        Sous la fausse image du bien.
Douteuse est leur durée, et trompeur le remède
        Qu’ils donnent à quelques besoins,
Et le plus fortuné jamais ne les possède
        Que parmi la crainte et les soins.
Le solide plaisir n’est pas dans l’abondance
        De ces pompeux accablements,
Et souvent leur excès amène l’impudence
        Des plus honteux dérèglements.
Leur médiocrité suffit au nécessaire
        D’un esprit sagement borné,
Et tout ce qui la passe augmente la misère
        Dont il se voit environné.
Plus il rentre en soi-même et regarde la vie
        Dedans son véritable jour,
Plus de cette misère il la trouve suivie,
        Et change en haine son amour.
Il ressent d’autant mieux l’amertume épandue
        Sur la longueur de ses travaux,
Et s’en fait un miroir qui présente à sa vue
        L’image de tous ses défauts.
Car enfin travailler, dormir, manger et boire,
        Et mille autres nécessités,
Sont aux hommes de Dieu, qui n’aiment que sa gloire,
        D’étranges importunités.
Oh ! que tous ces besoins ont de cruelles gênes
        Pour un esprit bien détaché !
Et qu’avec pleine joie il en romprait les chaînes
        Qui l’asservissent au péché !
Ce sont des ennemis qu’en vain sa ferveur brave,
        Puisqu’ils sont toujours les plus forts,
Et des tyrans aimés qui tiennent l’âme esclave
        Sous les infirmités du corps.
David tremblait sous eux ; et parmi sa tristesse,
        Rempli de célestes clartés,
« Sauvez-moi, disait-il, du joug qu’à ma faiblesse
        Imposent mes nécessités. »
Malheur à toi, mortel, si tu ne peux connaître
        La misère de ton séjour !
Et malheur plus encor si tu n’es pas le maître
        De ce qu’il te donne d’amour !
Faut-il que cette vie en soi si misérable
        Ait toutefois un tel attrait
Que le plus malheureux et le plus méprisable
        Ne l’abandonne qu’à regret ?
Le pauvre, qui l’arrache à force de prières,
        Avec horreur la voit finir ;
Et l’artisan s’épuise en sueurs journalières
        Pour trouver à la soutenir.
Que s’il était au choix de notre âme insensée
        De languir toujours en ces lieux,
Nous traînerions nos maux sans aucune pensée
        De régner jamais dans les cieux.
Lâches, qui sur nos cœurs aux voluptés du monde
        Souffrons des progrès si puissants,
Que rien n’y peut former d’impression profonde,
        S’il ne flatte et charme nos sens !
Nous verrons à la fin, aveugles que nous sommes,
        Que ce que nous aimons n’est rien,
Et qu’il ne peut toucher que les esprits des hommes
        Qui ne se connaissent pas bien.
Les saints, les vrais dévots, savaient mieux de leur être
        Remplir toute la dignité,
Et pour ces vains attraits ils ne faisaient paraître
        Qu’entière insensibilité.
Ils dédaignaient de perdre un moment aux idées
        Des biens passagers et charnels,
Et leurs intentions, d’un saint espoir guidées,
        Volaient sans cesse aux éternels.
Tout leur cœur s’y portait, et s’élevant sans cesse
        Vers leurs invisibles appas,
Il empêchait la chair de s’en rendre maîtresse
        Et de le ravaler trop bas.
Mon frère, à leur exemple, anime ton courage,
        Et prends confiance après eux ;
Quoi qu’il faille de temps pour un si grand ouvrage,
        Tu n’en as que trop, si tu veux.
Jusques à quand veux-tu que ta lenteur diffère ?
        Ose, et dis sans plus négliger,
Il est temps de combattre, il est temps de mieux faire,
        Il est temps de nous corriger.
Prends-en l’occasion dans tes peines diverses :
        Elles te la viennent offrir :
Le temps du vrai mérite est celui des traverses ;
        Pour triompher il faut souffrir.
Par le milieu des eaux, par le milieu des flammes,
        On passe au repos tant cherché ;
Et sans violenter et les corps et les âmes,
        On ne peut vaincre le péché.
Tant qu’à ce corps fragile un souffle nous attache,
        Tel est à tous notre malheur,
Que le plus innocent ne se peut voir sans tache,
        Ni le plus content sans douleur.
Le plein calme est un bien hors de notre puissance,
        Aucun ici-bas n’en jouit ;
Il descendit du ciel avec notre innocence,
        Avec elle il s’évanouit.
Comme ces deux trésors étaient inséparables,
        Un moment perdit tous les deux ;
Et le même péché qui nous fit tous coupables,
        Nous fit aussi tous malheureux.
Prends donc, prends patience en un chemin qu’on passe
        Sous des orages assidus,
Jusqu’à ce que ton Dieu daigne te faire grâce,
        Et te rendre les biens perdus ;
Jusqu’à ce que la mort brise ce qui te lie
        A cette longue infirmité,
Et qu’en toi dans le ciel la véritable vie
        Consume la mortalité.
Jusque-là n’attends pas des plus saints exercices
        Un long et plein soulagement ;
Le naturel de l’homme a tant de pente aux vices,
        Qu’il s’y replonge à tout moment.
Tu pleures pour les tiens, pécheur, tu t’en confesses ;
        Tu veux, tu crois y renoncer,
Et dès le lendemain tu reprends les faiblesses
        Dont tu te viens de confesser.
Tu promets de les fuir quand la douleur t’emporte
        Contre ce qu’elles ont commis,
Et presque au même instant tu vis de même sorte
        Que si tu n’avais rien promis.
C’est donc avec raison que l’âme s’humilie,
        Se mésestime, se déplaît,
Toutes les fois qu’en soi fortement recueillie
        Elle examine ce qu’elle est.
Elle voit l’inconstance avec un tel empire
        Régner sur sa fragilité,
Que le meilleur propos qu’un saint regret inspire
        N’a que de l’instabilité.
Elle voit clairement que ce que fait la grâce
        Par de rudes et longs travaux,
Un peu de négligence en un moment l’efface,
        Et nous rend tous nos premiers maux.
Que sera-ce de nous au bout d’une carrière
        Où s’offrent combats sur combats,
Si notre lâcheté déjà tourne en arrière,
        Et perd haleine au premier pas ?
Malheur, malheur à nous, si notre âme endormie
        Penche vers la tranquillité,
Comme si notre paix déjà bien affermie
        Nous avait mis en sûreté !
C’est usurper ici les douces récompenses
        Des véritables saintetés,
Avant qu’on en ait vu les moindres apparences
        Surmonter nos légèretés.
Ah ! qu’il vaudrait mieux qu’ainsi que des novices,
        De nouveau nous fussions instruits,
Et reprissions un maître aux premiers exercices
        Pour en tirer de meilleurs fruits !
Du moins on pourrait voir si nous serions capables
        Encor de quelque amendement,
Et si dans nos esprits les clartés véritables
        Pourraient s’épandre utilement.

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