L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français

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De l’amitié familière de Jésus-Christ

Que ta présence, ô Dieu, donne à nos actions
Sous tes ordres sacrés une vigueur docile !
Que tout va bien alors ! que tout semble facile
A la sainte chaleur de nos intentions !
Mais quand tu disparais et que ta main puissante
Avec nos bons désirs n’entre plus au combat,
Oh ! que cette vigueur est soudain languissante !
        Qu’aisément elle s’épouvante,
        Et qu’un faible ennemi l’abat !
Les consolations des sens irrésolus
Tiennent le cœur en trouble et l’âme embarrassée,
Si Jésus-Christ ne parle au fond de la pensée
Ce langage secret qu’entendent ses élus ;
Mais dans nos plus grands maux, à sa moindre parole,
L’âme prend le dessus de notre infirmité,
Et le cœur, mieux instruit en cette haute école,
        Garde un calme qui nous console
        De toute leur indignité.
Tu pleurais, Madeleine, et ton frère au tombeau
Ne souffrait point de trêve à ta douleur fidèle ;
Mais à peine on te dit : « Viens, le Maître t’appelle, »
Tu te lèves, tu pars, et ta douleur suivie
Des doux empressements d’un amoureux transport,
Laissant régner la joie en ton âme ravie,
        Pour chercher l’Auteur de la vie,
        Ne voit plus ce qu’a fait la mort.
Qu’heureux est ce moment où ce Dieu de nos cœurs
D’un profond déplaisir les élève à la joie !
Qu’heureux est ce moment où sa bonté déploie
Sur un gros d’amertume un peu de ses douceurs !
Sans lui ton âme aride à mille maux t’expose,
Tu n’es que dureté, qu’impuissance, qu’ennui ;
Et vraiment fol est l’homme alors qu’il se propose
        Le vain désir de quelque chose
        Qu’il faille chercher hors de lui.
Sais-tu ce que tu perds en son éloignement ?
Tu perds une présence en vrais biens si féconde,
Qu’après avoir perdu tous les sceptres du monde,
Tu perdrais encor plus à la perdre un moment.
Vois bien ce qu’est ce monde, et te figure stable
Le plus pompeux éclat qui jamais t’y surprit :
Que te peut-il donner qui soit considérable,
        Si les présents dont il t’accable
        Te séparent de Jésus-Christ ?
Sa présence est pour nous un charmant paradis,
C’est un cruel enfer pour nous que son absence,
Et c’est elle qui fait la plus haute distance
Du sort des bienheureux à celui des maudits :
Si tu peux dans sa vue en tous lieux te conduire,
Tu te mets en état de triompher de tout ;
Tu n’as plus d’ennemis assez forts pour te nuire,
        Et, s’ils pensent à te détruire,
        Ils n’en sauraient venir à bout.
Qui trouve Jésus-Christ trouve un rare trésor,
Il trouve un bien plus grand que le plus grand empire :
Qui le perd, perd beaucoup ; et, j’ose le redire,
S’il perdait tout un monde, il perdrait moins encor :
Qui le laisse échapper par quelque négligence,
Regorgeât-il de biens, il est pauvre en effet ;
Et qui peut avec lui vivre en intelligence,
        Fût-il noyé dans l’indigence,
        Il est et riche et satisfait.
Oh ! que c’est un grand art que de savoir unir
Par un saint entretien Jésus à sa faiblesse !
Oh ! qu’on a de prudence alors qu’on a l’adresse,
Quand il entre au dedans, de l’y bien retenir !
Pour l’attirer chez toi rends ton âme humble et pure ;
Sois paisible et dévot pour l’y voir arrêté ;
Sa demeure avec nous au zèle se mesure,
        Et la dévotion assure
        Ce que gagne l’humilité.
Mais parmi les douceurs qu’on goûte à l’embrasser
Il ne faut qu’un moment pour nous ravir sa grâce :
Pencher vers ces faux biens que le dehors entasse,
C’est de ton propre cœur toi-même le chasser.
Que si tu perds l’appui de sa main redoutable,
Où pourra dans tes maux ton âme avoir recours ?
Où prendra-t-elle ailleurs un appui véritable,
        Et qui sera l’ami capable
        De te prêter quelques secours ?
Aime ; pour vivre heureux il te faut vivre aimé,
Il te faut des amis qui soient dignes de l’être ;
Mais, si par-dessus eux tu n’aimes ce grand Maître,
Ton cœur d’un long ennui se verra consumé :
Crois-en ou ta raison ou ton expérience :
Toutes deux te diront qu’il n’est point d’autre bien,
Et que c’est au chagrin livrer ta conscience
        Que prendre joie ou confiance
        Sur un autre amour que le sien.
Tu dois plutôt choisir d’attirer sur tes bras
L’orgueil de tout un monde animé de colère,
Que d’offenser Jésus, que d’oser lui déplaire,
Que de vivre un moment et ne le chérir pas.
Donne-lui tout ton cœur et toutes tes tendresses ;
Et, ne souffrant chez toi personne en même rang,
Réponds en quelque sorte à ces pleines largesses
        Qui pour acheter tes caresses
        Lui firent donner tout son sang.
Que tous s’entr’aiment donc à cause de Jésus,
Pour n’aimer que Jésus à cause de lui-même ;
Rendons cette justice à sa bonté suprême
Qui sur tous les amis lui donne le dessus ;
En lui seul, pour lui seul, tous ceux qu’il a fait naître,
Tant ennemis qu’amis, il les faut tous aimer,
Et demander pour tous à l’Auteur de leur être
        Et la grâce de le connaître
        Et l’heur de s’en laisser charmer.
Ne désire d’amour ni d’estime pour toi
Qui passant le commun te sépare du reste.
C’est un droit qui n’est dû qu’à la grandeur céleste
D’un Dieu qui là-haut même est seul égal à soi.
Ne souhaite régner dans le cœur de personne ;
Ne fais régner non plus personne dans le tien ;
Mais qu’au seul Jésus-Christ tout ce cœur s’abandonne
        Que Jésus-Christ seul en ordonne,
        Comme chez tous les gens de bien.
Tire-toi d’esclavage, et sache te purger
De ces vains embarras que font les créatures ;
Sache-s-en effacer jusqu’aux moindres teintures ;
Romps jusqu’aux moindres nœuds qui puissent t’engager.
Dans ce détachement tu trouveras des ailes.
Qui porteront ton cœur jusqu’aux pieds de ton Dieu ;
Pour y voir et goûter ces douceurs immortelles
        Que dans celui de ses fidèles
        Sa bonté répand en tout lieu.
Mais ne crois pas atteindre à cette pureté
A moins que de là-haut sa grâce te prévienne,
A moins qu’elle t’attire, à moins qu’elle soutienne
Les efforts chancelants de ta légèreté :
Alors, par le secours de sa pleine efficace,
Tous autres nœuds brisés, tout autre objet banni,
Seul hôte de toi-même, et maître de la place,
        Tu verras cette même grâce
        T’unir à cet Être infini.
Aussitôt que du ciel dans l’homme elle descend,
Il n’a plus aucun faible, il peut tout entreprendre,
L’impression du bras qui daigne la reprendre
D’infirme qu’il était l’a rendu tout-puissant ;
Mais sitôt que ce bras la retire en arrière,
L’homme dénué, pauvre, accablé de malheurs,
Et livré par lui-même à sa faiblesse entière,
        Semble ne voir plus la lumière
        Que pour être en proie aux douleurs.
Ne perds pas toutefois le courage ou l’espoir
Pour sentir cette grâce ou partie ou moins vive,
Mais présente un cœur ferme à tout ce qui t’arrive,
Et bénis de ton Dieu le souverain vouloir.
Dans quelque excès d’ennuis qu’un tel départ t’engage,
Souffre tout pour sa gloire attendant le retour,
Et songe qu’au printemps l’hiver sert de passage,
        Qu’un profond calme suit l’orage,
        Et que la nuit fait place au jour.

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