Théologie Systématique – IV. De l’Église

2. Importance de la question pour le Protestantisme

Elle porte au cœur des débats avec le Catholicisme et les diverses directions protestantes, avec le Séparatisme en particulier. — Les deux opinions contraires sont partielles et se neutralisent l’une l’autre. — Le Protestantisme, pour rester fidèle à l’Ecriture et à la doctrine de la Réformation, doit retenir ensemble « l’Église visible » et « l’Église invisible », comme il retient dans l’Église visible le double caractère d’« institution divine » et de « libre association ».

Comme nous le disions en l’abordant, la question de « l’Église visible et invisible » est infiniment plus grave qu’il ne le paraît au premier abord, et il peut être utile de nous y arrêter quelques instants de plus. Ceux qui la dédaignent comme surannée ou qui l’écartent comme vaine, n’en pénètrent pas la signification et la portée. Nulle part, peut-être, ne se tranche plus profondément l’opposition du Catholicisme et du Protestantisme, de même que le point de départ entre le protestantisme radical et le protestantisme officiel, par où j’entends celui de la Réformation. C’est que là on va toucher au double élément du fait, ou du principe complexe sur lequel tout porte, et que dénaturent les systèmes unitaires en étendant l’un des éléments constitutifs aux dépens de l’autre. Le Catholicisme ne laisse subsister que l’Église visible, qu’il prétend réaliser seul. Le protestantisme puritain et libéral ne veut que des congrégations particulières où se reflètent incessamment les diverses directions de la croyance et de la vie religieuse. Le protestantisme officiel retient ensemble l’Église visible et l’Église invisible, comme il retient dans l’Église visible le double caractère d’institution divine et de libre association, qui disparaît ailleurs par un côté ou par l’autre.

A vrai dire, les deux extrêmes, placés en regard, fournissent la démonstration du dualisme qu’ils nient, et dont il importe si fort de tenir compte, quelque gênant qu’il puisse être pour la systématisation théologique et pour l’organisation ecclésiastique. Dès qu’il existe dans la notion scripturaire de l’Église, — et nous l’avons constaté à bien des reprises et sous bien des rapports — il entre par cela même dans le plan divin, s’imposant de là à la théorie et à la pratique : fait capital, qui neutralise l’individualisme et l’ecclésiasticisme, en faisant à chacun sa part, et qui relèvera la doctrine de la Réformation du discrédit où elle paraît tombée. Aussi ne craignons-nous pas de revenir là-dessus, au risque de quelques répétitions.

Le principe de l’indépendantisme est aujourd’hui fort répandu ; d’année en année, il gagne du terrain ; il s’infiltre de toutes parts, sous des formes et dans des applications infiniment variées ; vous le rencontrez mille fois où vous l’attendiez le moins. Sans parler des vieilles tendances dissidentes, plus vivaces qu’on ne croit, il inspire les théories actuelles du libéralisme évangélique comme celles du radicalisme rationaliste. On soutient que l’idée d’une Église extérieure générale est étrangère au Nouveau Testament, et que le fractionnement de la Chrétienté est un fait nécessaire, dont il faut savoir prendre son parti. « L’Église, dit M. Schérerd, est une abstraction par laquelle les églises sont considérées comme un ensemble. » « L’état « normal, dit Vinete, est que l’Église se compose d’un nombre d’associations libres, correspondant aux différentes conceptions dogmatiques. »

d – « Esquisse d’une théorie de l’Église chrétienne » (pp. 14, 27, 34, 154) publiée lorsque M. Schérer appartenait encore à la haute orthodoxie.

e – « De la manifestation des convictions religieuses. »

Nous ne pourrions discuter ces systèmes qu’en ramenant la plupart de nos précédentes observations. Si ces observations sont fondées, ces systèmes ne sauraient l’être. Leur Église n’est celle des Livres saints, ni quant à sa nature, car l’Église du Nouveau Testament renferme à bien des égards le mélange dont ils ne veulent pas ; ni quant à son étendue, car le Nouveau Testament suppose, et pose par cela même une Église générale, réunissant en un corps tous les disciples, professionnels ou réels ; il réprouve les schismes, que ces systèmes érigent en principe. « L’idéal des choses réclamé par le Christianisme, dit Vinet, c’est celui où tout le monde étant dissident, personne ne le serait plus » ; c’est-à-dire que la vraie constitution ecclésiastique apparaîtrait lorsqu’il n’y aurait plus d’Église, au sens usuel du mot.

« Le Christianisme, dit encore Vinet dans une de ses brochures, est une religion d’influence. La religion n’est pas une institution mais une vertu. C’est un principe de vie déposé dans l’âme humaine : elle se peut définir une nouvelle âme donnée à l’humanité ; l’âme de cette âme doit être l’influence, non l’autorité ;… l’influence est donc le seul mode d’action qui lui soit propre. » Cette déduction, Vinet la porte de la sphère religieuse dans la sphère ecclésiastique, comme si les deux sphères n’en faisaient qu’une, comme si la prémisse incontestable et incontestée que la religion n’est pas une institution était également vraie de l’Église, tandis que le contraire saute aux yeux. Cette confusion est presque générale dans la nouvelle direction théologique. On identifie l’Église avec le Christianisme pour ne laisser à l’Église que ce qui appartient au christianisme intérieur et l’on élève ainsi le principe d’individualité sur les ruines du principe d’autorité. Mais que vaut, en réalité, cette argumentation ? Elle repose sur une équivoque, et l’on voit tout de suite combien elle peut être périlleuse, quand elle n’est pas, comme elle l’était à un si haut degré chez Vinet, sous la garde d’une foi aussi humble que profonde. Posant à sa base l’autonomie de la conscience personnelle, elle mènerait logiquement à cette souveraineté du moi, qui ne veut croire et se soumettre qu’à lui-même. C’est le redoutable principe qui est au fond du mouvement actuel. Que de ravages n’a-t-il pas déjà faits ?

Il existe nécessairement dans ces systèmes, malgré leur forme logique, et peut-être à cause de cette forme, quelque erreur ou quelque lacune radicale, puisqu’ils arrivent à voir l’ordre et le bien là où le sens chrétien a toujours vu et verra toujours, nous le croyons, le désordre et le mal. La source de la déviation est dans la notion même de l’Église, ainsi qu’il faut sans cesse le rappeler. Si l’Église n’est qu’une conception de la doctrine chrétienne, ou une direction de la vie chrétienne organisée, elle est uniquement une libre association, et l’on n’en devient membre que par une adhésion réfléchie. Si l’Église est une Société que les croyants peuvent former et dissoudre à leur gré, qui n’existe que sous leur bon plaisir, elle n’est qu’un fait secondaire, une création ou une série de créations transitoires, « elle n’appartient pas au fond essentiel du Christianisme » f. Si tel est le principe constitutif, tout ce qui se trouve en dehors ou refuse de s’y plier doit être aboli. Les grandes communions, reposant sur un fondement différent, doivent être réformées ou abandonnées. L’idée d’une Église générale, vers laquelle la Chrétienté s’est portée si constamment, n’est qu’une illusion, mirage du Ciel, qu’on poursuit vainement dans ce monde et qui ne peut qu’égarer. Le pédobaptisme, quelque ancien et universel qu’il soit, est une inconséquence, une irrégularité, une aberration ; il est à la fois un désordre et un non-sens. Le pédobaptisme gêne visiblement tous ces systèmes : s’ils le tolèrent et le ménagent en bien des cas, on sent qu’ils en feraient bon marché. Du principe creusé à fond et poussé à bout dérive encore la souveraineté du peuple chrétien, par où le radicalisme ecclésiastique arrive à l’entière dépendance du ministère, comme le radicalisme politique arrive à celle de la magistrature. Dans la sphère religieuse et dans la sphère civile, même doctrine et même conséquence ; des deux parts, on pousse la liberté jusqu’à abattre l’autorité ou à n’en laisser que le simulacre ; des deux parts, on renverse l’institution divine en lui enlevant un de ses fondements ou de ses attributs essentiels. Or, tout écart est un désordre, et tout désordre un péril.

f – Schérer : Esquisse

Ne me parlez pas de la logique de ces systèmes, de l’aisance avec laquelle ils se déroulent, de la clarté et de la rigueur de leurs déductions, une fois leur principe admis. Ce mérite, je le leur reconnais sans difficulté, si ce n’est sans réserve. Mais je le retrouve, en sens inverse et à un degré supérieur, dans le Catholicisme. Accordez au Catholicisme son principe, tel qu’il prétend le tirer de l’Ecriture et de l’histoire ; passez-le-lui tel qu’il le pose, et il en fera sortir devant vous le romanisme le plus complet, avec cet enchaînement dialectique qui captive l’entendement en y joignant ces formes grandioses, cette majesté des œuvres, cette magie des souvenirs, ce contrôle des siècles qui saisissent l’imagination. De même, concédez au Puseysme son principe du consentement des premiers siècles comme interprétation officielle de l’Ecriture, concédez au néoluthéranisme son idée du sacrement, vous voyez se développer, de conséquence en conséquence et pièce à pièce, ces opinions qui ramènent le Protestantisme vers Rome, par le même chemin qu’a suivi le catholicisme primitif pour y arriver. — La logique catholique a été un moment aussi célébrée que la logique hégélienne.

La logique est un grand instrument de connaissance, mais elle n’est qu’un instrument. Elle peut mener à l’erreur comme à la vérité. Ses résultats dépendent de ses prémisses. La moindre addition ou la moindre omission dans les prémisses peut fausser tous les résultats, de même que la plus légère déviation d’une ligne au point de départ produit à la fin une déviation énorme. On oublie trop que presque toutes les questions sont complexes. La vie intellectuelle est une combinaison de principes, comme la vie morale une combinaison de sentiments, comme la vie physique une combinaison de forces. Or, il n’est pas facile de maintenir dans leurs mutuels rapports ces principes souvent si divers, d’assigner constamment à chacun le rôle et le rang qui lui appartiennent, de laisser à tous leur place et leur action respectives. Le besoin d’unité pousse sans cesse à ériger l’un d’eux en principe dominateur, auquel tout doit s’accommoder ou se plier ; et plus on s’abandonne à ce principe devenu facteur, plus on réussit à lui subordonner tout le reste, plus on réalise l’unité systématique à laquelle on aspire, plus aussi on court risque de s’égarer. Il en est du logicien déterminé à suivre son idée quand même, comme du voyageur qui, ne voulant pas se résigner aux sinuosités de la route, prétendrait aller en droite ligne, par monts et par vaux, à travers les marais, les fleuves et les précipices. Si le voyageur recule bientôt devant les périls de cette marche, il n’en est pas de même du logicien. Dans la sphère des idées ou de la raison pure, on peut, au sein des abîmes, se faire un sujet de gloire des profondeurs où l’on est descendug.

g – « Philosopher, a dit Hegel, c’est s’abandonner à l’éther pur de la raison, sans s’inquiéter de la côte où l’on ira aborder ; c’est assister en spectateur désintéressé au développement de l’Absolu ou de l’Idée. »

C’est généralement chez les plus fortes intelligences que se produisent les plus grands écarts, parce que ce sont ces esprits-là qui poussent jusqu’à ses derniers développements le principe quelconque qu’ils ont une fois posé comme base et source suprême de la connaissance ; eux seuls font céder aux exigences de la logique ces données communes de la conscience ou de l’expérience en présence desquelles s’arrête le reste des hommes. De là ces systèmes étranges qu’on voit naître et mourir incessamment. Cependant, en thèse générale, ces systèmes, même les plus décidément erronés à leur terme, sont vrais à leur point de départ ; l’aspect des choses auquel ils s’attachent est réel, mais partiel. Au lieu d’embrasser les divers éléments du problème, les différents faits ou principes d’où dépend la solution, ils en séparent un dans lequel ils fondent tous les autres. Dès lors ce n’est plus qu’une œuvre factice, qu’une construction idéale : ils deviennent d’autant plus faux qu’ils sont plus rigoureux et qu’ils avancent plus résolument sur leur ligne logique.

Il doit en être, et il en est des théories ecclésiastiques, sous ce rapport, comme des théories théologiques, philosophiques, politiques. On le voit tout de suite par le simple rapprochement du radicalisme protestant et de l’ultramontanisme romain. Des deux caractères qu’unit la notion scripturaire, c’est-à-dire la notion vraie de l’Église, chacune de ces tendances extrêmes finit par n’en retenir réellement qu’un ; et, procédant en sens inverse, en conséquence de leurs points de vue diamétralement opposés, l’une part de l’Église pour arriver à la doctrine et à la vie, l’autre part de la doctrine ou de la vie pour arriver à l’Église ; l’une, s’arrêtant à l’institution divine, l’identifie avec l’institution humaine, telle qu’elle s’est formée à travers les événements et les siècles ; l’autre, pour briser l’institution humaine chargée d’erreurs et d’abus, brise du même coup l’institution divine.

Cela est très logique, je le répète, dans chaque direction, une fois pleinement admis son principe et son facteur. Le principe grandit en avançant ; ses exigences s’étendent avec les victoires qu’il remporte ou les concessions qu’il obtient ; chacun de ses empiètements semble lui créer un nouveau droit ; il fonde sa légitimité sur sa puissance apparente, et son autorité sur sa légitimité prétendue, de telle sorte que tout tombe peu à peu devant lui. Que l’on remonte, par exemple, aux origines de la tendance dont le romanisme est la résultante dogmatique et historique. Elle se montre dès les temps les plus anciens, mais inconsciente d’elle-même, et ne croyant pas dépasser les proscriptions ou les postulats de l’Ecriture. Tout manifeste chez les premiers chrétiens un vif sentiment, un besoin profond d’unité. C’était pour eux un devoir sacré, un désir fervent de réaliser la prière du divin Maître : « Qu’ils soient un, comme nous sommes un ! ». Malgré la difficulté de leurs relations, ils constituaient comme un monde à part dans le monde d’alors ; la communauté de foi et de vie leur tenait lieu d’organisation proprement dite. Le chrétien, reconnu pour tel, était partout admis à la communion des fidèles et fait participant des privilèges qu’elle conférait. Les adorateurs de Christ ne voulaient former, et ils ne formaient en effet qu’un seul corps. L’unité extérieure naissait de l’unité intérieure. Mais, à mesure que l’esprit s’en allait, on crut, par une illusion fort commune, pouvoir l’enchaîner dans les formes et les observances. L’Église, où s’accomplissaient les saints mystères, fut censée le seul chemin du Ciel ; l’épiscopat, représentant de l’Église, devint le représentant de Jésus-Christ ; une vertu surnaturelle fut attribuée aux rites sacrés ; la communion avec l’Église fut la condition de la grâce ; le schisme fut le grand péril, par conséquent le grand péché ; les ordonnances ecclésiastiques acquirent insensiblement une autorité souveraine, qui fit oublier ou négliger l’Ecriture sainte ; et le dogme de la Papauté vint couronner le système en Occident.

Le point de départ de ce développement historico-dogmatique, qui a tout envahi, est cette pensée, fort innocente à première vue, que le rapport des âmes avec Christ est lié à leur rapport avec l’Église ; pensée à laquelle on se laissa facilement aller, qui se légitime par son côté mystique, et que consacrait le double intérêt de la vérité et de l’unité. Aujourd’hui encore, le radicalisme le plus outré accorde, conformément à l’une des expressions de la langue chrétienne, que l’Église est moyen de grâce.

Pour comprendre le passé, nous n’avons qu’à être attentifs au présent. Le Puseysme, à son origine, était loin de prévoir ce qu’il est devenu. Il prétendait rester protestant et ne s’attaquer qu’à l’esprit sectaire. Il se proposait simplement d’élever un boulevard contre la dissidence, en faisant ressortir dans la notion de l’Église des éléments que la dissidence méconnaissait. Mais, dépassant le vrai, ainsi qu’il arrive si souvent aux réactions, en croyant rendre la position de l’anglicanisme plus ferme et plus forte, il glissa sur une pente qui l’a entraîné vers le romanisme, où elle l’a fait à la fin verser. Le mouvement néoluthérien est une reproduction du mouvement puseyste, avec la différence de l’idée anglaise et de l’idée allemande. C’est aussi la lutte qui l’a poussé à chercher et à prendre des armes dans l’arsenal romain ; il a fait de ses formulaires ce que le Catholicisme fait de ses traditions. Et maintenant, emporté par les principes qu’il s’est imposés en voulant les imposer, il n’est déjà plus maître de lui-même. Il est fort à craindre qu’il n’ouvre aussi à Rome des conquêtes qu’elle n’attendait pas assurément de ce côté.

Ainsi se reproduit devant nous, sous des formes restreintes et rapides, ce qui s’est accompli en grand et par un travail séculaire dans le Catholicisme. Au fait, le premier germe de cette excroissance parasite qui couvrit le monde chrétien et le fit passer à un autre Évangile, est la confusion de l’Église visible et de l’Église invisible, d’où le report sur la première des prérogatives de la seconde. Voilà le principe, d’abord imperceptible, d’où tout est sorti par une progression ininterrompue. Ce principe, Irénée le posait déjà, sans en prévoir les redoutables et gigantesques conséquences, quand il disait : « Ubi Ecclesia, ibi et Spiritus Dei. » On sait comment Cyprien le développa contre les Novatiens, Augustin contre les Donatistes, et comment il s’étendit, par une sorte de nécessité interne, à la fois historique et logique. L’idée sacramentelle et l’idée sacerdotale grandirent de concert, se soutenant l’une l’autre ; et le Concile de Trente put définir l’Église : a La Société des baptisés », expression à laquelle sont plus ou moins arrivés par les mêmes causes le Puseysme anglais et le Confessionalisme allemand, et qui rend palpable, à elle seule, l’opposition de cette tendance avec celle qui fait de l’Église la Société des régénérés ou la Société des professants, et veut qu’elle ne s’ouvre qu’aux personnes qui sont déjà ce qu’elle est.

Le trait caractéristique des deux directions, ou l’un de leurs traits caractéristiques, c’est qu’effaçant en sens inverse la distinction fondamentale de l’Église visible et de l’Église invisible, l’une fait dépendre l’unité intérieure de l’unité extérieure, tandis que l’autre ne se préoccupe que de l’unité intérieure, dogmatique ou morale, à laquelle tout doit céder. L’erreur de la première a été rendue manifeste par ses conséquences ; ses résultats la jugent. Les rapides expériences de nos jours jugent également la seconde, comme la jugeait d’avance son principe lui-même. Suivant elle, l’universalisme ecclésiastique, auquel a constamment aspiré la Chrétienté, est une chimère, et serait une aberration s’il pouvait se réaliser. L’unionisme est un rêve et un piège ; c’est le fractionnement qui est l’état normal, l’ordre réel, parce que seul il laisse place à la sincérité des convictions. L’Église n’étant qu’un libre produit de la foi et de la vie chrétienne, chaque conception de la foi, chaque direction de la vie, doit se constituer en église particulière.

Eh bien ! cela répugne décidément à l’enseignement et à l’esprit de l’Évangile, nous croyons pouvoir l’affirmer. Briser systématiquement l’Église en congrégations isolées, c’est aller et contre les données générales du Nouveau Testament et contre les aspirations naturelles de la foi ; c’est prendre la déviation pour la règle. D’après le Nouveau Testament, l’Église se compose des églises ; elle est une et doit devenir universelle ; Royaume de Dieu, ce n’est pas la division qui est sa loi, c’est l’union ; l’idéal de la Chrétienté, comme son terme final, est de ne former qu’un seul troupeau sous la houlette du Bon Pasteur (Jean 10.16) : unité extérieure aussi bien qu’intérieure qui, comme toutes les œuvres de Dieu, peut s’allier sans doute à de nombreuses diversités, mais qui est une prescription ou une réclamation formelle des Saintes Ecritures. Et ce que donnent à cet égard les enseignements positifs des Ecritures, l’esprit chrétien le donne aussi, lorsqu’il épanouit sans aucune pression étrangère la plénitude de ses éléments constitutifs. La même aspiration qui unit les croyants en associations locales tend à unir ces associations en une grande communauté : au fond, les deux faits n’en font qu’un ; ils sont le produit d’une même force ou d’une même disposition ; pour nier le second, il faudrait aussi nier le premier.

Nous ne parlons point, il convient peut-être de le rappeler, des nécessités transitoires que peuvent imposer les circonstances (et dont nous aurons à tenir compte ailleurs) ; nous ne regardons pour le moment qu’au principe ; c’est de la question de principe qu’il s’agit uniquement. Or, peut-elle être douteuse pour le disciple de l’Ecriture ? Le Nouveau Testament et l’esprit chrétien ne demandent pas seulement l’unité intérieure ; ils demandent aussi l’unité extérieure ; et n’est-il pas clair, ajouterons-nous, que l’unité n’existe guère au dedans quand elle s’inquiète si peu de se maintenir au dehors ?

Sans doute, il faut aussi le redire, la direction avec laquelle nous discutons a un fondement réel ; elle n’est fausse que parce qu’elle est partielle et excessive ; elle mène à l’erreur par la vérité. En tant qu’elle relève l’élément spirituel du Christianisme, et par cela même son élément personnel, elle plaide le principe protestant, dans son opposition au principe romain, elle plaide le vrai principe évangélique. Mais ce principe a ses limites comme tous les autres ; et le faire absolu, c’est le dénaturer. On prend trop aisément et trop généralement l’innovation pour la rénovation.

Quand la théorie dont nous nous occupons pousse le fait interne au point d’enlever au fait externe sa légitimité et sa valeur propre, quand elle volatilise sous ombre de spiritualiser, elle fait en ecclésiologie ce que font en dogmatique ces christianismes rationnels qui se substituent au Christianisme traditionnel.

Quand, en reconnaissant les deux faits sous la dénomination d’Église mystique et d’Église empirique, on sacrifie celui-ci a celui-là, par le motif que l’Église mystique a une réalité indépendante que ne possède pas l’Église empirique, on argumente d’une erreur au profit d’une autre. Si l’Église empirique ne peut subsister sans renfermer à quelque degré l’Église mystique, l’Église mystique ne peut exister non plus sans s’appuyer sur l’Église empirique, qui est pour elle ce que le corps est pour l’âme. Il y a des deux parts relation et différence. Aucune Église sur la terre qui soit identique à la communion des saints ; aucune qui n’y tienne par quelques-uns de ses membres. Là comme partout, au lieu de subordonner arbitrairement, il faut coordonner ; au lieu de supprimer, il faut équilibrer. Si la logique ou la prévention conseillent le premier parti, la vérité impose le second.

Quand on dit que l’Église n’est pas un élément constitutif du Christianisme, qu’elle en est uniquement un résultat, et qu’à cause de cela elle n’est pas l’objet d’un enseignement direct dans le Nouveau Testament, on oublie son caractère d’institution divine, avec l’existence antérieure et supérieure que ce caractère lui fait, et l’on s’appuie, pour le renier, sur une considération qui est loin d’avoir la réalité et la valeur qu’on y attache. L’Église, dit-on, n’est pas l’objet d’un enseignement exprès. Si l’on entend par là qu’elle n’est d’ordinaire mentionnée qu’occasionnellement, nous en tombons d’accord ; mais l’induction qu’on tire de ce fait n’est nullement fondée. La forme occasionnelle est la forme générale de l’enseignement scripturaire. On ne peut donc pas plus s’en faire un argument dans la question ecclésiastique que dans la question dogmatique.

Quand, de l’impossibilité d’une pleine réalisation de l’Église invisible dans l’Église visible on conclut que toute tentative d’organisation générale est vaine et funesteh, l’argument porte sur ce qu’on veut établir non moins que contre ce qu’on prétend renverser, puisqu’il existe partout, à un degré ou à l’autre, l’imparité où il a son point d’appui.

h – Schérer, Esquisse.

Quand on dit que la question est ici entre l’esprit et la lettre, entre le fond et la forme, et que la prééminence est certainement due à l’esprit, on ne fait que proclamer le principe conquis par la Réformation sur le Catholicisme ; et l’on a cent fois raison, dans cette généralité. Mais l’exagération romaine du fait et du droit n’anéantit ni l’un ni l’autre ; l’abus ne détruit point la règle. L’institution divine n’en existe pas moins, avec les attributions qui la caractérisent, l’autorité qu’elle fonde et les obligations qu’elle impose. Il s’agit de la prendre dans ses éléments réels, on, en d’autres termes, dans ses éléments scripturaires. S’il est plus commode de la nier ou de la quintessencier que de la ramener à ce qu’elle doit être, c’est aussi traverser le vrai, ne corriger une erreur que par l’erreur contraire, et appeler ces réactions que la peur du nihilisme précipite dans le romanisme. Il faut que ce que Dieu a établi reste, et qu’il reste tel qu’il l’a voulu.

Quand on accuse la théorie de la Réformation de n’être qu’une forme adoucie et inconséquente du Catholicisme, on oublie les profondes différences qui la séparent du système romain. Comme le Catholicisme, il est vrai, elle reconnaît l’institution divine et elle en maintient les droits ; comme le Catholicisme, elle pose en principe l’unité extérieure, impliquée dans la notion biblique de l’Église, par cela même dans l’ordre et le plan providentiel, et elle aspire à la réaliser. Mais ce n’est pas dans la poursuite de ce but que le Catholicisme a erré ; c’est dans les moyens auxquels il a eu recours, tels que sa doctrine sacramentelle et sacerdotale, ses prétentions théocratiques, en particulier celle d’infaillibilité, qui complète et consacre toutes les autres. Or, ces moyens, la théorie protestante les répudie absolument. Elle ne veut s’appuyer que sur les données scripturaires. Bien loin de sacrifier le fond à la forme, elle est essentiellement spiritualiste. Seulement, elle l’est avec mesure ; en relevant le fait interne, elle maintient le fait externe, s’efforçant de les coordonner l’un à l’autre, au lieu de les absorber l’un dans l’autre. Elle pose à côté de la liberté l’autorité, à côté du droit le devoir, comme elle pose à côté du sacerdoce universel le ministère pastoral.

Le plus souvent, du reste, les tendances avec lesquelles nous discutons ne s’attaquent pas directement à la doctrine de la Réformation, elles prétendent plutôt la pénétrer dans son fond intime et la ramener à elle-même en lui faisant rendre tout ce qu’elle contient. Mais elles font alors de cette doctrine ce qu’elles font de tant d’autres ; elles la changent sous ombre de l’expliquer, et l’on se laisse prendre à ces apparences, se figurant tout à la fois conserver et renouveler. Ce qui est ainsi donné et reçu comme une évolution du principe protestant en est la perversion : c’est, en dernier résultat, l’abandon de ce principe, et le retour au principe de l’anabaptisme que la Réformation repoussa si énergiquement.

Chacune de ces tendances étend outre mesure son principe et annihile, plus ou moins, le principe corrélatif qui devrait lui servir de complément ou de contrepoids.

Elles se développent toutes les deux devant nous par un mouvement parallèle et par un progrès tout à la fois interne et externe, selon cette loi de l’histoire qui nous montre, en théologie comme en philosophie, en religion comme en politique, l’exagération et l’erreur enfantant sans cesse l’exagération et l’erreur contraires. A mesure que le Catholicisme se fait de plus en plus ultramontain, le Protestantisme se fait de plus en plus radical.

Et les deux tendances s’agitent au sein du Protestantisme lui-même, où elles se heurtent et se poussent mutuellement à l’excès.

Ces tendances, de même que celles qui réclament l’absolue séparation de l’Église et de l’État, avec lesquelles elles marchent main à main, semblent devoir triompher. D’année en année elles gagnent du terrain, favorisées qu’elles sont par l’esprit du temps. Il est probable qu’elles ne seront arrêtées que par leurs résultats, je veux dire par les écarts et les périls où elles jetteront en déroulant leurs conséquences. Ni les réactions qu’elles ont déjà soulevées, ni les efforts et les arguments du parti intermédiaire ne me paraissent de nature à leur barrer le chemin. C’est le torrent, qui franchit les digues quand il ne peut les emporter. Il en sera comme de ces systèmes politiques et économiques qui ne sont jugés que par l’expérience. Dans la sphère de la science et dans la sphère de la vie, il est des entraînements contre lesquels le raisonnement est impuissant. Et puis, nous sommes visiblement à une de ces époques de transformation où tout se précipite et que tout sert, jusqu’aux obstacles. Il se fait dans le monde une crise immense, à laquelle participe le Christianisme, dont elle émane à bien des égards, et qui doit la dominer et la régler. Peut-être faut-il que les anciennes constitutions et les vieilles formes soient violemment brisées, pour que l’Église trouve une organisation en rapport avec ce nouvel état social qui se crée sous nos yeux, qui est déjà là, et qui est aussi mystérieux pour nous qu’un lointain avenir. Les voies de Dieu ne sont pas nos voies. Mais la justice y préside aussi bien que la miséricorde. Les souffrances y entrent comme moyen, et d’ordinaire le mal se réprime et se corrige par le mal. Au sein de la tourmente, et à tous les points de vue, ecclésiologique, dogmatique, éthique, maintenons pardessus tout les grands principes scripturaires, bien convaincus que l’Ecriture restera comme Parole de Dieu, si le Christianisme est de Dieu.

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