Théologie Systématique – IV. De l’Église

3. Latitudinarisme

Rejet des Confessions de foi au nom de la science et de la conscience. — Le « principe formel » du Protestantisme (souveraine autorité de l’Ecriture) sacrifié à son « principe matériel » (justification par la foi) : la foi désignant l’autonomie de la conscience. — Système en opposition 1° avec l’esprit de l’Évangile, 2° la notion et le but de l’Église, 3° la nature des choses. — Conventions tacites. — Que le Christianisme est « une vie ».

Cette direction, où s’abritent des vues très diverses, répudie les confessions de foi au nom de la science et de la conscience, au nom du véritable esprit chrétien et surtout du véritable esprit protestant. Antithèse de la direction précédente, elle veut que toutes les opinions sincères et sérieuses soient non seulement pleinement tolérées et librement professées dans l’Église, mais prêchées dans les temples et enseignées dans les académies. C’est l’article fondamental du Credo. On admet à tous les droits de la Cité religieuse les doctrines qu’on croit fausses aussi bien que celles qu’on croit vraies, ne leur demandant que de se supporter les unes les autres ; on rejette, au contraire, les doctrines qui se posent comme les seules évangéliques, et on les rejette uniquement pour cela, alors même qu’on n’en conteste pas la vérité. On regarde moins à la nature et à la valeur propre des croyances qu’à leur attitude vis-à-vis des croyances différentes : ce n’est pas tant de l’erreur que de l’intolérance qu’on se préoccupe et qu’on cherche à se garantir. D’une extrême largeur envers tout le reste, on n’est sans condescendance et sans merci que contre l’exclusivisme, terme qui revient sans cesse et qui remplace celui d hérésie.

« Voici, selon certains esprits de notre époque, dit Hœflingc, la théorie sur laquelle repose la liberté de foi et de conscience dans le protestantisme. Nul homme n’a le droit de prescrire des lois à ses semblables en matière de religion. Sur ce terrain, chacun doit avoir la liberté illimitée de suivre ses convictions propres : c’est là un droit inhérent à la personnalité, et sans lequel il n’est plus de dignité humaine. Personne donc ne peut s’en dessaisir, personne ne peut l’aliéner et le remettre par contrat à un individu ou à une Société. Il est impossible, en ce qui concerne la foi, de se lier pour l’avenir par une promesse quelconque… De même que dans nul état civilisé la loi ne tolère qu’un être raisonnable se vende pour être esclave, de même, et à bien plus forte raison encore, la loi ne peut autoriser l’aliénation de la conviction religieuse… Le catholicisme avait sous ce rapport méconnu la vraie nature du christianisme ; et aussi la liberté s’est vengée de son oppression et s’est créé un royaume propre, le protestantisme. Celui-ci lie, il est vrai, la foi à la Parole de Dieu… Mais il est impossible que l’Église protestante, qui rejette la prétention de l’Église romaine à l’interprétation authentique de l’Ecriture Sainte, s’arroge elle-même le droit de déterminer le sens de la Parole de Dieu et de décréter ce qui doit être considéré comme doctrine et vérité divine. Elle est obligée, sauf à se mettre en contradiction avec ses propres principes, de renoncer à avoir un Symbole, une Confession de foi commune et obligatoire. Elle ne peut exiger que la foi à la Parole de Dieu en général, et non pas la foi à de certaines doctrines, attendu que la question de savoir ce qu’enseigne la Parole de Dieu ne peut être résolue que par la science exégétique, et que celle-ci doit jouir d’une liberté complète, si l’on ne veut pas de nouveau établir des ordonnances humaines. Bien loin donc que le protestant puisse être obligé de professer des doctrines positives, on doit plutôt lui demander que jamais il ne se permette de juger ou de condamner la foi d’autrui. »

c – Écrit trad. de l’allemand et intitulé :« Esprit du protestantisme », p. 16.

Ce parti, qui aime à se désigner et qu’on désigne fréquemment sous le nom de « libéral », éprouve, par l’action de l’esprit du temps, un revirement singulier, qui le fait tout autre au dedans en le laissant le même au dehors. Il y a quatre jours, sa grande maxime était celle-ci : La Bible, avec une entière liberté d’interprétation, la Bible seule pour l’Église comme corps, aussi bien que pour l’individu, et, par suite, l’admission de toutes les doctrines qui se donnent comme bibliques. Le principe formel du Protestantisme (l’Ecriture seule autorité et seule norme) était son dogme constitutif, son unique dogme ; il en jetait à l’écart ou au rebut le principe matériel (justification par la foi), qui en est le dogme vital. Prolongement des idées du xviiie siècle, il enseignait ou patronnait généralement la justification par les œuvres. Aujourd’hui, c’est le principe formel qu’il sacrifie ; il professe de plus en plus la justification parla foi, mais en l’entendant cum grano salis. Selon lui, et à son sens selon les Réformateurs, la justification est la restauration morale de l’homme, la foi est l’émancipation et l’autonomie de la conscience individuelle, la substitution du jugement ou du sentiment privé à toute autorité extérieure, celle de l’Ecriture comme celle de l’Église. Il faut noter ce changement de front, cette volte-face, qui du reste s’opère sur toute notre ligne théologique, cette prétendue restitution de la pensée des Pères de la Réforme qui admireraient, s’ils pouvaient revenir, de s’être si peu compris et si mal fait comprendre. Mais, après avoir ainsi mis sens dessus dessous sa vieille base dogmatique, le parti n’en conserve pas moins sa position ecclésiastique : toujours il prétend grouper en un même culte toutes les opinions qui se déclarent chrétiennes et protestantes, et maintenir entre elles « l’unité de l’esprit par le lien de la paix ».

Nous convenons que sous sa première phase, à laquelle tiennent encore bien de ses partisans, ce système, quand il n’a pas dans l’indifférentisme doctrinal sa raison et sa fin secrète, pose !e vrai principe protestant, en opposition avec le principe romain : la Bible, révélation de la vérité et de la grâce, seule puissance de Dieu pour le salut de ceux qui croient, seule lumière et seule règle certaine, à laquelle tout doit se ramener, par laquelle tout doit se juger. L’erreur du système est dans la confusion, que nous avons indiquée ailleurs, du Protestantisme et de l’Église ou des Églises protestantes. Applicable peut-être à un état plus avancé de la foi et de la vie chrétienne, comme il le fut aux premiers temps, il ne l’est pas de nos jours. De plus (et nous n’avons aucun scrupule à le reconnaître), le système combat une disposition que la Réformation elle-même n’a pas su éviter à un degré suffisant et qui, plaçant les formulaires ecclésiastiques à côté et presque au niveau des Livres saints, leur attribue, par delà l’autorité réglementaire (la seule qu’ils réclament et puissent réclamer), une autorité intrinsèque et absolue, à laquelle ils ne sauraient prétendre sans porter atteinte au véritable esprit du Protestantisme.– Sur ce point encore, loin de condamner, nous devons approuver. — Ajoutons que ce système apparaît à bien des personnes comme le moyen d’union le plus simple, le plus naturel, le plus sûr, au milieu des divergences infinies de notre époque, et, par cela même, comme représentant et sauvegardant le mieux l’un des deux grands principes évangéliques savoir : cette condescendance dont l’Église apostolique nous a laissé de si grands exemples.

S’il ne se donnait, en effet, que comme une pure transaction, comme un expédient provisoire dans l’état de désorganisation où nous sommes par suite de la chute de notre ancienne constitution ecclésiastique, et en attendant celle que réclament les temps et les besoins nouveaux ; s’il n’avait d’autre prétention que de nous faire traverser en paix cette sorte d’interrègne, j’y trouverais, pour ma part, peu à redire. Mais il aspire à tout autre chose ; il se pose comme définitif, comme constituant l’organisation normale du Protestantisme. Là est l’illusion et le péril.

Envisagé sous l’une et l’autre de ses formes (Bible, conscience), ce système me paraît en opposition : — avec l’esprit de l’Évangile ; — avec le but de l’association religieuse et la vraie notion de l’Église ; — avec la nature même des choses.

1° Je dis, d’abord, avec l’esprit de l’Évangile. — Il autorise, non seulement la libre profession, mais la libre prédication de toutes les doctrines, par conséquent de toutes les erreurs, autant du moins qu’elles consentent à vivre en bonne intelligence. Or, c’est mettre de côté une des règles et des obligations évangéliques. En un sens, l’Évangile place avant tout et au-dessus de tout la vérité ; selon lui, la vérité telle qu’elle est en Christ, est la semence de la régénération, la voie du salut, et, pour ainsi parler, le moule où se forme le caractère chrétien. Le système libéral fait, sous ce rapport, le procès à saint Paul (1 Corinthiens 15.2), à saint Jean (1 Jean 4.3 ; 2 Jean 1.9-11), à Jésus-Christ (Matthieu 7.15 ; Jean 8.31-32). Partout, dans le Nouveau Testament, des exhortations à se tenir en garde contre ceux qui altèrent la vérité (Romains 16.17 ; Éphésiens 4.13-15 ; Colossiens 2.8 ; Hébreux 13.9). Il est prescrit aux pasteurs, en particulier, de retenir la saine doctrine, de garder pur le dépôt de la foi (2 Timothée 1.13-14 ; 4.3-4 ; Tite 1.9).

Là dessus, on dit que dans le Nouveau Testament la saine doctrine, la vérité désigne le Christianisme, et que les passages où ces expressions se rencontrent ne peuvent s’appliquer avec justice à un système qui, quelle que soit son indétermination dogmatique, veut rester et reste en effet chrétien. — Mais cette réponse est ici inadmissible, car si nos écrivains sacrés emploient quelquefois les expressions dont il s’agit pour désigner l’Évangile même, il est évident que dans les textes que nous avons cités et dans une foule d’autres, la vraie doctrine évangélique, la pure et sainte croyance chrétienne est mise en contraste avec les opinions erronées qui s’y mêlaient déjà de divers côtés, et que les fidèles sont prémunis contre les altérations de la foi, non contre l’apostasie.

On dit encore que les doctrines qui se produisent dans l’Église, se réclamant également du nom de Christ, qui seul est la Vérité et la Vie, aucune ne peut prétendre posséder la vérité et la vie à l’exclusion des autres, et que de là sort pour toutes l’obligation de se tolérer et de se respecter. — Sans entrer dans la discussion de cette maxime, nous nous bornerons à remarquer que, dans l’étendue qu’on lui donne, elle est inconciliable avec ce zèle pour la pureté de la foi que prescrit le Nouveau Testament, et dont tout système théologique et ecclésiastique doit tenir compte. Les doctrines qu’il réprouve prétendaient aussi rester chrétiennes. D’ailleurs, la maxime ne porte pas, ou ne porte que très indirectement sur le nœud réel de la question. Il s’agit ici, en effet, non du degré de vérité essentiel au salut, mais de la somme de croyances communes indispensable à l’ordre et à la direction de la Société religieuse, ce qui est fort différent.

2° Le système est en opposition avec la notion et le but de l’Église.

Qu’est-ce que l’Église chrétienne, dans sa généralité, sinon l’ensemble des sectateurs de la doctrine chrétienne, en contraste avec les sectateurs des doctrines étrangères ? Et dans l’état actuel de la Chrétienté, que sont les Églises, sinon des Sociétés formées chacune par une conception spéciale du Christianisme, qui lui sert de centre et de lien, qui la fait ce qu’elle est ? « Une « Église, dit Samuel Vincentd, est une association de ceux qui professent la même foi pour se réunir dans un même « culte. » Qu’est-ce, au fond, qui la caractérise, la distingue, la constitue, sinon sa doctrine ou la conception et la direction chrétiennes qu’elle représente ? Quelle est la raison de son existence ? quelle est sa destination et sa fin, sinon de garder et de propager la doctrine qui est pour elle l’Évangile ? Cela reste vrai même au point de vue mystique, qui ne regarde qu’à la vie ; car la vie dépend de la foi, et la foi dépend de la croyance ou de la doctrine ; la foi est la croyance passée de l’esprit dans le cœur. Si une Église n’a pas de doctrine propre, de croyance générale et positive, que répondra-t-elle quand on lui demandera ce qu’elle est ? On sait combien de personnes, attirées vers nous dans ces derniers temps, s’en sont détournées à cause des réponses si diverses qui leur ont été faites sur cette question capitale.

dVues sur le Protestantisme, T. I, p. 258.

Si le droit d’examen, plus ou moins réglé par la Bible, si l’émancipation de la conscience individuelle (dont on fait l’élément fondamental de la justification par la foi) était le vrai principe théologique du Protestantisme, si le Protestantisme n’avait d’autre base et d’autre loi, d’autre critère et d’autre facteur que ce qu’on nomme aujourd’hui l’« individualisme chrétien », l’universalisme serait, en effet, ou pourrait être son principe ecclésiastique. Mais le Protestantisme est infiniment plus que la négation de toute autorité humaine en matière de religion ; il est le retour au Christianisme primitif par l’Écriture. Le droit ou le principe d’examen n’est que sa méthode : ce qui fait son essence, et aussi sa force, c’est la vérité évangélique telle que la pose et l’impose la Parole de Dieu.

Et puis, nous l’avons déjà rappelé, il faut distinguer entre le Protestantisme et les Églises protestantes, comme on distingue entre le Christianisme et les Églises chrétiennes. Une Église étant une conception de l’Évangile réalisée et devenue institution, elle reçoit de là une forme propre, une tendance particulière, un caractère et un esprit spécial, auquel ceux qui la dirigent doivent rosier fidèles. C’est son dogme qui fait sa foi et sa vie. Tout y aboutit pour elle et tout en sort. Il est sa charte constitutionnelle, sa raison d’être et de se maintenir comme corps distinct. Chaque Église doit avoir sa dogmatique ou sa loi pour avoir sa forme et sa direction, pour être une quant à ses grands principes d’enseignement et de gouvernement, pour avoir le droit d’exister à part. Si vous avez plusieurs dogmatiquese, vous avez en fait plusieurs églises ; si vous n’avez pas de dogmatique, vous n’avez pas d’église. L’universalisme n’ayant pas de dogmatique, pas de doctrine, ou, ce qui revient au même, ayant plusieurs dogmatiques, plusieurs doctrines, étrangères et hostiles les unes aux autres, il n’est pas nue église, il n’est qu’une agrégation. Poussant au delà de toutes les bornes l’élément chrétien qu’il représente (unionisme, tolérantisme), il sacrifie l’une des grandes obligations évangéliques à l’autre ; se méprenant sur les raisons et les fins réelles de l’association religieuse, il en compromet le principe vital.

e – J’entends par là des conceptions du christianisme qui en atteignent le fond central et vital : catholique et protestante, socinienne et orthodoxe, etc.

3° L’universalisme est en opposition avec la nature des choses. —

Comment faire vivre ensemble, et contribuer à l’édification commune, des doctrines et des tendances non seulement diverses mais contraires, des directions théologiques et pratiques qui, modifiant chacune l’enseignement et le culte jusqu’à leurs dernières profondeurs, constituant comme des religions différentes, se repoussent et s’excluent : le rationalisme, par exemple, et le supranaturaltème, le christianisme subjectif de la conscience et le christianisme objectif de l’Ecriture, l’humanitarisme métaphysique ou mystique qui ne reconnaît à Jésus-Christ qu’une divinité morale, et l’orthodoxie qui l’adore, avec Thomas, comme son Seigneur et son Dieu, l’augustinisme et le pélagianisme, le salut par grâce et le salut par les œuvres, etc., etc. ? Comment faire passer alternativement une même paroisse sous des doctrines et des directions si opposées ? comment prétendre qu’elle descende ou monte de l’une à l’autre sans secousse, à chaque fois qu’elle change de conducteur ? comment y développer la vie spirituelle, dans cette succession constante d’enseignements qui se heurtent et s’annulent ? Car, dans l’état actuel des choses, il ne s’agit pas de quelques opinions secondaires, que chacun puisse conserver en soi et pour soi ; les divergences portent sur le fond vital du Christianisme ; elles atteignent le centre même de la croyance et de la vie religieuse ; elles marquent de leur empreinte le culte tout entier, prédication et catéchisation, prières et cantiques ; elles se font sentir jusqu’aux dernières ramifications de l’arbre de la foi et de la piété, parce qu’elles partent de la racine.

Voici une déclaration de Samuel Vincentf souvent répétée par le libéralisme, et qui mérite d’être notée : « Faire de ces opinions abstruses (celles du Réveil) l’essence de la religion, les poser en première ligne, les enchâsser et les tisser en quelque sorte dans toutes les formes du culte, au point d’en faire un objet d’affliction, si ce n’est de dégoût, pour ceux qui ne peuvent les admettre… c’est consommer la division et la rendre irrémédiable ». Ce passage pose nettement la question ; mais en même temps il la tranche. Si les doctrines dont il s’agit sont un objet d’affliction, de répugnance, de dégoût pour ceux qui ne peuvent les admettre, ceux pour qui elles constituent l’Évangile de la grâce et de la vie ne peuvent pas ne pas les faire prédominer en tout : ils ne trouvent que vide là où elles sont négligées, que scandale là où elles sont altérées ou combattues.

fVues sur le Protestantisme, T. I, p. 97.

Une Église composée d’éléments aussi antipathiques serait sans action sur elle-même. Elle userait ses forces dans une guerre intestine ; ce que l’un ferait, l’autre viendrait le défaire pour le refaire à sa guise : travail ingrat, irritant, qui produirait du mouvement et du bruit sans avancement réel.

Et que pourrait-elle au dehors ? Rien, ou à peu près. Elle ne pourrait, comme Église, prendre part à aucune des grandes œuvres chrétiennes de notre époque : Missions, Traités religieux, Ecoles, etc. ; car tout cela, de même que le Catéchisme, ramène la question dogmatique qui, quoi qu’on en dise, forme la question centrale et se place ainsi à la racine de toutes les autres. Pour marcher ensemble, il faut vouloir suivre le même chemin et se proposer le même terme, il faut un principe et un but communs ; et ils manquent essentiellement dans l’Église du statu quo.

Ce système, comme le système opposé (celui du radicalisme ou de l’individualisme), est une des illusions de notre époque. Voici quelques-uns des arguments qu’on fait valoir en sa faveur.

Le principal, son argument de fond, si je puis ainsi dire, était, hier encore, qu’il suffit de poser la Bible comme base et comme règle. Hélas ! ce n’est plus guère là son fort ; et nous pouvons ne pas nous y arrêter. Mais il en est d’autres où pousse d’autant plus l’abandon de celui-là.

On dit 1° qu’établir des symboles qui fassent loi, c’est renverser le principe constitutif du Protestantisme, relever l’autorité humaine et reprendre le joug de Rome. — Il y a là une étrange confusion, quand ce n’est pas simplement une arme de guerre. Nous l’avons rencontrée et examinée sous diverses formes ; il faut y revenir. On ne peut assimiler le système protestant des Confessions de foi au système romain, qu’en se méprenant sur la nature des deux. Dans le Catholicisme, tout porte sur l’autorité de l’Église ou du Saint-Siège, parce que là réside l’oracle vivant et perpétuel. L’Église, dépositaire de la Parole non écrite, commentaire et complément essentiel de la Parole écrite, l’Église, éternellement conduite dans la vérité par l’Esprit de Dieu, est l’interprète et le juge suprême de la doctrine. Les chrétiens doivent croire et se soumettre docilement à ses décisions, alors même qu’elles leur paraîtraient en désaccord avec l’Ecriture. C’est d’elle que le Seigneur aurait dit pour tous les temps : « Qui vous écoute, m’écoute ». Voilà le principe catholique ; et il n’y en a pas l’ombre dans le vrai système des Confessions de foi. Elles sont simplement des expositions et des résumés officiels de la croyance constitutive ; — des signaux autour desquels se rassemblent les personnes arrivées à la même conception foncière du Christianisme par l’étude du Livre divin ; — des barrières contre l’invasion des doctrines qui troubleraient l’ordre et le culte en troublant l’enseignement ; des déclarations publiques par lesquelles l’Église manifeste sa foi et sa vie au monde. C’est là l’esprit et le but réel de ces symboles ; ils ne se donnent que comme règle disciplinaire ; ils ne demandent soumission qu’en tant que conformes à l’Ecriture et en son nom ; il n’excluent que pour sauvegarder le principe fondamental et vital de l’association religieuse.

Une Église, en tant que Société, a certainement le droit de formuler sa charte constitutionnelle et de la maintenir, comme de la réviser et de la modifier, si elle le juge à propos. En le faisant, ce n’est pas une autorité d’infaillibilité qu’elle s’attribue, c’est uniquement une autorité d’ordre, qu’elle n’exerce que dans l’intérêt de l’édification commune, et qu’elle n’étend, quand elle ne se manque pas à elle-même, qu’aux points essentiels et au corps dirigeant.

En quoi blesse-t-elle par là le principe du libre examen ? Elle ne demande pas à être crue sur parole ; elle ne s’arroge pas des attributions et des prérogatives surnaturelles ; elle n’interdit pas de comparer ses enseignements avec l’Ecriture, non plus que de les discuter et de les rejeter. Elle ne contraint ni d’entrer ni de rester. Elle met le Livre divin entre les mains de tous, en répétant à tous le précepte de le sonder. Si elle exige de ceux qui aspirent à ses emplois qu’ils s’engagent à respecter ses croyances et ses règles fondamentales, elle ne fait qu’obéir à la loi qui gouverne toutes les sociétés ; sa paix intérieure, sa prospérité, sa force, son existence même sont à ce prix.

Il serait temps de s’expliquer sur ces termes de liberté et d’autorité, sans cesse opposés l’un à l’autre et susceptibles de significations ou d’applications si diverses. — Entend-on, par la liberté qu’on réclame, le droit de n’avoir d’autre Maître et d’autre Docteur que Christ, d’être immédiatement enseigné de Dieu dans les Saintes Ecritures, de n’être contraint en aucune manière à professer comme vrai ce qu’on croit faux, ni comme faux ce qu’on croit vrai ? Ce droit n’est point en cause. — Entend-on un laisser faire absolu, qui permettrait de semer dans les académies et dans les temples toutes les opinions qu’on peut se former, à la seule condition de les recouvrir plus ou moins d’une terminologie biblique, et de tourner les charges qu’on a sollicitées et reçues de l’Église au renversement de ses doctrines constitutives ? Ce serait, certes, dépasser la mesure, et pousser l’abus du droit jusqu’à la violation du devoir. Il appartient, ce semble, à la Société religieuse, aussi bien qu’à toute autre société, de limiter la liberté par l’ordre. — Entend-on par l’autorité qu’on repousse, cette autorité disciplinaire, préventive ou répressive, qui a pour but de garantir le fondement de la communauté, sa raison d’être, la condition de sa sécurité et de sa vie ? La lui contester, ce serait contester ce qui appartient à toute association par la nature même des choses, suivant ce que nous venons de dire.

Veut-on se prendre à cette autorité divine (et par cela même normative) de l’Ecriture Sainte, que les formulaires s’accordent à poser à leur base ? Alors, bien loin de plaider le principe protestant, on s’insurge contre lui ; on passe à un autre protestantisme, pour ne pas dire à un autre christianisme : car le Protestantisme, soit dans son opposition au Catholicisme, soit dans son fond réel et positif, est la soumission à la Bible, parole de Dieu, révélation du Ciel ; et révélation et autorité c’est tout un.

2° On a conseillé de laisser tomber les formulaires, et de s’en tenir à des conventions générales, négatives, tacites (Samuel Vincent et autres). —

Mais, outre que c’est reconnaître en fait la nécessité et la légitimité de la règle que l’on conteste en principe, il est difficile de comprendre ce que peuvent être des conventions de ce genre, et ce qu’on peut en espérer. Comment les établir ? Comment en assurer le respect et l’observation ? Qu’est-ce qu’une doctrine indéfinie, qu’une loi non promulguée, qui doit être partout et nulle part, qui n’ose se produire en aspirant à tout dominer et à tout régir ? Qui en sera le dépositaire et le gardien ? Par qui sera-t-elle appliquée ? Par quel moyen maintiendra-t-elle cette uniformité générale d’enseignement et de culte, qui est son objet et sa fin ? Que répondra-t-on à ceux contre qui on l’invoquera, et qui demanderont ce qu’elle est et où elle est ? — Ce mode de constitution peut être praticable, lorsqu’il n’existe pas des doctrines et des tendances destructives les unes des autres ; il peut l’être dans de petites congrégations qui ont une foi bien arrêtée et qui la surveillent avec une jalouse sollicitude ; il ne l’est pas, dans l’état actuel des idées et des choses, pour les grandes communions.

3° On se retranche sur ce que l’essentiel n’est pas tant de conserver certaines opinions spéculatives, que de mettre le Christianisme et l’Évangile en contact avec les âmes. — Cela est incontestable et incontesté. — Mais la question revient toujours : Quel Christianisme et quel Évangile ? car il en est mille aujourd’hui. Affirmerait-on que les divergences actuelles n’intéressent pas ou n’intéressent que peu le fond réel de la foi et de la vie chrétienne ? Mais les tendances extrêmes, partout en présence et en lutte, affectent profondément le christianisme pratique aussi bien que le christianisme théorique : ce sont, à bien des égards, des religions différentes. Toutes le confessent à leur manière, et la moindre réflexion le montre à qui veut voir. Partez du point fondamental si longtemps disputé, et, ce semble) universellement admis maintenant, que le Christ est la vie de l’Église comme la vie des âmes. Cette vie, qui vient de lui, sera-t-elle la même quand on le considérera comme la première des créatures, avec les ariens, ou comme le plus grand des prophètes, avec les unitaires, ou comme le plus grand des révélateurs, c’est-à-dire des philosophes ou des fondateurs de religions, avec l’ancien rationalisme, ou comme l’homme idéal, et par là l’Homme-Dieu au sens panthéistique, avec le rationalisme nouveau, que lorsqu’on l’adorera comme le Dieu-Sauveur, avec la masse des chrétiens de tous les temps ? Lui accordera-t-on, dans ces diverses conceptions de sa personne et de son œuvre, les mêmes sentiments de crainte et d’amour, de confiance et de dévouement ; naîtra-t-il dans les cœurs le même ensemble de dispositions religieuses, le même ordre de rapports ou de communion avec lui ? Ou plutôt, ces notions et ces directions contraires n’engendreront-elles pas, à la longue, une telle opposition de croyances et de culte qu’on s’accusera réciproquement ou d’impiété ou d’idolâtrie ? — Le dogme du Saint-Esprit entraîne des divergences dogmatiques presque aussi graves ; car c’est aussi un article capital et vital ; et quoique partout retenu en apparence, il disparaît en réalité dans un grand nombre de cas — (esprit chrétien : disposition des âmes unies à Christ par la foi ; voix de Dieu en nous, c’est-à-dire voix de la conscience immédiate). — De même de toutes les doctrines constitutives de l’Évangile. Celle de la Justification par la foi, posée de toutes parts aujourd’hui comme le grand principe du Protestantisme et du Christianisme évangélique, est tout autre et produit une différence profonde dans les rapports de l’âme avec Dieu et dans la direction de la vie intérieure tout entière, selon qu’on la voit telle que la fit la Réformation, d’après saint Paul, ou telle que la font les nouvelles écoles, d’après le subjectivisme mystique du moment. — Quel besoin d’ailleurs d’argumenter, quand il suffit de regarder ? Que sont pour l’orthodoxe la prédication et la liturgie rationalistes, et pour le rationaliste la prédication et la liturgie orthodoxes ?

On a beau dire que le christianisme vivant a son siège dans le cœur, qu’il est un sentiment plutôt qu’une idée, qu’il consiste dans les dispositions qui nous tournent vers Dieu et vers le Ciel en nous détachant du monde et de nous-même, plutôt que dans des notions ou des formules dogmatiques. — Sans doute (et l’on ne saurait trop le répéter et y insister, car c’est l’a, b, c, de l’Évangile), mais c’est par la vérité que le sentiment religieux en général, et le sentiment chrétien en particulier, s’éveille, se nourrit, se développe. « Si vous persévérez dans ma doctrine, dit le Seigneur, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous affranchira. » (Jean 8.30) « Sanctifie-les par ta vérité, ta parole est la vérité. » (Jean 17.17). L’Évangile montre partout la vie naissant de la foi, quoiqu’il rattache aussi la pureté et la profondeur de la foi à la pureté et à la profondeur de la vie. Croyances, dispositions, œuvres, tel est, en thèse générale, l’ordre scripturaire, aussi bien que l’ordre logique. Chaque tendance théologique produit une tendance religieuse correspondante, chaque conception spéciale de l’idée chrétienne engendre une direction spéciale de sentiments ou de principes actifs. En dernière analyse, l’homme est ce qu’il croit. Ainsi, même à ce point de vue, la doctrine conserve encore l’importance et la prééminence qu’on lui dénie ; le devoir de la garder pure grandit, bien loin de diminuer.

Il paraît donc que le système qui nous occupe ne peut se légitimer sous sa forme absolue. Non seulement il a contre lui l’esprit comme la lettre de l’Évangile, mais il ne saurait donner à l’Église l’unité de direction nécessaire a sa paix intérieure, à sa prospérité spirituelle, à son œuvre de régénération et d’évangélisation. Il en ferait à la longue une Babel, où l’on aurait la confusion d’abord et ensuite la séparation. Aussi n’est-ce dans aucune donnée rationnelle ou biblique que ce système a son origine. Système de transition, et par là même de transaction, il est né de l’état anormal où se sont trouvées les communautés chrétiennes après la crise d’incrédulité et de langueur générale qu’elles ont traversée au xviiie siècle. Quelques-unes y ont perdu leurs anciennes lois dogmatiques et disciplinaires ; et, comme elles ont pourtant subsisté sans constitution positive, on a cru qu’elles pouvaient s’en passer ; et on a érigé le fait en principe, l’hypothèse en thèse, d’autant plus volontiers qu’on échappait par là à mille difficultés internes et externes.

Qu’on tienne compte de l’état où nous sommes ; il le faut bien : qu’on le rappelle pour prévenir les écarts d’un zèle inconsidéré ou prématuré, pour réclamer un redoublement de sagesse, de condescendance, de support, pour travailler par-dessus tout à raviver l’esprit évangélique, qui doit se créer en quelque sorte lui-même sa forme ecclésiastique ; rien de mieux. Mais l’erreur et le péril seraient de déclarer régulier et définitif cet état transitoire. En suppléant à l’unité qui nous manque par l’union ou par le support, nous n’en devons pas moins aspirer et tendre de toutes nos forces à ce degré d’unité indispensable à l’ordre de l’Église, comme à son libre et plein développement.

Je ne m’arrête pas au système qui rejette aussi les formulaires tout en voulant, dans l’enseignement et dans le culte, une sorte de rigorisme doctrinal (M. de Gasparin). La plupart des considérations précédentes l’atteignent autant que celui dont nous avons fait l’objet de notre examen ; et il est encore moins logique et moins praticable. Comment, au milieu de cette infinie divergence des idées et des sentiments, maintenir une doctrine fixe sans une règle qui la détermine et la protège, si ce n’est peut-être dans de petites congrégations où chacun a les yeux sur tous et tous sur chacun ? Or, nous avons ici devant nous le système des grandes églises ou de l’Église générale, non celui du fractionnement indéfini tel que le pose soit le puritanisme dogmatique, soit le puritanisme libéral.

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