Théologie Systématique – IV. De l’Église

2. Nature et efficacité de ce sacrement

Opinions « Catholique » ; « Luthérienne » ; « Zwinglienne » ; « Calviniste.

Quant à la nature de la Sainte Cène et à son efficacité, quatre opinions principales se partagent aujourd’hui les Églises. (L’opinion Socinienne, bien que distincte de l’opinion Zwinglienne, s’y rattache si étroitement qu’il nous paraît inutile de l’envisager à part).

Opinion Catholique. — Prenant à la lettre les mots : « Ceci est mon corps », les catholiques croient que, par sa parole toute puissante, qui opère tout ce qu’elle énonce, Jésus-Christ transforma en sa propre substance le pain et le vin de la Cène, et qu’il donna réellement à ses apôtres son corps et son sang divin ; ils croient que le même changement s’accomplit à l’autel, lorsque le prêtre prononce les paroles sacramentelles, avec l’intention de faire ce que fait l’Église. Par ce changement, nommé transsubstantiation (μετουσιωσις), la matière du pain et du vin disparaît complètement, il n’en reste que les accidents, les espèces, les signes, c’est-à-dire les formes ou les apparences ; il n’y a plus sous ces symboles que Jésus-Christ même, dans son humanité et sa divinité tout ensemble. — L’Eucharistie est un sacrifice propitiatoire pour les vivants et pour les morts, quoiqu’il n’y ait pas effusion de sang : elle est le renouvellement commémoratif du sacrifice du Calvaire. Elle est l’acte le plus saint et le plus efficace du culte ; c’est par l’accomplissement de ce mystère que le ministre de la religion devient vraiment prêtre, sacrificateur (sacerdos). — Le sacrement de l’autel, comme les autres sacrements et plus que tous les autres, possède une vertu inhérente qui agit par elle-même (opere operato), indépendamment des dispositions des communiants, pourvu toutefois qu’ils ne soient pas actuellement coupables de péché mortel ; de là l’obligation qu’on impose à ceux qui veulent recevoir le corps du Seigneur de se présenter d’abord au tribunal de la pénitence ; de là encore l’importance qu’on attache à la communion des mourants (viatique). — Les éléments eucharistiques n’étant que des apparences, ou des figures sous lesquelles Jésus-Christ se cache, la foi y découvre son Dieu et elle les adore (élévation de l’hostie — Fête-Dieu). Jésus-Christ se trouvant tout entier sous chaque espèce et dans chaque partie de chaque espèce, l’Église, pour prévenir la profanation du sang divin, a retranché la coupe au peuple : « Si quis dixerit in sacro sancto eucharistiæ sacramento remanere substantiam panis et vini, una cum corpore et sanguine D. N. J. C, negaveritque mirabilem illam et singularem conversionem totius substantiæ panis in corpus, et totius substantiæ vini in sanguinem, manentibus dumtaxat speciebus panis et vini, quam quidem ecclesia catholica optissime transubstantionem appellat, anathema sit »a.

aConc. de Trente, Sess.6. can. 4. (Voir aussi : même Sess., can. 2 ; Sess. 13. can. 4. 5. 6.)

Le mystère de l’Eucharistie tient une haute place dans la religion catholique, et, une fois le dogme admis, cela devait être. Outre que ce dogme relève extraordinairement le sacerdoce, et qu’il environne l’Église d’une sainte vénération par la puissance mystique qu’il lui confère, il donne aussi au culte un caractère de solennité tout particulier. Voici ce qu’en dit Maretb : « Le plus grand, le plus divin des sacrements est celui qui unit le chrétien à l’essence corporelle de Jésus-Christ et à la Divinité elle-même. Cette magnifique union s’opère sous le symbole des substances qui servent de base à l’alimentation de l’homme civilisé et qui lui assimilent la vie universelle… Transporté par la foi dans le monde invisible, dans la sphère de l’infini, le chrétien entre en possession de Dieu même, et s’assimile, si on ose le dire, la substance divine. Le vœu de l’amour est accompli, l’espérance est satisfaite ; au delà, il n’y a que la claire vision et l’infinie jouissance qui en résulte, il n’y a que le Ciel. Elevée ainsi à la plus sublime des participations…, l’âme fidèle se sent pénétrée par une rosée rafraîchissante qui tempère en elle toutes les ardeurs terrestres… Le mystère eucharistique est l’essence même du culte chrétien… Dans cette institution divine, se trouvent réunis le passé, le présent et l’avenir de l’homme ; elle est l’abrégé des merveilles de Dieu. Le passé de l’humanité — dans l’histoire, en effet, il n’y a que deux choses : la chute de l’homme et sa régénération par Jésus-Christ ; le présent, — puisqu’elle renferme la loi de la vie, l’amour de Dieu et des hommes ; l’avenir, — car elle annonce la glorieuse transformation de l’homme en Dieu. » — Cherchez dans les systèmes des philosophes, dans les religions des peuples, dit M. de Génoudec, vous ne trouverez aucune nourriture éternelle pour le corps et pour l’âme. La religion de Jésus-Christ seule a résolu ce problème ; tout est complet, grâce à l’Eucharistie… Je comprends maintenant le plan de l’univers ; l’éternelle sagesse ne s’est pas manquée à elle-même ; l’éternelle bonté, si magnifique dans le monde sensible, s’est surpassée quand il s’est agi de l’homme. Toutes les choses passagères ont été créées pour vivifier le corps terrestre ; et la nourriture de l’esprit et du cœur de l’homme, la vie éternelle de son corps, c’est la chair du Fils de Dieu, la chair du Verbe, source de vie, de lumière et de force, chair vivante et sanctifiante par elle-même, chair divine qui porte la vie dans nos âmes, dit un Père, et qui, plus tard, la donne à nos corps, chair que Dieu enfante chaque jour pour chacun de nous… Par l’Eucharistie, l’homme se régénère en Dieu et s’unit à lui ; Dieu s’unit à l’homme et le divinise, etc., etc. »

bEssai sur le Panthéisme, p. 283.

cExp. du dogm. cathol.

Réalisme chrétien, qui touche de fort près à l’idéalisme panthéiste. Dans un champ pareil, l’imagination et le cœur, la spéculation et le mysticisme romantique peuvent se déployer à l’aise. Mais on ne peut nier la puissance de cette conception quand elle est reçue avec foi. Si le grandiose était le critère certain du vrai, la vérité serait là.

Opinion Luthérienne. — Luther, conduit à rejeter le dogme de la transsubstantiation, tout en prenant littéralement les paroles : « Ceci est mon corps », enseigne que, quoique la substance du pain et du vin demeure, le corps et le sang de Jésus-Christ s’y unissent d’une manière incompréhensible et sont reçus réellement (oralement, substantiellement) par tous les communiants : « De Sacramento altaris sentimus, panem et vinum in cæna esse verum corpus et sanguinem Christi, et non tantum dari et sumi a piis, sed etiam ab impiis christianisd. » Il distinguait la manducation sacramentelle, qu’il admettait, de la manducation matérielle, physique, capernaïte, qu’il reprochait aux catholiques (capernaïtica manducatio, en vertu de laquelle le corps de Christ serait déchiré par les dents et digéré par l’estomac), et de la manducation spirituelle, qu’il combattait chez les sacramentaires de toutes les nuances. Mais ces distinctions se saisissent mal. On comprend difficilement en quoi la manducation orale, substantielle, réelle, diffère de la manducation matérielle des catholiques ; et la manducation purement sacramentelle, de la manducation spirituelle des réformés. Aussi, la plupart du temps, les définitions et les explications luthériennes tombent-elles dans l’idée calviniste en voulant s’éloigner de l’idée catholique, ou dans l’idée catholique pour se séparer de l’idée calviniste. « Tametsi participatio illa ore fiat, dit la Formule de Concorde, amen modus spiritualis est », et ailleurs : « Credimus et asserimus… veram sed supernaturalem manducationem corporis Christi. »

dArt. de Smalkalde (VI)

Luther avait coutume de dire que, comme dans un fer rouge il y a deux substances distinctes, le fer et le feu, ainsi le corps du Seigneur et le pain de la Cène sont unis l’un à l’autre ; par cette comparaison, il prétendait éclaircir et prouver sa doctrine. Un grand nombre de ses disciples convinrent qu’il y a là un mystère qu’il faut admettre sur le témoignage de l’Ecriture, sans essayer de le pénétrer. D’autres recoururent pour l’établir ou pour le défendre à la communicatio idiomatum, ou communication des attributs de la nature divine du Christ aux propriétés de la nature humaine. (Controversia ubiquitistica).

On désigne souvent l’opinion luthérienne par les termes de consubstantiation ou d’impanation, mais les luthériens les rejettent l’un et l’autre, surtout le dernier, préférant celui d’union sacramentelle (communio sacramentalis) ; leur formule consacrée est : in, cum, sub pane et vino.

Les luthériens rigides attachent à leur idée de la Sainte-Cène une importance extrême par suite des hautes vertus mystiques qu’ils attribuent au sacrement, ainsi que les catholiques. Ils en font le vrai moyen d’union entre le Christ et le fidèle. Ils considèrent la manducation de la chair et du sang du Sauveur comme la source de la véritable vie, soit pour l’âme, soit même pour le corps (Olshausen et autres). Une fois reconnu cet ordre surnaturel de la grâce, il faut bien lui reconnaître aussi des vertus et des fins surnaturelles. La philosophie panthéistique de l’Allemagne, en pénétrant la théologie, a contribué, de nos jours, à relever cette notion de l’Eucharistie. Dès qu’on voit dans la justification ou la régénération, dans l’œuvre de Christ en nous une communication substantielle de la nature ou de la vie divine, il est naturel que ces vues se portent sur la Cène, et qu’elles en grandissent le fond mystérieux qu’elles semblent éclairer. Les catholiques en ont fait un usage analogue (Mœhler).

Du reste, tout en posant la présence réelle et en exaltant beaucoup l’efficacité mystérieuse du sacrement, les luthériens font pourtant tout dépendre des dispositions avec lesquelles on y participe, ils n’y voient pas un sacrifice, et ne lui rendent aucune adoration. Il n’existe entre eux et nous qu’une différence d’interprétation sur les paroles du Seigneur, qui ne produit au dehors aucune différence de conduite ni de culte ; rien ne s’oppose donc à la communion et même à la fusion des deux Églises. Cette union, toujours offerte par les réformés, a été longtemps et vivement repoussée par les luthériens. Elle s’est effectuée en Allemagne, mais bien des luthériens rigides la condamnent encore.

Opinion Zwinglienne (qui fut aussi celle de Carlstadt). — Elle ne voit dans le pain et le vin de la Cène, comme dans l’eau du baptême, que de purs symboles. Elle est si simple, si nette qu’elle n’a nul besoin d’être expliquée et commentée. Il faut seulement la distinguer de l’opinion socinienne. Ces deux opinions s’accordent sur la nature du sacrement, elles diffèrent sur son efficacité. Elles n’admettent, l’une et l’autre, que des signes dans les éléments eucharistiques, mais d’après les zwingliens Dieu communique par sa grâce les fruits de la rédemption et les mérites de Christ à ceux qui viennent à la table sainte avec foi, tandis que les sociniens ne reconnaissent à la Cène, comme à la prière et aux autres actes du culte, qu’une action morale, une influence psychologique ; ce n’est, à leurs yeux, qu’une commémoration, qui n’a d’effet salutaire que l’impression religieuse qu’elle produit. Cette opinion, déjà indiquée dans les considérations générales sur les sacrements, a sa racine dans la dogmatique socinienne (ou pélagienne) qui tend à effacer du Christianisme le surhumain, le divin.

Opinion Calviniste. — Elle a été accusée de manquer de précision et de clarté. Il est, en effet, difficile de la saisir exactement. Elle retient et le principe zwinglien et le principe luthérien, car elle est, ou paraît être essentiellement conciliatrice. On y parle tout à la fois de figure et de réalité. Les éléments eucharistiques ne sont que des symboles, mais au moment où l’âme fidèle les reçoit, Jésus-Christ la fait participer, par son Esprit, à la substance même de son corps et de son sang. « Je dis donc qu’en la Cène, Jésus-Christ nous est vraiment donné sous les signes du pain et du vin, voire son corps et son sang »e. Nous confessons que la Sainte-Cène nous est un témoignage de l’union que nous avons avec Jésus-Christ, d’autant qu’il n’est pas seulement une fois mort et ressuscité pour nous, mais aussi nous repaît et nourrit vraiment de sa chair et de son sang… Bien qu’il soit au Ciel jusqu’à ce qu’il vienne pour juger le monde, toutefois nous croyons que par la vertu secrète et incompréhensible de son Esprit, il nous nourrit et vivifie de la substance de son corps et de son sang. Nous tenons bien que cela se fait spirituellement, non pas pour mettre au lieu de l’effet et de la vérité, imagination ni pensée, mais d’autant que ce mystère surmonte en sa hautesse la mesure de notre sens et tout ordre de nature. Bref, parce qu’il est céleste, il ne peut être appréhendé que par la foif. »

e – Calvin. Instit. Liv. 4, ch. 17, en partie. § 11 et 24.

fConf. de La Rochelle, art. 36 et 37.

La participation est en même temps réelle et spirituelle. Au premier abord, et en ne la prenant qu’à la superficie, cette opinion semble aboutir à l’opinion luthérienne où, avec la présence réelle, on ne pose qu’une manducation sacramentelle et surnaturelle, qui s’accomplit aussi spirituellement. Mais les luthériens ne peuvent consentir avoir uniquement dans le pain et le vin de la Cène des signes et des symboles ; ils croient littéralement à la présence réelle, ils enseignent que le corps et le sang de Christ sont dans les éléments eucharistiques et pris oralement par tous les communiants ; ce que les calvinistes n’admettent pas.

Si les calvinistes n’entendent par « participer spirituellement au corps et au sang de Jésus-Christ », autre chose que participer aux fruits de sa mort, alors ils paraissent d’accord avec les zwingliens, qui reconnaissent aussi que les vrais fidèles reçoivent en effet dans la communion les grâces évangéliques dont elle est la figure et le gage, que les éléments eucharistiques ne sont plus du pain et du vin ordinaires, qu’ils deviennent le corps et le sang de Jésus-Christ par la foi et pour la foi, qui contemple dans le signe la chose signifiée ; mais les zwingliens ne peuvent admettre ce que les calvinistes disent de la participation de l’âme à la substance même du corps et du sang de Christ.

En dernière analyse, le calvinisme en touchant aux deux autres opinions protestantes par sa doctrine d’une participation réelle et spirituelle tout ensemble, se sépare pourtant au fond de l’une et de l’autre ; aussi, loin de les rapprocher et de les concilier, comme il l’avait espéré probablement, il a peu à peu fini par se fondre lui-même dans le zwinglianisme. Mais il se relève aujourd’hui, comme le luthéranisme, et par les mêmes causesg.

g – Voy. M. de Rougemont dans ses « Notes au Commentaire de saint Jean, par Olshausen », et dans « Le Christ et ses témoins ».

Note postérieure. — On représente en général l’opinion calviniste comme absolument propre au Réformateur de Genève, qui l’aurait formulée dans la vue spéciale de rapprocher les luthériens et les zwingliens. Ce n’est pas parfaitement exact. Le côté mystique de la doctrine de Calvin se montre dans des écrits qui lui sont antérieurs. Martin Bucer, Myconius, etc., avaient déjà parlé d’une participation spirituelle au corps et au sang de Christ dans le sens calviniste. La même assertion se trouve dans la Confession Tetrapolitaine et dans la première Confession de Bâle, auxquelles Calvin fut étranger. Zwingle lui-même, quoique poussé par la controverse à se préoccuper presque uniquement du symbolisme de la Cène, touche pourtant en divers endroits à la pensée de Calvin. Sa « Ratio fidei » adressée à Charles-Quint, renferme cette remarquable déclaration : « Credo quod in sacra Cæna verum corpus Christi adsit fidei contemplatione. »

La différence entre les deux Réformateurs n’était donc pas aussi radicale qu’on la fait communément ; cependant elle est réelle ; elle tient surtout à ce fait que l’un relève davantage le côté historique ou externe du sacrement, l’autre le côté interne ou mystique. Cette différence reparaîtra sans cesse dans nos Églises selon les oscillations de la pensée chrétienne que le mouvement des doctrines et des choses rend tantôt plus objective, tantôt plus subjective. Le courant du dernier siècle inclinait vers Zwingle, le courant actuel incline vers Calvin. Du reste, pour la foi, qui fait voir l’invisible (Hébreux 11.1), le symbole disparaît en quelque sorte, remplacé par la réalité qu’il représente. Le pain et le vin de la Cène ne sont plus du pain et du vin ordinaires ; ils ne le sont pas plus pour le zwinglien que pour le calviniste, ou le luthérien, ou le catholique ; ils sont le corps et le sang de Jésus-Christ qu’ils figurent à l’œil extérieur. A travers et par delà le signe, la foi contemple la chose signifiée, c’est à elle qu’elle regarde et s’attache.

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