Théologie Systématique – IV. De l’Église

4. Opinion des Pères

Indéfinie et diverse. Toutes les Églises prétendent l’avoir pour elles. — Elle n’est pas le dogme catholique : — Arguments « négatifs » et « positifs » qui le prouvent. — Quand ils s’expliquent, les Pères emploient toute la terminologie protestante. — Controverse de Paschase Radbert et de Ratram. — Rapport de la Cène et du Baptême.

Il est déplorable que le Sacrement de la Charité ait produit tant de luttes et de haines.

Dans les discussions sur la Sainte-Cène, tous les partis ont cherché à s’appuyer sur l’opinion des premiers Pères ; tous, catholiques, luthériens, zwingliens, calvinistes, ont soutenu que c’était la leur. Au xviiie siècle ce fut en France l’objet d’une controverse animée. Arnaud et Nicole publièrent leur livre « De la perpétuité de la foi catholique touchant l’Eucharistie ». Les Claude leur répondirent. Basnage écrivit l’« Histoire de l’Eucharistie jusqu’au XIIIe siècle ». Déjà auparavant du Plessis-Mornay avait donné son traité « De l’institution, usage et doctrine de l’Eucharistie en l’Église ancienne », D. Blondel, ses « Eclaircissements familiers de la controverse de l’Eucharistie », etc., etc. Les deux partis se glorifièrent d’être restés maîtres du terrain et d’avoir l’antiquité pour eux.

On conçoit, du reste, ces prétentions et ces conclusions opposées, car il est fort difficile de distinguer avec quelque exactitude l’opinion commune chez les anciens docteurs, au milieu des idées particulières où elle se trouve mêlée, et au travers des expressions et des images mystiques qui la recouvrent. Aucune hérésie n’ayant provoqué ni discussion ni décision sur ce point, les Pères n’éprouvent pas le besoin de peser leurs pensées et leurs termes, de les surveiller et de les régler ; ils s’abandonnent librement à leurs vues propres, à tout ce que le sentiment ou l’imagination leur inspire ; ils exaltent par tous les moyens le mystère sacré…

Les différents partis théologiques ont probablement tort et raison tout ensemble ; raison quand ils soutiennent que leur doctrine existe à un degré ou à l’autre chez les anciens docteurs de l’Église, tort quand ils prétendent qu’elle s’y trouve seule et telle qu’ils la posent…

Mais s’il est difficile de déterminer avec exactitude l’opinion des premiers siècles sur la Sainte-Cène, on peut du moins établir que ce n’était pas celle du Catholicisme, la seule vraiment importante au point de vue pratique et ecclésiastique.

Nous avons pour le prouver des arguments de deux sortes, les uns négatifs, les autres positifs.

Arguments négatifs. — 1° Le dogme catholique soulève des questions et des difficultés innombrables qui ont constamment occupé les écoles théologiques dans les derniers siècles, c’est-à-dire depuis que le dogme a été arrêté, formulé, établi et proposé à la foi du peuple. Or, ces difficultés, ces questions qui existent à la surface de la doctrine romaine, qui en naissent naturellement, nécessairement, qui frappent de prime abord tous les esprits, ne se sont pas présentées aux anciens, ils ne les ont ni abordées, ni soupçonnées. Cependant ils ne reculaient pas, on le sait, devant les discussions métaphysiques ; et celles que soulève la Sainte-Cène se liaient d’ailleurs logiquement à la grande controverse de ces temps sur la nature du corps de Christ et sur l’union de la divinité et de l’humanité en lui (Docétisme). Quelle autre explication de ce fait, sinon que l’opinion à laquelle ces questions se rattachent n’était pas l’opinion de leur temps ? quelle autre raison possible de ce silence absolu, de cette prétention universelle en un tel sujet ?

2° Les Pères argumentent d’après des principes contraires au dogme catholique. Ainsi, ils soutiennent, contre les païens, que leurs divinités ne pouvaient se trouver en même temps dans chacune des statues qu’on leur consacrait ; — ils en appellent, contre les Docètes, au témoignage des sens pour prouver la réalité du corps de Christ ; ils se servent même du pain et du vin de la Cène pour établir ce point de la doctrine évangéliquea ; — ils argumentent également par l’Eucharistie contre les Encratites (aquarii) qui niaient la légitimité de l’usage du vinb ; argument impossible s’ils eussent cru et enseigné la transsubstantiation.

a – Tertullien : Contre Marcion.

b – Clément d’Alexandrie.

3° L’Eucharistie ne fut l’occasion d’aucune hérésie, l’objet d’aucune discussion dans les premiers siècles. Le conçoit-on en se plaçant au point de vue catholique ?

4° Les juifs et les païens n’ont pas attaqué le Christianisme par ce côté. Ni Celse, ni Porphyre, ni Jullien n’ont touché à ce sujet qui aurait si aisément prêté à leurs invectives et à leurs sarcasmes.

5° Les rites qui se sont établis dès que le dogme actuel a fait positivement partie du Symbole romain et qui en sont le produit naturel, ne se montrent point dans les temps anciensc.

c – Voy. quelques détails dans Basnage, Hist. de la relig., T. I, p. 116.

Ce sont là sans doute de bien fortes présomptions contre le dogme catholique, ou, pour mieux dire, c’est une démonstration formelle. En accordant qu’il existât çà et là quelque chose d’analogue à l’idée actuelle, on peut affirmer, dans tous les cas, qu’elle n’était pas la croyance de l’Église à cette première période. Au ve siècle, certains Eutychéens semblent avoir argumenté du fait que le pain et le vin de la Cène se nomment après la consécration le corps et le sang de Christ, en faveur de leur doctrine que l’humanité du Sauveur, après sa résurrection et son ascension, avait été absorbée par sa divinité. On peut, du moins, le supposer d’après les raisonnements des Pères contre eux, où se trouvent des explications qui méritent d’être notées. « Christ, dit Théodoretd, honora les symboles du nom de son corps et de son sang, n’en changeant pas la nature, mais ajoutant la grâce à la nature. — Les symboles mystiques, après la consécration, ne perdent pas leur nature propre, car ils demeurent dans leur substance, leur figure et leur forme ancienne. ». « Les sacrements du corps et du sang de Christ, dit le pape Gélasee, sont une chose divine, et c’est pour cela qu’ils nous rendent participants de la nature divine ; cependant la substance du pain et du vin ne cesse pas d’exister ; l’image et la ressemblance du corps et du sang de Jésus-Christ sont célébrées dans les saints mystères » (c’est l’explication zwinglienne). Ephrem d’Antioche et Chrysostôme ont des déclarations semblables.

d – Dial. 1 et 2 contre les Eutych.

eDes deux natures de Christ.

Nous ignorons si les Eutychéens ont cru à une conversion réelle des éléments eucharistiques ; rien ne reste d’eux sur ce point pour constater leur opinion. Mais, en tout cas, les réponses des Pères montreraient que ce n’était qu’une idée particulière, repoussée par la foi générale de l’Église.

Là, à l’argument négatif se joint déjà l’argument positif ou direct, sur lequel il suffira de relever aussi quelques traits du témoignage des anciens Pères.

Argument positif. — 1° Les Pères nomment les éléments eucharistiques du pain et du vin, comme avait fait saint Paul (1 Corinthiens 11.26) : « Christ appelle son corps du pain, et du pain son corpsf. ». « Jésus-Christ offrit la même chose que Melchisédec, savoir du pain et du vin, c’est-à-dire son corps et son sangg. »

f – Tertullien : Contre Marcion.

g – Cyprien (et autres).

2° Ils expliquent la terminologie de la Cène, en rappelant que l’Église est dite le corps de Christ et les fidèles ses membresh ; c’est-à-dire qu’ils expliquent une figure par une autre.

h – Chrysostôme, Augustin, etc.

3° Ils affirment que les éléments de la Cène conservent leur nature, leur substance, après la consécration (Voy. ci-dessus).

4° ils disent que l’Eucharistie nourrit le corps, ainsi que l’âme ; ce qui, avec la transsubstantiation, serait du pur capernaïtisme.

5° Ils soutiennent que ceux qui la prennent indignement ne reçoivent pas le corps et le sang du Sauveuri. Comment cela si, à part ce corps et ce sang divin, il n’existe que des apparences ? Aussi les catholiques, et même les luthériens, maintiennent-ils le contraire. Ils disent, les uns et les autres, que le corps et le sang de Christ, reçus oralement, le sont par tous les communiants.

i – Jérôme, Augustin, Cyprien.

6° Les Pères, ou du moins un grand nombre d’entre eux, emploient toute la terminologie protestante ; ils parlent de symboles, de types, de signes, d’images, de figures, etc. « Jésus-Christ, ayant pris le pain et l’ayant distribué à ses disciples, il le fit son corps en disant : Ceci est mon corps ; c’est-à-dire la figure de mon corpsj ». « Le Seigneur n’a pas fait difficulté de dire : Ceci est mon corps, quand il donnait le signe de son corps… k »

j – Tertullien : Contre Marcion.

k – Augustin : Contre Adim.

La question, entre les catholiques et nous, n’est pas si les Pères ont appelé les éléments eucharistiques le corps et le sang de Christ, nous convenons de cela et nous le faisons nous-mêmes ; ni s’ils ont eu des opinions d’où est sortie peu à peu la doctrine romaine, ni s’ils ont employé des expressions qui, prises seules et à la lettre, renfermeraient plus ou moins cette doctrine, nous accordons encore ces points-là ; mais en rappelant qu’ils ont des expressions tout aussi fortes sur une foule d’autres sujets et, en particulier, sur le baptême. La vraie question est de savoir si les Pères ont réellement cru et formellement enseigné la doctrine de Trente comme étant celle de l’Église ? Or, peut-il y avoir doute quand on les voit professer des principes inconciliables avec elle ; surtout quand on les entend déclarer que la terminologie sacramentelle dont ils se servent est figurée, symbolique ? Il faut noter : 1° Que c’est généralement quand ils expliquent la croyance de l’Église, c’est-à-dire quand ils donnent leur pensée exacte, qu’ils font cette déclaration ; c’est dans leurs commentaires, dans leurs écrits dogmatiques ou polémiques. 2° Que les Pères qui la font sont souvent ceux-là mêmes qui, comme Chrysostôme par exemple, emploient ailleurs le langage le plus hyperbolique. 3° Qu’à mesure que le dogme de la présence réelle se formula positivement, les termes de figure, de type, de signe, de symbole, etc., tombèrent peu à peu, parce qu’ils n’étaient plus en harmonie avec la foi.

Un des objets d’étude les plus intéressants et aussi les plus décisifs sur cette question, est la controverse de Paschase Radbert et de Ratram au ixe siècle. Paschase, en exposant la doctrine actuelle du Catholicisme — ou à peu près, car il y a quelques différences notables entre sa conception et la formule officielle : ainsi, il veut que le corps de Christ dans le sacrement soit le Corps né de la Vierge etc, — se sert de précautions qui montrent qu’il s’attendait à des oppositions nombreuses, tandis que Ratram s’exprime avec la conscience que son sentiment est généralement partagé. Il l’appuie sur les mêmes arguments que nous. Il affirme qu’il n’avait jamais entendu parler de la doctrine de Paschase, qu’il ne l’a lue nulle part ; et il ajoute : « Cependant voilà une question qui commence à se former ; ceux qui la proposent, et qui sont plusieurs, disent que ces choses se font réellement et non pas en figure. » Cela ne dit-il pas tout ?

Dans un travail tant soit peu complet sur l’opinion de l’ancienne Église, il faudrait des distinctions, car les notions et les formes de la doctrine varient chez les différents docteurs. Justin croit que comme le Logos s’était uni à la nature humaine, il s’unit aussi aux éléments eucharistiques qui deviennent ainsi son corps et son sang, et communiquent aux communiants les germes de l’immortalité et de la résurrection. On trouve quelque chose de semblable chez Irénée, qui pose dans l’Eucharistie un élément terrestre et un élément céleste. Les écoles africaines, celle d’Alexandrie, représentée par Clément et Origène, celle de Carthage, représentée par Tertullien et Cyprien, professent nettement le symbolisme de la Cène, en se servant parfois d’expressions qui en relèvent la mystérieuse efficacité.

Au ive et au ve siècle, lorsque l’Église unie à l’Empire s’entoure de tout le prestige des cérémonies, soit par la pente naturelle qui la portait au formalisme, soit pour frapper et attirer les païens, la chaire exalte de plus en plus les mystères eucharistiques, voilés au monde et aux catéchumènes eux-mêmes ; les idées et les expressions sur lesquelles se fonde le dogme de la présence réelle se multiplient et s’étendent. Cependant, lorsqu’on s’explique, on affirme que la substance du pain et du vin demeure après la consécration. C’est par là que toutes les opinions actuelles ont pu s’appuyer sur la doctrine des Pères, en y prenant certaines locutions ou certaines faces ; mais si cette doctrine, vague encore, renferme les semences de toutes les opinions modernes, elle n’est identique à aucune…

Au fait, les points les plus caractéristiques de l’ancienne croyance ont été abandonnés par les modernes. Aucune des églises actuelles n’admet ni l’union substantielle du Logos avec les éléments eucharistiques, ni l’infusion de sa nature divine dans le corps et l’âme des communiants, qu’elle prédispose pour la résurrection et la vie éternelle. A peine ces idées se reproduisent-elles çà et là chez des théologiens isolés…

Je terminerai par une observation qui a déjà été faite, mais qui ne tient pas dans cette discussion la place qu’elle y devrait occuper ; je veux parler du rapport des deux sacrements. Ils sont également, d’un aveu commun, les signes et les gages des grâces évangéliques. Or, personne n’a jamais supposé que l’eau du baptême fût le Saint-Esprit lui-même ; on n’a parlé à cet égard ni de transsubstantiation ni de consubstantiation. Mais tout étant purement symbolique dans la matière du premier sacrement, n’est-il pas naturel de croire que tout l’est aussi dans celle du second ? Ils sont l’un et l’autre les signes visibles du don de Dieu en Jésus-Christ. Quand il y a entre eux identité absolue de but et d’effet, pourquoi une telle différence de nature ? Les anciens ont parlé en termes aussi élevés de l’eau baptismale que des éléments eucharistiques. Si le signe suffit là, pourquoi pas ici ? Et s’il a dû s’identifier avec la chose signifiée dans un cas, pourquoi pas dans les deux ?

On répondra, sans doute, que l’Église possède, au sujet de la Cène, des déclarations qui la lient, et qu’elle n’en a pas de semblables pour le baptême. Nous n’avons pas, en effet, quant à ce dernier sacrement, la formule d’institution ; si nous l’avions, il s’y trouverait probablement beaucoup de symbolisme, nous nous croyons en droit de l’inférer du caractère général de l’enseignement et du langage de Jésus-Christ. Mais, sans nous jeter dans les hypothèses, il existe bien des locutions scripturaires qui, prises littéralement, selon le principe qu’on pose relativement à l’Eucharistie, légitimeraient le sens supranaturel pour l’un des rites tout autant que pour l’autre. Non seulement il est parlé du baptême du Saint-Esprit (Matthieu 3.11), mais le Saint-Esprit lui-même est appelé une eau vive. Il l’est dans l’Ancien Testament, il l’est dans le Nouveau (Jean 8.37). Il y a, en vérité, plus de raisons scripturaires en faveur de la transsubstantiation ou de la consubstantiation sacramentelle dans le baptême, que dans la Cène.

En ce qui concerne la Cène, on n’a que quelques paroles de l’institution où tout révèle la figure, tandis qu’en ce qui concerne le baptême on a une expression qui traverse la Bible entière. Evidemment le symbolisme qu’on a laissé subsister dans un sacrement annonce et constate le symbolisme primitif de l’autre.

Cela ressort d’ailleurs de l’analogie de l’Ecriture et de l’esprit de l’Évangile, où tout se rattache, non à l’acte matériel et à l’observance rituelle, mais à la direction intérieure qui, nous unissant à Christ dans sa mort et dans sa résurrection nous obtient les fruits de son œuvre et les effets de sa promesse. Il faut dire du baptême et de la Cène ce qui est dit Galates 5.6, et ailleurs, de la circoncision, ce que dit le Seigneur lui-même Jean 6.63 : « La chair ne profite de rien ; les paroles que je vous dis sont esprit et vie. »

On ne saurait assez déplorer que le Sacrement de la Charité, la communion, soit devenu l’occasion de tant de controverses, de divisions, d’antipathies et de haines (1 Corinthiens 10.17). Qu’il ait donné lieu à des opinions diverses quand on a voulu en sonder la nature, il n’y a rien là qui doive étonner ; mais ces opinions auraient dû se supporter les unes les autres. Admettez le sens figuré ou le sens littéral ; croyez à la manducation sacramentelle, ou à la manducation spirituelle, ou à la manducation substantielle ; soyez Zwinglien, Calviniste, Luthérien ou Grec, qu’est-ce qui empêche que vous alliez ensemble à la Table sainte, gardant en vous et pour vous vos créances particulières ? — Le seul fait de l’adoration du sacrement élève une barrière insurmontable entre les catholiques et les autres chrétiens. — Mais partout où il n’existe que des vues théologiques différentes, on est inexcusable, selon l’esprit évangélique, de faire un signe de rupture du signe de l’union.

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