Théologie Systématique – II. Dogmes Mixtes

4. Critique des théories panthéistes dans leurs résultats

C) Leurs Résultats (comme hypothèses explicatives) sont nuls. — Elles ne lèvent aucune difficulté et en soulèvent de redoutables. — Elles vont toutes se briser contre les données de la conscience, tant psychologique que religieuse et morale.

Nous avons vu sur quoi repose le panthéisme et ce qu’il promet. Voyons ce qu’il tient comme explication du problème des existences.

Si à certains égards il peut sembler fournir à l’intelligence la solution suprême où elle aspire, à d’autres égards il fait naître des difficultés plus graves que celles qu’il croit lever ; il soulève des questions redoutables qu’il laisse sans réponse, outre qu’il va se heurter contre ces données de la conscience, ces notions ou ces sentiments immédiats, que la science rencontre à la fin pour juges quand elle refuse de les prendre pour guides.

Il faut qu’il explique (car sa prétention est de tout pénétrer et de tout dévoiler), il faut qu’il explique ce brisement, cette chute de l’Absolu, point de départ du système chez Schelling et principe des existences phénoménales, ou cette évolution de l’Idée, ce passage primitif du néant à l’être, ce jeu continu de négations qui constitue, suivant Hegel, l’éternel devenir. Comment et pourquoi l’infini est-il devenu le fini ? Comment et pourquoi s’est-il ainsi manifesté, quand il n’existe rien hors de lui qui puisse le contempler, puisqu’il est lui-même tout ce qui est ? Si le théisme ne donne pas le comment de la création, il en donne au moins le pourquoi général. Mais ici, quel est le motif et le but de ces incessantes transformations aussi inutiles qu’inconcevables, car, en dernière analyse, le το εν και παν, éternellement et substantiellement le même, n’est susceptible ni de déclin ni de progrès, ainsi que l’affirmait généralement le panthéisme ancien, que rien n’obligeait aux inconséquences ou aux réticences du nouveau. Si l’absolu se fait, s’il devient, il n’était donc pas un et tout, et d’où lui vient ce qu’il acquiert ?

Voilà déjà bien des questions qu’on n’essaye pas même de résoudre. Ce ne sont pas les seules. Il faut que le panthéisme explique et justifie son principe fondamental, l’identité de la pensée et de l’être, celle de l’esprit et de la matière, et, ce qui est contradictoire jusque dans les termes, l’indifférence du différent, l’unité du multiple.

Il faut qu’il explique pourquoi les choses nous apparaissent autres qu’il ne les fait, et qu’il maintienne ses représentations ou ses constructions contre les attestations de la raison commune, les croyances constantes du genre humain et les démentis que sa propre pratique donne à sa théorie ; car le panthéiste ne peut pas plus rester lui-même dans la vie active que le pyrrhonien.

Il faut qu’il explique la nature physique et morale, non pas en bloc, ce qui lui est trop aisé, mais en détail et à fond ; il faut qu’il formule, non pas une cosmogonie a priori, mais une astronomie, une chimie, une histoire a priori. Il faut que, placé par delà l’observation, il rende compte des faits de tous les ordres qu’elle a constatés, et qu’il anticipe sur ses découvertes par la puissance de son principe génétique, qui, lui permettant de tout recréer ou repenser, doit le mettre à même de tout prophétiser. C’est ainsi qu’il montrera qu’il a réellement la clef de la science, qu’il est bien la philosophie de la philosophie. Mais c’est à cette œuvre, si souvent et si hautement promise, qu’on l’attend toujours.

Il faut qu’il explique, non seulement la croyance commune, si antipathique à ses représentations, dont elle est à tant d’égards le contre-pied, mais aussi l’extrême diversité des opinions ou des théories panthéistes. Si la raison humaine est identique à la raison divine, si l’ordre et l’enchaînement des propositions de la science est l’ordre et l’enchaînement des réalités, d’où vient cette différence des systèmes ? L’être étant un, d’où viennent, je ne dirai pas les opinions du profanum vulgus, placé, dit-on, au point de vue inférieur de l’entendement et mis par cela même hors de cause, mais les conceptions si opposées des hommes doués de la faculté spéculative et de l’intuition rationnelle ? A quels signes, par quel critère distinguerai-je l’idéal réel, au milieu des prétentions contraires de l’Inde, de la Perse, de la Grèce, des gnostiques et des néoplatoniciens, de Spinoza, de Fichte, de Schelling, de Hegel, etc., etc. ? Pour juger entre les systèmes qui se fondent sur l’observation, j’ai les faits ; pour juger entre les opinions qui relèvent du sens commun, j’ai les vérités premières ; pour juger entre les sectes chrétiennes, j’ai la Bible. Mais quel moyen de juger entre les doctrines du panthéisme ? il récuse les faits, les sens, la raison commune ; il veut être cru sur parole quand il affirme que son idée, sa construction logique correspond à la réalité ou qu’elle est la réalité elle-même. Mais alors revient la question qui se pose forcément devant lui : à quoi tient la différence de ces représentations ? peuvent-elles être également vraies lorsqu’elles se contredisent et s’excluent les unes les autres ? L’énigme de l’univers aurait-elle mille mots ? L’être étant un, redisons-le, pourquoi l’idée qui lui est identique serait-elle si diverse ? Cette difficulté que soulève notre ignorance, la science ne l’aperçoit pas sans doute des hauteurs où elle se meut, car elle la passe à pieds joints. Elle semble pourtant avoir frappé et préoccupé Hegel. Je soupçonne que c’est bien un peu pour l’écarter qu’il a fait de chaque philosophie particulière un moment de l’Idée, une face ou une évolution de la philosophie générale. Mais il reste là des points fort essentiels à éclaircir : d’abord plusieurs des décisions de Hegel sur le déroulement génétique des systèmes sont très sujettes à caution, pour dire le moins ; ensuite on concevrait son explication si tous ces systèmes avaient un fond commun, un principe identique qui ne fit que se transformer, en suivant le processus de l’absolu d’après l’hypothèse. Mais l’histoire de la philosophie présente une marche tout autre dans le mouvement de la pensée humaine ; elle n’est, à vrai dire, qu’une oscillation constante entre des doctrines opposées ; fait capital, dont ne rend pas compte la fameuse loi de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse. En définitive, nous nous trouvons ici, comme partout, devant de pures assertions.

Or, rien n’autorise, — la réflexion le dit et l’expérience le démontre, — rien n’autorise à identifier l’ordre logique, quelque spécieux qu’on le fasse, avec l’ordre réel. Sur des questions aussi hautes, que valent des raisons telles que celle-ci : Cela est ainsi parce que je juge que c’est ainsi qu’il peut être ou qu’il doit être. Car c’est au fond l’unique argument du panthéisme. Selon l’expression que j’employais tantôt, il donne pour l’ordre réel des choses l’ordre logique de ses idées : oubliant que l’Infini présente mille faces et qu’on peut s’en former mille conceptions ayant toutes de la vérité, sans qu’aucune soit la vérité.

Qu’est-ce donc qui motive la confiance avec laquelle les doctrines panthéistes se sont reproduites et le crédit qu’elles ont obtenu ? Leur prétention la plus haute est la mesure de leur valeur. S’enfermant dans la pensée pure, elles construisent au lieu d’observer. Que peut-il sortir de là que des créations idéales qui amusent la raison spéculative, comme les créations poétiques charment l’imagination, mais qui ne sauraient être prises au sérieux ni les unes ni les autres.

Jugées du dehors, elles apparaissent comme des œuvres ou des tentatives gigantesques qu’on peut admirer, mais auxquelles on ne saurait se fier. Jugées d’après leur principe métaphysique (identité de l’idéal et du réel) et de leur principe génétique ou de leur facteur (être indéterminé, d’où tout sort et où tout revient) on n’y peut voir que des hypothèses bâties sur des hypothèses. Et à les prendre comme simples hypothèses explicatives, elles soulèvent cent fois plus de difficultés qu’elles n’en éclaircissent ; pour fuir l’incompréhensible, qu’elles laissent toujours subsister, elle se jettent sous mille rapports dans l’impossible matériel et moral. A quel titre donc abandonnerions-nous pour elles ces convictions natives, ces grandes croyances humanitaires qui sont de véritables révélations et par cela même la lumière et la règle primordiale de la vie ?

Non seulement le panthéisme manque de bases ou n’en a que d’arbitraires, et nous sommes en droit de le repousser par cela seul ; mais il a contre lui d’impérissables attestations de la raison et du sens intime. Cet Etre qu’il divinise n’est pas le Dieu qu’annoncent la conscience et la nature. Que les arguments cosmologique, téléologique, moral soient restitués (et ils le seront, car, nous l’avons montré, ils sont humains avant d’être philosophiques) qu’ils recouvrent leur force en recouvrant leur évidence et leur portée, et ils le frapperont jusque dans ses fondements. S’ils ne donnent pas la théodicée complète qu’on a souvent voulu et cru leur faire rendre, ils révèlent le Dieu libre et souverain, l’Ordonnateur et le Juge suprême, le Dieu personnel, pour employer le mot sur lequel tout va se concentrer aujourd’hui. Point décisif, si je ne me trompe, qui ressortira comme de lui-même, ainsi que bien d’autres, quand les entraînements du subjectivisme auront cessé.

De plus, suivant une remarque déjà faite et qui mérite que nous y insistions, le panthéisme contredit à mille égards ces sentiments, ces principes qui tiennent au fond même de notre être, et qui ont renversé, de siècle en siècle, les systèmes où ils étaient méconnus. Ces données primordiales, antérieures et supérieures au raisonnement, sont en philosophie cette pierre de l’angle contre laquelle viendront se heurter et se briser éternellement les plus hautes spéculations. L’histoire de la philosophie ne l’a-t-elle pas suffisamment constaté ? Ces pressentiments, ces intuitions, ces divinations de l’esprit ou du cœur, qui nous révèlent nous-mêmes à nous-mêmes, triomphent tôt ou tard des théories qui les tiennent pour non-avenues. Là est le jugement du panthéisme. La science se suicide ou se perd dans le vide (je voudrais savoir mieux le démontrer) en voulant s’affranchir de la foi, j’entends de ces inspirations du sens intime, de ces croyances indéfinies, mais impérissables, qui sont pour l’humanité ce que sont ailleurs les instincts. Or c’est là ce que le panthéisme prétend traverser et dépasser ; et c’est là aussi ce qui le jette dans un idéalisme sans frein, qui aboutit à un nihilisme sans terme.

La conscience établit une distinction radicale entre les trois grandes idées de Dieu, de l’homme et du monde ; le panthéisme les confond dans cet Infini, cet Absolu qui ne sort pas de lui-même. La conscience sépare le sujet de l’objet, comme l’esprit de la matière ; le panthéisme les identifie dans cette unité substantielle de l’être, qu’il pose à son fondement pour la trouver à son faîte. La conscience donne la conviction et en quelque sorte la vue des réalités extérieures ; le panthéisme en fait des apparences ou de pures formes. La conscience porte en elle l’invincible sentiment de notre individualité, de notre liberté, de notre responsabilité ; le panthéisme transforme en illusions ces sentiments primitifs et constitutifs. Il détruit en principe, malgré tous ses efforts pour s’en défendre, et la morale et la religion ; car si tout est un, où est le rapport de l’homme à Dieu ? que signifie la lutte du penchant et du devoir, de l’égoïsme et du dévouement ? Si tout n’est que l’évolution interne de l’Etre, son éternel déroulement sur lui-même, tout se fait nécessairement, fatalement ; et où est la différence essentielle du bien et du mal ? « Brahma seul existe, disent les Védantas, et tout ce qui n’est pas Brahma n’est qu’une illusion. Connaître Brahma, c’est la vraie et unique science. Arrivé à cette connaissance supérieure, on est affranchi de toute erreur, de tout péché, de toute activité, de toute affection trompeuse ; la distinction du juste et de l’injuste n’existe pas à cette hauteur, non plus que la duplicité du sujet et de l’objet. » Tout est un, disaient les Beghards au xiie siècle, « le bien et le mal sont une seule et même chose. »

Telle serait en effet la conséquence logique et finale des doctrines panthéistes, si la conscience, soit naturelle, soit chrétienne, ne les empêchait de se développer jusqu’au bout. Le panthéisme ne peut être vrai qu’autant que toutes les grandes voix du dehors et du dedans seraient l’écho d’un rien. Le sens intime, gardien des vérités premières, fera tôt ou tard justice de ces aberrations de la science. Ce nouveau gnosticisme passera comme tant d’autres ont passé. Soyons-en sûrs et attendons.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant