Théologie Systématique – II. Dogmes Mixtes

3. Providence générale et particulière — Prière

Providence particulière

C’est cette dernière qu’enseigne la Bible, qu’annonce la conscience, que réclame la religion.
Prière

La prière de requête est une révélation et se place parmi les vérités premières. — L’ordre des choses n’a pas l’immutabilité que supposent les négateurs de la Providence particulière. — Effets de la prière d’homme à homme. — L’intervention divine est non seulement possible mais certaine. — L’action de la prière doit rester cachée. — Faits individuels et généraux où se montre du providentiel exceptionnel. — Comment ne pas reconnaître l’action d’En haut dans l’apparition et l’expansion du Christianisme ?

Il est relativement à la Providence une classe d’objections et d’erreurs qui, sans être nouvelles, appartiennent plus spécialement à notre époque et qui méritent d’autant plus de nous arrêter qu’elles dérivent d’une disposition d’esprit que les sciences physiques et métaphysiques propagent ensemble. Nous y avons touché à propos des tendances naturalistes et panthéistes, en relevant l’abus qu’on fait des termes de principe, force, loi, etc., et de l’habitude où l’on est de chercher dans ces entités ou ces abstractions la raison dernière des choses, comme si une loi, une force, un principe se suffisaient à eux-mêmes. Appliquant à tout ce genre de représentation, ce mode de démonstration, le portant des causes secondes à la Cause première, on en vient à considérer aussi Dieu comme un principe plutôt que comme un agent personnel ; on en fait une sorte de force universelle, d’énergie vivante, supérieure sans doute, mais pourtant analogue aux autres forces qu’il produit et qu’il maintient, qu’il domine et qu’il règle ; on l’adore comme l’Etre des êtres, la Cause des causes, la Substance infinie, la Loi suprême, l’Ordre éternel, plutôt que comme le Monarque de l’univers, le Père et le Juge des hommes. Il est la lumière et la vie, la source des existences, l’auteur de tout bien ; mais à la place de son gouvernement moral, à la place de sa libre souveraineté, il ne reste que le déploiement nécessaire des virtualités de son être : c’est, sous d’autres formes, la natura naturans des panthéistes, l’âme du monde des stoïciens ; c’est, pour ramener une expression devenue courante, le Dieu-Monde ou le Dieu-Idée au lieu du Dieu-Providence. On dit et l’on redit avec l’Ecriture que tout est de lui, en lui et par lui, mais on le dit dans un autre sens que l’Ecriture.

Il peut coexister avec ces vues une piété sentimentale, une religiosité mystique pleine de charme et de poésie : et cela même les recommande à bien des gensa. Cette Divinité de la nature, cette vie des êtres, cet esprit du monde, cette énergie créatrice partout présente et partout active, ce principe universel, personnifié par l’imagination et par le cœur, peut inspirer des mouvements réels de crainte et de confiance, de gratitude et d’adoration. Il peut devenir l’objet d’un culte. Mais il pourrait en être de même de toutes les grandes puissances physiques : l’idolâtrie a eu là une de ses origines et il serait bien possible qu’elle en ressortît dans un temps où, à force de ne rien croire, on s’expose à croire tout. Prenez, par exemple, la gravitation. « Réfléchissez à cette force mystérieuse qui remplit l’espace sans bornes, agit à des distances incommensurables, et pénètre tous les corps qu’elle semble animer et diriger. L’énergie constante de son action, sa régularité, son universalité, vous frapperont d’une admiration profonde. Vous observerez avec délices l’immensité de ses influences bienfaisantes ; vous parcourrez avec extase la série illimitée de ses effets. La désignant sous le nom de loi, vous pourrez lui accorder quelque chose de l’hommage et du respect dus à une législation puissante, quand vous verrez qu’elle étend son empire jusqu’aux extrémités de l’univers, en même temps que sur les atomes imperceptibles, et que des mondes innombrables obéissent à son action souveraineb. » Laissez la foi s’unir à cette contemplation de la science ; et l’admiration pourra se changer aisément en une sorte de vénération et d’adoration, et faire à la fin de la gravitation une idolec. De là sortirait un naturalisme moins grossier mais non moins réel que le naturalisme primitif ; et la science incrédule se trouverait avoir le même terme que l’ignorance crédule ; elle verrait aussi des puissances divines dans toutes les forces physiques, elle en ferait aussi des dieux ; et l’ancien polythéisme renaîtrait en quelque manière d’une sorte de romantisme philosophique ; hélas ! c’est plus qu’une supposition.

a – Voir certaines productions de l’Ecole romantique ou humanitaire (Lamartine, Victor Hugo, Michelet, etc., etc.).

b – Chalmers, Théol. nat., t. II, p. 318.

c – « Les lois de la nature deviennent religieuses et se consacrent d’une autorité divine aux yeux de la piété. » (A. Sabatier, Esquisse, p. 88.) (Edit.)

Les vues que nous indiquons n’anéantissent donc pas la religiosité. Le sentiment religieux se montre quelquefois très intense même dans le panthéisme. Le panthéisme matérialiste du xviiie siècle ne fit que substituer le culte de la Nature au culte de Dieu. Le panthéisme idéaliste de l’Allemagne a eu ses dévots et ses mystiques, comme celui de l’Inde. Mais il est évident que cette vague sentimentalité n’est pas la religion, quoiqu’elle en simule les mouvements et les actes ; la vraie piété s’y perd comme la vraie notion de Dieu. Si l’on parle encore de la Providence (et on le fait sans cesse), on n’entend guère par là que le maintien et l’exercice régulier des lois du monde ; le déploiement harmonique de la vie universelle, de l’ordre éternel ; de sorte que ce mot, qui résume en quelque manière la religion, se dépouille des idées, des sentiments, des impressions qu’il réveille chez le chrétien ; il exprime autre chose dans la langue métaphysique ou poétique que dans la langue commune à laquelle on l’emprunte. C’est bien, si l’on veut, l’action de l’Etre des êtres, dont on peut célébrer avec ravissement la sagesse et la bonté, comme la puissance et la grandeur, ce n’est pas la vigilante sollicitude de notre Père céleste, qui entend la prière de ses enfants et fait tout concourir à leur bien ; ce n’est pas la sainte intervention du Dieu juste et Sauveur qui, tout en offrant le pardon, sonde les cœurs et les reins pour rendre à chacun selon ses œuvres. Ce n’est ni le Dieu de l’Ecriture, ni le Dieu de la conscience. Ce n’est pas non plus, par conséquent, la Providence qu’annonce le sentiment religieux et moral.

Ce qui redouble le péril de cette direction des idées, c’est qu’elle n’est pas particulière à une doctrine ou à une méthode philosophique ; elle règne dans le champ entier de la science, elle se montre, sous des nuances innombrables, et chez ceux qui demeurent fidèles à l’observation et chez ceux qui s’abandonnent à la spéculation. L’empirisme et l’idéalisme y conduisent également. Ces deux voies contraires aboutissent au même terme, parce que dans l’une et dans l’autre on laisse la conscience de côté, pour arriver par la seule intelligence à la conception de l’origine et de la marche « les choses. Or, l’intelligence saisit surtout Dieu comme cause ou comme substance, comme l’Etre infini, le principe universel, le suprême Ordonnateur ; elle se le représente ou comme la Cause première qui donne à toutes les causes secondes, à toutes les forces naturelles, leur constante activité ; ou comme la substance éternelle dont tout est l’écoulement ou la manifestation. Livrée à elle-même dans ces deux directions, l’intelligence mène à la notion d’une cosmogonie dynamique où tout apparaît comme l’évolution de l’être, comme le produit d’une δύναμις interne, obéissant aux lois de sa nature et agissant par fécondité plus que par libertéd. Providence nominale que l’imagination et la spéculation peuvent revêtir de mille couleurs, mais qui ne laisse qu’une ombre de la Providence réelle.

d – C’est la « force cachée », l’ « énergie potentielle », chère à Aug. Sabatier (V. Esquisse, p. 90). (Edit.)

Sans doute, ces vues appartiennent surtout au panthéisme ; c’est là qu’elles atteignent leur plein développement, parce que c’est là qu’elles trouvent leur raison logique. Mais elles existent ailleurs sous des formes et dans des proportions diverses ; elles sont sensibles dans toutes ces écoles historiques, philosophiques, économiques qu’on désigne par l’épithète fort indéfinie d’humanitaires ; elles se manifestent dans certaines conceptions du christianisme où l’on rejette le point de vue déiste comme étroit, vulgaire, erroné, pour se placer au point de vue de l’idéalisme et du mysticisme, qu’on n’adopte pourtant qu’à demi et sous bénéfice d’inventaire ; elles germent en mille sens sur ce fond panthéistique auquel tout va toucher depuis quelque temps, et où chacun prend ce qui lui convient. Dans ces cas-là et dans bien d’autres, l’opinion dont nous avons à nous rendre compte ne va pas jusqu’à se formuler en doctrine précise, elle reste à l’état vague de tendance, se mêlant à la croyance commune et lui faisant une opposition secrète, sans l’attaquer ni la rejeter formellement.

Il est facile de s’expliquer comment la philosophie expérimentale, alors même qu’elle a voulu rester théiste, est arrivée, aussi bien que la philosophie spéculative, à cette notion de Dieu, quand elle a sacrifié les données de la conscience ou de la foi à celles de la raison ou de l’observation. La philosophie expérimentale a détrôné les divinités mythologiques qu’avait créées l’ignorance des temps anciens, auxquelles la superstition attribuait tous les faits mystérieux que l’homme rencontre en lui et autour de lui. Trouvant à la place de ces êtres prétendus, les forces ou les lois naturelles, elle s’est accoutumée à rapporter aux causes physiques la production des phénomènes, que le polythéisme rapportait à ses dieux et le moyen âge à ses saints. Puis, transportant à la Cause première, au Principe suprême, les caractères généraux qu’elle avait constatés dans les causes et les principes inférieurs soumis à son étude directe, elle en a fait ce Pouvoir infini et indéfini tout ensemble, que la logique la contraint de placer au sommet des existences ; force physique ou métaphysique, raison et cause de ce qui est, Dieu de l’entendement, que le sentiment religieux et moral ne reconnaît plus, tant il diffère du sien.

Cette notion analogique de la Divinité s’est confirmée aux yeux de la philosophie expérimentale par la marche constante et régulière de la nature, où les mêmes causes produisent invariablement les mêmes effets, où l’action supérieure que proclame la foi et qu’invoque la piété ne se laisse jamais constater avec certitude, où tout demeure sous l’empire des lois et des forces que la science se glorifie d’avoir découvertes ; et la philosophie a rejeté toute idée d’une Providence particulière, comme toute supposition d’un ordre surnaturel, ces croyances impliquant une intervention divine immédiate que l’œil n’aperçoit nulle part et que le microscope et le télescope ne découvrent pas plus que l’œil nu.

Ainsi tout tend à nourrir cette notion de Dieu qui, voyant essentiellement en lui le Principe éternel des choses, la source immanente et universelle de la vie, fait de la Providence l’épanouissement de l’être, une force, une loi, et, à vrai dire, un destin. Tout pousse en ce sens, et le point de vue panthéiste de la haute métaphysique et le point de vue naturaliste des sciences physiques ; de là le règne un moment si puissant du fatum idéaliste, sous le nom de Philosophie de l’Absolu, et, par une réaction extrême, l’intronisation du fatum empirique, sous le nom de Positivisme. Le sentiment de la personnalité et de la liberté divines et par suite de la vraie Providence se trouble, se perd peu à peu, devant les résultats combinés de la spéculation et de l’observation.

Il serait plus qu’inutile de prouver l’erreur radicale de ces opinions aux disciples de la Bible, où la Providence particulière est si formellement attestée, et par des déclarations aussi expresses que nombreuses, et par les dispensations qui remplissent l’histoire sainte et l’histoire évangélique ; à tel point qu’il faut ou la reconnaître ou rejeter la révélation biblique tout entière. Mais quoique ces opinions soient jugées pour le chrétien, il peut être bon de les examiner, afin de préserver ou de délivrer la foi des préventions et des inquiétudes qu’elles inspirent fréquemment. Elles ne vont à rien moins, lorsqu’elles se précisent, se développent et mettent en dehors tout ce qu’elles contiennent, qu’à renverser la religion en renversant la notion commune de la Providence, où la religion pratique, c’est-à-dire la religion réelle, à sa base. Si au lieu du Dieu personnel, que l’humanité adore comme son Maître, son Juge, son Père, il n’existe qu’un Etre principe, force vivante qui se déploie par les nécessités internes de sa nature, ce n’est pas la Providence particulière qui tombe seule, tout croule avec elle, la liberté morale et le système d’obligations et de rétributions qu’elle fonde, et par conséquent la religion tout entière. Car d’un côté, un principe se déroute fatalement, il produit ou détruit, brise ou conserve, mais on ne saurait dire qu’il récompense ou punit ; et d’un autre côté, l’homme, effet éphémère de ce principe seul actif au fond, ne fait que suivre l’impulsion qu’il en reçoit ; il ne mérite pas plus que son Dieu le titre d’agent moral ; le bien et le mal perdent leur réalité dans le Ciel et sur la terre. Toutes les conséquences du panthéisme arrivent ici, alors même que te panthéisme proprement dit est repoussé ; elles arrivent avec toutes les considérations qui s’élèvent contre cette aberration énorme de l’esprit humain.

Mais, nous l’avons dit, bien des gens ne poussent pas ces idées jusqu’à leur terme logique, et ne les accueillent que sous la condition tacite d’y prendre et d’y laisser ce qui leur convient ; ils suivent le courant sans s’y abandonner. Combinant la croyance commune qu’ils retiennent avec la tendance scientifique qui les attire, ils s’arrêtent à un théisme indéfini, sorte d’idéalisme ou de naturalisme mystique, qu’ils façonnent plus ou moins à l’instar du dogme ecclésiastique. C’est sous cette forme et à ce degré que ces idées se produisent généralement ; c’est donc sous cet aspect qu’il importe de les envisager ici pour les apprécier et les juger. Au lieu de les discuter en elles-mêmes, ce qui nous rejetterait dans des questions que nous ne saurions reprendre, nous les examinerons dans leur rapport avec la prière, qui est un des points les plus saillants de la doctrine d’une Providence spéciale, et l’un de ceux qui répugnent le plus aux prédispositions théologiques et philosophiques dont nous avons à nous rendre compte, ou pour mieux dire, à nous garder.

La Providence et la Prière. — On accorde sans doute, dans cette direction, la prière d’adoration et de contemplation, cette prière d’acquiescement, d’abandon, d’extase, prônée par le panthéisme lui-même, que ce soit la Nature ou l’Idée qu’il divinise. Mais ce qu’on ne peut admettre, ce qu’on repousse sous un nom ou sous un autre, ce qu’on rejette alors même qu’on paraît l’adopter et le pratiquer, c’est la prière commune ou chrétienne, la prière proprement dite, qui implore avec une confiance enfantine les bénédictions célestes, qui s’appuie pleinement sur les aspirations de la conscience religieuse et les anticipe par l’espérance, qui croit que l’oreille du Seigneur est ouverte à nos vœux, comme son œil l’est à nos actions. Cette prière-là serait un non-sens avec le Dieu-principe ou le Dieu-monde. On peut admirer un principe ; on peut tressaillir de crainte ou de joie devant ses effets ; on peut adhérer intérieurement à tout ce qu’il entraîne ; on ne lui adresse ni supplication ni requête : on se conforme à un principe, on s’y soumet ; on ne l’invoque point. La prière vulgaire, c’est-à-dire la prière véritable, ne saurait donc entrer dans les vues et les pratiques des hommes dont nous parlons, leur théodicée l’exclut. — (Hélas ! et leurs idées, répandues en quelque sorte dans l’air, l’arrêtent ou la glacent souvent sur les lèvres des croyants eux-mêmes). — Ils la rejettent encore parce qu’elle heurte la notion de la marche uniforme et immuable de la nature : ils ne peuvent concevoir l’invasion d’un pouvoir arbitraire au sein de cet ordre si stable et si régulier ; ils ne le peuvent en théorie, et dans le domaine de l’expérience ils n’aperçoivent nulle part les traces de cette intervention supérieure. Ainsi le point de vue chrétien, dirai-je, ou le point de vue humain de la prière, se ferme et se perd pour eux. Une école bien connue de notre protestantisme, faisant de la prière un simple acte d’élévation ou d’acquiescement, ne lui reconnaît d’autre vertu que ce qu’on nommait autrefois son effet psychologique. Nous avons vu, il y a quelques années, la croyance commune repoussée comme désormais intenable par une partie de la presse religieuse, aussi bien que par la presse philosophique et politique, dans une discussion un moment très vive à propos d’un mandement de l’archevêque de Lyon relatif aux inondations du Rhône. Il y avait là, il est vrai, la répudiation d’une idée superstitieuse, d’une assertion téméraire que réprouve l’Evangile non moins que la science, savoir que le fléau était la punition d’un désordre spécial déterminé dans le mandement. Mais il y avait aussi la répudiation de la Providence particulière, cette libre et souveraine intervention de Dieu au milieu des lois naturelles et des causes secondes, qu’invoque la piété ; il y avait la négation du fait qui fonde la prière commune et par conséquent le rejet de cette prière elle-même ; il ne restait que la vertu morale, l’influence sanctifiante de l’adoration et de la résignation. Plus de réponse du Ciel, et par cela même plus de requête. Prier, ce n’est plus demander, c’est uniquement « acquiescere » ; mais est-ce encore prier ?

e – Mot de M. Coquerel : Christianisme expérimental, Liv. II, Chap. XV, p. 100.

Telle est la théorie fort indéterminée, mais très répandue, qu’une théologie qui veut et croit rester chrétienne, emprunte à la philosophie, et qui est infiniment grave.

En réponse à ces négations, qui descendent incessamment des hautes régions de la science, portant le doute à la racine même de la croyance et de la vie religieuse, nous pouvons en appeler d’abord à la foi constante et universelle de l’humanité. La prière, dans le sens premier et usuel du mot, la prière de supplication et d’intercession, la prière basée sur la libre intervention providentielle, est un des traits constitutifs du sentiment religieux, de même que le sentiment religieux est un des traits constitutifs de notre nature ; et autant le sentiment religieux se légitime comme une de ces données immédiates qui subsistent par leur évidence propre, et qui dominent le raisonnement parce qu’elles lui sont antérieures et supérieures, autant se légitime la prière sous ses formes immédiates ; car le fond de la religion gît dans le rapport de l’homme à Dieu et de Dieu à l’homme, et la prière est l’expression la plus intime, la manifestation la plus directe de ce rapport, dont elle est l’effet spontané ; elle le constate et il la sanctionne. L’homme a toujours prié ; il a toujours cru que sa prière était efficace, qu’elle ne frappait pas un ciel d’airain, que l’obligation qui la lui impose garantissait l’espoir qu’elle lui inspire, et que s’il ne pouvait la suivre par la vue, il devait s’y confier par la foi. Là est aussi une révélation, une loi naturelle, que nous ne sommes pas en droit de nier par la seule raison que nous ne sommes pas en état de la concilier avec d’autres. Les énantiophanies n’ont rien d’étonnant en un tel sujet. La philosophie doit admettre les faits de conscience, comme elle admet les faits d’observation, sur leur autorité propre, et alors même qu’elle est incapable d’en opérer la systématisation rationnelle, en les rattachant à sa conception générale des choses. Elle doit admettre ces faits-principes parce qu’ils sont et tels qu’ils sont ; car si une seule de ces attestations immédiates de notre âme était convaincue ou taxée d’erreur, nous n’aurions plus le droit de nous fier à aucune, et l’édifice entier de nos connaissances et de nos croyances serait ébranlé. Les vérités premières sont la règle comme la base de la science ; elles la jugent et n’en sont point jugées. Le sentiment d’où naît la prière, la prière de requête, la prière proprement dite, ce sentiment que l’athéisme lui-même ne parvient pas à extirper, étant du nombre de ces tendances spontanées et irrésistibles, qui sont lu lumière de la vie, nous n’avons besoin que de le constater. Ceci touche d’ailleurs au point de rencontre de la terre et du ciel, que recouvrent nécessairement des ombres mystérieuses ; il touche à la question, toujours débattue et toujours irrésolue, des rapports de la grâce avec la liberté dans la régénération, ou de l’action de Dieu avec celle de l’homme dans l’histoire. Encore une fois, les données positives de la conscience sont pour la philosophie ce que les données formelles de la Bible sont pour la théologie. Toutes les théories qui, prétendant les dépasser, les ont laissées à l’écart ou jetées au rebut, ont été constamment s’y briser. Et la prière de recours est certainement une de ces inspirations natives de l’âme humaine, par conséquent un de ces sentiments ou de ces principes qu’il faut tenir pour constitutifs ou normatifs. Cette simple réponse devrait suffire. C’est une science présomptueuse, pour dire le moins, que celle qui se figure voir en quelque manière le fond des voies divines. Quand le monde des corps se montre plein de mystères et de merveilles à mesure qu’il se découvre, n’y en aurait-il pas dans le monde des esprits qui nous demeure plus voilé ? Le théisme ne peut pas ne pas admettre de profondes correspondances entre l’ordre physique et l’ordre moral ; et ces correspondances que la raison suppose, l’instinct de la prière les atteste ; et cette attestation est une révélation ; et cette révélation équivaut à une démonstration. La science peut se refuser à prendre là sa base et sa règle ; mais elle n’en trouvera pas de plus sûre ; et elle sera toujours forcée d’y revenir.

Nous pouvons faire quelques remarques de plus et aborder directement l’objection. Elle est complexe et il importe de la décomposer. Elle s’appuie sur un principe et sur un fait. Le principe, c’est que l’ordre des choses est immuable et par là incompatible avec les interventions supérieures qu’implique la prière commune ; le fait, c’est que les interventions supposées ne se laissent constater nulle part avec certitude.

a) Sur le premier point, l’objection, pour affermir et élargir ses bases, va décidément au delà du vrai, à ne l’envisager même qu’à la lumière de l’expérience. L’ordre général des choses n’est point, à beaucoup près, tel qu’elle le représente. Il y a sans doute constance, régularité, dans les lois qui régissent le monde spirituel et matériel, mais il n’y a pas l’immutabilité dont on parle. Voyez ce que fait l’homme. Il exerce sur la nature et sur la société une intervention tout aussi libre, tout aussi arbitraire, si l’on préfère ce mot, que celle qu’on déclare impossible en Dieu. L’homme rompt par une foule de côtés cet enchaînement des causes qu’on dit immuables ; il étend de mille manières l’empire de son intelligence et de sa volonté sur les forces physiques et morales ; il les tourne et les retourne en mille sens. Sans doute il ne leur enlève pas leur action propre par la sienne, elles restent sous sa main telles que Dieu les a faites ; mais il les assujettit à son service, il les modifie les unes par les autres, il en change la direction et le cours ; en les laissant ce qu’elles sont, il en tire ce qu’elles n’auraient pas donné d’elles-mêmes. Ici il greffe un arbre, là il conduit sur son mécanisme une chute d’eau, ailleurs il renferme la vapeur dans l’appareil qu’il lui a préparé, etc., etc. Les lois, les forces qu’il a pliées à son usage continuent à’agir selon leur nature, elles conservent leurs propriétés et leur constance ; et pourtant une intervention puissante a eu lieu, un effet nouveau est produit, un but important est atteint, la marche des choses est devenue tout autre à bien des égards. Ce n’est pas là, redisons-le, cette immutabilité que pose l’objection. La nature se montre flexible devant la pensée et la volonté humaine. Ne le serait-elle pas, ne peut-elle pas l’être, sous la main de Dieu ?

Passons, si l’on veut, du monde physique au monde moral, de la nature à la société ; il s’y présente des faits analogues. Nous n’en relèverons qu’un seul, qui tient de très près à notre sujet et qui, sans en donner une solution positive, la fait, ce me semble, entrevoir ; c’est la prière de l’homme à l’homme, dont les effets se produisent en laissant aux causes naturelles les leurs. L’influence de cette prière est aussi étendue que variée : elle agit de toutes parts et sous mille formes dans la vie commune, privée et publique, domestique et civile. Elle frapperait davantage si on pouvait la suivre toujours dans le secret des cœurs, là où prennent naissance les déterminations et les actions qu’elle inspire ; on la verrait atteindre les grandes choses comme les petites, et décider en bien des cas du sort des nations comme de celui des individus. Souvent une simple requête amène les résolutions les plus importantes pour les peuples et pour les familles… Qui pourrait dire la part des intercessions, des sollicitations, des recommandations secrètes dans le mouvement général de la société ! Qui pourrait dire en combien de sens ces supplications ignorées modifient la marche et le cours des choses ! Cependant, malgré cette action si multiple de la prière dans les rapports d’homme à homme, la série des affaires et des destinées sociales ne se déroule pas moins en dehors d’après ses propres lois ; chaque cause produit son effet naturel : et pour l’œil qui ne voit que l’ordre extérieur des événements, qui ne pénètre pas jusqu’à ces causes occultes où ils prennent si souvent leur origine et leur direction, tout se passe comme si aucune intervention particulière n’avait eu lieu.

Ne peut-il pas en être ainsi, du moins sous certains rapports, de la prière religieuse ? son action ne peut-elle pas être réelle sans être visible, ni par cela même appréciable ?

Nous ne saurions, il est vrai, comprendre comment cette loi du monde supérieur, dont la prière est l’expression, vient s’unir aux lois de notre monde, pour agir avec elles et par elles, sans s’y laisser voir ; mais nous concevons qu’elle peut opérer sous la direction de la Providence, quoique le cours général des choses conserve sa constance et son uniformité ; nous concevons que la prière produise des effets nombreux, alors même que nous ne pouvons la suivre de l’œil ; nous le concevons par les analogies que nous offre le domaine purement humain où de libres interventions déterminent à tant d’égards la marche des événements, sans y apparaître en aucune manière.

Remarquez que, dans l’ordre matériel et spirituel, la série des effets tient, non au déploiement d’une force unique, agissant en ligne droite, sans contrepoids, sans obstacle, sans déviation, mais à une composition de forces diverses, souvent contraires, qui se croisent et se modifient en mille sens. Considérez dans la nature l’antagonisme de l’attraction et de l’expansion ; dans la société, les exigences de la liberté et celles de la stabilité ; dans l’homme, le combat du penchant, du devoir, de l’intérêt. Partout, dans le monde physique et dans le monde moral, dans la vie individuelle et dans la vie sociale, une action complexe, résultat de causes diverses ou même opposées. Les interventions supérieures, qu’implique et atteste la prière, ne font qu’introduire une cause, une loi de plus, dans cet ensemble de causes et de lois, d’où sortent la vie et l’harmonie de l’univers. Pourquoi cette cause extra-naturelle y porterait-elle le trouble et le désordre, plutôt que les causes naturelles au milieu desquelles elle agit ? Ne peut-elle pas se combiner avec elles, comme elles se combinent les unes avec les autres, les influencer, les modifier pour sa part, sans les dépouiller de leur tendance et de leur énergie inhérente, sans interrompre sensiblement leur cours ? La prière ne peut-elle pas opérer sous la main de Dieu, comme elle opère sous la main de l’homme ? Avec elle, il est vrai, le monde des esprits fait invasion dans notre monde. Mais peu importe à la question, puisque les deux mondes n’en font qu’un, et que dans l’homme le corps et l’âme agissent et réagissent constamment l’un sur l’autre pour étendre ensuite leur empire sur la nature extérieure. La puissance de l’homme est tout à la fois intellectuelle, morale et physique ; c’est par cette puissance complexe qu’il ne cesse d’influer sur les forces matérielles ; et quoiqu’il en change de mille manières la direction et l’action, elles n’en conservent pas moins leur jeu naturel ; et pour qui ignorerait les modifications qu’il leur fait subir et l’impulsion qu’il leur imprime, elles paraîtraient agir d’elles-mêmes. Eh bien ! à la place de la main de l’homme, mettez celle de Dieu ou d’êtres intermédiaires, serviteurs de Dieu, et la prière aura reçu son accomplissement, non pas indépendamment des causes et des lois physiques, mais au moyen de ces causes et de ces lois. Elles n’auront été ni suspendues, ni interverties, ni violées, elles auront seulement obéi ça et là à une action supramondaine, comme elles obéissent à leur action réciproque ou à l’action libre de l’homme : concours providentiel qui peut être aussi étendu que varié, quoique caché à notre œil. Dans les deux cas, je veux dire dans l’intervention de la causalité divine et de la causalité humaine, appelées par la prière, les forces naturelles auront également servi d’instrument et seront restées régulières et constantes. Ainsi se conçoit, par analogie, la mystérieuse influence de la supplication et de l’intercession dans la marche générale des choses. Et cela suffit pour enlever à l’objection sa base, puisqu’il établit la possibilité de ce qu’elle nie.

b) Mais, dit-on, les changements de direction ou d’action que l’homme fait subir aux forces physiques et morales, nous pouvons, en bien des cas, si ce n’est toujours, les constater, les déterminer, les apprécier ; tandis que l’observation ne discerne nulle part cette intervention supérieure que vous supposez si fréquente. Tout au contraire, l’observation atteste le cours immuable de la nature, en face de la prière elle-même et en opposition avec la prière. La mort qui saisit et frappe l’enfant n’arrête pas ses coups et n’abandonne pas sa proie, lorsque les supplications de la mère sont montées vers le Ciel : la maladie poursuit ses ravages à travers les larmes et les requêtes de la piété. Quelque puissance intérieure qu’ait la prière de la foi, quelques fruits de consolation et de sanctification qu’elle produise dans le cœur, nous ne voyons pas qu’elle influe sur le cours des choses ; la chaîne naturelle des causes et des effets se déroule, tout va comme si l’homme ne priait point.

Le fait, pris en soi et dans sa généralité, est certain. Mais légitime-t-il l’induction absolue qu’on en tire, et qui a contre elle une des données les plus spontanées et les plus irrésistibles de la conscience religieuse, un des sentiments les plus universels et les plus constants de l’âme humaine ? Quelques-unes des remarques précédentes permettent déjà d’en douter… Tout ce qu’il y a de positif, c’est que nous n’apercevons pas le point de contact ou de rapport entre la loi de la nature et la loi de la prière, en d’autres termes c’est que la prière ne change pas visiblement la marche du monde. Encore l’histoire sainte et l’histoire évangélique nous présentent-elles, en dehors même du domaine miraculeux proprement dit, des cas nombreux où l’interposition divine est évidente, pour quiconque admet simplement les récits. De plus les personnes pieuses ont déclaré dans tous les temps avoir été l’objet de manifestations providentielles toutes particulières, où elles ont vu le doigt de Dieu. On en a cité des exemples infiniment remarquables, dans lesquels il est bien difficile de ne pas reconnaître cette action mystérieuse et surnaturelle que proclame la conscience de l’humanité et que supposent tous les cultes. (Histoire de la Maison des orphelins de Halle.Anecdotes édifiantes, etc…). Il y a là tout un côté de la vie humaine qui sollicite un examen attentif et sérieux ; il y a tout un ordre de faits qu’on n’anéantit pas en les jetant dédaigneusement à l’écart, et en les traitant de fantastiques parce qu’il s’y mêle en effet beaucoup d’illusions. Il y a là d’ailleurs un principe de théologie naturelle comme de théologie révélée, celui d’une correspondance foncière entre le monde physique et le monde moral ; principe incontestable pour la raison, quoique indémontable par l’observation.

Mais tenons-nous à la donnée de l’observation commune où tout va finalement s’appuyer ; arrêtons-nous à cet argument de visu qu’on dit péremptoire. Sans prétendre sonder les voies de Dieu et pénétrer au delà du voile qui les couvre à nos regards, il suffira de montrer que l’efficacité de la prière peut coexister avec le fait sur lequel on se fonde pour la nier, qu’elle peut être réelle et atteindre ses fins, quoique notre œil n’en discerne point les effets. C’est, il est vrai, ne répondre que par une simple possibilité ; mais c’est assez, redisons-le, puisque e’est cette possibilité que l’on conteste. (Nous sommes à une de ces questions qui appellent et légitiment l’usage logique de l’hypothèse).

Voici la double proposition sur laquelle nous nous appuyons pour établir que l’objection n’a pas la certitude et la portée qu’on y attache : Si d’un côté il était utile ou même nécessaire, sous certains rapports, que l’action de la prière nous restât cachée ; si, d’un autre côté, il était possible que cette action fût positive sans être généralement visible et appréciable, l’objection manquerait de base et par conséquent ne porterait pas.

Or, 1° avec la prière telle qu’on la demande, c’est-à-dire soumise à la régularité qui lie la cause et l’effet dans le monde physique, la foi à la constance des lois de la nature eut été ébranlée ou, pour mieux dire, anéantie, et pourtant c’est sur cette foi que repose toute la prévoyance et toute l’activité humaines. Si le cours des choses se pliait à toutes les sollicitations de la piété, il en résulterait les mouvements les plus divers et les plus contraires ; les calculs du travail et le travail lui-même seraient sans motif et sans but ; on aurait un autre plan providentiel que celui qui nous régit, un autre monde que le nôtre. Il y avait donc utilité et nécessité à voiler le mystère des communications de la terre avec le Ciel ; quelles qu’elles soient, elles ne pouvaient avoir le caractère que réclame l’objection.

2° On conçoit que l’intervention divine que suppose la prière, ait lieu à des points de la chaîne des causes placés au delà de notre observation. Le doigt de Dieu peut toucher à l’un des ressorts supérieurs de ce vaste mécanisme au milieu duquel nous vivons et dont nous n’apercevons qu’une si petite partie ; il peut le modifier par mille moyens internes, quand il trouve bon de bénir ou de punir, et amener le changement voulu, sans que ce changement soit le moins du monde sensible pour nous, la série des faits exposés à notre vue se déroulant dans son ordre purement naturel. Dieu peut aussi répondre à la prière par d’autres grâces que celles qu’elle sollicite, donnant plus ou mieux qu’on ne demande, en paraissant ne point accorder. La requête de la foi peut donc être exaucée, au degré et dans le sens déterminés par la sagesse céleste, sans infraction formelle au cours général des choses, par une action secrète que nous sommes hors d’état de découvrir ou même d’imaginer. Ce n’est qu’une supposition, je le répète, mais elle a pour elle de frappantes analogies. Un chef d’empire ou d’armée prend, par égard pour la prière d’un proche ou d’un ami, une de ces déterminations qui durent et s’étendent au loin : la résolution une fois arrêtée et exécutée, les événements suivent comme s’ils étaient le résultat du raisonnement ou du calcul, comme si aucune cause étrangère n’en avait modifié le cours. Le monde subit les conséquences de cette prière, sans savoir comment elle a agi, sans savoir même qu’elle ait eu lieu. Or, si une observation incomplète trompe ainsi sur les faits de l’ordre purement humain, ne le peut-elle pas et plus encore quand il s’agit des faits de l’ordre divin ? Que de raisons d’être circonspects relativement à ces voies de la Providence dont, selon la vive expression de l’Écriture, nous apercevons à peine les bords, et de nous fier à ces aspirations et à ces espérances natives où se fonde ce qu’on pourrait nommer la loi de la prière. Je dis la loi de la prière ; car ce mouvement spontané, ce profond instinct de l’âme humaine, se légitime de lui-même en principe, quelque incapables que nous soyons de constater ce qu’il est en fait.

Quoique placés ici, par concession, en dehors de la révélation biblique, il est pourtant une observation que nous croyons devoir indiquer, tant elle éclaire et confirme le résultat général auquel nous avons été conduits. Comparez la représentation des choses humaines dans l’Ecriture avec celle qu’en donne l’histoire. Lisez les faits dont s’occupent également les écrivains profanes et les écrivains sacrés, la vie de Nébucadnetsar, par exemple, ou la vie de Cyrus. Chez les écrivains profanes, tout se prépare dans les plans de ces princes, tout se développe dans leurs actes selon les lois de la politique ou de la passion ; leurs déterminations ne dépendent que des circonstances, de leurs calculs ou de leurs caprices ; ils sont uniquement entre les mains de leur propre conseil. Lisez ces mêmes vies chez les écrivains sacrés ; vous y voyez dominer partout une causalité supérieure que vous n’aviez ni aperçue ni soupçonnée auparavant. C’est Dieu qui les suscite, Dieu qui les incline et les dirige, Dieu qui leur livre les nations, les employant comme des instruments de sa justice ou de sa miséricorde. Il en est de même de David, d’Abraham, de Joseph, de Moïse, par qui il prépare ou accomplit ses grandes dispensations ; il en est de même du peuple d’Israël tout entier, qui n’est l’objet spécial de ses promesses et de ses grâces, que parce qu’il en est le gardien. Il y a là la trame ordinaire et visible des destinées humaines, et au-dessus ou au-dessous une puissance secrète qui en dispose les fils et en forme le tissu à son gré. Ce sont comme deux histoires, selon qu’on envisage les événements dans leur ordre naturel ou dans leur ordre surnaturel, de l’œil de la raison ou de l’œil de la foi. Et pourtant ces deux histoires n’en font qu’une en réalité, par la pénétration réciproque, mais insondable, de la double causalité dont elles émanent ; ces deux séries de faits en apparence si diverses, ne sont que deux points de vue, deux aspects différents d’un même ordre de choses. En un sens tout y est de l’homme et dans un autre sens tout y est de Dieu.

La prophétie donne lieu à des observations semblables. Elle trace d’avance les principaux linéaments de certains événements ou de la vie de certains hommes ; elle décrit à grands traits la marche générale de l’Eglise et du monde, elle esquisse les destinées parallèles de l’ancien peuple et du peuple nouveau, elle marque diverses circonstances capitales du plan providentiel, elle jette çà et là quelques jalons de l’avenir ; puis, quand les temps arrivent, quand les faits annoncés se réalisent, tout apparaît comme le libre produit des pensées de l’homme, de ses combinaisons ou de ses passions : l’action de la Cause suprême au point de rencontre de la prédiction et de l’histoire, laisse aux causes secondes toute leur spontanéité, tous les mouvements et, pour ainsi parler, tous les hasards de leur jeu complexe. Auguste n’avait nullement en vue l’oracle de Michée, lorsqu’il ordonnait le dénombrement des Juifs ; Marie ne s’en préoccupait pas sans doute davantage en se rendant à Bethléem pour obéir à une volonté étrangère : et de l’idée de l’empereur païen sortait l’accomplissement de la grande prophétie messianique. Hérode et Pilate ne consultaient aussi que leurs sentiments, leurs desseins, leurs calculs, quand ils exécutaient ce que la main et le conseil de Dieu avaient prédéterminé (Actes 4.27-28). Pour peu qu’on accorde de foi à l’histoire et à la prophétie biblique, il s’y montre en fait ce que nous avons cherché à constater en principe, savoir ce concours divin qui domine les causes secondes en leur laissant leur libre jeu.

Les annales humaines ont deux faces, dont l’une dérobe fréquemment l’autre, et qu’il faut embrasser également pour avoir la vérité. Du point de vue qui s’offre le premier et auquel s’arrête l’histoire, les vies de Cyrus, de Nébucadnetsar, de Joseph, etc., se déroulent selon les lois communes, tout dérive du cours naturel des choses et des libres déterminations de l’homme ; et vous pouvez vous en tenir là, si vous n’admettez que le témoignage immédiat de l’observation. Mais au point de vue qu’ouvre la révélation et qui, d’accord avec une des données de la conscience religieuse, rattache la Providence générale à la Providence particulière, découvrant, pour ainsi dire, les revers de ces vies, vous y constatez des lois et des fins supérieures ; la causalité humaine reste dans toute son étendue, avec toute sa spontanéité, mais la causalité divine, auparavant voilée, devient manifeste et se place même en première ligne. Or, si elle est là, elle est ailleurs bien certainement ; si elle est dans ces parties de l’histoire qu’éclaire la révélation, elle est en tout et partout : et si l’inspiration, qui seule la dévoile et la démontre pleinement, manque de nos jours, on conçoit que tandis qu’elle échappe à la science, qui se tient à l’extérieur des faits et par conséquent à leur superficie, l’œil de la foi puisse, en bien des cas, la discerner et l’adorer ; car il y a dans les âmes éveillées à la vie divine une intuition ou une impression spéciale des choses spirituelles ; il y a un sens nouveau qui, rendant visible l’invisible (Matthieu 5.5 ; Hébreux 11.27), constitue une sorte de divination. C’est « Dieu sensible au cœur », selon le mot de Pascal si souvent cité ; c’est ce témoignage de Dieu que trouve en lui-même le croyant (1 Jean 5.10).

Du reste, indépendamment des lumières de la révélation, l’histoire, j’entends l’histoire ordinaire, nous conduit par induction à un résultat analogue. Prise au point de vue extérieur, l’histoire paraît fataliste. Elle annonce bien une Providence dans le progrès continu de l’humanité ; mais c’est la Providence générale que le panthéisme et le naturalisme proclament eux-mêmes : ce n’est pas cette Providence particulière attentive à nos vœux, que suppose la religion, qu’enseigne l’Evangile, qu’invoque la prière. Si l’on étudie le mouvement social dans ses causes visibles, dans l’enchaînement des idées et des faits, des principes et des actes, dans le développement continu des opinions, des institutions, des mœurs, dans l’évolution incessante des doctrines et des choses, on croit y voir une sorte de réalisme logique et presque fatal ; les événements s’expliquent les uns par les autres, ceux qui suivent sortent de ceux qui précèdent ; partout la relation de la cause à l’effet ; les hommes mêmes qui, ouvrant à la pensée et à l’activité des horizons inconnus, impriment au monde une direction nouvelle, apparaissent à bien des égards comme le produit de leur temps, ils ne font que mettre au jour l’œuvre secrète et la pensée confuse du siècle, ils ne changent le présent qu’en condensant en eux le passé : sous cet aspect général, la nécessité plane sur l’humanité aussi bien que sur la nature, elle détermine et justifie tout, jusqu’au crime. Bien des historiens se sont placés de nos jours à ce point de vue, et ils ont transformé la vie sociale en un pur mécanisme, régi par des lois internes, comme la philosophie empirique l’avait fait de l’univers : c’est quelque chose comme l’éternel processus auquel l’hégélianisme a assujetti le monde moral non moins que le monde physique. Et, encore une fois, la science peut se tenir à cette conception, et la déclarer la plus rationnelle et la plus haute, par cela même qu’elle est la plus intelligible.

Mais l’histoire a une autre face qu’on ne saurait méconnaître sans erreur et sans péril. A voir les choses humaines, non plus du dehors au moment où elles s’accomplissent, mais du dedans au moment où elles se préparent, on y constate partout la présence et l’action d’une volonté qui ne relève au fond que d’elle-même ; la spontanéité et la responsabilité morales conservent leur place, maintiennent leur rôle sous l’empire de cette nécessité apparente à laquelle s’arrêtent tant de systèmes ; la vie publique et la vie privée ont leur raison première, leur véritable racine, dans les libres décisions de l’intelligence. Sans doute, le présent naît du passé et l’avenir du présent ; sans doute, les individus et les peuples subissent à un haut degré l’influence des circonstances et des causes extérieures, ou du milieu dans lequel ils vivent ; mais leur volonté a sa part et une large part à leurs déterminations, et c’est de leurs déterminations que dépendent essentiellement leurs actes et finalement leur destinée. Si la nécessité est là, la liberté y est aussi, elle y est jusqu’à la fantaisie et au caprice, elle y est, sous cette forme, dans les conseils des souverains comme dans les résolutions les plus obscures de la vie privée. Et si la libre causalité humaine agit ainsi dans la nature et dans l’histoire, sous ces lois générales qui se montrent seules au premier abord, qui semblent rendre raison de tout le mouvement social, quand on l’envisage de dehors et de loin, se figurant le voir par là de plus haut, pourquoi n’en serait-il pas de même de la Causalité divine, qui a la toute science et la toute puissance à sa disposition pour se déployer et se voiler tout ensemble ? Ne faut-il pas l’admettre pour expliquer le progrès, à travers les désordres de l’erreur et de la passion qui auraient dû, ce semble, anéantir mille fois la société, si une force régulatrice n’eut contenu les forces désorganisatrices et destructives ? La libre activité de l’homme reconnue dans l’histoire, — et elle y est certes bien constatée, — il faut y reconnaître aussi, d’après la marche des choses, la libre activité divine, dominant et contrôlant tout, prévenant ou corrigeant les écarts, semant la lumière au sein des ténèbres, la sainteté au sein de la corruption, et tirant sans cesse le bien du mal pour la réalisation de ses éternels desseins : à vrai dire, l’une de ces causalités atteste l’autre ; elle la rend certaine en la rendant nécessaire ; la liberté humaine implique la liberté divine comme sa source et sa règle. Et cette dernière, invisible en elle-même, se manifeste à la longue dans le mouvement ascensionnel de l’humanité. L’intervention providentielle est donc là. Il y a donc par conséquent la place de la prière, et des sentiments dont la prière émane, et des espérances qu’elle nourrit. Quelles que soient les ombres qui recouvrent à nos yeux le rapport de notre monde avec le monde supérieur d’où descendent la grâce et le secours, ce rapport est positif, la réflexion, l’histoire et la conscience l’annoncent et le démontrent sans le dévoiler.

Il est donc des occasions où la science doit aussi marcher par la foi. Il importe surtout qu’elle apprenne, dans des questions aussi hautes et aussi mystérieuses que celle à laquelle nous touchons ici, à unir les faits de tous les ordres, sans rejeter ceux qu’elle conçoit peu, ou qui heurtent ses classifications et ses systématisations, derrière ceux dont elle croit avoir l’intelligence. Il faut qu’elle maintienne intégralement toutes les données métaphysiques, psychologiques, historiques, au lieu de les sacrifier les unes aux autres par ses interprétations arbitraires. Alors la science deviendra de plus en plus l’auxiliaire de la religion. Ainsi que l’expérience l’a si souvent prouvé, ce n’est pas la science complète et circonspecte, c’est-à-dire la science véritable que la religion a à craindre, c’est cette science partielle et présomptueuse qui s’arrête à une face des choses et s’efforce d’y tout ramener, se figurant tout expliquer par là.

Veut-on voir comme à l’œil la nécessité d’une religieuse retenue dans ces questions d’ordinaire si légèrement abordées et si résolument décidées, que l’on considère les résultats inverses où arrive la pensée inquisitive, selon le point de vue où elle se place et la marche qu’elle suit, en conséquence du principe devenu pour elle le vrai moyen de la connaissance et de la certitude. Nous avons devant nous deux directions patronnées, l’une par les sciences physiques, l’autre par les sciences métaphysiques, qui se disputent l’empire, et qui se qualifient réciproquement d’empirisme et d’idéalisme. Partez avec celle-ci de l’être en soi, de l’infini, de l’absolu, vous aboutissez à un panergisme sans bornes ; tout est de Dieu, si même tout n’est pas Dieu. Partez avec le positivisme de l’homme et du monde, regardez uniquement à l’universelle et constante action des lois qui régissent la nature et l’histoire, tout vous semble aller sans Dieu et, suivant un mot célèbre, vous croyez pouvoir vous passer de lui. D’un côté il est tout en tout ; de l’autre il n’est plus en rien. Extrêmes logiques, où la pensée, dans ses incessantes alternances, arrive presque à tour de rôle, et où elle se surprend en flagrant délit d’erreur. Ne recevra-t-elle pas enfin la leçon qu’elle se donne à elle-même ?

Nous remarquerons, en terminant, que si des considérations plus ou moins hypothétiques, comme plusieurs de celles que nous avons invoquées dans cet article, peuvent en certains cas être essentielles à la défense de la foi, la foi elle-même n’a nul besoin d’y recourir. Des difficultés, qui ne sont en définitive que des incompréhensibilités, ne sauraient ni l’ébranler ni la troubler, quand elle a, relativement à la Providence et à la prière, les déclarations si nombreuses et si expresses de la Parole de Dieu. Pour le disciple de la Bible, la Providence ne saurait être un problème, non plus que Dieu ; elle est un fait que la foi lui rend sensible. Mais ce n’est pas seulement dans la religion révélée que la foi doit dominer les difficultés de la raison, c’est encore dans la religion naturelle. Là, les attestations de la conscience priment et contrôlent les raisonnements de la science, car elles sont aussi des révélations, fondements assurés, éternels régulateurs de la croyance et de la vie. Or, la prière, comme le sentiment religieux dont elle est l’effet et l’expression, comme la Providence où elle a sa raison et sa fin, la prière est certainement une des données immédiates de la conscience humaine. Pour croire à son efficacité ou, en d’autres termes, à sa légitimité, — car elle n’est obligatoire qu’autant qu’elle est effective, — nous n’avons pas besoin de résoudre toutes les questions que la philosophie spéculative ou expérimentale élève à son sujet ; nous n’avons pas besoin de concevoir comment elle opère, de déterminer ses rapports avec l’ensemble des choses, d’y préciser sa part d’action. Le fait reste au sein du mystère. La prière s’échappe d’elle-même de ces profondeurs où sont les sources premières de la vérité comme celles de la vie ; et à ce titre elle s’impose au cœur alors même que l’esprit doute ou conteste. Ce cri spontané de l’âme humaine, cette invocation suprême que répètent toutes les langues et tous les âges, que vous surprenez jusque sur les lèvres de l’athéisme, quand la puissance de l’émotion fait taire les sophismes de la raison ou de la passion, correspond nécessairement à quelque prédisposition providentielle, comme font tous les instincts. Ce sentiment, qui est de tous les temps et de tous les lieux, qui éclate dans toutes les conditions et à tous les degrés de culture, qui persiste au milieu des erreurs et des négations, se légitime de lui-même comme un de ces principes immédiats, lumière et règle de l’humanité, auxquels s’applique le vieil adage que la voix de la nature est la voix de Dieu.

Rappelons d’ailleurs que l’intervention supérieure dont la prière est le pressentiment et l’attestation, doit d’une ou d’autre manière être reconnue par la philosophie de l’histoire. Ainsi que nous l’avons remarqué, le progrès social, à travers tant de causes de perturbation, tant d’obstacles et d’écarts, ne s’explique que par une interposition régulatrice, s’exerçant sur des forces libres et, par conséquent, libre elle-même autant que souveraine. Cette action d’En haut se dérobe, il est vrai, à nos regards, et nous avons entrevu les raisons pour lesquelles elle doit rester cachée, quelque large et profonde qu’elle puisse être. Cependant il est des cas où elle devient sensible. N’en citons qu’un, l’apparition du christianisme. Le christianisme opère, de siècle en siècle et de peuple à peuple, comme une création nouvelle, selon l’expression de l’un de ses apôtres ; il a produit un monde nouveau. Toutes les opinions, même les plus indifférentes et les plus hostiles, en conviennent aujourd’hui, tant c’est évident : les deux épithètes de « monde moderne » et de « monde chrétien » s’échangent dans le langage usuel. Or, le christianisme n’est pas la synthèse du passé. C’est encore évident pour qui le compare sans prévention avec les philosophies et les religions antérieures. Loin d’avoir été le développement intellectuel ou moral de ce qui était ; loin d’en être sorti par le travail interne des idées et des choses, il y a pénétré du dehors et de vive force. Il eut d’abord tout contre lui : rois, peuples, prêtres, philosophes. Avènement d’un nouveau principe, d’un nouvel esprit, d’une nouvelle vie, il fut, non une évolution, ainsi que des préoccupations systématiques continuent à le soutenir, mais une révolution au sens le plus élevé et le plus profond du mot. Il peut dire avec son Fondateur : Je ne suis pas de ce monde.

Quiconque admet une Providence, doit certes la reconnaître dans ce qu’on nomme d’un terme fort indéfini le fait chrétien, ce fait qui atteint tout de ses influences comme il dépasse tout par ses grandeurs. Et si on le sonde tant soit peu, il se place par bien des côtés en dehors des lois communes, il s’y découvre une de ces invasions d’En haut dans les choses d’ici-bas, qu’on croit mille fois sentir ailleurs, sans pouvoir les y discerner aussi formellement.

Je ne parle pas du miraculeux de l’Evangile qui, une fois admis, rend toute argumentation superflue, puisqu’il atteste et manifeste l’action supérieure qu’il s’agit de constater ; je me tiens au côté purement historique du christianisme, ce grand fait qui, dominant dix-huit siècles et exposé à tous les regards, ne peut pas n’être pas reconnu (caractère de Jésus-Christ ; — fond vital et moral de l’Evangile ; son œuvre de rénovation, etc.) ; et je dis que même à ce point de vue si restreint et par là si superficiel, le christianisme, auquel se lient visiblement les destinées de l’humanité et l’avenir de cet état social qu’il enfante à travers de si nombreuses et si vives résistances, apparaît encore comme une de ces libres interpositions providentielles qu’annonce la conscience religieuse, que suppose la prière de la foi. Le christianisme ne vient pas de la terre ; la nature des choses l’atteste aussi bien que la parole de son Fondateur ; il est donc descendu du Ciel. Dans tous les cas, et pour dire le moins, le Ciel lui a prêté son concours et l’a marqué de son sceau. Non, elle n’est pas sortie du monde cette doctrine ou cette vie religieuse qui change le monde malgré lui ; la logique des choses comme les témoignages de l’Ecriture et de l’histoire, y révèle le doigt de Dieu. Or, si la libre causalité divine se montre là, elle doit être ailleurs ; elle peut être partout ; et les aspirations du cœur, ses intuitions, ses pressentiments, ses espérances sont justifiés, malgré les ombres qui recouvrent à notre œil le point de jonction du monde matériel et du monde spirituel. La vraie notion de la Providence se dégagera toujours davantage de l’ensemble des faits mieux observés, mieux scrutés, mieux compris. Et cela importe souverainement. Des trois grands termes sur lesquels porte la théologie : Dieu, l’homme et les rapports de Dieu avec l’homme ou de l’homme avec Dieu, c’est surtout le dernier d’où naît la religion, et c’est celui qui constitue la Providence particulière, — en opposition avec la Providence générale, soit panthéiste, soit déistique, — cette Providence dispensatrice des justices et des miséricordes célestes, refuge et force de la piété, que la conscience annonce et que l’Ecriture révèle.

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