La personne de Jésus-Christ, miracle de l’histoire

A. Hypothèse mythique de Strauss

Le docteur Strauss a écrit deux ouvrages sur la vie de Jésus. Le premier et le plus long, composé de deux forts volumes à l’adresse des savants, parut en 1835 ; et le second, beaucoup moins étendu et destiné au peuple, a été publié en 186424. Dans l’un comme dan.s l’autre il soutient les mêmes théories, avec des modifications peu importantes. Le premier est sans contredit l’ouvrage le plus habile et le plus fort qui ait jamais été écrit contre le christianisme. C’est un répertoire bien ordonné de tous les vieux arguments des incrédules contre la vérité et la crédibilité de l’histoire évangélique. Aussi mérite-t-il plus qu’aucun autre un examen sérieux et une réfutation solide. Strauss a trouvé un éloquent défenseur dans la personne de Théodore Parker, ce génie voyageur et ce philanthrope égaré qui a traversé, comme un brillant météore, le ciel américain, pour aller s’éteindre, sans laisser de traces, en pays étranger25.

24David-Frédéric Strauss, docteur en philosophie, est né à Ludwigsbourg, près de Stuttgard, dans le petit royaume de Wurtemberg, qui a produit un nombre si considérable d’hommes éminents, des poètes comme Schiller et Uhland, des philosophes comme Schelling et Hegel, des astronomes comme Kepler, et toute une série de théologiens très orthodoxes et très pieux, depuis Brenz et Bengel jusqu’à Schmidt et Beck ; mais aussi les guides et les chefs du rationalisme vulgaire et du rationalisme transcendental, je veux dire Paulus, Baur et Strauss.

Le DrBaur, professeur d’histoire ecclésiastique à Tubingue, Mort en 1860, est le fondateur de l’école historique, critique et négative de Tubingue, dont le but est de reconstruire de fond en comble l’histoire du christianisme primitif sur la base d’un gnosticisme panthéistique ou de l’intellectualisme hégélien. A tout prendre, de tous les adversaires du christianisme il est le plus capable et le plus estimable. C’est sous lui surtout que Strauss s’est formé, et qu’il est aussi devenu impropre à la charge ecclésiastique. Ce fut son meilleur élève, celui qui développa un talent inaccoutumé et une rare application à l’étude. Après un voyage scientifique à travers l’Allemagne septentrionale, il devint répétiteur au séminaire de Tubingue ; mais il perdit cette position en 1836, et fut écarté en général de toute fonction ecclésiastique, après la publication de sa fameuse Vie de Jésus, qui excita une attention extraordinaire dans le monde théologique et littéraire, et qui lui a valu une réputation si peu digne d’envie. Depuis lors il a mené une vie errante en des lieux divers, à Ludwigsbourg, à Stuttgard, à Heilbronn, à Weimar, à Cologne, à Munich, et puis encore à Heilbronn, et maintenant à Berlin. Il épousa une célèbre comédienne, Agnès Schebest, ce qui fit dire à l’humoriste Justinus Kerner, en son temps, que c’était sans doute un mythe ; mais bientôt il s’en, sépara, non pour cause d’immoralité, mais, comme on dit, d’incompatibilité d’humeur. Il fut appelé, en 1839, à la chaire de professeur de dogmatique à l’Université de Zurich ; mais il fut empêché de l’occuper par une révolution des paysans du canton, qui assaillirent la ville et chassèrent le gouvernement radical qui ne lui avait adressé vocation que pour renverser les fondements de la foi chrétienne dans la conscience des futurs ecclésiastiques.

Strauss est un savant d’une fine culture classique et générale, et un maître dans l’art d’exposer. Il est doué d’un esprit très clair, méthodique ; logique et pénétrant ; il possède un don rare d’analyse critique ; mais il est destitué de toute force créatrice. C’est un talent d’un degré élevé ; mais il est à mille lieues du génie ; il sait détruire, mais non édifier ; il voit les difficultés et les différences, mais il n’aperçoit ni unité ni harmonie. C’est un avocat impitoyable, qui détruit sans ménagement les dires, les déclaration des témoins, mais qui est incapable d’arriver à un solide résultat. Bref, il s’entend en maître à faire des ruines. Quant à son caractère moral, on s’accorde à le trouver correct, modéré, mais très ambitieux et cupide, égoïste et sans cœur. Etudiant, il était affectueux et même superstitieux, s’adonnant aux révélations de la visionnaire de Prévorst, et aux histoires d’esprits démoniaques, lesquelles agitaient alors le Wurtemberg et se groupaient autour de son ami, l’aimable médecin et poète Justinus Kerner à Weinsberg. Nous avons ici une preuve frappante de l’étroite parenté qui existe entre la superstition et l’incrédulité, et de la facilité avec laquelle on passe de l’une à l’autre. Nous retrouvons la même loi, mais en plus grande proportion, dans cette alliance quo nous voyons de nos jours entre l’incrédulité et le spiritisme, suivi de ses évocations de morts et de ses esprits frappeurs. Il n’y a pas de milieu : il faut que l’homme croie ou bien au vrai Dieu, ou bien à des idoles muettes ; ou bien au Saint-Esprit, ou bien à des spectres.

La première et la plus volumineuse Vie de Jésus, de Strauss, parut à Tubingue en 1835 et 1836 ; et la quatrième édition, vraisemblablement la dernière, en 1840. M. Littré, membre de l’Institut, la traduisit en français, et miss Marian Evans en anglais. La seconde, plus petite, avec le même titre : Vie de Jésus, en vue du peuple allemand, a paru à Leipzig, en 1884, et a eu déjà plusieurs éditions. Si la première était exclusivement destinée à des lecteurs savants, la seconde est surtout à l’adresse du peuple, et aspire à être pour les Allemands ce que celle de M. Renan a été pour les Français ; mais elle lui est aussi inférieure, en fait d’élégance et de popularité, qu’elle la surpasse en érudition et en exactitude. Malgré toute son habileté dans l’art d’exposer, Strauss, comparé à M. Renan, sera toujours un lourd savant de cabinet, et, de fait, sa nouvelle Vie de Jésus est d’une lecture fatigante. Il l’a dédiée à son frère défunt, comme M. Renan a dédié la sienne au souvenir de sa sœur, morte à Byblos. A peu d’exceptions près, il maintient son ancienne position ; son amertume seule contre le clergé et contre l’Eglise s’est accrue ; il abandonne l’un et l’autre sans espoir, et se tourne vers le peuple, jouant ainsi le rôle d’un déserteur théologique et d’un démagogue. Dans sa préface il a l’impudeur d’en appeler, pour se justifier, à l’exemple de saint Paul qui offrait l’Evangile aux païens, quand les Juifs l’eurent rejeté. Il espère que la destruction de la foi aux miracles, dans le sein du peuple, mettra fin au ministère ecclésiastique, comme à un fardeau inutile, nuisible même à la société, dans l’état présent de la civilisation. « Celui qui veut chasser les prêtres hors de l’Eglise, dit-il dans sa préface, doit d’abord purger la religion des miracles. » Veut-on savoir quel genre de religion ou de philosophie il voudrait mettre à la place du christianisme ? qu’on le demande à sa négation publique de l’immortalité de l’âme. Dans la dédicace de son livre à son frère, il le loue de n’avoir jamais succombé, pas même sur le lit de mort, à la trompeuse tentation de se consoler avec le rêve creux d’un autre monde. « Tu n’as jamais cédé, dit-il, même à ces moments suprêmes où tout espoir de vivre est éteint, à la tentation de te tromper toi-même en t’appuyant sur l’au delà. Déjà à la fin de sa Dogmatique, en 1840, il avait déclaré que l’au delà de la tombe était le dernier ennemi que la philosophie spéculative avait à vaincre ; et le noble poète Schwab composa alors, sur cette désolante philosophie, les vers suivants :

        Je suis la vérité, le chemin et la vie,
        Nous a dit notre guide, envoyé du Dieu fort.
        Que proclame le Christ de la philosophie ?
        Je suis la vérité, le chemin et la mort !

La première Vie de Jésus provoqua toute une bibliothèque d’apologies savantes de l’histoire évangélique ; si bien qu’on put la croire scientifiquement réfutée et enterrée. Au nombre de ses adversaires les plus considérables il faut nommer Néander, Ullmann, Tholuck, Lange, Ebrard, Müller, Hoffmann, Hug. Il faut citer aussi une série de savants articles de G.-B. Fisher, professeur au Yale College, sur The conflict with Skepticism and Unbelief, dans le New-Englænder, avril 1864, dont le second étudie et réfute le système mythique de Strauss. Ce dernier a trouvé bon d’ignorer tout à fait, dans son nouveau livre, la plupart des meilleurs écrits qui ont été dirigés contre lui, tels que : la crédibilité de l’histoire évangélique, par Tholuck ; la Vie de Jésus, par Lance, et les travaux exégétiques et critiques de maîtres tels que Meyer, Bleek, etc.

Depuis sa Vie populaire de Jésus, Strauss a publié, coup sur coup, deux écrits polémiques qui la complètent ; l’un, intitulé le Christ de la foi et le Jésus de l’histoire (Berlin, 1865), est dirigé contre les Leçons sur la vie de Jésus, par Schleiermacher, qui ont été tout récemment publiées, et l’autre, plus petit, ayant pour titre : les Demis et les Entiers (Berlin, 1868), l’est contre Schenkel et Hengstenberg. Ils ne contiennent rien de nouveau sur la question capitale, mais ils mettent à nu, avec un regard étonnamment pénétrant, et que l’on pourrait presque appeler diabolique, les illusions d’une alliance entre la vérité et l’erreur, et servent ainsi, contre son gré, la cause de la foi décidée, résolue. Strauss, comme il l’indique lui-même, est le chat méphistophélique qui mange le rôti de l’orthodoxie, mais en même temps les souris et les rats de tous les faux essais de médiation entre Christ et Bélial. Par sa déplorable désertion dans le camp des ennemis, Schenkel a mérité ce châtiment que lui inflige le maître de la critique négative. Puisse-t-il en ouvrir les yeux et revenir en arrière ! Mais Schleiermacher, quoiqu’il soit évidemment démontré que sa conciliation d’une christologie supranaturaliste avec l’exégèse rationaliste est aussi insoutenable que l’est celle de la foi personnelle en Christ avec la critique la plus arbitraire de l’histoire évangélique, n’en reste pas moins l’honorable initiateur de la nouvelle théologie évangélique de l’Allemagne. Il fut un pontife de la religion du cœur ; il introduisit du moins ses disciples dans le vestibule du temple de la Révélation, et il partit de ce monde avec la foi candide de ses jeunes années en la mort réconciliatrice du Sauveur. Strauss s’imagine que l’insuccès de la tentative de Schleiermacher prouve en général que le christianisme et la science sont inconciliables, comme si le christianisme dépendait de Schleiermacher ou d’un homme quelconque, et comme s’il était lui-même la science en personne ! Le Christ de la foi est aussi le Jésus de l’histoire, qui soutient l’épreuve du feu des siècles, et qui dirige encore et toujours la roue de l’histoire du monde. Le Jésus du rationalisme et du panthéisme est une fiction moderne qui n’a fait que des ruines, et qui bientôt prendra place dans le musée des égarements de l’esprit humain.

25 – Théodore Parker, né en 1860, dans le Massachusetts, et mort en 1810 à Florence. Discours sur des matières relatives à la religion, 1849. Comparez son compte rendu du livre de Strauss dans le Christian Examiner (avril 1840). Son biographe, Weiss, trouve une différence entre la théorie de Strauss et celle de Parker ; mais son appréciation provient de ce qu’il n’a compris le premier qu’en partie. La différence gît bien plutôt entre la tendance pratique de l’agitateur américain et la tendance spéculative du savant allemand. Voyez John Weiss, Vie et correspondance de Théodore Parker, New-York, 1864, 2 vol., et un habile compte rendu de cet ouvrage, par le professeur Noah Porter, dans le New-Englænder, New-Haven, 1864, p. 359.

Ce que Gabier, Vater, de Wette et d’autres critiques avaient fait à l’égard des miracles de l’Ancien Testament et de quelques parties du Nouveau, Strauss l’a magistralement appliqué à toute la vie de Jésus. Pour lui, l’histoire évangélique, soit que vous regardiez au mode de son origine ou à sa certitude et à sa réalité positive, appartient essentiellement au même domaine que les anciennes mythologies de la Grèce et de Rome : au domaine mythique.

On entend par mythe l’exposition d’une idée religieuse ou d’une vérité sous la forme d’un récit fictif, ce qui le fait ressembler à la fable et à la parabole ; mais il s’en distingue par le mélange inconscient de l’idée et du fait. La fable est une histoire inventée à plaisir, qui s’appuie sur des impossibilités palpables, comme lorsqu’elle fait penser et parler les animaux, et qui propose d’enseigner au lecteur une doctrine morale ou une règle quelconque de prudence. La parabole est une histoire du même genre, mais basée sur des choses possibles, et par là une histoire vraie en elle-même, qui se propose d’illustrer une vérité de l’ordre spirituel. Un mythe est aussi une histoire, mais qui a pris naissance instinctivement, sans préméditation, sans parti-pris d’avance, et dont la foi naïve et candide des peuples enfants admet et accepte la parfaite vérité, persuadés qu’ils sont que tout s’est effectivement passé comme le récit le rapporte.

La naissance et la formation d’un cycle de mythes, — et c’est ici, remarquons-le en passant, un argument péremptoire contre la théorie de Strauss, supposent une période enfantine de l’espèce humaine et une complète absence de réflexion et de critique » A cet âge, l’imagination populaire travaille et invente, comme celle des enfants qui se délectent à entendre des histoires, qui en inventent, et qui y ajoutent foi sans le plus léger doute et sans se demander si elles sont vraies ou fausses. A en croire quelques savants allemands, tels que Ottfried Müller, ou bien tel historien anglais, M. Grote, c’est ainsi qu’est née la mythologie grecque, produit spontané, création inconsciente d’une fantaisie enfantine qui a peuplé de divinités l’air et la mer, les montagnes et les vallées, les arbres et les buissons, avec la foi la plus entière à la réalité de leur existence. C’est aussi à ce point de vue qu’il faut se placer pour étudier la plupart des légendes chrétiennes du moyen âge, sans recourir à la fraude ou à l’illusion intentionnelle ; avec cette différence, cependant, que le plus grand nombre des légendes des martyrs et des saints s’appuient sur un fait historique aussi bien que sur un état d’âme particulier. Les enjolivements, les illustrations du fait proviennent ou bien des âmes simples qui les ont imaginés, ou bien des moines et des prêtres qui les ont inventés dans un esprit de fraude pieuse.

Strauss ne nie absolument pas l’existence historique de Jésus, comme on le soutient quelquefois avec ignorance ou avec malice ; il accorde même que ce fut un génie religieux de première grandeur. Mais à l’aide de ses présuppositions panthéistiques et naturalistes, et des froides opérations de son analyse ultra-critique des passages en apparence contradictoires, il dissout tous les éléments surnaturels et miraculeux de la personne et de l’histoire du Christ, depuis sa naissance jusqu’à sa résurrection et à son ascension, et les transforme en des mythes, c’est-à-dire en des tableaux imaginaires d’idées religieuses, revêtues d’une forme concrète, historique, à la réalité de laquelle leurs auteurs crurent loyalement. Les idées que ces faits symbolisent, particulièrement celle de l’unité essentielle de la divinité et de l’humanité, Strauss les estime vraies, soit que vous les considériez abstraitement en elles-mêmes, ou dans leur application à notre espèce ; mais il leur refuse une existence concrète, c’est-à-dire qu’il les nie si l’on veut les appliquer à l’homme individuel. Il attribue l’origine de ces mythes évangéliques à la primitive Eglise chrétienne qui, exaltée par ses espérances messianiques, et entraînée par l’apparition extraordinaire de Jésus de Nazareth jusqu’au culte enthousiaste des héros, le prit pour le Messie promis, et embellit innocemment sa personne et sa vie d’inventions merveilleuses, pendant les trente ou les quarante années qui suivirent sa mort. Toute cette théorie se réduit au syllogisme suivant : Il existait, dans l’esprit des Juifs, une idée fixe qu’entretenaient les écrits de l’Ancien Testament, à savoir : que le Messie accomplirait certains miracles, guérirait des malades, ressusciterait des morts, etc. ; la ferme conviction des disciples de Jésus fut qu’il était réellement ce Messie promis et attendu ; d’où l’on concluait qu’il devait, avoir fait ces miracles. Dès lors l’imagination, cette fée créatrice du peuple, se mit à inventer naïvement ces récits mythiques.

Pour appuyer cette hypothèse, Strauss a recours à toutes les difficultés et à toutes les objections que la sagacité des incrédules, depuis Celse et Porphyre jusqu’à Reimarus et Paulus, a élevées contre la crédibilité de l’histoire évangélique. Il les groupe avec habileté pour produire un effet entraînant ; il expose les détails les plus compliqués avec une rare clarté ; il varie ses attaques en passant d’une assertion intrépidement lancée à une insinuation prudente ou à une grave question ; et soudain, ramassant toutes ses forces, il fond sur le point central et livre un combat suprême contre cette haute citadelle dont les portes de l’enfer ne triompheront jamais.

Examinons donc les grands traits qui font la force ou plutôt la faiblesse de ce système.

En premier lieu, nous ferons remarquer que le fondement philosophique sur lequel, comme on en convient, l’hypothèse tout entière repose, ; est la prétendue impossibilité du miracle, impossibilité qui, à son tour, a sa raison d’être dans la négation panthéistique d’un Dieu personnel et d’un Créateur tout-puissant. Mais ce principe fondamental n’exprime qu’une simple assertion que son auteur n’a jamais essayé de prouver. Tout son ouvrage porte donc sur une pétition de principe, et suppose résolue la question qu’il aurait dû préalablement discuter. Quoiqu’il se glorifie beaucoup d’avoir l’esprit affranchi de toute présupposition dogmatique, condition première d’une biographie savante, il ne débute pas moins par un opiniâtre préjugé. Aussi bien que M. Renan, il admet à tort qu’un miracle est nécessairement une violation et une abrogation des lois immuables de la nature, qui introduit le désordre dans le cours divinement ordonné des choses. Mais le miracle n’est rien de cela. — Un miracle est tout simplement la révélation d’une loi supérieure ; il est surnaturel, mais il n’est pas contre nature. Dans son beau livre sur la Nature et le surnaturel, qui mériterait d’être traduit en allemand et en français, Bushnell a démontré, d’une manière convaincante à mon avis, que, quand Dieu opère, il ne peut pas plus être question d’une suspension des lois de la nature que lorsque les hommes agissent, puisque la nature est, par ses lois, soumise à l’usage de Dieu et de l’homme, et destinée à être gouvernée, modifiée, et mise au service du monde supérieur de l’esprit. Les lois de la nature ne sont point des chaînes de fer dont le Dieu vivant aurait chargé ses pieds et ses mains, ainsi que paraissent se l’imaginer les naturalistes et les matérialistes modernes : ce sont des liens élastiques qu’il peut étendre ou raccourcir selon sa souveraine volonté.

La création est le premier miracle ; et la volonté toute-puissante qui l’a appelée à l’existence est là, toute pleine de vie, sans avoir subi la moindre diminution, le moindre épuisement. Cette volonté règne en maître sur la nature, et rien ne l’empêche de se révéler dans son empire. Les découvertes géologiques nous parlent de nouvelles espèces d’animaux et de plantes, créées en des périodes successives, antérieurement à l’homme. Les roches sont remplies de ces miracles qu’elles attestent. L’homme doit avoir eu un commencement, même d’après la théorie panthéistique du progrès selon l’école de Hegel et de Strauss ; on ne saurait expliquer son origine à l’aide d’un règne inférieur ; il y faut un acte créateur. Comme la plante, comparée à la pierre, est un miracle, et l’animal, comparé à la plante, un plus grand miracle, ainsi l’homme en est un plus grand que l’animal irraisonnable ; et dans l’homme lui-même l’esprit, comparé au corps, est surnaturel, et ne cesse point de maintenir sa puissance et sa prééminence sur la nature. Que faisons-nous, quand, au premier ordre de notre volonté, nous soulevons notre bras ? Nous tenons temporairement en échec la loi de la pesanteur, ou, si vous voulez, nous la soumettons à la loi supérieure de notre libre volonté ; mais nous ne l’annulons pas, nous ne la brisons pas. Ainsi chaque vertu est une victoire sur la nature ; et cependant cette victoire ne l’anéantit point. Tout cela, sans doute, n’est pas un miracle au sens propre, mais tout cela renferme toutes les difficultés spéculatives du miracle. Si l’homme peut agir du dehors sur la nature et la dominer, pourquoi Dieu ne le pourrait-il pas à plus forte raison : Dieu, l’auteur indépendant des lois de la nature, et Celui aussi qui seul leur a donné le pouvoir d’agir ? Ces analogies ne nous donnent-elles pas le droit de nous élever à un point de vue supérieur ?

Le foi au surnaturel, loin d’être le signe d’un esprit faible, a été professée et défendue en tout temps et parmi toutes les nations, par les héros de l’esprit. Saint Paul, saint Jean, Augustin, Chrysostôme, Anselme, Thomas d’Aquin, Luther, Calvin, Bacon, Newton, Kepler, Leibnitz, Pascal, et, de nos jours, MM. Guizot, Rothe, Lange, Edwards, Bushnell se pressent en une glorieuse phalange contre Hume, Strauss et Renan ; et leurs arguments en faveur du surnaturel sont bien supérieurs aux objections de ces chevaliers du naturalisme moderne ; car tout ce que ceux-ci opposent à une loi aussi vieille et aussi universelle que le genre humain se résume, à part l’argument bien connu et depuis longtemps réfuté de Hume, dans une hypothèse a priori qui jouit en ce moment des faveurs capricieuses de la mode.

Dans le cas en question, celui du Christ, la présomption est tout à fait en faveur de sa puissance miraculeuse, et le soin comme l’obligation de prouver incombent à ceux qui prennent la position agressive. Nous avons vu que, comparé à tous les hommes qui l’ont précédé ou qui l’ont suivi, le Christ lui-même est un miracle. Sa doctrine et sa vie ne s’élèvent pas seulement bien haut par-dessus son temps et sa nation ; elles n’ont jamais été dépassées et surpassées depuis ; que dis-je ? elles n’ont pas même été atteintes !

Strauss, Renan et Parker eux-mêmes, ne peuvent pas mettre en doute ce fait, qui est un miracle, même d’après cette célèbre théorie panthéistique du progrès qui réclame un perfectionnement constant de l’espèce humaine. Et, en vérité, qu’attendre d’autre que des miracles, tels que les constatent son propre témoignage et celui de ses disciples, de la part d’une personne à ce point miraculeuse, de la part du restaurateur de la vie, de l’auteur d’une nouvelle création morale, du fondateur d’un royaume universel, le royaume de la vérité et de la justice ? Croire à la personne du Christ, c’est croire aussi à ses œuvres, de même que la foi au Dieu tout-puissant implique celle en la création, qui est et qui reste le premier, le plus grand miracle, et la pierre d’achoppement du naturalisme. Celui qui nie la possibilité des miracles nie l’existence d’un Dieu vivant et d’un Créateur tout-puissant.

En second lieu, le fondement critique de la théorie de Strauss n’est pas moins incertain que son principe philosophique, et constitue l’un des côtés les plus faibles du livre de ce théologien, tellement que Baur, son maître, le blâma à bon droit d’avoir osé écrire une critique de l’histoire évangélique sans avoir fait au préalable celle des Evangiles. Pour échapper à la nécessité d’admettre que le Christ et les apôtres furent des trompeurs ou des dupes, et pour se réserver le temps moral nécessaire à la formation du cycle mythique, Strauss est obligé de placer la composition des Evangiles canoniques presque un siècle après le Christ. Mais, à cette époque, ces écrits, employés et lus dans toutes les Eglises, étaient universellement reconnus comme canoniques. Strauss se voit ici contraint de résister à la foule innombrable des témoignages des Pères en faveur de l’origine apostolique de ces documents sacrés, témoignages dont le nombre et la valeur dépassent de beaucoup tous ceux que l’on peut citer pour n’importe quel écrit classique, romain ou grec. Subjugué par la force de cette voix unanime de l’antiquité chrétienne et par l’autorité des recherches de la critique moderne, notre auteur inclinait, à une époque à reconnaître l’authenticité de l’évangile de Jean ; mais quand il vit l’effet désastreux que cet aveu infligeait à ses conclusions, il se rétracta dans la quatrième édition de son ouvrage. Depuis lors les preuves acquises à l’origine apostolique et johannique de cet évangile ont été corroborées par la découverte des Philosophoumena d’Hippolyte, qui constatent que cette relation évangélique était employée déjà dans les vingt-cinq premières années du second siècle, même par les gnostiques. Depuis l’apparition du livre de Strauss, en 1835, la controverse relative à l’origine et au caractère des Evangiles canoniques a parcouru une demi-douzaine de phases ; si bien que les assertions de notre auteur, touchant les recherches indispensables à une vie scientifique de Jésus, ont complètement vieilli. En ce qui touche spécialement le quatrième, nous pouvons affirmer qu’en l’état actuel de la controverse, il n’y a pas d’autre alternative que celle-ci : Vérité ou imposture. Les derniers développements de la critique de Tubingue ont ruiné et enterré l’hypothèse d’une origine inconsciente et poétique des mythes, à tel point que Strauss lui-même accorde aujourd’hui qu’il y eut poésie consciente et réflexion philosophique ; par où il donne la main à l’infâme théorie du mensonge1.

1 – Dans sa nouvelle Vie de Jésus, p. 98, Strauss, se résumant sur l’évangile de Jean, dit : « L’alliage de spéculation philosophique et de fiction réfléchie est plus que possible : il est vraisemblable. »

Mais admettons un instant que le quatrième évangile soit inauthentique : il nous reste toujours les Actes des Apôtres et les Epîtres du Nouveau Testament, pour attester les faits fondamentaux de la vie du Christ, et particulièrement la résurrection, ce grand miracle qui couronne et qui scelle son œuvre, et sans lequel l’Eglise apostolique n’aurait absolument pas pu prendre naissance. Le Dr Baur lui-même, qui est allé plus loin qu’aucun sceptique dans les voies de la critique négative et reconstructive ; et qui soutenait que la plupart des livres du Nouveau Testament étaient des écrits de tendance, composés au point de vue des intérêts divers des sectes et des partis qui étaient en lutte à l’époque, postérieure aux apôtres, — théorie qui, pour le dire en passant, est complètement inconciliable avec l’opinion mythique, poétique et inconsciente, — Baur, dis-je, déclare que l’Apocalypse de saint Jean et les quatre épîtres de saint Paul aux Galates, aux Corinthiens et aux Romains, sont des compositions apostoliques, primitives et authentiques. Cela suffit à notre but. On pourrait à la rigueur se figurer qu’un pêcheur inculte de la Galilée eût été assez simple et candide pour inventer des histoires miraculeuses, et pour donner comme des faits réels les fruits de son imagination ; mais c’est là une pure impossibilité psychologique, quand il s’agit de ce disciple de Gamaliel, de cet élève des Ecoles, à la fois savant, sagace, subtil et dialecticien, de ce rabbin, de ce Paul enfin, ennemi longtemps persévérant et implacable du christianisme. Comment un tel homme pouvait-il soumettre son esprit aussi lucide que vigoureux, ce génie qui soutient, sans faiblir, la comparaison avec celui de n’importe quel philosophe ancien et moderne, à une poétique fiction, à un rêve creux de cette même secte qu’il persécutait à outrance jusqu’à la mort, et lui consacrer toutes les nobles puissances de cette vie incomparable qui a fait de lui l’un des plus grands bienfaiteurs de l’humanité ?

Il est tout à fait impossible aux biographes incrédules de Jésus de triompher de cette difficulté. Aussi le chapitre de la résurrection est-il le plus faible du livre de Strauss ; et c’est ici que vient se briser son hypothèse, qui change de nature, puisqu’il quitte le terrain du mythe pour entrer dans celui de la vision. Il est forcé d’avouer que tous les apôtres croyaient à la résurrection, et que cette foi seule put les relever de leur abattement après la mort de Jésus, et leur inspirer cette joie et cet enthousiasme qui leur étaient si nécessaires pour répandre l’Evangile et pour fonder les Eglises, même au péril de leur vie. Il ne peut pas expliquer cet étonnant passage de la souffrance à la triomphante allégresse qui éclate déjà le troisième jour. En rejetant le miracle, et par cela même le prétendu réveil naturel d’une mort apparente, il a recours à une résurrection purement psychologique du Christ, par la foi visionnaire de ses disciples, tant de saint Paul que des cinq cents frères auxquels il apparut en une seule fois. Mais un vain songe et une vision sans réalité auraient-ils pu subitement changer, chez tant de personnes en même temps, l’abattement le plus triste en une joie enthousiaste et en une foi conquérante, et poser ainsi la pierre fondamentale de l’édifice indestructible de l’Eglise ? Le croie qui voudra. Credat Judæus Apella. Certes, nous sommes bien obligés ici, ou nulle part, de nous incliner devant la puissance subjuguante du fait le plus glorieux. Le Dr Baur, le maître de Strauss et le chef reconnu de la nouvelle école critique, a senti, lui aussi, cette difficulté ; aussi, parvenu au terme de ses longues et sérieuses études, a-t-il fait loyalement cette remarquable concession : Le changement inouï de Paul est un mystère que le miracle de la résurrection peut seul expliquer26. Aveu précieux qui renverse tout l’édifice mythologique, car si vous accordez la résurrection du Christ, les autres miracles ne présentent plus de difficultés.

26 – Dans la seconde édition, revue et corrigée, de son dernier et important ouvrage sur le Christianisme et l’Eglise chrétienne aux trois premiers siècles, qui parut peu avant sa mort, 1860, Baur fait ce remarquable aveu, que la conversion de Paul est toujours restée pour lui une énigme qu’aucune analyse psychologique ou dialectique ne peut résoudre d’une façon satisfaisante. « Il n’est pas d’analyse, soit psychologique, soit dialectique, qui puisse sonder le mystère intérieur de l’acte dans lequel Dieu dévoila son Fils en saint Paul, p. 45. Il se permet même, dans ce fil d’idées, de parler du miracle de la résurrection, « qui seul pouvait dissiper les doutes des premiers et plus anciens apôtres, doutes qui semblaient devoir repousser la foi elle-même dans la nuit éternelle de la mort, p. 39, et du miracle aussi de la conversion de Paul, lequel lui paraît d’autant plus grand que ce zélote, en devenant soudain de l’adversaire le plus violent du christianisme son héraut le plus résolu et le plus intrépide, brisa les bornes du particularisme juif et le fondit dans l’idée universelle de l’Evangile, p. 45. Nous sommes pénétrés de respect pour la loyale honnêteté de ce plus grand des sceptiques modernes, et nous espérons qu’il a été sauvé de la nuit éternelle du désespoir, ce terme naturel du scepticisme.

En troisième lieu, une autre erreur fondamentale de l’hypothèse mythique consiste à renverser radicalement le rapport entre l’histoire et la poésie, tel qu’il existe aux époques historiques, comme l’était celle où le Christ parut. Des faits peuvent bien inspirer des hymnes, mais la réciproque n’est pas également vraie. Des prophéties et des attentes nationales peuvent fournir à l’avance une esquisse d’événements, mais elles ne les créent pas. L’objet d’un tableau préexiste au tableau lui-même, comme le héros précède le poème qui le fait revivre. Le pèlerinage de Bunyan présuppose les expériences chrétiennes dont il est une belle allégorie. Le Paradis perdu de Milton n’aurait jamais produit la foi en la chute de l’homme, mais il s’appuie sur cette foi et sur le fait qu’il décrit avec toute la magie éblouissante d’un génie sanctifié. Toutes les grandes révolutions ont eu pour auteurs non pas des êtres imaginaires, mais des personnages vivants dont l’influence correspondait à leur force effective. Telles les révolutions américaine et française au dix-huitième siècle, et celle des puritains au dix-septième ; telles, la Réformation protestante au seizième et la fondation des royaumes modernes ; telles, enfin, les inventions des arts et les découvertes de nouveaux pays. Tous ces faits immenses se rattachent à des personnes historiques qui en ont été les héros ou les conducteurs.

Et pourquoi le christianisme, qui a produit la plus considérable de toutes les révolutions morales, formerait-il une exception ? Des idées sans des hommes réels qui les représentent et qui les interprètent ne sont que des ombres et des abstractions. La philosophie panthéiste, sur laquelle la critique de Strauss et celle de M. Renan se fondent, en niant la personnalité de Dieu, détruit aussi la valeur propre de la personnalité humaine, et finit logiquement par nier l’immortalité de l’âme.

Dans le cas actuel, la difficulté se complique encore considérablement de ce fait que ce n’est pas un puissant génie, comme Homère, mais une foule inculte et relativement ignorante qui aurait inventé ces fictions évangéliques dont la pureté et la sublimité dépassent infiniment toutes les anciennes mythologies.

Strauss admet l’existence d’une Eglise messianique, qu’il place, il ne dit pas où, vraisemblablement au milieu de la Palestine, et qui, en dehors des apôtres et parfaitement indépendante d’eux, aurait imaginé l’histoire évangélique environ trente ou quarante ans après la mort du Christ. Mais ce n’est là qu’une pure fantaisie du cerveau de ce savant. A cette date, le christianisme était déjà répandu dans tout l’empire romain, comme on le voit par les épîtres de saint Paul aussi bien que par le livre des Actes, et toutes les Eglises étaient sous la conduite des apôtres et des hommes apostoliques qui avaient été témoins oculaires des faits de la vie de Jésus, et qui dominaient toute la tradition chrétienne. D’ailleurs les Evangiles, celui de Matthieu excepté, portent un caractère pagano-chrétien ; ils ont été écrits hors de la Palestine, sur le sol grec ou romain ; d’où il découle que ces traditions étaient répandues dans tout l’empire, et formaient une partie du christianisme primitif des apôtres eux-mêmes. L’hypothèse mythique se brise à mi-chemin, et se voit forcée de rendre les apôtres responsables de l’histoire, c’est-à-dire de les accuser de fraude. Si le Christ n’opère point de miracles, il faut que ces miracles aient été inventés par ses premiers disciples, soit apôtres, soit évangélistes, car ce n’est qu’ainsi qu’on peut expliquer leur prompte et générale diffusion, et la foi avec laquelle les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens les accueillirent dans tout l’empire romain.

Mais quand même nous accorderions qu’à l’époque de la seconde génération chrétienne, il existait une telle Eglise mytho-poétique bien établie, centralisée et indépendante, cette question se pose toujours : Comment cette Eglise messianique a-t-elle pu se produire elle-même de toutes pièces sans un Messie ? Comment les disciples purent-ils croire en Jésus sans voir les marques indispensables de la messianité ? Si les premiers chrétiens enfantèrent le Christ, qui donc a donné naissance à ces premiers chrétiens ? D’où leur vient leur sublime idéal spirituel ? Les attentes messianiques que nourrissaient les Juifs de ce temps n’étaient-elles pas particularistes, politiques, charnelles, c’est-à-dire juste le contraire de celles que le Christ entretenait ? Qui donc a jamais entendu parler d’un poème composé, sans s’en douter, par une foule mélangée, et que tous auraient pris pour une histoire positive ? Comment les cinq cents personnes auxquelles le Sauveur ressuscité apparut purent-elles rêver le même rêve en même temps, et puis y croire, au péril de leur vie, comme à une vérité vraie ? Comment une telle illusion put-elle se soutenir en face de l’inimitié réunie du monde juif et du monde païen, et en face aussi de la critique d’une époque non pas de simplicité candide, mais de haute civilisation et de réflexion critique, que dis-je ? d’incrédulité et de scepticisme ? Qu’il est étrange que des pêcheurs incultes et incapables, ou plutôt leurs amis et leurs disciples obscurs, aient composé ce grandiose poème, au lieu et place des philosophes et des poètes classiques de la Grèce et de Rome, et qu’ils aient tracé le tableau d’un caractère auquel Strauss lui-même est obligé d’assigner le premier rang parmi tous les génies religieux et tous les fondateurs de culte ? En faisant la plus favorable des suppositions, ne nous auraient-ils pas plutôt transmis l’image perfectionnée d’un rabbi tel que Hillel ou Gamaliel, ou d’un prophète tel qu’Elie ou Jean-Baptiste, au lieu de ce réformateur universel qui s’élève si haut par-dessus toutes les barrières nationales et sectaires ?

Dans ce cas, les inventeurs seraient plus grands que le héros. Jean aurait surpassé Jésus qu’il nous représente comme Dieu incarné. Et cependant nos sceptiques soutiennent que ce héros a été l’homme le plus pur et le plus grand qui ait jamais vécu27 !

27J.-J. Rousseau a déjà soulevé, dans son Emile, la même objection contre la théorie de l’invention : « Jamais, dit-il, des auteurs juifs n’eussent trouvé ni ce ton, ni cette morale ; et l’Evangile a des caractères de vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que l’inventeur en serait plus étonnant que le héros. » — Théodore Parker, en s’en prenant à la négation complète de l’existence de Jésus, qui lui paraît ne pouvoir venir à l’esprit d’un homme raisonnable, apporte un argument contre la négation partielle, en disant : « Mesurez Jésus à l’ombre qu’il a projetée sur le monde, je me trompe, mesurez-le à la lumière qu’il y a répandue à flots. Osera-t-on bien soutenir qu’un tel homme n’a jamais vécu, et que l’histoire entière est un mensonge ? Admettons que Platon et que Newton n’aient jamais existé. Mais qui donc a opéré leurs merveilles, et qui a pensé leurs pensées ? Pour inventer un Newton, il faudrait être soi-même un Newton. Quel est l’homme qui pourrait avoir fabriqué un Jésus ? Il n’y a qu’un Jésus qui en fût capable. »

M. Renan lui-même, oublieux de sa propre théorie, dit, au chap. XXVIII, p. 450 : « Bien loin que Jésus ait été créé par ses disciples, Jésus apparaît en tout comme supérieur à ses disciples. Ceux-ci, saint Paul et saint Jean exceptés, étaient des hommes sans invention ni génie… En somme, le caractère de Jésus, loin d’avoir été embelli par ses biographes, a été diminué par eux. » Qu’il est triste que le monde ait dû attendre dix-huit siècles, pour voir rétablir la véritable figure de Jésus avec les fragments imparfaits et falsifiés de ses ignorants disciples !

Mais poursuivons. Où sont, dans l’histoire évangélique, les traces d’une imagination ardente et d’un talent poétique et mythique ? Cette histoire n’est-elle pas, au contraire, étonnamment dépouillée de tout ornement oratoire, de tout mélange de vues et de sentiments personnels, et même de toute expression de sympathie, d’admiration et de louange ? Les écrivains sacrés sentaient évidemment qu’elle parle suffisamment par elle-même, et que l’art et l’habileté de l’homme ne sauraient en rehausser la valeur et l’éclat. Les divergences qui, loin de porter la moindre atteinte à l’image du Christ, ne sont que des détails fort secondaires, prouvent l’absence de tout accord secret entre eux, de toute entente préalable, non moins que la loyauté de leurs intentions, et confirment la crédibilité générale de leur récit. Les Evangiles portent à chaque page l’empreinte de l’originalité et de la fraîcheur ; ils respirent la présence du Christ, et c’est ce qui fait, pour tout lecteur impartial, leur charme irrésistible. L’histoire elle-même nous y parle directement et comme face à face, sans mélange de réflexions et de vues personnelles ; et les traits occasionnels et peu nombreux qui se rapportent a la géographie, à l’archéologie et à l’histoire universelle, ne servent qu’à corroborer la confiance dont ils sont si dignes. Ah ! que les Evangiles apocryphes, ces produits plats et puérils, dégoûtants et ineptes d’une imagination religieuse malsaine, diffèrent d’eux sous tous les rapports ! C’est bien ici qu’il faut parler de fiction mythique ou légendaire, que dis-je, d’illusion et de fraude pieuse ! Mais de même qu’une fausse monnaie atteste l’existence d’une monnaie authentique, rien ne prouve mieux que ce contraste la vérité de l’histoire originale28.

28 – Dans ses Entretiens avec Echermann, vol. 3e p. 371, Gœthe, le poète universel, reconnaît lui-même l’authenticité, la crédibilité et la majesté incomparable des Evangiles, et il dit : « Je tiens les Evangiles pour parfaitement authentiques, car il s’y fait sentir l’éclat d’une grandeur qui émanait de la personne du Christ, et qui est d’un genre divin comme jamais le divin n’est apparu sur la terre. — M. Guizot écrit, à son tour, dans ses Méditations, ces remarques excellentes et vraies sur les Evangiles : « La puissance de ces livres et de leurs récits, tels que nous les possédons, a été éprouvée et prouvée. Ils ont vaincu le paganisme. Ils ont conquis la Grèce, Rome, l’Europe barbare. Ils sont en train de conquérir le monde. Et la sincérité des auteurs n’est pas moins certaine que la puissance des livres ; on peut contester les lumières, la sagacité critique des premiers historiens de Jésus-Christ, on ne saurait contester leur bonne foi ; elle éclate dans leurs paroles : ils ont scellé de leur sang leurs assertions. »

Et puis, est-elle donc sortie d’un coin si obscur, cette histoire évangélique ? (Actes 26.26) Ne s’est-elle pas déroulée devant les yeux du peuple, en présence des pharisiens et des sadducéens, d’Hérode et de Pilate, des Juifs et des Romains, en face de ses amis et de ses ennemis, en Galilée, en Samarie et en Judée ? Ne nous a-t-elle pas été racontée avec une honnêteté et une simplicité que l’on ne peut plus méconnaître, par ceux qui en avaient été les témoins oculaires et par leurs disciples ? Ne fut-elle pas prêchée au grand jour, de Jérusalem jusqu’à Rome, crue par des milliers de contemporains juifs et païens, et scellée du sang des apôtres, des évangélistes et des martyrs sortis de tous les rangs ? Disons-le donc hautement : il n’en est point au monde qui soit mieux accréditée et mieux garantie par des témoignages éclatants du dedans et du dehors que notre grande et glorieuse histoire évangélique !

Le fait pur et simple de l’existence de l’Eglise chrétienne et de son histoire ininterrompue pendant dix-huit siècles est une attestation irréfutable et invincible en faveur du Christ des Evangiles. Le baptême et la sainte cène proclamait chaque jour, à travers le monde entier, les deux doctrines fondamentales du Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, et de l’expiation de nos péchés par le sacrifice de la croix. Mais Strauss voudrait nous faire croire à un fleuve sans source, à une maison sans fondement, à un effet sans cause ; car les faits qu’avec M. Renan il laisse subsister, ne suffisent pas le moins du monde pour expliquer l’origine et l’existence continue de l’Eglise chrétienne.

Cette critique négative, que Strauss a appliquée aux Evangiles, détruirait devant tout tribunal, avec la même plausibilité, les plus forts témoignages, et volatiliserait de même en un rêve mythique la vie de Socrate ou de Charlemagne, de Luther ou de Napoléon29.

29 – C’est ce qu’a fait avec succès, relativement à Hume, l’archevêque anglican Whately, dans ses Historic Doubts relative to Napoléon Bonaparte, Oxford, 1821 ; et contre Strauss, le DrWurm, sous lu nom de Casuar, dans sa Vie de Luther, 1839, datée de Mexico, 1936, cent ans après la Vie de Jésus, de Strauss, quand la critique sera parvenue à son apogée dans le nouveau monde ! C’est une très habile parodie qui suit exactement la méthode du critique allemand, et qui l’applique aux documents, souvent contradictoires, que nous avons sur la vie de Luther, par exemple, en qui concerne le lieu de sa naissance, Mœhra, Eisleben ou Mansfeld, et l’époque comme le mode de sa conversion à Erfurt, amenée par un duel ou par un orage, etc., etc. — Le professeur Norton, unitaire américain, a aussi tourné cette arme contre Strauss, dans ses Internal Evidences of the Gospels, et il a prouvé avec une parfaite évidence, d’après ce même procédé, que Jules César n’a jamais été assassiné.

Le moteur caché de cette critique sans frein gît dans la négation panthéistique ou athée d’un Dieu personnel, vivant, négation qui aboutit toujours, on l’avoue, à celle de l’immortalité personnelle ; car la personnalité relative de l’homme dépend de la personnalité absolue de Dieu. Dans ses détails, l’hypothèse mythique est si artificielle et si compliquée, qu’on ne saurait jamais l’appliquer avec toute la logique voulue. Elle franchit sans cesse la ligne de démarcation qui sépare le mythe du mensonge ; et dans les points les plus critiques, comme ceux de l’origine du quatrième évangile et du miracle de la résurrection, elle ne peut échapper à cette alternative, ou de proclamer la vérité ou bien de tomber dans l’hypothèse vulgaire et honteuse de la fraude consciente et réfléchie, devant laquelle elle recule elle-même avec horreur et mépris.

Cette alternative va s’imposer à notre esprit avec plus de netteté encore dans l’étude que nous allons faire du livre du Strauss français, qui marque la plus récente étape de notre époque dans la voie de l’incrédulité.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant