La Cité de Dieu

La Cité de Dieu

En écrivant cet ouvrage dont vous m’avez suggéré la première pensée, Marcellinus[1], mon très-cher fils, et que je vous ai promis d’exécuter, je viens défendre la Cité de Dieu contre ceux qui préfèrent à son fondateur leurs fausses divinités ; je viens montrer cette cité toujours glorieuse, soit qu’on la considère dans son pèlerinage à travers le temps, vivant de foi au milieu des incrédules[2], soit qu’on la contemple dans la stabilité du séjour éternel, qu’elle attend présentement avec patience[3], jusqu’à ce que la patience se change en force[4] au jour de la victoire suprême et de la parfaite paix[5]. Cette entreprise est, à la vérité, grande et difficile, mais Dieu est notre appui[6]. Aussi bien de quelle force n’aurai-je pas besoin pour persuader aux superbes que l’humilité possède une vertu supérieure qui nous élève, non par une insolence toute humaine, mais par une grâce divine, au-dessus des grandeurs terrestres toujours mobiles et chancelantes ? C’est le sens de ces paroles de l’Écriture, où le roi et le fondateur de la cité que nous célébrons, découvrant aux hommes sa loi, déclare que « Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles[7] ». Cette conduite toute divine, l’orgueil humain prétend l’imiter, et il aime à s’entendre donner cet éloge : « Tu sais pardonner aux humbles et dompter les superbes[8] ».

C’est pourquoi nous aurons plus d’une fois à parler dans cet ouvrage, autant que notre plan le comportera, de cette cité terrestre dévorée du désir de dominer et qui est elle-même esclave de sa convoitise, tandis qu’elle croit être la maîtresse des nations.

[1] Marcellinus était un personnage considérable à la cour de l’empereur Honorius. Il fut envoyé en Afrique en 411, pour connaître de l’affaire des Donatistes, qui parvinrent par leurs intrigues à le faire condamner au dernier supplice. L’Eglise le compte parmi ses saints et ses martyrs. Voyez sur Marcellinus (saint Marcellin) les lettres de saint Augustin, notamment la 136e, n. 3, la 138e, n. 20, et la 259e.

[2] Habac. II, 4.

[3] Rom. VIII, 25.

[4] J’ai traduit ces mots, empruntés au Psalmiste, dans le sens indiqué par saint Augustin lui-même en divers écrits. Voyez De Trin., lib. III, cap. 15 ; De gen. ad litt., lib. II, cap. 22.

[5] Psal. XCIII, 15.

[6] Psal. LXI, 9.

[7] Jac. IV, 6 ; I Petr. V, 5.

[8] Énéide, liv. VI, vers 834.

LIVRE PREMIER
LES GOTHS À ROME

Argument. – Saint Augustin combat cette erreur des païens qui attribuaient les malheurs du monde et surtout la prise récente de Rome par les Goths à la religion chrétienne et à l’interdiction du culte des dieux. Il fait voir que les biens et les maux de la vie ont été de tout temps communs aux bons et aux méchants. Enfin il châtie l’impudence de ceux qui ne rougissaient pas de triompher contre le christianisme du viol que des femmes chrétiennes avaient eu à subir.

CHAPITRE PREMIER

BEAUCOUP D’ADVERSAIRES DU CHRIST ÉPARGNÉS PAR LES BARBARES, À LA PRISE DE ROME, PAR RESPECT POUR LE CHRIST.

C’est contre cet esprit d’orgueil que j’entreprends de défendre la Cité de Dieu. Parmi ses ennemis, plusieurs, il est vrai, abandonnant leur erreur impie, deviennent ses citoyens ; mais un grand nombre sont enflammés contre elle d’une si grande haine et poussent si loin l’ingratitude pour les bienfaits signalés de son Rédempteur, qu’ils ne se souviennent plus qu’il leur serait impossible de se servir pour l’attaquer de leur langue sacrilège, s’ils n’avaient trouvé dans les saints lieux un asile pour échapper au fer ennemi et sauver une vie dont ils ont la folie de s’enorgueillir[1].

Ne sont-ce pas ces mêmes Romains, que les barbares ont épargnés par respect pour le Christ, qui sont aujourd’hui les adversaires déclarés du nom du Christ ? J’en puis attester les sépulcres des martyrs et les basiliques des Apôtres qui, dans cet horrible désastre de Rome, ont également ouvert leurs portes aux enfants de l’Église et aux païens. C’est là que venait expirer la fureur des meurtriers ; c’est là que les victimes qu’ils voulaient sauver étaient conduites pour être à couvert de la violence d’ennemis plus féroces, qui n’étaient pas touchés de la même compassion[2]. En effet, lorsque ces furieux, qui partout ailleurs s’étaient montrés impitoyables, arrivaient à ces lieux sacrés, où ce qui leur était permis autre part par le droit de la guerre leur avait été défendu[3], l’on voyait se ralentir cette ardeur brutale de répandre le sang et ce désir avare de faire des prisonniers. Et c’est ainsi que plusieurs ont échappé à la mort, qui maintenant se font les détracteurs de la religion chrétienne, imputant au Christ les maux que Rome a soufferts, et n’attribuant qu’à leur bonne fortune la conservation de leur vie, dont ils sont pourtant redevables au respect des barbares pour le Christ. Ne devraient-ils pas plutôt, s’ils étaient un peu raisonnables, attribuer les maux qu’ils ont éprouvés à cette Providence divine qui a coutume de châtier les méchants pour les amender, et qui se plaît même quelquefois à exercer par ces sortes d’afflictions la patience des gens de bien, afin qu’étant éprouvés et purifiés, elle les fasse passer à une meilleure vie, ou les laisse encore sur la terre pour l’accomplissement de ses fins ? Ne devraient-ils pas reconnaître comme un des fruits du christianisme cette modération inouïe des barbares, d’ailleurs cruels et sanguinaires, qui les ont épargnés contre la loi de la guerre en considération du Christ, soit dans les lieux profanes, soit dans les lieux consacrés, lesquels semblaient avoir été choisis à dessein vastes et spacieux pour étendre la miséricorde à un plus grand nombre ? Et dès lors, que ne rendent-ils grâce à Dieu, et que n’adorent-ils sincèrement son nom pour éviter le feu éternel, eux qui se sont faussement servis de ce nom sacré pour éviter une mort temporelle ? Tout au contraire, parmi ceux que vous voyez aujourd’hui insulter avec tant d’insolence aux serviteurs du Christ, il en est plusieurs qui n’auraient jamais échappé au carnage, s’ils ne s’étaient déguisés en serviteurs du Christ. Et maintenant, dans leur superbe ingratitude et leur démence impie, ces cœurs pervers s’élèvent contre le nom de chrétien, au risque d’être ensevelis dans des ténèbres éternelles, après s’être fait de ce nom une protection frauduleuse pour conserver la jouissance de quelques jours passagers.

[1] Allusion à la prise récente de Rome par Alaric (410 après J.-C).

[2] Nous savons, par une lettre de saint Jérôme (ad Principiam cliv), qu’une dame romaine, Marcella et sa fille, Principia, trouvèrent un sûr asile dans la basilique de saint Paul.

[3] Par Alaric. Voyez Orose, liv. VII, ch. 39.

CHAPITRE II

IL EST SANS EXEMPLE DANS LES GUERRES ANTÉRIEURES QUE LES VAINQUEURS AIENT ÉPARGNÉ LE VAINCU PAR RESPECT POUR LES DIEUX.

On a écrit l’histoire d’un grand nombre de guerres qui se sont faites avant la fondation de Rome et depuis son origine et ses conquêtes ; eh bien ! qu’on en trouve une seule où les ennemis, après la prise d’une ville, aient épargné ceux qui avaient cherché un refuge dans le temple de leurs dieux[1] ! qu’on cite un seul chef des barbares qui ait ordonné à ses soldats de ne frapper aucun homme réfugié dans tel ou tel lieu sacré ! Énée ne vit-il pas Priam traîné au pied des autels et « Souillant de son sang les autels et les feux qu’il avait lui-même consacrés[2] ? » Est-ce que Diomède et Ulysse, après avoir massacré les gardiens de la citadelle, n’osèrent pas « Saisir l’effigie sacrée de Pallas, et de leurs mains ensanglantées profaner les bandelettes virginales de la déesse ? » Ce qu’ajoute Virgile n’est pas vrai : « Dès ce moment disparut sans retour l’espérance des Grecs[3]. » C’est depuis lors, en effet, qu’ils furent vainqueurs ; c’est depuis lors qu’ils détruisirent Troie par le fer et par le feu ; c’est depuis lors qu’ils égorgèrent Priam abrité près des autels. La perte de Minerve ne fut donc pas la cause de la chute de Troie. Minerve elle-même, pour périr, n’avait-elle rien perdu ? Elle avait, dira-t-on, perdu ses gardes. Il est vrai, c’est après le massacre de ses gardes qu’elle fut enlevée par les Grecs. Preuve évidente que ce n’étaient pas les Troyens qui étaient protégés par la statue, mais la statue qui était protégée par les Troyens. Comment donc l’adorait-on pour qu’elle fût la sauvegarde de Troie et de ses enfants, elle qui n’a pas su défendre ses défenseurs ?

[1] Les bénédictins citent deux exemples qui atténuent, sans la contredire, la remarque de saint Augustin : l’exemple d’Agésilas, après la victoire de Coronée, et celui d’Alexandre, qui, à la prise de Tyr, fit grâce à tous ceux qui s’étaient réfugiés dans le temple d’Hercule. Voyez Plutarque, Vie d’Agésilas, ch. 19 ; et Arrien, De reb. gest. Alex., lib. II, cap. 21.

[2] Énéide, liv. II, vers 501,502.

[3] Énéide, liv. II, vers 166-170.

CHAPITRE III

LES ROMAINS S’IMAGINANT QUE LES DIEUX PÉNATES QUI N’AVAIENT PU PROTÉGER TROIE LEUR SERAIENT D’EFFICACES PROTECTEURS.

Voilà les dieux à qui les Romains s’estimaient heureux d’avoir confié la protection de leur ville. Pitoyable renversement d’esprit ! Ils s’emportent contre nous, quand nous parlons ainsi de leurs dieux, et ils s’emportent si peu contre leurs écrivains, qui pourtant en parlent de même, qu’ils les font apprendre à prix d’argent et prodiguent les plus magnifiques honneurs aux maîtres que l’État salarie pour les enseigner. Ouvrez Virgile, qu’on fait lire aux petits enfants comme un grand poète, le plus illustre et le plus excellent qui existe ; Virgile, dont on fait couler les vers dans ces jeunes âmes, pour qu’elles n’en perdent jamais le souvenir, suivant le précepte d’Horace : « Un vase garde longtemps l’odeur de la première liqueur qu’on y a versée[1] ».

Lisez Virgile, et vous le verrez introduire Junon, l’ennemie des Troyens, qui pour animer contre eux Éole, roi des vents, s’écrie : « Une nation qui m’est odieuse navigue sur la mer Tyrrhénienne, portant en Italie Troie et ses Pénates vaincus[2] ».

Des hommes sages devaient-ils mettre Rome sous la protection de ces Pénates vaincus, pour l’empêcher d’être vaincue à son tour ? On dira que Junon parle ainsi comme une femme en colère, qui ne sait trop ce qu’elle dit. Soit ; mais Énée, tant de fois appelé le Pieux, ne s’exprime-t-il pas en ces termes : « Panthus, fils d’Othrys, prêtre de Pallas et d’Apollon, tenant dans ses mains les vases sacrés et ses dieux vaincus, entraîne avec lui son petit-fils et court éperdu vers mon palais[3] ».

Ces dieux, qu’il n’hésite pas à appeler vaincus, ne paraissent-ils pas mis sous la protection d’Énée, bien plus qu’Énée sous la leur, lorsque Hector lui dit : « Troie commet à la garde les objets de son culte et ses Pénates[4] ».

Si donc Virgile ne fait point difficulté, en parlant de pareils dieux, de les appeler vaincus et de les montrer protégés par un homme qui les sauve du mieux qu’il peut, n’y a-t-il pas de la démence à croire qu’on ait sagement fait de confier Rome à de tels défenseurs, et à s’imaginer qu’elle n’aurait pu être saccagée si elle ne les eût perdus ? Que dis-je ! adorer des dieux vaincus comme des gardiens et des protecteurs, n’est-ce pas déclarer qu’on les tient, non pour des divinités bienfaisantes, mais pour des présages de malheur[5] ? N’est-il pas plus sage, en effet, de penser qu’ils auraient péri depuis longtemps, si Rome ne les eût conservés de tout son pouvoir, que de s’imaginer que Rome n’eût point été prise, s’ils n’eussent auparavant péri ? Pensez-y un instant, et vous verrez combien il est ridicule de prétendre qu’on eût été invincible sous la garde de défenseurs vaincus. La ruine des dieux, disent-ils, a fait celle de Rome : n’est-il pas plus croyable qu’il a suffi pour perdre Rome d’avoir adopté pour protecteurs des dieux condamnés à périr ?

Qu’on ne vienne donc pas nous dire que les poètes ont parlé par fiction, quand ils ont fait paraître dans leurs chants des dieux vaincus. Non, c’est la force de la vérité qui a arraché cet aveu à leur bonne foi. Au surplus, nous traiterons ce sujet ailleurs plus à propos et avec le soin et l’étendue convenables ; je reviens maintenant à ces hommes ingrats et blasphémateurs qui imputent au Christ les maux qu’ils souffrent en juste punition de leur perversité. Ils ne daignent pas se souvenir qu’on leur a fait grâce par respect pour le Christ, et que la langue dont ils se servent dans leur démence sacrilège pour insulter son nom, ils l’ont employée à faire un mensonge pour conserver leur vie. Ils savaient bien la retenir, cette langue, quand réfugiés dans nos lieux sacrés, ils devaient leur salut au nom de chrétiens ; et maintenant, échappés au fer de l’ennemi, ils lancent contre le Christ la haine et la malédiction !

[1] Épîtres, liv. I, ép. 2, vers 69, 70.

[2] Énéide, liv. I, vers 71, 72.

[3] Énéide, liv. II, vers 319-321.

[4] Énéide, liv. II, vers 293.

[5] Je lis omina avec l’édition bénédictine, et non pas numina ou nomina, comme ont fait divers interprètes.

CHAPITRE IV

LE TEMPLE DE JUNON AU SAC DE TROIE, ET LES BASILIQUES DES APÔTRES PENDANT LE SAC DE ROME.

Troie elle-même, cette mère du peuple romain, ne put, comme je l’ai déjà dit, mettre à couvert dans les temples de ses dieux ses propres habitants contre le fer et le feu des Grecs, qui adoraient pourtant les mêmes dieux. Ecoutez Virgile : « Dans le temple de Junon, deux gardiens choisis, Phénix et le terrible Ulysse, veillaient à la garde du butin ; on voyait entassés çà et là les trésors dérobés aux temples incendiés des Troyens et les tables des dieux et les cratères d’or et les riches vêtements. À l’entour, debout, se presse une longue troupe d’enfants et de mères tremblantes[1] ».

Ce lieu consacré à une si grande déesse fut évidemment choisi pour servir aux Troyens, non d’asile, mais de prison. Comparez maintenant, je vous prie, ce temple qui n’était pas consacré à un petit dieu, au premier venu du peuple des dieux, mais à la reine des dieux, sœur et femme de Jupiter, comparez ce temple avec les basiliques de nos apôtres. Là, on portait les dépouilles des dieux dont on avait brûlé les temples, non pour les rendre aux vaincus, mais pour les partager entre les vainqueurs ; ici, tout ce qui a été reconnu, même en des lieux profanes, pour appartenir à ces asiles sacrés, y a été rapporté religieusement, avec honneur et avec respect. Là, on perdait la liberté ; ici, on la conservait. Là, on s’assurait de ses prisonniers ; ici, il était défendu d’en faire. Là, on était traîné par des dominateurs insolents, décidés à vous rendre esclaves ; ici, on était conduit par des ennemis pleins d’humanité, décidés à vous laisser libres. En un mot, du côté de ces Grecs fameux par leur politesse, l’avarice et la superbe semblaient avoir choisi pour demeure le temple de Junon ; du côté des grossiers barbares, la miséricorde et l’humilité habitaient les basiliques du Christ. On dira peut-être que, dans la réalité, les Grecs épargnèrent les temples des dieux troyens, qui étaient aussi leurs dieux, et qu’ils n’eurent pas la cruauté de frapper ou de rendre captifs les malheureux vaincus qui se réfugiaient dans ces lieux sacrés. À ce compte, Virgile aurait fait un tableau de pure fantaisie, à la manière des poètes ; mais point du tout, il a décrit le sac de Troie selon les véritables mœurs de l’antiquité païenne.

[1] Énéide, liv. II, vers 761-767

CHAPITRE V

SENTIMENT DE CÉSAR TOUCHANT LA COUTUME UNIVERSELLE DE PILLER LES TEMPLES DANS LES VILLES PRISES D’ASSAUT.

Au rapport de Salluste, qui a la réputation d’un historien véridique, César dépeignait ainsi le sort réservé aux villes prises de vive force, quand il donna son avis dans le sénat sur le sort des complices de Catilina : « On ravit les vierges et les jeunes garçons ; on arrache les enfants des bras de leurs parents ; les mères de famille sont livrées aux outrages des vainqueurs ; on pille les temples et les maisons ; partout le meurtre et l’incendie ; tout est plein d’armes, de cadavres, de sang et de cris plaintifs[1] ». Si César n’eût point parlé des temples, nous croirions que la coutume était d’épargner les demeures des dieux ; or, remarquez bien que les temples des Romains avaient à craindre ces profanations, non pas d’un peuple étranger, mais de Catilina et de ses complices, c’est-à-dire de citoyens romains et des sénateurs les plus illustres ; mais on dira peut-être que c’étaient des hommes perdus et des parricides.

[1] Salluste, De la conjuration de Catilina, ch. 51.

CHAPITRE VI

LES ROMAINS EUX-MÊMES, QUAND ILS PRENAIENT UNE VILLE D’ASSAUT, N’AVAIENT POINT COUTUME DE FAIRE GRÂCE AUX VAINCUS RÉFUGIÉS DANS LES TEMPLES DES DIEUX.

Laissons donc de côté cette infinité de peuples qui se sont fait la guerre et n’ont jamais épargné les vaincus qui se sauvaient dans les temples de leurs dieux : parlons des Romains, de ces Romains dont le plus magnifique éloge est renfermé dans le vers fameux du poète : « Tu sais pardonner aux humbles et dompter les superbes ».

Considérons ce peuple à qui un auteur a rendu ce témoignage, qu’il aimait mieux pardonner une injure que d’en tirer vengeance[1]. Quand ils ont pris et saccagé tant de grandes villes pour étendre leur domination, qu’on nous dise quels temples ils avaient coutume d’excepter pour servir d’asile aux vaincus. S’ils en avaient usé de la sorte, est-ce que leurs historiens en auraient fait mystère ? Mais quelle apparence que des écrivains qui cherchaient avidement l’occasion de louer les Romains eussent passé sous silence des marques si éclatantes et à leurs yeux si admirables de respect envers leurs dieux ! Marcus Marcellus, l’honneur du nom romain, qui prit la célèbre ville de Syracuse, la pleura, dit-on, avant de la saccager, et répandit des larmes pour elle avant que de répandre le sang de ses habitants[2]. Il fit plus : persuadé que les lois de la pudeur doivent être respectées même à l’égard d’un ennemi, il donna l’ordre avant l’assaut de ne violer aucune personne libre. La ville néanmoins fut saccagée avec toutes les horreurs de la guerre, et l’on ne lit nulle part qu’un capitaine si chaste et si clément ait commandé que ceux qui se réfugieraient dans tel ou tel temple eussent la vie sauve. Et certes, si un pareil commandement eût été donné, les historiens ne l’auraient point passé sous silence, eux qui n’ont oublié ni les larmes de Marcellus, ni ses ordres pour protéger la chasteté. Fabius[3] le vainqueur de Tarente, est loué pour s’être abstenu de toucher aux images des dieux. Un de ses secrétaires lui ayant demandé ce qu’il fallait faire d’un grand nombre de statues tombées sous la main des vainqueurs, il fit une réponse dont la modération est relevée de fine ironie. « Comment sont-elles ? » demanda-t-il. Et sur la réponse qu’on lui fit, qu’elles étaient fort grandes et même armées : « Laissons, dit-il, aux Tarentins leurs dieux irrités ». Puis donc que les historiens romains n’ont pas manqué de nous dire les larmes de celui-ci et le rire de celui-là, la chaste compassion du premier et la modération spirituelle du second, comment auraient-ils gardé le silence, si quelques généraux avaient ordonné de tel ou tel de leurs dieux que l’on ne fit dans son temple ni victimes ni prisonniers ?

[1] Salluste, Ibid., ch. 9.

[2] Voyez Tite-Live, liv. XXV, ch. 24.

[3] Q. Fabius Maximus Verrucosus. Voyez Tite-Live, liv. XXVII, ch. 16 ; et Plutarque, Vie de Fabius, ch. 23.

CHAPITRE VII

LES CRUAUTÉS QUI ONT ACCOMPAGNÉ LA PRISE DE ROME DOIVENT ÊTRE ATTRIBUÉES AUX USAGES DE LA GUERRE, TANDIS QUE LA CLÉMENCE DONT LES BARBARES ONT FAIT PREUVE VIENT DE LA PUISSANCE DU NOM DU CHRIST.

Ainsi donc, toutes les calamités qui ont frappé Rome dans cette récente catastrophe, dévastation, meurtre, pillage, incendie, violences, tout doit être imputé aux terribles coutumes de la guerre ; mais ce qui est nouveau, c’est que des barbares se soient adoucis au point de choisir les plus grandes églises pour préserver un plus grand nombre de malheureux, d’ordonner qu’on n’y tuât personne, qu’on n’en fît sortir personne, d’y conduire même plusieurs prisonniers pour les arracher à la mort et à l’esclavage ; et voilà ce qui ne peut être attribué qu’au nom du Christ et à l’influence de la religion nouvelle. Qui ne voit pas une chose si évidente est aveugle ; qui la voit et n’en loue pas Dieu est ingrat ; qui s’oppose à ces louanges est insensé. Loin de moi l’idée qu’aucun homme sage puisse faire honneur de cette clémence aux barbares. Celui qui a jeté l’épouvante dans ces âmes farouches et inhumaines, qui les a contenues, qui les a miraculeusement adoucies, est celui-là même qui a dit, dès longtemps, par la bouche du Prophète : « Je visiterai avec ma verge leurs iniquités, et leurs péchés avec mes fléaux ; mais je ne leur retirerai point ma miséricorde[1] ».

[1] Psal. LXXXVIII, 33, 34.

CHAPITRE VIII

LES BIENS ET LES MAUX DE LA VIE SONT GÉNÉRALEMENT COMMUNS AUX BONS ET AUX MÉCHANTS.

Quelqu’un dira : Pourquoi cette miséricorde divine a-t-elle fait aussi sentir ses effets à des impies et à des ingrats ? Pourquoi ? c’est parce qu’elle émane de celui « qui fait chaque jour lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes[1] ». Si quelques-uns de ces impies, se rendant attentifs à ces marques de bonté, viennent à se repentir et à se détourner des sentiers de l’impiété, il en est d’autres qui, suivant la parole de l’Apôtre, « méprisant les trésors de la bonté et de la longanimité divines, s’amassent par leur dureté et l’impénitence de leur cœur un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste châtiment de Dieu, qui rendra à chacun selon ses œuvres[2] ». Et cependant, il est toujours vrai de dire que la patience de Dieu invite les méchants au repentir, comme ses châtiments exercent les bons à la résignation, et que sa miséricorde protège doucement les bons, comme sa justice frappe durement les méchants. Il a plu, en effet, à la divine Providence de préparer aux bons, pour la vie future, des biens dont les méchants ne jouiront pas, et aux méchants des maux dont les bons n’auront point à souffrir ; mais quant aux biens et aux maux de cette vie, elle a voulu qu’ils fussent communs aux uns et aux autres, afin qu’on ne désirât point avec trop d’ardeur des biens dont on entre en partage avec les méchants, et qu’on n’évitât point comme honteux des maux qui souvent éprouvent les bons.

Il y a pourtant une très-grande différence dans l’usage que les uns et les autres font de ces biens et de ces maux ; car l’homme bon ne se laisse point enivrer par les biens de cette vie, ni abattre par ses disgrâces : le méchant, au contraire, considère la mauvaise fortune comme une très-grande peine, parce qu’il s’est laissé corrompre par la bonne. Plus d’une fois cependant Dieu fait paraître plus clairement sa main dans cette distribution des biens et des maux ; et véritablement, si tout péché était frappé dès cette vie d’une punition manifeste, l’on croirait qu’il ne reste plus rien à faire au dernier jugement ; tout comme si Dieu n’infligeait à aucun péché un châtiment visible, on croirait qu’il n’y a point de Providence. Il en est de même des biens temporels. Si Dieu, par une libéralité toute évidente, ne les accordait à quelques-uns de ceux qui les lui demandent, nous penserions qu’ils ne dépendent point de sa volonté ; et s’il les donnait à tous ceux qui les lui demandent, nous nous accoutumerions à ne le servir qu’en vue de ces récompenses, et le culte que nous lui rendrions n’entretiendrait pas en nous la piété, mais l’avarice et l’intérêt. Or, puisqu’il en est ainsi, il ne faut point s’imaginer, quand les bons et les méchants sont également affligés, qu’il n’y ait point entre eux de différence parce que leur affliction est commune. La différence de ceux qui sont frappés demeure dans la ressemblance des maux qui les frappent ; et pour être exposés aux mêmes tourments, la vertu et le vice ne se confondent pas. Car, comme un même feu fait briller l’or et noircir la paille, comme un même fléau écrase le chaume et purifie le froment, ou encore, comme le marc ne se mêle pas avec l’huile, quoiqu’il soit tiré de l’olive par le même pressoir, ainsi un même malheur, venant à tomber sur les bons et sur les méchants, éprouve, purifie et fait resplendir les uns, tandis qu’il damne, écrase et anéantit les autres. C’est pour cela qu’en une même affliction, les méchants blasphèment contre Dieu, les bons, au contraire, le prient et le bénissent : tant il importe de considérer, non les maux qu’on souffre, mais l’esprit dans lequel on les subit ; car le même mouvement qui tire de la boue une odeur fétide, imprimé à un vase de parfums, en fait sortir les plus douces exhalaisons.

[1] Matt. V, 15.

[2] Rom. II, 4, 5 et 6.

CHAPITRE IX

DES SUJETS DE RÉPRIMANDE POUR LESQUELS LES GENS DE BIEN SONT CHÂTIÉS AVEC LES MÉCHANTS.

Quels maux ont donc souffert les chrétiens, dans ces temps de désolation universelle, qui ne leur soient avantageux, s’ils savent les accepter dans l’esprit de la foi ? Qu’ils considèrent d’abord, en pensant humblement aux péchés qui ont allumé la colère de Dieu et attiré tant de calamités sur le monde, que si leur conduite est meilleure que celle des grands pécheurs et des impies, ils ne sont pas néanmoins tellement purs de toutes fautes qu’ils n’aient besoin, pour les expier, de quelques peines temporelles. En effet, outre qu’il n’y a personne, si louable que soit sa vie, qui ne cède quelquefois à l’attrait charnel de la concupiscence, et qui, sans se précipiter dans les derniers excès du vice et dans le gouffre de l’impiété, parvienne à se garantir de quelques péchés, ou rares, ou d’autant plus fréquents qu’ils sont plus légers ; quel est celui qui se conduit aujourd’hui comme il le devrait à l’égard de ces méchants dont l’orgueil, l’avarice, les débauches et les impiétés, ont décidé Dieu à répandre la désolation sur la terre, ainsi qu’il en menace les hommes par la bouche de ses prophètes[1] ? En effet, il arrive souvent que, par une dangereuse dissimulation, nous feignons de ne pas voir leurs fautes, pour n’être point obligés de les instruire, de les avertir, de les reprendre et quelquefois même de les corriger, et cela, soit parce que notre paresse ne veut pas s’en donner le soin, soit parce que nous n’avons pas le courage de leur rompre en visière, soit enfin parce que nous craignons de les offenser et par suite de compromettre des biens temporels que notre convoitise veut acquérir ou que notre faiblesse a peur de perdre. Et de la sorte bien que les gens honnêtes aient en horreur la vie des méchants, et qu’à cause de cela ils ne tombent pas dans la damnation réservée aux pécheurs après cette vie ; toutefois, de cela seul qu’ils se sont montrés indulgents pour les vices damnables dont les méchants sont souillés, par la seule crainte de perdre des biens passagers, c’est justement qu’ils sont châtiés avec eux dans le temps, sans être punis comme eux dans l’éternité ; c’est justement qu’ils sentent l’amertume de la vie, pour en avoir trop aimé la douceur et s’être montrés trop doux envers les méchants.

Je ne blâme pourtant pas la conduite de ceux qui ne reprennent pas et ne corrigent pas les pécheurs, parce qu’ils attendent une occasion plus favorable, ou parce qu’ils craignent, soit de les rendre pires, soit de les porter à mettre obstacle à la bonne éducation des faibles et aux progrès de la foi ; car alors c’est plutôt l’effet d’une charité prudente que d’un calcul intéressé. Mais le mal est que ceux qui vivent tout autrement que les impies et qui abhorrent leur conduite, leur sont indulgents au lieu de leur être sévères, de peur de s’en faire des ennemis et d’en être traversés dans la possession de biens fort légitimes, il est vrai, mais auxquels devraient être moins attachés des chrétiens, voyageurs en ce monde et qui font profession de regarder le ciel comme leur patrie. Je ne parle pas seulement de ces personnes naturellement plus faibles, qui sont engagées dans le mariage, ont des enfants ou veulent en avoir, et possèdent des maisons et des serviteurs, de toutes celles enfin à qui l’Apôtre s’adresse, quand il donne des préceptes sur la manière dont les femmes doivent vivre avec leurs maris et les maris avec leurs femmes, sur les devoirs mutuels des pères et des enfants, des maîtres et des serviteurs[2] ; ces personnes, dis-je, ne sont pas les seules qui soient très-aises d’acquérir plusieurs biens temporels et très-fâchées de les perdre, et qui n’osent par cette raison choquer des hommes dont elles détestent les mœurs ; je parle aussi de celles qui font profession d’une vie plus parfaite, qui ne sont point engagées dans le mariage et se contentent de peu pour leur subsistance ; je dis que celles-là même ne peuvent souvent se résoudre à reprendre les méchants, parce qu’elles craignent de hasarder contre eux leur réputation et leur vie, et redoutent leurs embûches et leurs violences. Et quoique cette crainte et les menaces mêmes des impies n’aillent pas jusqu’à décider ces personnes timides à imiter leurs exemples, c’est cependant une chose déplorable qu’elles n’aient point le courage, en présence de désordres dont la complicité leur ferait horreur, de les frapper d’un blâme qui serait pour plusieurs une correction salutaire. Pourquoi cette réserve ? est-ce afin de conserver leur considération et leur vie pour l’utilité du prochain ? Non, c’est par amour pour leur considération même et pour leur vie ; c’est par cette complaisance dans les paroles flatteuses et dans les opinions du jour, qui fait redouter le jugement du vulgaire, les tourments et la mort de la chair ; en un mot, c’est l’esclavage de l’intérêt personnel qu’on subit, au lieu de s’affranchir par la charité.

Voilà donc, ce me semble, une raison d’assez grand poids pour que les bons soient châtiés avec les méchants, lorsqu’il plaît à Dieu de punir par de simples maux temporels les mœurs corrompues des pécheurs. Ils sont châtiés ensemble, non pour mener avec eux une mauvaise vie, mais pour être comme eux, moins qu’eux cependant, attachés à la vie, à cette vie temporelle que les bons devraient mépriser, afin d’entraîner sur leurs pas les méchants blâmés et corrigés au séjour de la vie éternelle. Perd-on l’espoir de s’en faire ainsi des compagnons ? qu’on se résigne alors à les avoir pour ennemis et à les aimer comme tels ; car, tant qu’ils vivent, on ne peut savoir qu’ils ne viendront pas à se convertir. Et ceux-ci sont encore plus coupables dont parle ainsi le Prophète : « Cet homme mourra dans son péché ; mais je demanderai compte de sa vie à qui dut veiller sur lui[3] ». Car ceux qui veillent, c’est-à-dire ceux qui ont dans l’Église la conduite des peuples, sont établis pour faire au péché une guerre implacable. Et il ne faut pas croire cependant que celui-là soit exempt de toute faute, qui, n’ayant pas le caractère de pasteur, se montre indifférent pour la conduite des personnes que le commerce de la vie rapproche de lui, et néglige de les reprendre de peur d’encourir leur disgrâce et de compromettre des intérêts peut-être légitimes, mais dont il est charmé plus qu’il ne convient. Il y a là une faiblesse répréhensible et que Dieu punit justement par les maux temporels. Je signalerai une dernière explication de ces épreuves subies par les justes ; c’est Job qui me la fournit : il est bon que l’âme humaine s’estime à fond ce qu’elle vaut, et qu’elle sache bien si elle a pour Dieu un amour désintéressé[4].

[1] Isa. XXIV et ailleurs.

[2] Colos. III, 18-22.

[3] Ezéch. XXXIII, 6.

[4] Comparez avec ce chapitre de saint Augustin l’homélie de saint Chrysostome au peuple d’Antioche, où il explique, par huit raisons tirées de l’Ecriture, les afflictions des justes ici-bas (Hom. II, p. 10 et seq. de la nouvelle édition).

CHAPITRE X

LES SAINTS NE PERDENT RIEN EN PERDANT LES CHOSES TEMPORELLES.

Pesez bien toutes ces raisons, et dites-moi s’il peut arriver aucun mal aux hommes de foi et de piété qui ne se tourne en bien pour eux. Serait-elle vaine, par hasard, cette parole de l’Apôtre : « Nous savons que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu[1] ? » – Mais ils ont perdu tout ce qu’ils avaient. Ont-ils perdu la foi, la piété ? Ont-ils perdu les biens de l’homme intérieur, riche devant Dieu[2] ? Voilà l’opulence des chrétiens, comme en parle le très opulent apôtre : « C’est une grande richesse que la piété et la modération d’un esprit qui se contente de ce qui suffit. Car nous n’avons rien apporté en ce monde, et il est sans aucun doute que nous ne pouvons aussi en rien emporter. Ayant donc de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents. Mais ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le piège du diable, et en divers désirs inutiles et pernicieux qui précipitent les hommes dans l’abîme de la perdition et de la damnation. Car l’amour des richesses est la racine de tous les maux, et quelques-uns, pour en avoir été possédés, se sont détournés de la foi et embarrassés en une infinité d’afflictions et de peines[3] ».

Ceux donc qui, dans le sac de Rome, ont perdu les richesses de la terre, s’ils les possédaient de la façon que recommande l’Apôtre, pauvres au dehors, riches au dedans, c’est-à-dire s’ils en usaient comme n’en usant pas[4], ils ont pu dire avec un homme fortement éprouvé, mais nullement vaincu : « Je suis sorti nu du ventre de ma mère, et je retournerai nu dans la terre. Le Seigneur m’avait tout donné, le Seigneur m’a tout ôté. Il n’est arrivé que ce qui lui a plu ; que le nom du Seigneur soit béni[5] ! » Job pensait donc que la volonté du Seigneur était sa richesse, la richesse de son âme, et il ne s’affligeait point de perdre pendant la vie ce qu’il faut nécessairement perdre à la mort. Quant aux âmes plus faibles, qui, sans préférer ces biens terrestres au Christ, avaient pour eux quelque attachement profane, elles ont senti dans la douleur de les perdre le péché de les avoir aimés. Suivant la parole de l’Apôtre, que je rappelais tout à l’heure, elles ont d’autant plus souffert qu’elles avaient donné plus de prise à la douleur en s’embarrassant dans ses voies. Après avoir si longtemps fermé l’oreille aux leçons de la parole divine, il était bon qu’elles fussent rendues attentives à celles de l’expérience ; car lorsque l’Apôtre a dit : « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, etc. », ce qu’il blâme dans les richesses, ce n’est pas de les posséder, mais de les convoiter ; aussi donne-t-il ailleurs des règles pour leur usage : « Recommandez », dit-il à Timothée, « aux riches de ce monde de n’être point orgueilleux, de ne mettre point leur confiance dans les richesses incertaines et périssables, mais dans le Dieu vivant qui nous fournit avec abondance tout ce qui est nécessaire à la vie ; et ordonnez-leur d’être charitables et bienfaisants, de se rendre riches en bonnes œuvres, de donner l’aumône de bon cœur, de faire part de leurs biens, de se faire un trésor et un fondement solide pour l’avenir, afin d’arriver à la véritable vie[6] ». Ceux qui faisaient un tel usage de leurs biens ont été consolés de pertes légères par de grands bénéfices, et ils ont tiré plus de satisfaction des biens qu’ils ont mis en sûreté, en les employant en aumônes, qu’ils n’ont ressenti de tristesse de ceux qu’ils ont perdus en voulant les retenir par avarice. Tout ce qu’ils n’ont pas eu la force d’enlever à la terre, la terre le leur a ravi pour jamais.

Il en est tout autrement de ceux qui ont écouté ce commandement de leur Seigneur : « Ne vous faites point des trésors dans la terre, où la rouille et les vers les dévorent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent ; mais faites-vous des trésors dans le ciel, où les voleurs ne peuvent les dérober, ni la rouille et les vers les corrompre ; car, où est votre trésor, là est aussi votre cœur[7] ». Ceux qui ont écouté cette voix ont éprouvé, dans les jours d’affliction, combien ils ont été sages de ne point mépriser le conseil d’un maître si véridique et d’un gardien si puissant et si fidèle de leur trésor. Si plusieurs se sont applaudis d’avoir caché leurs richesses en des lieux que le hasard a préservés pour un jour des atteintes de l’ennemi, quelle joie plus solide et plus sûre d’elle-même ont dû éprouver ceux qui, fidèles à l’avertissement de leur Dieu, ont cherché un asile à jamais inviolable à toutes les atteintes !

C’est ainsi que notre cher Paulin, évêque de Nole, de très-riche qu’il était, devenu volontairement très-pauvre, et d’autant plus opulent en sainteté, quand il fut fait prisonnier des barbares, à la prise de Nole[8], adressait en son cœur (c’est lui-même qui nous l’a confié) cette prière à Dieu : « Seigneur, ne permettez pas ce que je sois torturé pour de l’or et de l’argent ; car où sont toutes mes richesses, vous le savez ». Elles étaient, en effet, aux lieux où nous recommande de les recueillir et de thésauriser le Prophète qui avait prédit au monde toutes ces calamités. Ainsi, ceux qui avaient obéi à leur Seigneur et thésaurisé suivant ses conseils, n’ont pas même perdu leurs richesses terrestres dans cette invasion des barbares ; et pour ceux qui ont eu à se repentir de leur désobéissance, ils ont appris le véritable usage de ces biens, non par une sagesse qui ait prévenu leur perte, mais par l’expérience qui l’a suivie.

Mais, dit-on, parmi les bons, il s’en est trouvé plusieurs, même chrétiens, qu’on a mis à la torture pour leur faire livrer leurs biens. Je réponds que le bien qui les rendait bons, ils n’ont pu ni le livrer, ni le perdre. S’ils ont préféré supporter les tourments que de livrer ces richesses, tristes gages d’iniquité, je dis qu’ils n’étaient pas vraiment bons. Ils avaient donc besoin d’être avertis par les souffrances que l’amour de l’or leur a fait subir, de celles que l’amour du Christ doit nous faire surmonter, afin d’apprendre ainsi à aimer celui qui enrichit d’une félicité éternelle les fidèles qui souffrent pour lui, de préférence à l’or et à l’argent, biens misérables qui ne sont pas dignes qu’on souffre pour eux, soit qu’on les conserve par un mensonge, soit qu’on les perde en avouant la vérité. Au surplus, nul dans les tortures n’a perdu le Christ en le confessant ; nul n’a conservé sa fortune qu’en la niant. Aussi, je dirai que les tourments leur étaient peut-être plus utiles, en leur apprenant à aimer un bien qui ne se corrompt pas, que ces biens temporels, dont l’amour ne servait qu’à tourmenter leurs possesseurs d’agitations sans fruit. Mais, dit-on encore, quelques-uns, qui n’avaient aucun trésor à livrer, n’ont pas laissé d’être mis à la torture, parce qu’on ne les en croyait pas sur parole. Je réponds que, s’ils n’avaient rien, ils désiraient peut-être avoir ; ils n’étaient point saintement pauvres dans leur volonté ; il a donc fallu leur montrer que ce ne sont point les richesses, mais la passion d’en avoir, qui rendent dignes de pareils châtiments. En est-il maintenant qui, ayant embrassé une vie meilleure, ne possédant ni or ni argent cachés, aient été torturés à cause des trésors qu’on leur supposait ? Je n’en sais rien, mais en serait-il ainsi, je dirais encore que celui qui, au milieu des tourments, confessait la pauvreté sainte, celui-là, certes, confessait Jésus-Christ. Or, un confesseur de la pauvreté sainte a bien pu être méconnu par les barbares, mais il n’a pu souffrir sans recevoir du ciel le prix de sa vertu.

J’entends dire que plusieurs chrétiens ont eu à subir une longue famine. Mais c’est encore une épreuve que les vrais fidèles ont tournée à leur avantage eu la souffrant pieusement. Pour ceux, en effet, que la faim a tués, elle les a délivrés des maux de la vie, comme aurait pu faire une maladie ; pour ceux qu’elle n’a pas tués, elle leur a appris à mener une vie plus sobre et à faire des jeûnes plus longs.

[1] Rom. VIII, 28.

[2] I Petr. III, 4.

[3] I Tim. VI, 6-10.

[4] I Cor. VII, 31.

[5] Job. I, 21.

[6] I Tim. VI, 17-19.

[7] Matt. VI, 19-21.

[8] Nole fut prise par Alaric, peu après le sac de Rome. Sur l’héroïque résignation de saint Paulin, voyez Montaigne, Essais, liv. I, chap. 38.

CHAPITRE XI

S’IL IMPORTE QUE LA VIE TEMPORELLE DURE UN PEU PLUS OU UN PEU MOINS.

On ajoute : Plusieurs chrétiens ont été massacrés, plusieurs ont été emportés par divers genres de morts affreuses. Si c’est là un malheur, il est commun à tous les hommes ; du moins, suis-je assuré qu’il n’est mort personne qui ne dût mourir un jour. Or, la mort égale la plus longue vie à la plus courte : car, ce qui n’est plus n’est ni pire, ni meilleur, ni plus court, ni plus long. Et qu’importe le genre de mort, puisqu’on ne meurt pas deux fois ? Puisqu’il n’est point de mortel que le cours des choses de ce monde ne menace d’un nombre infini de morts, je demande si, dans l’incertitude où l’on est de celle qu’il faudra endurer, il ne vaut pas mieux en souffrir une seule et mourir que de vivre en les craignant toutes. Je sais que notre lâcheté préfère vivre sous la crainte de tant de morts que de mourir une fois pour n’en plus redouter aucune ; mais autre chose est l’aveugle horreur de notre chair infirme et la conviction éclairée de notre raison. Il n’y a pas de mauvaise mort après une bonne vie ; ce qui rend la mort mauvaise, c’est l’événement qui la suit. Ainsi donc qu’une créature faite pour la mort vienne à mourir, il ne faut pas s’en mettre en peine ; mais où va-t-elle après la mort ? Voilà la question. Or, puisque les chrétiens savent que la mort du bon pauvre de l’Évangile[1], au milieu des chiens qui léchaient ses plaies, est meilleure que celle du mauvais riche dans la pourpre, je demande en quoi ces horribles trépas ont pu nuire à ceux qui sont morts, s’ils avaient bien vécu ?

[1] Luc. XVI, 19-31.

CHAPITRE XII

LE DÉFAUT DE SÉPULTURE NE CAUSE AUX CHRÉTIENS AUCUN DOMMAGE[1].

Je sais que dans cet épouvantable entassement de cadavres plusieurs chrétiens n’ont pu être ensevelis. Eh bien ! est-ce un si grand sujet de crainte pour des hommes de foi, qui ont appris de l’Évangile que la dent des bêtes féroces n’empêchera pas la résurrection des corps, et qu’il n’y a pas un seul cheveu de leur tête qui doive périr[2] ? Si les traitements que l’ennemi fait subir à nos cadavres pouvaient faire obstacle à la vie future, la vérité nous dirait-elle : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et ne peuvent tuer l’âme[3] ? » À moins qu’il ne se rencontre un homme assez insensé pour prétendre que si les meurtriers du corps ne sont point à redouter avant la mort, ils deviennent redoutables après la mort, en ce qu’ils peuvent priver le corps de sépulture. À ce compte, elle serait fausse cette parole du Christ : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent rien faire de plus contre vous[4] » ; car il resterait à sévir contre nos cadavres. Mais loin de nous de soupçonner de mensonge la parole de vérité ! S’il est dit, en effet, que les meurtriers font quelque chose lorsqu’ils tuent, c’est que le corps ressent le coup dont il est frappé ; une fois mort, il n’y a plus rien à faire contre lui, parce qu’il a perdu tout sentiment. Il est donc vrai que la terre n’a pas recouvert le corps d’un grand nombre de chrétiens ; mais aucune puissance n’a pu leur ravir le ciel, ni cette terre elle-même que remplit de sa présence le maître de la création et de la résurrection des hommes. On m’opposera cette parole du Psalmiste : « Ils ont exposé les corps morts de vos serviteurs pour servir de nourriture aux oiseaux du ciel et les chairs de vos saints pour être la proie des bêtes de la terre. Ils ont répandu leur sang comme l’eau autour de Jérusalem, et il n’y avait personne qui leur donnât la sépulture[5] ». Mais le Prophète a plutôt pour but de faire ressortir la cruauté des meurtriers que les souffrances des victimes. Ce tableau de la mort paraît horrible aux yeux des hommes ; « mais elle est précieuse aux yeux du Seigneur, la mort des saints ». Ainsi donc, toute cette pompe des funérailles, sépulture choisie, cortège funèbre, ce sont là des consolations pour les vivants, mais non un soulagement véritable pour les morts. Autrement, si une riche sépulture était de quelque secours aux impurs, il faudrait croire que c’est un obstacle à la gloire du juste d’être enseveli simplement ou de ne pas l’être du tout. Certes, cette multitude de serviteurs qui suivait le corps du riche voluptueux de l’Évangile composait aux yeux des hommes une pompe magnifique, mais elles furent bien autrement éclatantes aux yeux de Dieu les funérailles de ce pauvre couvert d’ulcères que les anges portèrent, non dans un tombeau de marbre, mais dans le sein d’Abraham[6].

Je vois sourire les adversaires contre qui j’ai entrepris de défendre la Cité de Dieu. Et cependant leurs philosophes ont souvent marqué du mépris pour les soins de la sépulture[7]. Plus d’une fois aussi, des armées entières, décidées à mourir pour leur patrie terrestre, se sont mises peu en peine de ce que deviendraient leurs corps et à quelles bêtes ils serviraient de pâture. C’est ce qui fait applaudir ce vers d’un poète8] : « Le ciel couvre celui qui n’a point de tombeau ».

Pourquoi donc tirer un sujet d’insulte contre les chrétiens de ces corps non ensevelis ? N’a-t-il pas été promis[9] aux fidèles que tous leurs membres et leur propre chair sortiront un jour de la terre et du plus profond abîme des éléments, pour leur être rendus dans leur première intégrité ?

[1] Les idées de ce chapitre et du suivant sont plus développées dans le petit traité de saint Augustin : De cura pro mortuis gerenda. Voir tome XII.

[2] Luc. XXI, 18.

[3] Matt. X, 28.

[4] Luc. XII, 4.

[5] Psal. LXXVIII, 2-3.

[6] Luc. XVI, 19 et seq.

[7] Notamment les philosophes de l’école cynique et ceux de l’école stoïcienne. Voyez Sénèque, De tranquill. an., cap. 14, et Epist. 92 ; – et Cicéron, Tusc. qu., lib. I, cap. 12 et seq.

[8] Lucain, Pharsale, liv. VII, vers 819.

[9] I Cor. XV, 52.

CHAPITRE XIII

POURQUOI IL FAUT ENSEVELIR LES CORPS DES FIDÈLES.

Toutefois il ne faut pas négliger et abandonner la dépouille des morts, surtout les corps des justes et des fidèles qui ont servi d’instrument et d’organe au Saint-Esprit pour toutes sortes de bonnes œuvres. Si la robe d’un père ou son anneau ou telle autre chose semblable sont d’autant plus précieux à ses enfants que leur affection est plus grande, à plus forte raison devons-nous prendre soin du corps de ceux que nous aimons, car le corps est uni à l’homme d’une façon plus étroite et plus intime qu’aucun vêtement ; ce n’est point un secours ou un ornement étranger, c’est un élément de notre nature. Aussi voyons-nous qu’on a rendu aux justes des premiers temps ces suprêmes devoirs de piété, qu’on a célébré leurs funérailles et pourvu à leur sépulture[1], et qu’eux-mêmes durant leur vie ont donné des ordres à leurs enfants pour faire ensevelir ou transférer leurs dépouilles[2]. Je citerai Tobie qui s’est rendu agréable à Dieu, au témoignage de l’ange, en faisant ensevelir les morts[3]. Notre-Seigneur lui-même, qui devait ressusciter au troisième jour, approuve hautement et veut qu’on loue l’action de cette sainte femme qui répand sur lui un parfum précieux, comme pour l’ensevelir par avance[4]. L’Évangile parle aussi avec éloge de ces fidèles qui reçurent le corps de Jésus à la descente de la croix, le couvrirent d’un linceul et le déposèrent avec respect dans un tombeau. Ce qu’il faut conclure de tous ces exemples, ce n’est pas que le corps garde après la mort aucun sentiment, mais c’est que la providence de Dieu s’étend jusque sur les restes des morts, et que ces devoirs de piété lui sont agréables comme témoignages de foi dans la résurrection. Nous en pouvons tirer aussi cet enseignement salutaire, que si les soins pieux donnés à la dépouille inanimée de nos frères ne sont point perdus devant Dieu, l’aumône qui soulage des hommes pleins de vie doit nous créer des droits bien autrement puissants à la rémunération céleste. Il y a encore sous ces ordres que les saints patriarches donnaient à leurs enfants pour la sépulture ou la translation de leurs derniers restes, des choses mystérieuses qu’il faut entendre dans un sens prophétique ; mais ce n’est pas ici le lieu de les approfondir, et nous en avons assez dit sur cette matière. Si donc la privation soudaine des choses les plus nécessaires à la vie, comme la nourriture et le vêtement, ne triomphe pas de la patience des hommes de bien, et, loin d’ébranler leur piété, ne sert qu’à l’éprouver et à la rendre plus féconde, pouvons-nous croire que l’absence des honneurs funèbres soit capable de troubler le repos des saints dans l’invisible séjour de l’éternité ? Concluons que si les derniers devoirs n’ont pas été rendus aux chrétiens lors du désastre de Rome ou à la prise d’autres villes, ni les vivants n’ont commis un crime, puisqu’ils n’ont rien pu faire, ni les morts n’ont éprouvé une peine, puisqu’ils n’ont rien pu sentir.

[1] Gen. XXV, 9 ; XXXV, 29 ; L, 2-13, etc.

[2] Gen. XLVII, 29, 30 ; L, 21.

[3] Tob. II, 9.

[4] Matt. XXVI, 10-13.

CHAPITRE XIV

LES CONSOLATIONS DIVINES N’ONT JAMAIS MANQUÉ AUX SAINTS DANS LA CAPTIVITÉ.

On se plaint que des chrétiens aient été emmenés captifs. Affreux malheur, en effet, si les barbares avaient pu les emmener quelque part où ils n’eussent point trouvé leur Dieu ! Ouvrez les saintes Ecritures, vous y apprendrez comment on se console dans de pareilles extrémités. Les trois enfants de Babylone furent captifs ; Daniel le fut aussi, et comme lui d’autres prophètes ; le divin consolateur leur a-t-il jamais fait défaut ? Comment eut-il abandonné ses fidèles tombés sous la domination des hommes, celui qui n’abandonne pas le Prophète jusque dans les entrailles de la baleine[1] ? Nos adversaires aiment mieux rire de ce miracle que d’y ajouter foi ; et cependant ils croient sur le témoignage de leurs auteurs qu’Arion de Méthymne, le célèbre joueur de lyre, jeté de son vaisseau dans la mer, fut reçu et porté au rivage sur le dos d’un dauphin[2]. Mais, diront-ils, l’histoire de Jonas est plus incroyable. Soit, elle est plus incroyable, parce qu’elle est plus merveilleuse, et elle est plus merveilleuse, parce qu’elle trahit un bras plus puissant.

[1] Jon. II.

[2] Hérodote, I, ch. 23,24 ; Ovide, Fastor., lib. II, vers 80 et sq.

CHAPITRE XV

LA PIÉTÉ DE RÉGULUS, SOUFFRANT VOLONTAIREMENT LA CAPTIVITÉ POUR TENIR SA PAROLE ENVERS LES DIEUX, NE LE PRÉSERVA PAS DE LA MORT.

Les païens ont parmi leurs hommes illustres un exemple fameux de captivité volontairement subie par esprit de religion. Marcus Attilius Régulus, général romain, avait été pris par les Carthaginois[1]. Ceux-ci, tenant moins à conserver leurs prisonniers qu’à recouvrer ceux qui leur avaient été faits par les Romains, envoyèrent Régulus à Rome avec leurs ambassadeurs, après qu’il se fut engagé par serment à revenir à Carthage, s’il n’obtenait pas ce qu’ils désiraient. Il part, et convaincu que l’échange des captifs n’était pas avantageux à la république, il en dissuade le sénat ; puis, sans y être contraint autrement que par sa parole, il reprend volontairement le chemin de sa prison. Là, les Carthaginois lui réservaient d’affreux supplices et la mort. On l’enferma dans un coffre de bois garni de pointes aiguës, de sorte qu’il était obligé de se tenir debout, ou, s’il se penchait, de souffrir des douleurs atroces ; ce fut ainsi qu’ils le tuèrent en le privant de tout sommeil. Certes, voilà une vertu admirable et qui a su se montrer plus grande que la plus grande infortune ! Et cependant quels dieux avait pris à témoin Régulus, sinon ces mêmes dieux dont on s’imagine que le culte aboli est la cause de tous les malheurs du monde ? Si ces dieux qu’on servait pour être heureux en cette vie ont voulu ou permis le supplice d’un si religieux observateur de son serment, que pouvait faire de plus leur colère contre un parjure ? Mais je veux tirer de mon raisonnement une double conclusion : nous avons vu que Régulus porta le respect pour les dieux jusqu’à croire qu’un serment ne lui permettait pas de rester dans sa patrie, ni de se réfugier ailleurs, mais lui faisait une loi de retourner chez ses plus cruels ennemis. Or, s’il croyait qu’une telle conduite lui fût avantageuse pour la vie présente, il était évidemment dans l’illusion, puisqu’il n’en recueillit qu’une affreuse mort. Voilà donc un homme dévoué au culte des dieux qui est vaincu et fait prisonnier ; le voilà qui, pour ne pas violer un serment prêté en leur nom, périt dans le plus affreux et le plus inouï des supplices ! Preuve certaine que le culte des dieux ne sert de rien pour le bonheur temporel. Si vous dites maintenant qu’il nous donne après la vie la félicité pour récompense, je vous demanderai alors pourquoi vous calomniez le christianisme, pourquoi vous prétendez que le désastre de Rome vient de ce qu’elle a déserté les autels de ses dieux, puisque, malgré le culte le plus assidu, elle aurait pu être aussi malheureuse que le fut Régulus ? Il ne resterait plus qu’à pousser l’aveuglement et la démence jusqu’à prétendre que si un individu a pu, quoique fidèle au culte des dieux, être accablé par l’infortune, il n’en saurait être de même d’une cité tout entière, la puissance des dieux étant moins faite pour se déployer sur un individu que sur un grand nombre. Comme si la multitude ne se composait pas d’individus !

Dira-t-on que Régulus, au milieu de sa captivité et de ses tourments, a pu trouver le bonheur dans le sentiment de sa vertu[2] ? Que l’on se mette alors à la recherche de cette vertu véritable qui seule peut rendre un État heureux. Car le bonheur d’un État et celui d’un individu viennent de la même source, un État n’étant qu’un assemblage d’individus vivant dans un certain accord. Au surplus, je ne discute pas encore la vertu de Régulus ; qu’il me suffise, par l’exemple mémorable d’un homme qui aime mieux renoncer à la vie que d’offenser les dieux, d’avoir forcé mes adversaires de convenir que la conservation des biens corporels et de tous les avantages extérieurs de la vie n’est pas le véritable objet de la religion. Mais que peut-on attendre d’esprits aveuglés qui se glorifient d’un semblable citoyen et qui craignent d’avoir un État qui lui ressemble ? S’ils ne le craignent pas, qu’ils avouent donc que le malheur de Régulus a pu arriver à une ville aussi fidèle que lui au culte des dieux, et qu’ils cessent de calomnier le christianisme. Mais puisque nous avons soulevé ces questions au sujet des chrétiens emmenés en captivité, je dirai à ces hommes qui sans pudeur et sans prudence prodiguent l’insulte à notre sainte religion : Que l’exemple de Régulus vous confonde ! Car si ce n’est point une chose honteuse à vos dieux qu’un de leurs plus fervents admirateurs, pour garder la foi du serment, ait dû renoncer à sa patrie terrestre, sans espoir d’en trouver une autre, et mourir lentement dans les tortures d’un supplice inouï, de quel droit viendrait-on tourner à la honte du nom chrétien la captivité de nos fidèles, qui, l’œil fixé sur la céleste patrie, se savent étrangers jusque dans leurs propres foyers[3].

[1] Voyez Polybe, I, 29 ; Cicéron, De offic., lib. I, cap. 13, et lib. III, cap. 26.

[2] C’est, en effet, ce que soutient Sénèque, en bon stoïcien, de Prov., cap. 3, et Epist. LXVII.

[3] I Petr. II, 11.

CHAPITRE XVI

LE VIOL SUBI PAR LES VIERGES CHRÉTIENNES DANS LA CAPTIVITÉ, SANS QUE LEUR VOLONTÉ Y FUT POUR RIEN, A-T-IL PU SOUILLER LA VERTU DE LEUR ÂME ?

On s’imagine couvrir les chrétiens de honte, quand pour rendre plus horrible le tableau de leur captivité, on nous montre les barbares violant les femmes, les filles et même les vierges consacrées à Dieu[1]. Mais ni la foi, ni la piété, ni la chasteté, comme vertu, ne sont ici le moins du monde intéressées ; le seul embarras que nous éprouvions, c’est de mettre d’accord avec la raison ce sentiment qu’on nomme pudeur. Aussi, ce que nous dirons sur ce sujet aura moins pour but de répondre à nos adversaires que de consoler des cœurs amis. Posons d’abord ce principe inébranlable que la vertu qui fait la bonne vie a pour siège l’âme, d’où elle commande aux organes corporels, et que le corps tire sa sainteté du secours qu’il prête à une volonté sainte. Tant que cette volonté ne faiblit pas, tout ce qui arrive au corps par le fait d’une volonté étrangère, sans qu’on puisse l’éviter autrement que par un péché, tout cela n’altère en rien notre innocence. Mais, dira-t-on, outre les traitements douloureux que peut souffrir le corps, il est des violences d’une autre nature, celles que le libertinage fait accomplir. Si une chasteté ferme et sûre d’elle-même en sort triomphante, la pudeur en souffre cependant, et on a lieu de craindre qu’un outrage qui ne peut être subi sans quelque plaisir de la chair ne se soit pas consommé sans quelque adhésion de la volonté.

[1] Sur cette même question, voyez saint Jérôme, Epist. III, ad Heliod. ; Epist. VIII, ad Demetriadem.

CHAPITRE XVII

DU SUICIDE PAR CRAINTE DU CHÂTIMENT ET DU DÉSHONNEUR.

S’il est quelques-unes de ces vierges qu’un tel scrupule ait portées à se donner la mort, quel homme ayant un cœur leur refuserait le pardon ? Quant à celles qui n’ont pas voulu se tuer, de peur de devenir criminelles en épargnant un crime à leurs ravisseurs, quiconque les croira coupables ne sera-t-il pas coupable lui-même de folle légèreté ? S’il n’est pas permis, en effet, de tuer un homme, même criminel, de son autorité privée, parce qu’aucune loi n’y autorise, il s’ensuit que celui qui se tue est homicide ; d’autant plus coupable en cela qu’il est d’ailleurs plus innocent du motif qui le porte à s’ôter la vie. Pourquoi détestons-nous le suicide de Judas ? Pourquoi la Vérité elle-même a-t-elle déclaré[1] qu’en se pendant il a plutôt accru qu’expié le crime de son infâme trahison ? C’est qu’en désespérant de la miséricorde de Dieu, il s’est fermé la voie à un repentir salutaire[2]. À combien plus forte raison faut-il donc rejeter la tentation du suicide quand on n’a aucun crime à expier ! En se tuant, Judas tua un coupable, et cependant il lui sera demandé compte, non-seulement de la vie du Christ, mais de sa propre vie, parce qu’en se tuant à cause d’un premier crime, il s’est chargé d’un crime nouveau. Pourquoi donc un homme qui n’a point fait de mal à autrui s’en ferait-il à lui-même ? Il tuerait donc un innocent dans sa propre personne, pour empêcher un coupable de consommer son dessein, et il attenterait criminellement à sa vie, de peur qu’elle ne fût l’objet d’un attentat étranger !

[1] Act. I.

[2] Matth. XXVIII, 3.

CHAPITRE XVIII

DES VIOLENCES QUE L’IMPURETÉ D’AUTRUI PEUT FAIRE SUBIR À NOTRE CORPS, SANS QUE NOTRE VOLONTÉ Y PARTICIPE.

On alléguera la crainte qu’on éprouve d’être souillé par l’impureté d’autrui. Je réponds : Si l’impureté reste le fait d’un autre que vous, elle ne vous souillera pas ; si elle vous souille, c’est qu’elle est aussi votre fait. La pureté est une vertu de l’âme ; elle a pour compagne la force qui nous rend capables de supporter les plus grands maux plutôt que de consentir au mal. Or, l’homme le plus pur et le plus ferme est maître, sans doute, du consentement et du refus de sa volonté, mais il ne l’est pas des accidents que sa chair peut subir ; comment donc pourrait-il croire, s’il a l’esprit sain, qu’il a perdu la pureté parce que son corps violemment saisi aura servi à assouvir une impureté dont il n’est pas complice ? Si la pureté peut être perdue de la sorte, elle n’est plus une vertu de l’âme ; il faut cesser de la compter au nombre des biens qui sont le principe de la bonne vie, et le ranger parmi les biens du corps, avec la vigueur, la beauté, la santé et tous ces avantages qui peuvent souffrir des altérations, sans que la justice et la vertu en soient aucunement altérées. Or, si la pureté n’est rien de mieux que cela, pourquoi s’en mettre si fort en peine au péril même de la vie ? Rendez-vous à cette vertu de l’âme son vrai caractère, elle ne peut plus être détruite par la violence faite au corps. Je dirai plus : s’il est vrai qu’en faisant des efforts pour ne pas céder à l’attrait des concupiscences charnelles, la sainte continence sanctifie le corps lui-même, j’en conclus que tant que l’intention de leur résister se maintient ferme et inébranlable, le corps ne perd pas sa sainteté, car la volonté de s’en servir saintement persévère, et, autant qu’il dépend de lui, il nous en laisse la faculté.

La sainteté du corps ne consiste pas à préserver nos membres de toute altération et de tout contact : mille accidents peuvent occasionner de graves blessures, et souvent, pour nous sauver la vie, les chirurgiens nous font subir d’horribles opérations. Une sage-femme, soit malveillance, soit maladresse, soit pur hasard, détruit la virginité d’une jeune fille en voulant la constater, y a-t-il un esprit assez mal fait pour s’imaginer que cette jeune fille par l’altération d’un de ses organes, ait perdu quelque chose de la pureté de son corps ? Ainsi donc, tant que l’âme garde ce ferme propos qui fait la sainteté du corps, la brutalité d’une convoitise étrangère ne saurait ôter au corps le caractère sacré que lui imprime une continence persévérante. Voici une femme au cœur perverti qui, trahissant les vœux contractés devant Dieu, court se livrer à son amant. Direz-vous que pendant le chemin elle est encore pure de corps, après avoir perdu la pureté de l’âme, source de l’autre pureté ? Loin de nous cette erreur ! Disons plutôt qu’avec une âme pure, la sainteté du corps ne saurait être altérée, alors même que le corps subirait les derniers outrages ; et pareillement, qu’une âme corrompue fait perdre au corps sa sainteté, alors même qu’il n’aurait éprouvé aucune souillure matérielle. Concluons qu’une femme n’a rien à punir en soi par une mort volontaire, quand elle a été victime passive du péché d’autrui ; à plus forte raison, avant l’outrage : car alors elle se charge d’un homicide certain pour empêcher un crime encore incertain.

CHAPITRE XIX

DE LUCRÈCE, QUI SE DONNA LA MORT POUR AVOIR ÉTÉ OUTRAGÉE.

Nous soutenons que lorsqu’une femme, décidée à rester chaste, est victime d’un viol sans aucun consentement de sa volonté, il n’y a de coupable que l’oppresseur. Oseront-ils nous contredire, ceux contre qui nous défendons la pureté spirituelle et aussi la pureté corporelle des vierges chrétiennes outragées dans leur captivité ? Nous leur demanderons pourquoi la pudeur de Lucrèce, cette noble dame de l’ancienne Rome, est en si grand honneur auprès d’eux ? Quand le fils de Tarquin eut assouvi sa passion infâme, Lucrèce dénonça le crime à son mari, Collatin, et à son parent, Brutus, tous deux illustres par leur rang et par leur courage, et leur fit prêter serment de la venger ; puis, l’âme brisée de douleur et ne voulant pas supporter un tel affront, elle se tua[1]. Dirons-nous qu’elle est morte chaste ou adulte ? Poser cette question c’est la résoudre. J’admire beaucoup cette parole d’un rhéteur qui déclamait sur Lucrèce : « Chose admirable ! » s’écriait-il ; « ils étaient deux, et un seul fut adultère ! » Impossible de dire mieux et plus vrai. Ce rhéteur a parfaitement distingué dans l’union des corps la différence des âmes, l’une souillée par une passion brutale, l’autre fidèle à la chasteté, et exprimant à la fois cette union toute matérielle et cette différence morale, il a dit excellemment : « Ils étaient deux, un seul fut adultère ».

Mais d’où vient que la vengeance est tombée plus terrible sur la tête innocente que sur la tête coupable ? Car Sextus n’eut à souffrir que l’exil avec son père, et Lucrèce perdit la vie. S’il n’y a pas impudicité à subir la violence, y a-t-il justice à punir la chasteté ? C’est à vous que j’en appelle, lois et juges de Rome ! Vous ne voulez pas que l’on puisse impunément faire mourir un criminel, s’il n’a été condamné. Eh bien ! supposons qu’on porte ce crime à votre tribunal : une femme a été tuée ; non-seulement elle n’avait pas été condamnée, mais elle était chaste et innocente : ne punirez-vous pas sévèrement cet assassinat ? Or, ici, l’assassin c’est Lucrèce. Oui, cette Lucrèce tant célébrée a tué la chaste, l’innocente Lucrèce, l’infortunée victime de Sextus. Prononcez maintenant. Que si vous ne le faites point, parce que la coupable s’est dérobée à votre sentence, pourquoi tant célébrer la meurtrière d’une femme chaste et innocente ? Aussi bien ne pourriez-vous la défendre devant les juges d’enfer, tels que vos poètes nous les représentent, puisqu’elle est parmi ces infortunés « Qui se sont donné la mort de leur propre main, et sans avoir commis aucun crime, en haine de l’existence, ont jeté leurs âmes au loin… »

Veut-elle revenir au jour ? « Le destin s’y oppose et elle est arrêtée par l’onde lugubre du marais qu’on ne traverse pas[2] ».

Mais peut-être n’est-elle pas là ; peut-être s’est-elle tuée parce qu’elle se sentait coupable ; peut-être (car qui sait, elle exceptée, ce qui se passait en son âme), touchée en secret par la volupté, a-t-elle consenti au crime, et puis, regrettant sa faute, s’est-elle tuée pour l’expier, mais, dans ce cas même, son devoir était, non de se tuer, mais d’offrir à ses faux dieux une pénitence salutaire. Au surplus, si les choses se sont passées ainsi, si on ne peut pas dire : « Ils étaient deux, un seul fut adultère » ; si tous deux ont commis le crime, l’un par une brutalité ouverte, l’autre par un secret consentement, il n’est pas vrai alors qu’elle ait tué une femme innocente, et ses savants défenseurs peuvent soutenir qu’elle n’habite point cette partie des enfers réservée à ces infortunés « qui, purs de tout crime, se sont arraché la vie ». Mais il y a ici deux extrémités inévitables : veut-on l’absoudre du crime d’homicide ? on la rend coupable d’adultère ; l’adultère est-il écarté ? il faut qu’elle soit homicide ; de sorte qu’on ne peut éviter cette alternative : si elle est adultère, pourquoi la célébrer ? si elle est restée chaste, pourquoi s’est-elle donné la mort ?

Quant à nous, pour réfuter ces hommes étrangers à toute idée de sainteté qui osent insulter les vierges chrétiennes outragées dans la captivité, qu’il nous suffise de recueillir cet éloge donné à l’illustre Romaine : « Ils étaient deux, un seul fut adultère ». On n’a pas voulu croire, tant la confiance était grande dans la vertu de Lucrèce, qu’elle se fût souillée par la moindre complaisance adultère. Preuve certaine que, si elle s’est tuée pour avoir subi un outrage auquel elle n’avait pas consenti, ce n’est pas l’amour de la chasteté qui a armé son bras, mais bien la faiblesse de la honte. Oui, elle a senti la honte d’un crime commis sur elle, bien que sans elle. Elle a craint, la fière Romaine, dans sa passion pour la gloire, qu’on ne pût dire, en la voyant survivre à son affront, qu’elle y avait consenti. À défaut de l’invisible secret de sa conscience, elle a voulu que sa mort fût un témoignage éclatant de sa pureté, persuadée que la patience serait contre elle un aveu de complicité.

Telle n’a point été la conduite des femmes chrétiennes qui ont subi la même violence. Elles ont voulu vivre, pour ne point venger sur elles le crime d’autrui, pour ne point commettre un crime de plus, pour ne point ajouter l’homicide à l’adultère ; c’est en elles-mêmes qu’elles possèdent l’honneur de la chasteté, dans le témoignage de leur conscience ; devant Dieu, il leur suffit d’être assurées qu’elles ne pouvaient rien faire de plus sans mal faire, résolues avant tout à ne pas s’écarter de la loi de Dieu, au risque même de n’éviter qu’à grand’peine les soupçons blessants de l’humaine malignité.

[1] Tite-Live, lib. I, cap. 57,58.

[2] Virgile, Énéide, liv. VI, vers 434 à 439.

CHAPITRE XX

LA LOI CHRÉTIENNE NE PERMET EN AUCUN CAS LA MORT VOLONTAIRE.

Ce n’est point sans raison que dans les livres saints on ne saurait trouver aucun passage où Dieu nous commande ou nous permette, soit pour éviter quelque mal, soit même pour gagner la vie éternelle, de nous donner volontairement la mort. Au contraire, cela nous est interdit par le précepte : « Tu ne tueras point ». Remarquez que la loi n’ajoute pas : « Ton prochain », ainsi qu’elle le fait quand elle défend le faux témoignage : « Tu ne porteras point faux témoignage contre ton prochain[1] ». Cela ne veut pas dire néanmoins que celui qui porte faux témoignage contre soi-même soit exempt de crime ; car c’est de l’amour de soi-même que la règle de l’amour du prochain tire sa lumière, ainsi qu’il est écrit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même[2] ». Si donc celui qui porte faux témoignage contre soi-même n’est pas moins coupable que s’il le portait contre son prochain, bien qu’en cette défense il ne soit parlé que du prochain et qu’il puisse paraître qu’il n’est pas défendu d’être faux témoin contre soi-même, à combien plus forte raison faut-il regarder comme interdit de se donner la mort, puisque ces termes : « Tu ne tueras point », sont absolus, et que la loi n’y ajoute rien qui les limite ; d’où il suit que la défense est générale, et que celui-là même à qui il est commandé de ne pas tuer ne s’en trouve pas excepté. Aussi plusieurs cherchent-ils à étendre ce précepte jusqu’aux bêtes mêmes, s’imaginant qu’il n’est pas permis de les tuer[3]. Mais que ne l’étendent-ils donc aussi aux arbres et aux plantes ? car, bien que les plantes n’aient point de sentiment, on ne laisse pas de dire qu’elles vivent, et par conséquent elles peuvent mourir, et même, quand la violence s’en mêle, être tuées. C’est ainsi que l’Apôtre, parlant des semences, dit : « Ce que tu sèmes ne peut vivre, s’il ne meurt auparavant[4] », et le Psalmiste : « Il a tué leurs vignes par la grêle[5] ». Est-ce à dire qu’en vertu du précepte : « Tu ne tueras point », ce soit un crime d’arracher un arbrisseau, et serons-nous assez fous pour souscrire, en cette rencontre, aux erreurs des Manichéens[6] ? Laissons de côté ces rêveries, et lorsque nous lisons : « Tu ne tueras point », si nous ne l’entendons pas des plantes, parce qu’elles n’ont point de sentiment, ni des bêtes brutes, qu’elles volent dans l’air, nagent dans l’eau, marchent ou rampent sur terre, parce qu’elles sont privées de raison et ne forment point avec l’homme une société, d’où il suit que par une disposition très-juste du Créateur, leur vie et leur mort sont également faites pour notre usage, il reste que nous entendions de l’homme seul ce précepte : « Tu ne tueras point », c’est-à-dire, tu ne tueras ni un autre ni toi-même, car celui qui se tue, tue un homme.

[1] Exode, XX, 13, 16.

[2] Matt., XXII, 39.

[3] Allusion à la secte des Marcionites et à celle des Manichéens. Voyez sur la première, Épiphane, Hœr. 42, et sur la seconde, Augustin, Contr. Faust., lib. VI, cap. 6, 8.

[4] I Cor. XV, 36.

[5] Psal. LXXVII, 47.

[6] Voyez le traité de saint Augustin, De morib. Manich., n. 54.

CHAPITRE XXI

DES MEURTRES QUI, PAR EXCEPTION, N’IMPLIQUENT POINT CRIME D’HOMICIDE.

Dieu lui-même a fait quelques exceptions à la défense de tuer l’homme, tantôt par un commandement général, tantôt par un ordre temporaire et personnel. En pareil cas, celui qui tue ne fait que prêter son ministère à un ordre supérieur ; il est comme un glaive entre les mains de celui qui frappe, et par conséquent il ne faut pas croire que ceux-là aient violé le précepte : « Tu ne tueras point », qui ont entrepris des guerres par l’inspiration de Dieu, ou qui, revêtus du caractère de la puissance publique et obéissant aux lois de l’État, c’est-à-dire à des lois très-justes et très-raisonnables, ont puni de mort les malfaiteurs. L’Écriture est si loin d’accuser Abraham d’une cruauté coupable pour s’être déterminé, par pur esprit d’obéissance, à tuer son fils, qu’elle loue sa piété[1]. Et l’on a raison de se demander si l’on peut considérer Jephté comme obéissant à un ordre de Dieu, quand, voyant sa fille qui venait à sa rencontre, il la tue pour être fidèle au vœu qu’il avait fait d’immoler le premier être vivant qui s’offrirait à ses regards à son retour après la victoire[2]. De même, comment justifie-t-on Samson de s’être enseveli avec les ennemis sous les ruines d’un édifice ? en disant qu’il obéissait au commandement intérieur de l’Esprit, qui se servait de lui pour faire des miracles[3]. Ainsi donc, sauf les deux cas exceptionnels d’une loi générale et juste ou d’un ordre particulier de celui qui est la source de toute justice, quiconque tue un homme, soi-même ou son prochain, est coupable d’homicide.

[1] Gen. XXII.

[2] Jug. XI.

[3] Ibid. XVI, 30.

CHAPITRE XXII

LA MORT VOLONTAIRE N’EST JAMAIS UNE PREUVE DE GRANDEUR D’ÂME.

On peut admirer la grandeur d’âme de ceux qui ont attenté sur eux-mêmes, mais, à coup sûr, on ne saurait louer leur sagesse. Et même, à examiner les choses de plus près et de l’œil de la raison, est-il juste d’appeler grandeur d’âme cette faiblesse qui rend impuissant à supporter son propre mal ou les fautes d’autrui ? Rien ne marque mieux une âme sans énergie que de ne pouvoir se résigner à l’esclavage du corps et à la folie de l’opinion. Il y a plus de force à endurer une vie misérable qu’à la fuir, et les lueurs douteuses de l’opinion, surtout de l’opinion vulgaire, ne doivent pas prévaloir sur les pures clartés de la conscience. Certes, s’il y a quelque grandeur d’âme à se tuer, personne n’a un meilleur droit à la revendiquer que Cléombrote, dont on raconte qu’ayant lu le livre où Platon discute l’immortalité de l’âme, il se précipita du haut d’un mur pour passer de cette vie dans une autre qu’il croyait meilleure[1] ; car il n’y avait ni calamité, ni crime faussement ou justement imputé dont le poids pût lui paraître insupportable ; si donc il se donna la mort, s’il brisa ces liens si doux de la vie, ce fut par pure grandeur d’âme. Eh bien ! je dis que si l’action de Cléombrote est grande, elle n’est du moins pas bonne ; et j’en atteste Platon lui-même, Platon, qui n’aurait pas manqué de se donner la mort et de prescrire le suicide aux autres, si ce même génie qui lui révélait l’immortalité de l’âme, ne lui avait fait comprendre que, cette action, loin d’être permise, doit être expressément défendue[2].

Mais, dit-on, plusieurs se sont tués pour ne pas tomber en la puissance des ennemis. Je réponds qu’il ne s’agit pas de ce qui a été fait, mais de ce qu’on doit faire. La raison est au-dessus des exemples, et les exemples eux-mêmes s’accordent avec la raison, quand on sait choisir ceux qui sont le plus dignes d’être imités, ceux qui viennent de la plus haute piété. Ni les Patriarches, ni les Prophètes, ni les Apôtres ne nous ont donné l’exemple du suicide. Jésus-Christ, Notre Seigneur, qui avertit ses disciples, en cas de persécution, de fuir de ville en ville[3], ne pouvait-il pas leur conseiller de se donner la mort, plutôt que de tomber dans les mains de leurs persécuteurs ? Si donc il ne leur a donné ni le conseil, ni l’ordre de quitter la vie, lui qui leur prépare, suivant ses promesses, les demeures de l’éternité[4], il s’ensuit que les exemples invoqués par les Gentils, dans leur ignorance de Dieu, ne prouvent rien pour les adorateurs du seul Dieu véritable.

[1] Voyez Cicéron, Tusc. qu., lib. I, cap. 31.

[2] En effet, dans le Phédon même, Platon se prononce formellement contre le suicide, soit au nom de la religion, soit au nom de la philosophie. Voyez le Phédon, trad. fr., tome I, p. 194 et suiv.

[3] Matt. X, 23.

[4] Jean. XIV, 2.

CHAPITRE XXIII

DE L’EXEMPLE DE CATON, QUI S’EST DONNÉ LA MORT POUR N’AVOIR PU SUPPORTER LA VICTOIRE DE CÉSAR.

Après l’exemple de Lucrèce, dont nous avons assez parlé plus haut, nos adversaires ont beaucoup de peine à trouver une autre autorité que celle de Caton, qui se donna la mort à Utique[1] : non qu’il soit le seul qui ait attenté sur lui-même, mais il semble que l’exemple d’un tel homme, dont les lumières et la vertu sont incontestées, justifie complètement ses imitateurs. Pour nous, que pouvons-nous dire de mieux sur l’action de Caton, sinon que ses propres amis, hommes éclairés tout autant que lui, s’efforcèrent de l’en dissuader, ce qui prouve bien qu’ils voyaient plus de faiblesse que de force d’âme dans cette résolution, et l’attribuaient moins à un principe d’honneur qui porte à éviter l’infamie qu’à un sentiment de pusillanimité qui rend le malheur insupportable. Au surplus, Caton lui-même s’est trahi par le conseil donné en mourant à son fils bien-aimé. Si en effet c’était une chose honteuse de vivre sous la domination de César, pourquoi le père conseille-t-il au fils de subir cette houle, en lui recommandant de tout espérer de la clémence du vainqueur ? Pourquoi ne pas l’obliger plutôt à périr avec lui ? Si Torquatus a mérité des éloges pour avoir fait mourir son fils, quoique vainqueur, parce qu’il avait combattu contre ses ordres[2], pourquoi Caton épargne-t-il son fils, comme lui vaincu, alors qu’il ne s’épargne pas lui-même ? Y avait-il plus de honte à être vainqueur en violant la discipline, qu’à reconnaître un vainqueur en subissant l’humiliation ? Ainsi donc Caton n’a point pensé qu’il fût honteux de vivre sous la loi de César triomphant, puisque autrement il se serait servi, pour sauver l’honneur de son fils, du même fer dont il perça sa poitrine. Mais la vérité est qu’autant il aima son fils, sur qui ses vœux et sa volonté appelaient la clémence de César, autant il envia à César (comme César l’a dit lui-même, à ce qu’on assure[3]), la gloire de lui pardonner ; et si ce ne fut pas de l’envie, disons, en termes plus doux, que ce fut de la honte.

[1] Voyez Tite-Live, lib. CXIV, Epitome, et Cicéron, De offic., lib. I, cap. 31, et Tuscul., lib. I, cap. 30.

[2] Voyez Tite-Live, lib. VIII, cap. 7 ; Aulu-Gelle, lib. IX, cap. 13 ; Valère Maxime, lib. II, cap. 7, § 8.

[3] Plutarque, Vie de Caton, ch. 72.

CHAPITRE XXIV

LA VERTU DES CHRÉTIENS L’EMPORTE SUR CELLE DE RÉGULUS, SUPÉRIEURE ELLE-MÊME À CELLE DE CATON.

Nos adversaires ne veulent pas que nous préférions à Caton le saint homme Job, qui aima mieux souffrir dans sa chair les plus cruelles douleurs, que de s’en délivrer par la mort, sans parler des autres saints que l’Écriture, ce livre éminemment digne d’inspirer confiance et de faire autorité, nous montre résolus à supporter la captivité et la domination des ennemis plutôt que d’attenter à leurs jours. Eh bien ! prenons leurs propres livres, et nous y trouverons des motifs de préférer quelqu’un à Marcus Caton : c’est Marcus Régulus. Caton, en effet, n’avait jamais vaincu César ; vaincu par lui, il dédaigna de se soumettre et préféra se donner la mort. Régulus, au contraire, avait vaincu les Carthaginois. Général romain, il avait remporté, à la gloire de Rome, une de ces victoires qui, loin de contrister les bons citoyens, arrachent des louanges à l’ennemi lui-même. Vaincu à son tour, il aima mieux se résigner et rester captif que s’affranchir et devenir meurtrier de lui-même. Inébranlable dans sa patience à subir le joug de Carthage, et dans sa fidélité à aimer Rome, il ne consentit pas plus à dérober son corps vaincu aux ennemis, qu’à sa patrie son cœur invincible. S’il ne se donna pas la mort, ce ne fut point par amour pour la vie. La preuve, c’est que pour garder la foi de son serment, il n’hésita point à retourner à Carthage, plus irritée contre lui de son discours au sénat romain que de ses victoires. Si donc un homme qui tenait si peu à la vie a mieux aimé périr dans les plus cruels tourments que se donner la mort, il fallait donc que le suicide fût à ses yeux un très-grand crime. Or, parmi les citoyens de Rome les plus vertueux et les plus dignes d’admiration, en peut-on citer un seul qui soit supérieur à Régulus ? Ni la prospérité ne put le corrompre, puisqu’après de si grandes victoires il resta pauvre[1] ; ni l’adversité ne put le briser, puisqu’en face de si terribles supplices il accourut intrépide. Ainsi donc, ces courageux et illustres personnages, mais qui n’ont après tout servi que leur patrie terrestre, ces religieux observateurs de la foi jurée, mais qui n’attestaient que de faux dieux, ces hommes qui pouvaient, au nom de la coutume et du droit de la guerre, frapper leurs ennemis vaincus, n’ont pas voulu, même vaincus par leurs ennemis, se frapper de leur propre main ; sans craindre la mort, ils ont préféré subir la domination du vainqueur que s’y soustraire par le suicide. Quelle leçon pour les chrétiens, adorateurs du vrai Dieu et amants de la céleste patrie ! avec quelle énergie ne doivent-ils pas repousser l’idée du suicide, quand la Providence divine, pour les éprouver ou les châtier, les soumet pour un temps au joug ennemi ! Qu’ils ne craignent point, dans cette humiliation passagère, d’être abandonnés par celui qui a voulu naître humble, bien qu’il s’appelle le Très-Haut ; et qu’ils se souviennent enfin qu’il n’y a plus pour eux de discipline militaire, ni de droit de la guerre qui les autorise ou leur commande la mort du vaincu. Si donc un vrai chrétien ne doit pas frapper même un ennemi qui a attenté ou qui est sur le point d’attenter contre lui, quelle peut donc être la source de cette détestable erreur que l’homme peut se tuer, soit parce qu’on a péché, soit de peur qu’on ne pèche à son détriment ?

[1] Sur la pauvreté de Régulus, voyez Tite-Live, lib. XVIII, epit. ; Valère Maxime, lib. IV, cap. 4, § 6 ; Sénèque, Consol. ad Helv., cap. 12.

CHAPITRE XXV

IL NE FAUT POINT ÉVITER UN PÉCHÉ PAR UN AUTRE.

Mais il est à craindre, dit-on, que soumis à un outrage brutal, le corps n’entraîne l’âme, par le vif aiguillon de la volupté, à donner au péché un coupable contentement ; et dès lors, le chrétien doit se tuer, non pour éviter le péché à autrui, mais pour s’en préserver lui-même. Je réponds que celui-là ne laissera point son âme céder à l’excitation d’une sensualité étrangère qui vit soumis à Dieu et à la divine sagesse, et non à la concupiscence de la chair. De plus, s’il est vrai et évident que c’est un crime détestable et digne de la damnation de se donner la mort, y a-t-il un homme assez insensé pour parler de la sorte : Péchons maintenant, de crainte que nous ne venions à pécher plus tard. Soyons homicides, de crainte d’être plus tard adultères. Quoi donc ! si l’iniquité est si grande qu’il n’y ait plus à choisir entre le crime et l’innocence, mais à opter entre deux crimes, ne vaut-il pas mieux préférer un adultère incertain et à venir à un homicide actuel et certain ; et le péché, qui peut être expié par la pénitence n’est-il point préférable à celui qui ne laisse aucune place au repentir ? Ceci soit dit pour ces fidèles qui se croient obligés à se donner la mort, non pour épargner un crime à leur prochain, mais de peur que la brutalité qu’ils subissent n’arrache à leur volonté un consentement criminel. Mais loin de moi, loin de toute âme chrétienne, qui, ayant mis sa confiance en Dieu, y trouve son appui, loin de nous tous cette crainte de céder à l’attrait honteux de la volupté de la chair ! Et si cet esprit de révolte sensuelle, qui reste attaché à nos membres, même aux approches de la mort, agit comme par sa loi propre en dehors de la loi de notre volonté, peut-il y avoir faute, quand la volonté refuse, puisqu’il n’y en a pas, quand elle est suspendue par le sommeil ?

CHAPITRE XXVI

IL N’EST POINT PERMIS DE SUIVRE L’EXEMPLE DES SAINTS EN CERTAINS CAS OÙ LA FOI NOUS ASSURE QU’ILS ONT AGI PAR DES MOTIFS PARTICULIERS.

On objecte l’exemple de plusieurs saintes femmes qui, au temps de la persécution, pour soustraire leur pudeur à une brutale violence, se précipitèrent dans un fleuve où elles devaient infailliblement être entraînées et périr. L’Église catholique, dit-on, célèbre leur martyre avec une solennelle vénération[1]. Ici je dois me défendre tout jugement téméraire. L’Église a-t-elle obéi à une inspiration divine, manifestée par des signes certains, en honorant ainsi la mémoire de ces saintes femmes ? Je l’ignore ; mais cela peut être. Qui dira si ces vertueuses femmes, loin d’agir humainement, n’ont pas été divinement inspirées, et si, loin d’être égarées par le délire, elles n’ont pas exécuté un ordre d’en haut, comme fit Samson, dont il n’est pas permis de croire qu’il ait agi autrement[2] ? Lorsque Dieu parle et intime un commandement précis, qui oserait faire un crime de l’obéissance et accuser la piété de se montrer trop docile ? Ce n’est point à dire maintenant que le premier venu ait le droit d’immoler son fils à Dieu, sous prétexte d’imiter l’exemple d’Abraham. En effet, quand un soldat tue un homme pour obéir à l’autorité légitime, il n’est coupable d’homicide devant aucune loi civile ; au contraire, s’il n’obéit pas, il est coupable de désertion et de révolte[3]. Supposez, au contraire, qu’il eût agi de son autorité privée, il eût été responsable du sang versé ; de sorte que, pour une même action, ce soldat est justement puni, soit quand il la fait sans ordre, soit quand ayant ordre de la faire, il ne la fait pas. Or, si l’ordre d’un général a une si grande autorité, que dire d’un commandement du Créateur ? Ainsi donc, permis à celui qui sait qu’il est défendu d’attenter sur soi-même, de se tuer, si c’est pour obéir à celui dont il n’est pas permis de mépriser les ordres ; mais qu’il prenne garde que l’ordre ne soit pas douteux. Nous ne pénétrons, nous, dans les secrets de la conscience d’autrui que par ce qui est confié à notre oreille, et nous ne prétendons pas au jugement des choses cachées : « Nul ne sait ce qui se passe dans l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui[4] ». Ce que nous disons, ce que nous affirmons, ce que nous approuvons en toutes manières, c’est que personne n’a le droit de se donner la mort, ni pour éviter les misères du temps, car il risque de tomber dans celles de l’éternité, ni à cause des péchés d’autrui, car, pour éviter un péché qui ne le souillait pas, il commence par se charger lui-même d’un péché qui lui est propre, ni pour ses péchés passés, car, s’il a péché, il a d’autant plus besoin de vivre pour faire pénitence, ni enfin, par le désir d’une vie meilleure, car il n’y a point de vie meilleure pour ceux qui sont coupables de leur mort.

[1] On peut citer, parmi ces saintes femmes, Pélagie, sa mère et ses sœurs, louées par saint Ambroise, De Virgin., lib. III, et Epist. VII. Voyez aussi, sur la mort héroïque des deux vierges, Bernice et Prosdoce, le discours de saint Jean Chrysostome, t. II, p. 756 et suiv. de la nouvelle édition.

[2] Voyez plus haut, ch. 21.

[3] Comparez saint Augustin, De lib. arb., lib. I, n. 11 et 12.

[4] I Cor. II, 11.

CHAPITRE XXVII

SI LA MORT VOLONTAIRE EST DÉSIRABLE COMME UN REFUGE CONTRE LE PÉCHÉ.

Reste un dernier motif dont j’ai déjà parlé, et qui consiste à fonder le droit de se donner la mort sur la crainte qu’on éprouve d’être entraîné au péché par les caresses de la volupté ou par les tortures de la douleur. Admettez ce motif comme légitime, vous serez conduits par le progrès du raisonnement à conseiller aux hommes de se donner la mort au moment où, purifiés par l’eau régénératrice du baptême, ils ont reçu la rémission de tous leurs péchés. Le vrai moment, en effet, de se mettre à couvert des péchés futurs, c’est quand tous les anciens sont effacés. Or, si la mort volontaire est légitime, pourquoi ne pas choisir ce moment de préférence ? quel motif peut retenir un nouveau baptisé ? pourquoi exposerait il encore son âme purifiée à tous les périls de la vie, quand il lui est si facile d’y échapper, selon ce précepte : « Celui qui aime le péril y tombera[1] ? » pourquoi aimer tant et de si grands périls, ou, si on ne les aime pas, pourquoi s’y exposer en conservant une vie dont on a le droit de s’affranchir ? est-il possible d’avoir le cœur assez pervers et l’esprit assez aveuglé pour se créer ces deux obligations contradictoires : l’une, de se donner la mort, de peur que la domination d’un maître ne nous fasse tomber dans le péché ; l’autre, de vivre, afin de supporter une existence pleine à chaque heure de tentations, de ces mêmes tentations que l’on aurait à craindre sous la domination d’un maître, et de mille autres qui sont inséparables de notre condition mortelle ? à ce compte, pourquoi perdrions-nous notre temps à enflammer le zèle des nouveaux baptisés par de vives exhortations, à leur inspirer l’amour de la pureté virginale, de la continence dans le veuvage, de la fidélité au lit conjugal, quand nous avons à leur indiquer un moyen de salut beaucoup plus sûr et à l’abri de tout péril, c’est de se donner la mort aussitôt après la rémission de leurs péchés, afin de paraître ainsi plus sains et plus purs devant Dieu ? Or, s’il y a quelqu’un qui s’avise de donner un pareil conseil, je ne dirai pas : Il déraisonne ; je dirai : Il est fou. Comment donc serait-il permis de tenir à un homme le langage que voici : « Tuez-vous, de crainte que, vivant sous la domination d’un maître impudique, vous n’ajoutiez à vos fautes vénielles quelque plus grand péché », si c’est évidemment un crime abominable de lui dire : « Tuez-vous, et aussitôt après l’absolution de vos péchés, de crainte que vous ne veniez par la suite à en commettre d’autres et de plus grands, vivant dans un monde plein de voluptés attrayantes, de cruautés furieuses, d’illusions et de terreurs ». Puisqu’un tel langage serait criminel, c’est donc aussi une chose criminelle de se tuer. On ne saurait, en effet, invoquer aucun motif qui fût plus légitime ; celui-là ne l’étant pas, nul ne saurait l’être.

[1] Eccles. III, 27.

CHAPITRE XXVIII

POURQUOI DIEU A PERMIS QUE LES BARBARES AIENT ATTENTÉ À LA PUDEUR DES FEMMES CHRÉTIENNES.

Ainsi donc, fidèles servantes de Jésus-Christ, que la vie ne vous soit point à charge parce que les ennemis se sont fait un jeu de votre chasteté. Vous avez une grande et solide consolation, si votre conscience vous rend ce témoignage que vous n’avez point consenti au péché qui a été permis contre vous. Demanderez-vous pourquoi il a été permis ? qu’il vous suffise de savoir que la Providence, qui a créé le monde et qui le gouverne, est profonde en ses conseils ; « impénétrables sont ses jugements et insondables ses voies[1] ». Toutefois descendez au fond de votre conscience, et demandez-vous sincèrement si ces dons de pureté, de continence, de chasteté n’ont pas enflé votre orgueil, si, trop charmées par les louanges des hommes, vous n’avez point envié à quelques-unes de vos compagnes ces mêmes vertus. Je n’accuse point, ne sachant rien, et je ne puis entendre la réponse de votre conscience ; mais si elle est telle que je le crains, ne vous étonnez plus d’avoir perdu ce qui vous faisait espérer les empressements des hommes, et d’avoir conservé ce qui échappe à leurs regards. Si vous n’avez pas consenti au mal, c’est qu’un secours d’en haut est venu fortifier la grâce divine que vous alliez perdre, et l’opprobre subi devant les hommes a remplacé pour vous cette gloire humaine que vous risquiez de trop aimer. Âmes timides, soyez deux fois consolées ; d’un côté, une épreuve, de l’autre, un châtiment ; une épreuve qui vous justifie, un châtiment qui vous corrige. Quant à celles d’entre vous dont la conscience ne leur reproche pas de s’être enorgueillies de posséder la pureté des vierges, la continence des veuves, la chasteté des épouses, qui, le cœur plein d’humilité[2], se sont réjouies avec crainte de posséder le don de Dieu[3], sans porter aucune envie à leurs émules en sainteté, qui dédaignant enfin l’estime des hommes, d’autant plus grande pour l’ordinaire que la vertu qui les obtient est plus rare, ont souhaité l’accroissement du nombre des saintes âmes plutôt que sa diminution qui les eût fait paraître davantage ; quant à celles-là, qu’elles ne se plaignent pas d’avoir souffert la brutalité des barbares, qu’elles n’accusent point Dieu de l’avoir permise, qu’elles ne doutent point de sa providence, qui laisse faire ce que nul ne commet impunément. Il est en effet certains penchants mauvais qui pèsent secrètement sur l’âme, et auxquels la justice de Dieu lâche les rênes à un certain jour pour en réserver la punition au dernier jugement. Or, qui sait si ces saintes femmes, dont la conscience est pure de tout orgueil et qui ont eu à subir dans leur corps la violence des barbares, qui sait si elles ne nourrissaient pas quelque secrète faiblesse, qui pouvait dégénérer en faste ou en superbe, au cas où, dans le désordre universel, cette humiliation leur eût été épargnée ? De même que plusieurs ont été emportés par la mort, afin que l’esprit du mal ne pervertît pas leur volonté[4], ces femmes ont perdu l’honneur par la violence, afin que la prospérité ne pervertît pas leur modestie. Ainsi donc, ni celles qui étaient trop fières de leur pureté, ni celles que le malheur seul a préservées de l’orgueil, n’ont perdu la chasteté ; seulement elles ont gagné l’humilité ; celles-là ont été guéries d’un mal présent, celles-ci préservées d’un mal à venir.

Ajoutons enfin que, parmi ces victimes de la violence des barbares, plus d’une peut-être s’était imaginée que la continence est un bien corporel que l’on conserve tant que le corps n’est pas souillé, tandis qu’elle est un bien du corps et de l’âme tout ensemble, lequel réside dans la force de la volonté, soutenue par la grâce divine, et ne peut se perdre contre le gré de son possesseur. Les voilà maintenant délivrées de ce faux préjugé ; et quand leur conscience les assure du zèle dont elles ont servi Dieu, quand leur solide foi les persuade que ce Dieu ne peut abandonner qui le sert et l’invoque de tout son cœur, sachant du reste, de science certaine, combien la chasteté lui est agréable, elles doivent nécessairement conclure qu’il n’eût jamais permis l’outrage souffert par des âmes saintes, si cet outrage eût pu leur ravir le don qu’il leur a fait lui-même et qui les lui rend aimables, la sainteté.

[1] Rom. XI, 33.

[2] Rom. XII, 16.

[3] Psal. II, 11.

[4] Sap. IV, 11.

CHAPITRE XXIX

RÉPONSE QUE LES ENFANTS DU CHRIST DOIVENT FAIRE AUX INFIDÈLES, QUAND CEUX-CI LEUR REPROCHENT QUE LE CHRIST NE LES A PAS MIS À COUVERT DE LA FUREUR DES ENNEMIS.

Toute la famille du Dieu véritable et souverain a donc un solide motif de consolation établi sur un meilleur fondement que l’espérance de biens chancelants et périssables ; elle doit accepter sans regret la vie temporelle elle-même, puisqu’elle s’y prépare à la vie éternelle, usant des biens de ce monde sans s’y attacher, comme fait un voyageur, et subissant les maux terrestres comme une épreuve ou un châtiment. Si on insulte à sa résignation, si on vient lui dire, aux jours d’infortune : « Où est ton Dieu[1] ? » qu’elle demande à son tour à ceux qui l’interrogent, où sont leurs dieux, alors qu’ils endurent ces mêmes souffrances dont la crainte est le seul principe de leur piété[2]. Pour nous, enfants du Christ, nous répondrons : Notre Dieu est partout présent et tout entier partout ; exempt de limites, il peut être présent en restant invisible et s’absenter sans se mouvoir. Quand ce Dieu m’afflige, c’est pour éprouver ma vertu ou pour châtier mes péchés ; et en échange de maux temporels, si je les souffre avec piété, il me réserve une récompense éternelle. Mais vous, dignes à peine qu’on vous parle de vos dieux, qui êtes-vous en face du mien, « plus redoutable que tous les dieux ; car tous les dieux des nations sont des démons, et le Seigneur a fait les cieux[3] ? »

[1] Psal. XLI, 4.

[2] On sait assez qu’il était d’usage dans l’ancienne république de faire des prières publiques, aux jours de grand péril ; mais il est bon de rappeler ici qu’au moment où Alaric parut devant Rome, cette vieille coutume fut encore mise en pratique par le sénat romain. Voyez Sozomène, lib. IX, cap. 6 ; Nicéphore, Annal., lib. XIII, cap. 35, et Zozime, lib. V, cap. 41.

[3] Psal. XCV, 4, 5.

CHAPITRE XXX

CEUX QUI S’ÉLÈVENT CONTRE LA RELIGION CHRÉTIENNE NE SONT AVIDES QUE DE HONTEUSES PROSPÉRITÉS.

Si cet illustre Scipion Nasica, autrefois votre souverain Pontife, qui dans la terreur de la guerre punique fut choisi d’une voix unanime par le sénat, comme le meilleur citoyen de Rome, pour aller recevoir de Phrygie l’image de la mère des dieux[1], si ce grand homme, dont vous n’oseriez affronter l’aspect, pouvait revenir à la vie, c’est lui qui se chargerait de rabattre votre impudence. Car enfin, qu’est-ce qui vous pousse à imputer au christianisme les maux que vous souffrez ? C’est le désir de trouver la sécurité dans le vice, et de vous livrer sans obstacle à tout le dérèglement de vos mœurs. Si vous souhaitez la paix et l’abondance, ce n’est pas pour en user honnêtement, c’est-à-dire avec mesure, tempérance et piété, mais pour vous procurer, au prix de folles prodigalités, une variété infinie de voluptés, et répandre ainsi dans les mœurs, au milieu de la prospérité apparente, une corruption mille fois plus désastreuse que toute la cruauté des ennemis. C’est ce que craignait Scipion, votre grand pontife, et, au jugement de tout le sénat, le meilleur citoyen de Rome, quand il s’opposait à la ruine de Carthage, cette rivale de l’empire romain, et combattait l’avis contraire de Caton[2]. Il prévoyait les suites d’une sécurité fatale à des âmes énervées et voulait qu’elles fussent protégées par la crainte, comme des pupilles par un tuteur. Il voyait juste, et l’événement prouva qu’il avait raison. Carthage une fois détruite, la république romaine fut délivrée sans doute d’une grande terreur ; mais combien de maux naquirent successivement de cette prospérité ! la concorde entre les citoyens affaiblie et détruite, bientôt des séditions sanglantes, puis, par un enchaînement de causes funestes, la guerre civile avec ses massacres, ses flots de sang, ses proscriptions, ses rapines ; enfin, un tel déluge de calamités que ces Romains, qui, au temps de leur vertu, n’avaient rien à redouter que de l’ennemi, eurent beaucoup plus à souffrir, après l’avoir perdue, de la main de leurs propres concitoyens. La fureur de dominer, passion plus effrénée chez le peuple romain que tous les autres vices de notre nature, ayant triomphé dans un petit nombre de citoyens puissants, tout le reste, abattu et lassé, se courba sous le joug[3].

[1] C’est à Pessinonte, en Phrygie, qu’on alla chercher la statue de Cybèle. L’oracle de Delphes avait prescrit d’envoyer à sa rencontre le meilleur citoyen de Rome. Voyez Cicéron, De arusp. resp., cap. 13 ; Tite-Live, lib. XXIX, cap. 14.

[2] Voyez Plutarque, Vie de Caton l’ancien, et Tite-Live, lib. XLIX, epit.

[3] Voyez Salluste, de Bello Jugurth., cap. 41 et sq., et Velleius Paterculus, lib. II, init.

CHAPITRE XXXI

PAR QUELS DEGRÉS S’EST ACCRUE CHEZ LES ROMAINS LA PASSION DE LA DOMINATION.

Comment, en effet, cette passion se serait-elle apaisée dans ces esprits superbes, avant que de s’élever par des honneurs incessamment renouvelés jusqu’à la puissance royale ? Or, pour obtenir le renouvellement de ces honneurs, la brigue était indispensable ; et la brigue elle-même ne pouvait prévaloir que chez un peuple corrompu par l’avarice et la débauche. Or, comment le peuple devint-il avare et débauché ? par un effet de cette prospérité dont s’alarmait si justement Scipion, quand il s’opposait avec une prévoyance admirable à la ruine de la plus redoutable et de la plus opulente ennemie de Rome. Il aurait voulu que la crainte servit de frein à la licence, que la licence comprimée arrêtât l’essor de la débauche et de l’avarice, et qu’ainsi la vertu pût croître et fleurir pour le salut de la république, et avec la vertu, la liberté ! Ce fut par le même principe et dans un même sentiment de patriotique prévoyance que Scipion, je parle toujours de l’illustre pontife que le sénat proclama par un choix unanime meilleur citoyen de Rome, détourna ses collègues du dessein qu’ils avaient formé de construire un amphithéâtre. Dans un discours plein d’autorité, il leur persuada de ne pas souffrir que la mollesse des Grecs vînt corrompre la virile austérité des antiques mœurs et souiller la vertu romaine de la contagion d’une corruption étrangère. Le sénat fut si touché par cette grave éloquence qu’il défendit l’usage des sièges qu’on avait coutume de porter aux représentations scéniques. Avec quelle ardeur ce grand homme eût-il entrepris d’abolir les jeux mêmes, s’il eût osé résister à l’autorité de ce qu’il appelait des dieux ! car il ne savait pas que ces prétendus dieux ne sont que de mauvais démons, ou s’il le savait, il croyait qu’on devait les apaiser plutôt que de les mépriser. La doctrine céleste n’avait pas encore été annoncée aux Gentils, pour purifier leur cœur par la foi, transformer en eux la nature humaine par une humble piété, les rendre capables des choses divines et les délivrer enfin de la domination des esprits superbes.

CHAPITRE XXXII

DE L’ÉTABLISSEMENT DES JEUX SCÉNIQUES.

Sachez donc, vous qui l’ignorez, et vous aussi qui feignez l’ignorance, n’oubliez pas, au milieu de vos murmures contre votre libérateur, que ces jeux scéniques, spectacles de turpitude, œuvres de licence et de vanité, ont été établis à Rome, non par la corruption des hommes, mais par le commandement de vos dieux. Mieux eût valu accorder les honneurs divins à Scipion que de rendre un culte à des dieux de cette sorte, qui n’étaient certes pas meilleurs que leur pontife. Écoutez-moi un instant avec attention, si toutefois votre esprit, longtemps enivré d’erreurs, est capable d’entendre la voix de la raison : Les dieux commandaient que l’on célébrât des jeux de théâtre pour guérir la peste des corps[1], et Scipion, pour prévenir la peste des âmes, ne voulait pas que le théâtre même fût construit. S’il vous reste encore quelque lueur d’intelligence pour préférer l’âme au corps, dites-moi qui vous devez honorer, de Scipion ou de vos dieux. Au surplus, si la peste vint à cesser, ce ne fut point parce que la folle passion des jeux plus raffinés de la scène s’empara d’un peuple belliqueux qui n’avait connu jusqu’alors que les jeux du cirque ; mais ces démons méchants et astucieux, prévoyant que la peste allait bientôt finir, saisirent cette occasion pour en répandre une autre beaucoup plus dangereuse et qui fait leur joie parce qu’elle s’attaque, non point au corps, mais aux mœurs. Et de fait, elle aveugla et corrompit tellement l’esprit des Romains que dans ces derniers temps (la postérité aura peine à le croire), parmi les malheureux échappés au sac de Rome et qui ont pu trouver un asile à Carthage, on en a vu plusieurs tellement possédés de cette étrange maladie qu’ils couraient chaque jour au théâtre s’enivrer follement du spectacle des histrions.

[1] Voyez Tite-Live, lib. VII, cap. 2 ; Val. Max., lib. II, cap. 1, § 2, et Tertullien, De Spectac., cap. 5.

CHAPITRE XXXIII

LA RUINE DE ROME N’A PAS CORRIGÉ LES VICES DES ROMAINS.

Quelle est donc votre erreur, insensés, ou plutôt, quelle fureur vous transporte ! Quoi ! au moment où, si l’on en croit les récits des voyageurs, le désastre de Rome fait jeter un cri de douleur jusque chez les peuples de l’Orient[1], au moment où les cités les plus illustres dans les plus lointains pays font de votre malheur un deuil public, c’est alors que vous recherchez les théâtres, que vous y courez, que vous les remplissez, que vous en envenimez encore le poison. C’est cette souillure et cette perte des âmes, ce renversement de toute probité et de tout sentiment honnête que Scipion redoutait pour vous, quand il s’opposait à la construction d’un amphithéâtre, quand il prévoyait que vous pourriez aisément vous laisser corrompre par la bonne fortune, quand il ne voulait pas qu’il ne vous restât plus d’ennemis à redouter. Il n’estimait pas qu’une cité fût florissante, quand ses murailles sont debout et ses mœurs ruinées. Mais le séducteur des démons a eu plus de pouvoir sur vous que la prévoyance des sages. De là vient que vous ne voulez pas qu’on vous impute le mal que vous faites et que vous imputez aux chrétiens celui que vous souffrez. Corrompus par la bonne fortune, incapables d’être corrigés par la mauvaise, vous ne cherchez pas dans la paix la tranquillité de l’État, mais l’impunité de vos vices. Scipion vous souhaitait la crainte de l’ennemi pour vous retenir sur la pente de la licence, et vous, écrasés par l’ennemi, vous ne pouvez pas même contenir vos dérèglements ; tout l’avantage de votre calamité, vous l’avez perdu ; vous êtes devenus misérables, et vous êtes restés vicieux.

[1] Les témoignages de cette douleur immense et universelle abondent dans les historiens. Voyez les lettres de saint Jérôme, notamment Epist. XVI, ad Principiam, et LXXXII, ad Marcell. et Anapsychiam.

CHAPITRE XXXIV

LA CLÉMENCE DE DIEU A ADOUCI LE DÉSASTRE DE ROME.

Et cependant si vous vivez, vous le devez à Dieu, à ce Dieu qui ne vous épargne que pour vous avertir de vous corriger et de faire pénitence, à ce Dieu qui a permis que malgré votre ingratitude vous ayez évité la fureur des ennemis, soit en vous couvrant du nom de ses serviteurs, soit en vous réfugiant dans les églises de ses martyrs.

On dit que Rémus et Romulus, pour peupler leur ville, établirent un asile où les plus grands criminels étaient assurés de l’impunité[1]. Exemple remarquable et qui s’est renouvelé de nos jours à l’honneur du Christ ! Ce qu’avaient ordonné les fondateurs de Rome, ses destructeurs l’ont également ordonné. Mais quelle merveille que ceux-là aient fait pour augmenter le nombre de leurs citoyens ce que ceux-ci ont fait pour augmenter le nombre de leurs ennemis ?

[1] Saint Augustin paraît ici suivre Plutarque, Vit. Rom., cap. 9.

CHAPITRE XXXV

L’ÉGLISE A DES ENFANTS CACHÉS PARMI SES ENNEMIS ET DE FAUX AMIS PARMI SES ENFANTS.

Tels sont les moyens de défense (et il y en a peut-être de plus puissants encore) que nous pouvons opposer à nos ennemis, nous enfants du Seigneur Jésus, rachetés de son sang et membres de la cité ici-bas étrangère, de la cité royale du Christ. N’oublions pas toutefois qu’au milieu de ces ennemis mêmes se cache plus d’un concitoyen futur, ce qui doit nous faire voir qu’il n’est pas sans avantage de supporter patiemment comme adversaire de notre foi celui qui peut en devenir confesseur. De même, au sein de la cité de Dieu, pendant du moins qu’elle accomplit son voyage à travers ce monde, plus d’un qui est uni à ses frères par la communion des mêmes sacrements, sera banni un jour de la société des saints. De ces faux amis, les uns se tiennent dans l’ombre, les autres osent mêler ouvertement leur voix à celle de nos adversaires, pour murmurer contre le Dieu dont ils portent la marque sacrée, jouant ainsi deux rôles contraires et fréquentant également les théâtres et les lieux saints. Faut-il cependant désespérer de leur conversion ? Non, certes, puisque parmi nos ennemis les plus déclarés, nous avons des amis prédestinés encore inconnus à eux-mêmes. Les deux cités, en effet, sont mêlées et confondues ensemble pendant cette vie terrestre jusqu’à ce qu’elles se séparent au dernier jugement. Exposer leur naissance, leur progrès et leur fin, c’est ce que je vais essayer de faire, avec l’assistance du ciel et pour la gloire de la cité de Dieu, qui tirera de ce contraste un plus vif éclat.

CHAPITRE XXXVI

DES SUJETS QU’IL CONVIENDRA DE TRAITER DANS LES LIVRES SUIVANTS.

Mais avant d’aborder cette entreprise, j’ai encore quelque chose à répondre à ceux qui rejettent les malheurs de l’empire romain sur notre religion, sous prétexte qu’elle défend de sacrifier aux dieux[1]. Il faut pour cela que je rapporte (autant du moins que ma mémoire et le besoin de mon sujet le permettront) tous les maux qui sont arrivés à l’empire ou aux provinces qui en dépendent avant que cette défense n’eût été faite : calamités qu’ils ne manqueraient pas de nous attribuer, si notre religion eût paru dès ce temps-là et interdit leurs sacrifices impies. Je montrerai ensuite pourquoi le vrai Dieu, qui tient en sa main tous les royaumes de la terre, a daigné accroître le leur, et je ferai voir que leurs prétendus dieux, loin d’y avoir contribué, y ont plutôt nui, au contraire, par leurs fourberies et leurs prestiges. Je terminerai en réfutant ceux qui, convaincus sur ce dernier point par des preuves si claires, se retranchent à soutenir qu’il faut servir les dieux, non pour les biens de la vie présente, mais pour ceux de la vie future. Ici la question, si je ne me trompe, devient plus difficile et monte vers les régions sublimes. Nous avons affaire à des philosophes, non pas aux premiers venus d’entre eux, mais aux plus illustres et aux plus excellents, lesquels sont d’accord avec nous sur plusieurs choses, puisqu’ils reconnaissent l’âme immortelle et le vrai Dieu, auteur et providence de l’univers. Mais comme ils ont aussi beaucoup d’opinions contraires aux nôtres, nous devons les réfuter et nous ne faillirons pas à ce devoir. Nous combattrons donc leurs assertions impies dans toute la force qu’il plaira à Dieu de nous départir, pour l’affermissement de la cité sainte, de la vraie piété et du culte de Dieu, sans lequel on ne saurait parvenir à la félicité promise. Je termine ici ce livre, afin de passer au nouveau sujet que je me propose de traiter.

[1] La prohibition du culte païen date de Constantin. Elle fut poursuivie par Valentinien et consommée par Théodose. Voyez Eusèbe, Vit. Const., lib. II, cap. 43, 41, et lib. IV, cap. 23 ; Nicéphore, lib. VII cap. 46 ; Théodoret, Hist. Eccl., lib. V, cap. 21, et saint Augustin, De Cons. Evang., lib. I, n. 42.

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