Le Vieux Cévenol

CHAPITRE PREMIER

Origine d’Ambroise Borély ; histoire de son père et leurs infortunes.

Les papiers de Londres ont appris à l’univers la mort du sieur Ambroise Borély, né dans les Cévennes le 10 mars 1671, et mort à Londres le 14 septembre 1774, âgé par conséquent de cent trois ans, sept mois, quatre jours. Le nom le plus vulgaire devient célèbre, lorsque celui qui le porte est parvenu à cet âge avancé qui fait l’objet des désirs de tous les hommes. Mais il y a dans la vie de Borély des circonstances particulières qui ajoutent à cet intérêt, et c’est ce qui avait engagé M. Williams Jesterman, son ami, bon bourgeois de Spring-Garden, à recueillir les anecdotes de sa vie. Ce livre nous étant tombé entre les mains, nous le parcourûmes, il nous intéressa, et nous le mîmes en français, en usant de cette liberté honnête que doit avoir tout traducteur d’habiller les étrangers à la mode de son pays. Nous allons rapporter fidèlement cette histoire intéressante et singulière.

Ambroise Borély naquit en Cévennes, d’un bon bourgeois de ce pays-là, et fut l’aîné de sept enfants. Son père avait une fortune médiocre, et vivait modestement de son revenu ; visitant ses champs et ses prés ; allant de temps en temps à la chasse à pied, et précédé d’un seul chien ; dînant une ou deux fois toutes les semaines avec ses amis ; assistant régulièrement au prêche tous les dimanches ; et jouissant doucement du présent, sans inquiétude sur l’avenir. Louis XIV étonnait, alors l’Europe par sa magnificence et par sa gloire. Rien ne résistait à la force et au bonheur de ses armes ; ses généraux et ses ministres étaient ce qu’il voulait qu’ils fussent ; dans les fêtes brillantes qu’il donnait à sa cour, tout s’exécutait comme par enchantement ; les montagnes s’aplanissaient devant lui, et ses volontés étaient toujours ou devinées ou du moins exécutées avec une promptitude qui tenait du prodige.

On profita, comme tout le monde le sait, du goût qu’avait ce monarque pour arriver tout à coup à la fin sans se donner la peine de passer par les moyens, et de la persuasion où il était qu’il ne pouvait manquer d’être constamment obéi, pour lui arracher la fameuse révocation de l’Édit de Nantes. Un bon Anglais ne doit point dire de mal d’une politique dont les suites ont été si avantageuses à sa patrie ; et en qualité de bon citoyen, je fais des vœux très ardents pour que l’on soit constamment persuadé, en France, que cette révocation fut un admirable coup d’État.

L’ordre étant arrivé qui indiquait le jour où tout le monde serait prié de se convertir, les troupes se mirent en marche pour appuyer cette prière. Toute la France savait quels prodiges avaient faits les dragons et les soldats ; et quand, dans la petite ville où demeurait Hyacinthe Borély, père d’Ambroise Borély, l’on apprit qu’il arrivait deux bataillons de missionnaires, l’alarme fut générale. Le commandant fit son devoir à merveille ; il assembla tous les habitants dans la place publique, et leur dit qu’il était destiné à opérer leur conversion, à l’aide de tous ces honnêtes gens qu’ils voyaient avec lui ; qu’il espérait bien qu’ils ne se refuseraient pas aux volontés du roi, mais que s’ils s’obstinaient à ne point rentrer dans le giron de l’Église, il les y attirerait par plusieurs peines et calamités[28]. Beaucoup de gens trouvèrent ce sermon d’une telle éloquence, qu’ils n’hésitèrent pas à faire ce que le commandant désirait ; mais un grand nombre d’entêtés fermèrent les yeux à la vive lumière qui brillait dans les arguments de ce missionnaire, et refusèrent de se convertir. Ce fut alors que la bride fut lâchée à tous ces convertisseurs, qui, pour le plus grand bien des hérétiques, les tourmentèrent avec autant de fureur que les démons tourmentent les damnés.

[28] Le discours de ce commandant ressemble beaucoup à celui que fit le lieutenant général de La Rochelle dans la même circonstance, et que Bayle rapporte. Nouvelles de la République des lettres. Novembre 1685, art. 4.

On avait persuadé à Louis XIV que, pour achever de convaincre les protestants de la vérité de nos dogmes, il fallait envoyer des dragons vivre chez eux à discrétion ; que leurs femmes et leurs filles aimeraient mieux se convertir que de rester exposées aux outrages des soldats ; et que les protestants reconnaîtraient sans peine les vrais successeurs des apôtres, les vrais dépositaires de la foi de Jésus-Christ, dans les missionnaires qui marchaient à la tête des dragons. On ne trouve à la vérité, ni dans l’évangile, ni dans les épîtres des apôtres, aucun passage qui justifie cette manière de gagner les âmes.

Nous ne pouvions ajouter foi à ce que nous racontait Ambroise des traitements dont il fut témoin, ou dont le récit était dans toutes les bouches. Tout était permis aux soldats pourvu qu’il fût dit qu’ils n’avaient pas tué leurs hôtes ; mais il leur était difficile de mettre d’assez justes bornes à leur zèle, pour conduire leurs victimes jusqu’aux portes du tombeau, sans les leur faire franchir. Ils entassaient violences sur violences. Ils versaient de l’eau bouillante dans la bouche des uns ; ils en étendaient d’autres tout nus devant le feu, ou leur faisaient ainsi tourner la broche ; ils faisaient tenir à d’autres des charbons ardents dans leurs mains fermées. Chaque maison offrait des supplices différents, selon le génie inventif des convertisseurs. Ici, on plongeait les gens dans des puits ; là on leur lardait des épingles dans les ongles, ou on leur brûlait de la poudre à canon dans les oreilles. On mit à plusieurs les jambes nues dans des bottines pleines de graisse, et on les faisait chauffer devant un grand feu jusqu’à ce qu’ils tombassent en faiblesse. On frottait avec du sel et du vinaigre les plaies qu’on leur avait faites ; on leur faisait dégoutter du suif ardent dans leurs yeux ; et pour tout dire en peu de mots, ce que la barbarie humaine a pu inventer dans la longue suite des siècles se trouva réuni dans cette circonstance.

Toutes les lois de la pudeur et de la nature furent violées par des soldats effrénés auxquels on avait donné l’exemple et le signal de la plus éclatante injustice. Ordinairement[29], on ôtait aux mères leurs enfants, et on leur laissait le poids de leur lait dont elles restaient incommodées. D’autres fois on les attachait à la colonne du lit, on mettait leurs enfants à quelque distance d’elles, on les faisait languir plusieurs jours dans cette situation, et du supplice de l’enfant on faisait celui de la mère. Les villes retentissaient des cris forcenés, des jurements des dragons, et des pleurs, des lamentations et des hurlements des huguenots. Les déserts les plus écartés ne pouvaient leur servir d’asile ; on leur donnait la chasse comme à des bêtes fauves, et on les ramenait pour les exposer à mille tortures.

[29] C’est le terme dont se servent les historiens du temps (Benoît, Histoire de l’édit de Nantes, t. V, p. 893 et suiv., p. 917). Si on a le courage de lire cet historien, on y trouvera une foule de traits que nous épargnons à la pudeur et à la sensibilité de notre siècle.

Le plus indigne pillage accompagnait ces barbaries : les meubles, les ustensiles, les provisions étaient jetés dans les rues ; on mettait les chevaux dans les chambres de parade, on leur faisait des litières de soie ou de coton, on les couchait dans des draps de toile de Hollande ; on s’amusait à les nourrir des aliments destinés aux hommes, et l’on faisait souffrir aux hommes toutes les horreurs de la faim. Ces scènes, exécutées à la fois dans toutes les maisons, eussent fait croire que les cannibales s’étaient emparés de la France. Et quand enfin l’art de convertir fut perfectionné par un an d’exercice, il entra dans l’usage de la discipline militaire ; l’officier le faisait exécuter, et le soldat qui se relâchait ou qui montrait de la faiblesse était puni. C’est ainsi que tous les esprits étant agités par la même fureur, tous les cœurs étaient insensibles à la pitié. C’est ainsi que la France, dans ce que l’on appelle ses plus beaux jours, offrit un spectacle plus outrageant pour l’humanité que les scènes de la fureur espagnole en Amérique. La journée même de la Saint-Barthélemy fut moins horrible et moins déshonorante, car ce ne fut au moins qu’une journée, et la cour, qui avait donné ces ordres, les rétracta deux jours après ; mais le délire révocatif dura plusieurs années ; et s’il est vrai, comme on nous le dit, que les lois qu’il vit éclore ont encore en France leurs panégyristes, il est évident que ce vertige a conservé son influence pendant un siècle.

La plupart de ces scènes étant répétées dans la ville qu’habitait Hyacinthe Borély, on comprend qu’il ne fut pas épargné. Quand ses provisions eurent été dissipées, sa femme fut chassée de sa maison, quoique sur le point d’être mère de nouveau, et fut suivie de ses enfants qui fondaient en larmes. La maison d’une de ses sœurs, libre en ce moment de dragons, lui servit d’asile. Hyacinthe Borély étant allé chercher les clés de sa maison abandonnée, fut arrêté par les soldats, suspendu à la cheminée, et traité si cruellement, qu’il expira avant la fin du jour. Ambroise était attaché aux pieds du lit, où il fondait en pleurs à la vue de cette horrible tragédie. Cependant les conversions étant assez avancées, et tout le monde étant ou catholique, ou mort, ou réfugié dans les bois, ou renfermé dans les cachots, les troupes se retirèrent, comme si de rien n’était, et allèrent répéter leurs arguments en quelque autre lieu. On écrivit à Louis XIV que tout le monde s’était converti de bonne grâce, et Louis XIV en fut pleinement persuadé[30].

[30] On lit, dans les Mémoires de Dangeau, que le roi racontait tous les jours, à son lever, les rapides progrès des conversions, et s’applaudissait de leur extrême facilité.

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