Le Vieux Cévenol

CHAPITRE IX

Ce que vit Ambroise et ce qu’il entendit.

Ambroise s’en retournait chez lui, la tête baissée et les yeux fixés vers la terre ; il marchait dans l’attitude d’un homme qui médite profondément. Le bruit confus de la canaille ameutée, qui poussait des cris affreux, le fit sortir de sa rêverie ; il voulut s’approcher pour voir quelle était la cause de ce tumulte, et il vit pêle-mêle, dans la boue, des archers, des soldats, des prêtres, des magistrats, et, au milieu d’eux, le bourreau qui traînait sur la claie un cadavre nu, plein de fange et de meurtrissures. La tête du cadavre était entièrement défigurée par les coups de pierre et de bâtons qu’elle recevait à chaque instant[58]. Ambroise n’eut pas besoin de demander ce que c’était ; les injures que la populace vomissait contre les huguenots, et ces cris répétés de partout : « C’est bien fait, c’est bien fait ; on devrait leur en faire autant à tous ; ah ! si nous pouvions les voir tous pendre et brûler ! » tout cela lui fit comprendre que c’était un de ses frères qui avait refusé, sur son lit de mort, de recevoir les sacrements. La populace, échauffée par ce spectacle, jetait de la boue et des pierres contre les maisons et les boutiques des huguenots, et poursuivait ceux qui avaient le malheur de se trouver dans la rue ; on eût dit d’une sédition ou d’une ville au pillage. Ambroise voulut fuir, mais il fut reconnu, et ne put échapper assez vite pour ne pas recevoir quelques coups ; il perdit son chapeau ; son visage était couvert de boue, et son habit était en lambeaux, quand heureusement il trouva une allée dont la porte, qu’il ferma brusquement, le déroba à ceux qui le poursuivaient.

[58] On a vu encore, de nos jours, ces spectacles exercés sur des cadavres. En avril 1749, Daniel-Étienne de la Montagne étant décédé à Catenet, en Provence, et ayant été inhumé à la campagne, Pascal Bérault, chirurgien, assisté d’autres, le déterrèrent, lui attachèrent une corde au cou et le traînèrent, au son du tambour et d’un flageolet, par tout le village, en proférant mille injures contre sa mémoire et accablant son cadavre de coups ; ensuite ils le pendirent par les pieds, lui ouvrirent le ventre, lui arrachèrent le cœur, le foie et les entrailles, qu’ils portèrent en procession, et coupèrent le corps en quatre quartiers. Ces faits sont attestés par le procès-verbal du juge, mais il n’en a fait aucune punition.

Claude Cabanis, négociant d’Alais, dans les Cévennes, à qui sa probité, sa charité et ses talents avaient concilié une estime universelle, et qui s’était rendu très utile dans les lieux où il avait formé son établissement, étant décédé à Lavaur, le 14 juillet 1749 et ayant été inhumé la nuit, malgré les longues oppositions de la populace, il fut exhumé à la sollicitation des Pénitents blancs, et mis en pièces.

Le ministre des protestants Louis Ranc, âgé de vingt-cinq ans, ayant été exécuté à Die, en 1745, M. d’Audiffret, subdélégué de l’intendant, et un grand vicaire, firent ensuite traîner le cadavre par les rues, et contraignirent un jeune protestant d’aider au bourreau dans cette circonstance.

La maison où Ambroise s’était réfugié donnait sur la place, et plusieurs personnes y étaient venues pour jouir de cet édifiant spectacle. Ce ne fut pas sans douleur et sans effroi qu’il ouït les éclats de rire et les plaisanteries des assistants ; elles lui perçaient le cœur. Pour éviter de les entendre, il s’enfonça un peu plus dans l’allée et se trouva dans un lieu fort obscur, où il découvrit, au travers d’une porte ouverte, deux hommes qui se promenaient et qui parlaient avec chaleur. L’un était un jésuite, et l’autre le maître de la maison. Leur conversation roulait sur l’affaire présente ; Ambroise n’en perdit pas un mot, et ci ce qu’il entendit :

« Il faut convenir, » disait le maître de la maison, « qu’il est cruel d’être obligé de changer d’opinion et de feindre pendant toute sa vie de croire ce qu’on ne croit pas dans le fond du cœur. Je ne suis pas surpris aussi que, dans ces derniers moments, où l’on n’est plus affecté par la crainte, ni dominé par les intérêts du monde et par le plaisir de vivre à son aise, un mourant qui n’a plus rien à ménager fasse enfin l’aveu de sa véritable croyance, et, dans le fond du cœur, je ne saurais lui en faire un crime. J’aimerais mieux n’avoir dans notre religion qu’un petit nombre de croyants, que de gagner deux ou trois millions d’hypocrites ! » – « « Bon ! » lui répondit le jésuite ; « qu’importe ce que ces gens-là croient dans le fond de l’âme, pourvu que le roi soit persuadé de leur conversion, et qu’ils assistent à la messe ? Vous sentez bien qu’on ne doute point que ce ne soient là des convertis de mauvaise foi, et peut-être le roi lui-même en sait-il quelque chose. La plupart, il est vrai, ne se sont convertis que par force[59] ou par égard humain ; mais enfin, ils sont dans le bercail ; nous avons fait ce que nous avons dû ; à présent, c’est à Dieu à les convaincre. » – « C’est-à-dire, mon révérend père, que tant de violences, de massacres, de punitions, n’ont abouti qu’à faire un grand nombre d’hypocrites ? c’est acheter de mauvais sujets un peu cher, et je vous jure que je les aimerais mieux bons protestants que mauvais catholiques. » – « Monsieur, si les pères sont des hypocrites, les enfants seront de vrais croyants. » – « J’en doute, mon révérend père ; jamais les hommes ne sont plus attachés à leurs opinions que lorsqu’on veut les leur ôter. Nous soupçonnons que ceux qui veulent nous engager, par la force, à adopter leur croyance, n’ont pas de meilleurs arguments à nous alléguer ; et la violence qu’ils nous font pour nous faire embrasser leur doctrine nous semble un aveu de la supériorité de la nôtre. Ils seront donc d’autant plus attachés à leurs opinions que l’on aura plus fait pour les engager à les quitter. Et pensez-vous que dans l’intérieur des maisons ils n’instruiront pas leurs enfants dans cette religion, que dans le cœur ils n’ont point abjurée ? Voyez ce malheureux dont on traîne aujourd’hui le cadavre dans nos rues ; il savait le sort qui l’attendait ; il n’ignorait point quelle ignominie est attachée à ce supplice ; et cependant la force de la conviction le lui a fait braver. » – « Eh bien ! monsieur, » reprit l’homme noir, « cet exemple instruira les autres et les effraiera ; et quand nous n’obtiendrions point ce succès, nous sommes sûrs que ces spectacles, réitérés de temps en temps, entretiendront parmi le peuple une haine dont il doit résulter les plus heureux effets. Par exemple, en voilà pour plus d’un mois avant que les esprits aient repris un peu de calme. S’aperçoit-on que la tranquillité se rétablisse et que l’esprit de support vienne à s’introduire ? Alors on recommence à donner des exemples ; on exhume le cadavre de quelque malheureux pour l’exposer aux insultes de la populace ; on pend un ministre, on envoie une douzaine d’hommes aux galères, et les peuples se souviennent qu’il y a des hérétiques qu’il faut haïr. » – « Ne vaudrait-il pas mieux, mon révérend père, supporter ces hérétiques et engager les sujets du roi à s’aimer les uns les autres ? Car enfin… » – « Non, monsieur, non, » reprit l’homme noir, très impatienté, « nos pères n’en ont jamais usé ainsi, et ils n’étaient pas des barbares ; ils étaient très éclairés et très humains. François 1er nous a donné l’exemple de la manière dont il faut sonner le tocsin contre les hérétiques. S’il avait consulté un homme comme vous, il aurait toléré les prétendus réformés, et peut-être que l’oubli dans lequel il aurait laissé cette secte l’aurait anéantie. Mais qu’il s’y prit bien plus sagement ! Il ordonna une procession bien brillante et bien nombreuse ; lui-même y marchait le premier, accompagné de ses fils, la tête nue, dans une posture très humble et très dévote ; on entonna de toutes parts des cantiques sacrés, et, au son de cette sainte harmonie, se joignirent bientôt les cris perçants de plusieurs obstinés hérétiques, qui furent brûlés vifs. Voilà, monsieur, ce qui s’appelle de la bonne politique, car vous comprenez bien que l’exemple du prince dut faire une prompte et vive impression sur les esprits de toute la populace de Paris, et lui inspirer le goût des bûchers pour tout un siècle. »

[59] Ce jésuite parlait comme sa Société. Le jésuite Bourdaloue disait, dans une exhortation sur la charité envers les nouveaux convertis : « Or, ne savez-vous pas, Mesdames, que c’est là le péril où se trouvent une infinité de pauvres à demi convertis : je dis à demi convertis, car, malgré toutes les démonstrations extérieures et toutes les paroles qu’ils ont données, nous ne devons pas supposer qu’à leur égard tout soit déjà fait, et nous devons plutôt supposer que tout soit encore à faire. En effet, plusieurs ne se sont soumis que par force, et, catholiques au dehors, ne le sont guère dans le cœur. »

L’oratorien Massillon s’exprimait en chaire avec la même sincérité : « C’est à vous maintenant, Seigneur, à changer le dedans, à ramener les cours, à éclairer les esprits qui, peut-être n’ont plié que sous le bras de l’homme, afin que, non seulement, il n’y ait plus qu’un bercail et un pasteur, mais même qu’un cœur et qu’une âme dans votre Église » (Carême de Massillon. Sermon sur le véritable culte).

C’est comme s’ils avaient dit : « Seigneur, nous les avons contraints d’entrer, nous avons porté la mort dans le sein de trois cent mille familles, nous avons porté un coup irréparable à l’État ; mais les voilà dans le bercail. Il ne reste plus rien à faire que de les convertir ; c’est de vous seul, nous en convenons, que dépend cet ouvrage ! »

L’homme noir le prenait sur un ton si haut que le maître de la maison comprit qu’il fallait céder ; il était trop dangereux, dans ces beaux jours du siècle brillant de Louis XIV, de témoigner de l’humanité pour les hérétiques ; et cette humanité était elle-même une hérésie punissable. Il feignit donc d’entrer dans les idées du jésuite, et la conversation fut très paisible. Ils admirèrent. ensemble le grand avantage des processions, qui sont autant de petites armées saintes, rassemblées sous la bannière de la paroisse, et que le zèle rend capable de tout entreprendre. Ils trouvèrent qu’il n’était ni indécent, ni cruel de traîner un cadavre nu et sanglant dans les rues. On cita, à ce sujet, Homère et l’exemple d’Achille ; on admira la politique impartiale de la Société (des Jésuites), qui forçait les protestants à recevoir les sacrements qu’elle faisait refuser aux jansénistes[60] ; on convint, mais à voix un peu basse, que cette puissante Société n’avait rien fait de plus grand, et surtout de plus adroit, que de faire expulser les protestants, qui connaissaient tous les souterrains de la politique ; on observa qu’il y en aurait pour un siècle avant que personne osât élever la voix contre une Société si redoutable et si habile dans ses vengeances… Ambroise, entendant alors quelque bruit, se hâta de gagner la porte qu’il ouvrit doucement. En se retirant chez lui, il ouït encore quelques conversations très échauffées, dans tous les coins de la rue ; une petite rumeur régnait dans la ville, comme la mer rend encore un mugissement sourd après que les vagues sont apaisées. L’événement de la journée fut longtemps le sujet des entretiens ; tout travail, durant plusieurs jours, fut suspendu, comme dans une fête publique. Ces spectacles, que la faiblesse de nos mœurs a fait cesser, avaient plus d’un avantage : ils donnaient de l’énergie aux esprits ; ils polissaient les mœurs et ils procuraient de fréquentes récréations au peuple, qui, comme on sait, n’a pas besoin de son temps pour travailler.

[60] Toute la ville de Melun peut attester le fait suivant. Tout le monde se souvient des scènes scandaleuses qui arrivèrent en France, dont les Jésuites étaient les auteurs, au sujet du refus des sacrements. L’évêque de ladite ville de Melun, M. de V…, esclave de l’opinion jésuitique, honnête homme d’ailleurs, croyant bonnement qu’il était de son devoir de ne pas céder sur ce point aux ordres supérieurs, ne voulut jamais permettre d’administrer l’abbé R…, janséniste malade, qui demandait les sacrements. L’évêque, pour avoir une excuse à son avis plausible, et pour ne pas se mettre dans le cas de se faire décréter, ordonna à son grand vicaire, l’abbé L…, de faire sa tournée dans toutes les paroisses, et de consommer toutes les hosties consacrées qu’il trouverait. Malheureusement, les ciboires étaient bien garnis, et le grand vicaire s’efforça de les consommer toutes : ce qui lui causa une indigestion si forte que le médecin, M. J…, eut bien de la peine à le tirer d’affaire sans lui donner l’émétique.

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