Le Vieux Cévenol

CHAPITRE XVI

Ambroise va au prêche.

Ambroise né dans la religion protestante, élevé par une mère qui avait tout sacrifié à sa conscience, affermi peut-être dans ses opinions par les moyens qu’on avait employés pour les lui faire quitter, Ambroise était ce que l’on appelle religieux, À peine avait-il pris le temps dont il avait besoin pour se reposer, qu’il voulut assister au culte public de ses frères. On le conduisit à la campagne, dans une lande couverte de bruyères et de joncs ; quelques chênes verts semés çà et là y faisaient un peu d’ombrage ; mais comme on était alors en été, et que la chaleur était excessive, et telle qu’on l’éprouve dans les contrées méridionales, il s’en fallait beaucoup que cet ombrage fût suffisant pour garantir ceux qui s’y étaient rassemblés. Il se rendit environ quatre mille personnes dans ce désert brûlant ; elles y récitèrent des prières publiques ; elles y chantèrent les louanges du Dieu des villes et des déserts ; et, ayant écouté un discours qui avait pour but de leur inspirer la vertu, chacun se retira chez soi, trempé de sueur, mais satisfait d’avoir rendu à Dieu l’hommage qu’il croyait lui être agréable.

Quelques personnes étant allées dans une maison de campagne peu éloignée, pour y prendre leur repas, Ambroise y fut convié. Il y avait dans la compagnie deux étrangers que la curiosité seule avait conduits dans cette assemblée. L’un d’eux était un de ces observateurs ingénieux qui voyagent encore plus pour étudier les hommes que pour connaître les monuments de l’antiquité ; il disait que c’est particulièrement dans les rendez-vous de la multitude que l’on connaît les mœurs et l’esprit général d’un peuple, que c’est sur l’opinion du grand nombre que les lois doivent être fondées, soit pour la réformer quand elle est vicieuse, soit pour la tolérer quand elle est indifférente, soit pour lui donner des encouragements quand elle contribue au bien de la société ; il pensait que les observateurs devaient s’attacher par-dessus tout à étudier cet esprit général qui varie bien plus que les climats et les habits. Son compagnon plus jeune, n’ayant encore que regardé les hommes sans les approfondir, n’avait pas eu le temps de comparer les opinions particulières de certains peuples avec les idées primitives qui se retrouvent chez toutes les nations. Il était aussi plus léger dans ses propos. Il avait été choqué de la musique monotone qu’il avait entendue, et surtout des méchantes rimes sur lesquelles elle était composée, et il le témoigna aux convives d’un ton un peu moqueur.

— Nous convenons, monsieur, lui dit modestement un homme de la compagnie, que ces vers sont antiques et la musique traînante, mais voilà quel est l’empire de l’usage. Quand nos aïeux adoptèrent la traduction de Marot, ils la trouvèrent en vogue à la cour. Marot était un des premiers poètes de son temps, et l’on ne pouvait faire un meilleur choix. Si nous continuons à nous servir de ses psaumes, c’est qu’il est difficile de changer les usages établis, et que peu de gens ont le courage de surmonter cette difficulté ; quant à la musique, elle est de Goudimel, qui fut tué dans la journée de la Saint-Barthélemy ; elle est belle et noble ; le célèbre Jean-Jacques l’appelle « l’harmonie forte et mâle de Goudimel ; » mais elle est mal chantée, parce qu’elle est livrée à la multitude qui ne peut s’accommoder d’une musique un peu difficile. Cependant cela peut être réformé ; il ne nous faudrait qu’un peu plus de tranquillité, car vous sentez qu’on ne songe guère à parer le temple, lorsqu’il tombe en ruine de toutes parts.

— Mais enfin, monsieur, reprit le jeune homme, pourquoi une musique, pourquoi des prêches, pourquoi des psaumes ? Ne pourriez-vous pas vous contenter de prier Dieu chez vous de la façon que vous l’entendrez, sans vous exposer à cet affreux soleil qui m’a desséché le cerveau ? Pour moi, je pense que tout hommage est agréable à Dieu, et je ne crois pas qu’il vous ait ordonné de l’ennuyer d’une méchante musique.

— Vous pensez ainsi, lui répondit le même homme, et moi je pense autrement ; agissez selon votre opinion, mais laissez-moi me conduire selon la mienne. Je puis me tromper, il est vrai ; mais vous pouvez vous tromper aussi. Si vous croyez que Dieu ne vous a rien ordonné, à la bonne heure ; mais moi qui crois que Dieu exige que je l’adore de la façon dont je l’adore ; je désobéirais à ma conscience, si j’en agissais autrement. Je veux bien croire avec vous que Dieu n’exige pas que je chante sa puissance et sa bonté en mauvais vers, mais je crois que les vers bons ou mauvais lui sont également agréables, parce que c’est le cœur qu’il me demande et qu’il n’a pas des organes comme nous. Je crois encore qu’il est indifférent au Dieu de toutes les nations et de toutes les langues, que je chante ses louanges en latin ou en français ; mais je crois plus raisonnable et plus utile pour nous de le faire dans la langue que nous entendons. Enfin, monsieur, jusqu’à ce qu’on m’ait prouvé que je ne dois à Dieu aucun hommage public, il faut absolument que je lui rende celui que je suis persuadé qu’il m’a prescrit.

Le vieux voyageur prit alors la parole, et dit à son compagnon : – Mon ami, j’ai parcouru beaucoup de pays, j’ai vu une partie de l’Asie et de l’Afrique ; j’ai pénétré assez avant dans l’intérieur des terres brûlantes de cette dernière partie du monde ; et j’ai vu une espèce de culte établie partout où j’ai trouvé des peuples policés. J’ai lu les histoires des anciens peuples, et j’ai encore vu que tous ceux qui avaient une police avaient aussi une religion ; et que ces deux institutions dataient de la même époque. Cela m’a fait soupçonner qu’il se pouvait bien que cette lueur eût été donnée à l’homme pour le conduire à la justice, comme celle de la sociabilité pour l’amener à goûter les bienfaits de la législation ; et comme je ne puis pas douter que l’instinct de société que je vois dans l’homme ne lui soit naturel et inné, j’ai soupçonné que ce pouvait être aussi un instinct qui le portait, par tous pays et dans tous les temps, à invoquer et à adorer une puissance supérieure.

— C’est-à-dire, monsieur, que vous croyez encore aux idées innées, quoique Locke ait évidemment prouvé…

— Je ne dis pas qu’il y ait des idées innées ; mais je suis bien tenté de croire qu’il y a des sentiments innés.

— Et quelle différence y mettez-vous ?

— La voici. Les idées sont le résultat des sensations que nos organes transmettent au cerveau ; or, il est clair qu’avant que les organes aient rien transmis, le cerveau ne peut avoir aucune idée.

Mais les sentiments sont des dispositions naturelles que nous avons à suivre machinalement certaines lois qui nous ont été prescrites. Ainsi l’amour maternel est un sentiment inné. Ainsi l’instinct des animaux leur est inné ; il n’est, chez eux, ni le fruit de la réflexion, ni celui de l’expérience. Et comme j’appelle instinct leur adhésion aveugle à des conséquences dont ils ignorent les prémices, et que tous suivent sans qu’ils sachent pourquoi, je crois qu’il faudra donner le même nom à ceux de nos sentiments que tous les hommes suivent dès leur entrée au monde sans qu’ils y aient été formés et instruits. Il me semble évident, par exemple, que l’homme est porté, poussé à vivre en société, comme la fourmi, et le castor et l’abeille ; et que comme l’abeille n’est point ce qu’elle doit être si elle vit seule et séparée des autres abeilles, de même l’homme qui vivrait seul serait faible, ignorant, imparfait, et hors d’état de se perfectionner. Qu’a fait la nature ? une petite opération toute simple : elle nous a soumis à une loi qui nous porte à chercher nos semblables ; et voilà des villes, des lois, bonnes ou mauvaises, des tribunaux, des États, des empires.

— À quoi voulez-vous en venir ?

— À ceci. C’est que voyant tous les hommes s’accorder à rendre un culte bon ou mauvais à la puissance supérieure, je soupçonne qu’ils y sont portés par une loi de laquelle ils ne se doutent pas ; et je vous avoue que si le Créateur a usé de ce moyen, je le trouve plus court que s’il avait abandonné cette conséquence à la lenteur de leur expérience et à l’incertitude de leurs raisonnements. Cependant je puis me tromper, – cela m’est arrivé si souvent ! – j’ai eu le malheur de relever avec tant de mépris et de légèreté des opinions que j’ai ensuite adoptées, que je ne veux plus combattre les sentiments d’autrui qu’avec les égards que je dois à des hommes qui peut être pensent mieux que moi..

— Vous croyez donc que le Créateur nous inspire de réciter certains formulaires, de fléchir les deux genoux, de nous tourner vers l’Orient, de mettre une robe blanche de fin lin, de chanter vêpres et mâtines ?

— Je ne vous ai parlé que de l’idée simple qu’il peut avoir gravée au cœur de l’homme, et non des accessoires que les hommes peuvent y avoir ajoutés. Dieu dit à tous : « Adorez-moi en esprit et en vérité ; » l’imagination et le luxe des hommes ont fait le reste. S’il y a un Dieu et qu’il nous soit connu, nous ne pouvons éviter de l’admirer ; or l’admirer, c’est l’adorer. Mais l’adorer tout juste au soleil levant ou bien à minuit précis, admirer ses perfections avec un surplis bien blanc, ou avec une robe d’étamine noire, chanter en plain-chant ou en quatre parties, c’est ce que chacun peut faire selon sa conscience ; et si j’étais roi, je ne voudrais point persécuter ceux qui chanteraient d’une ou d’autre façon.

— Il semble, à votre raisonnement, que vous pensez qu’au fond l’extérieur du culte est une chose très indifférente. Dans ce cas, pourquoi le roi ne forcerait-il pas ceux qui ont un autre extérieur d’adopter le sien ?

— Hé ! monsieur, pour mille raisons : la première, c’est qu’il ne réussirait pas. Cette tentative nous a déjà coûté cinq guerres civiles et trois millions de citoyens ; voilà une expérience un peu coûteuse. Vous voyez, par le zèle de ces messieurs, combien ils tiennent à cette opinion. Fût-elle une erreur, ils la croient une vérité ; et pour eux c’est précisément la même chose. J’ose dire que jusqu’à ce qu’ils aient trouvé mieux, ils sont obligés de la suivre. Je voudrais de tout mon cœur que les idées des hommes s’ennoblissent et se perfectionnassent ; je donnerais tout mon sang pour cela ; mais je ne voudrais pas que, pour les y amener, on versât une goutte du leur.

Il y eut alors un murmure d’applaudissement chez tous les convives. Ces cœurs flétris et humiliés par de longues infortunes s’épanouissaient aux discours humains de l’étranger, comme des fleurs battues par l’orage entrouvrent leur sein à l’approche du calme.

Hélas ! messieurs, leur dit alors l’un d’eux, vous dites bien ; nous pouvons nous tromper ; il nous semble que le culte simple que nous rendons à Dieu est celui qui se rapproche le plus de la nature ; nous ne rejetons même les autres que parce qu’il nous paraît qu’ils s’en éloignent trop, et que ni Dieu ni la nature ne les ont prescrits ainsi. Notre conviction du moins ne peut être suspecte, et les périls auxquels nous nous exposons prouvent que nous sommes de bonne foi ; mais s’il était indifférent, comme le pense monsieur, que les hommes rendissent à Dieu tel ou tel culte, cet objet ne vaut donc pas la peine que l’on égorge ceux qui ont le malheur d’avoir une persuasion qui leur devient si funeste.

La sensibilité aux maux d’autrui est un sentiment caché dans le fond de tous les cœurs ; l’intérêt personnel et le préjugé l’étouffent souvent, mais il est des moments où il se développe, où il éclate même avec d’autant plus de force qu’il avait été plus comprimé. Le jeune voyageur l’éprouva ; il avait d’abord regardé les protestants avec le mépris que nous avons l’injustice de ressentir pour les opprimés, sans examiner seulement s’ils ont raison ou tort. La réflexion de son compagnon, avait été d’ailleurs pour lui un trait de lumière. « En effet, » disait-il, « si le culte divin est une loi éternelle dictée par l’Être suprême, ces gens-ci suivent sans le savoir une loi cachée de la nature ; que s’ils y ajoutent quelques pratiques indifférentes, ce n’est peut-être pas un crime ; et du moins ils ne sont pas plus coupables que les autres peuples du monde. Leur culte même étant le plus simple de tous ceux qui existent, ils ont moins ajouté que les autres à l’instinct universel. »

Les sentiments du jeune homme se peignaient sur sa physionomie franche et ouverte.

— Ne croyez pas, messieurs, dit-il aux convives, que j’aie voulu insulter à vos maux, en tournant en ridicule les opinions qui vous les attirent. Des malheureux, quels qu’ils soient, seront toujours pour moi un objet de respect, et je sais trop que, pour être persécuté, il ne faut souvent qu’avoir raison. Je croirais même pouvoir établir pour règle générale que, de deux partis dont l’un persécute l’autre, c’est le persécuteur qui a tort. Mais souffrez que, comme ami des infortunés, je vous fasse faire quelques réflexions. Si celle de mon ami vous a frappés, vous devez avoir senti que ce qu’il y a d’essentiel dans le culte, c’est l’hommage rendu à Dieu ; mais que ce qu’il y a d’indifférent, c’est la manière ou le rite extérieur de cet hommage. Pourquoi donc ne vous en tiendriez-vous pas au culte du cœur, ou, tout au plus, au culte domestique qui ne vous est pas défendu ? Vous rendriez ainsi à Dieu ce que vous lui devez, et vous ne seriez pas exposés aux punitions des hommes.

Hé ! monsieur, lui répondit alors le maître de la maison, pensez-vous que nous ne le fissions pas, si nous avions l’opinion que vous avez ? Mais notre opinion est autre. Nous croyons que Dieu veut que nous l’adorions de telle manière, et nous ne pouvons adhérer à aucun autre culte ; il faut bien, de l’aveu même de votre ami, que nous obéissions à notre conscience, parce que nous ne la croyons pas erronée.

Mon cher ami, dit alors le plus âgé des voyageurs, ne poussez pas mes principes plus loin que je ne l’ai voulu, et surtout n’y joignez pas des conséquences que je n’adopte point. Remarquez bien que ce n’est pas le culte domestique que nous voyons établi sur toute la terre, mais bien le culte public. Tous les peuples ont eu des temples ou des rendez-vous religieux, dans lesquels l’adoration a pris une certaine forme. Le mal, chez ces peuples, n’a pas été d’avoir pris cette forme, mais d’avoir haï ceux qui, sans les consulter et sans les connaître, en avaient adopté une autre. Je regarderais comme un très grand malheur pour l’humanité que l’on fermât les temples et que l’opinion prévalût de n’adorer Dieu qu’en particulier.

— Vous me surprenez. Comment ? n’est-ce pas alors que l’on verrait enfin sur la terre cette paix que les théologiens en ont bannie ? plus de querelles religieuses, plus de ces guerres sacrées des hommes habillés de blanc contre les hommes habillés de noir ; plus de bannières dévotes pour rallier les persécuteurs ; plus de prétexte pour se faire persécuter, et par conséquent plus de ces maux qui ont désolé l’Europe pendant tant de siècles.

— Il est vrai, nous n’aurions pas ces maux, mais nous en aurions d’autres ; car telle est la faiblesse naturelle et par conséquent incorrigible de l’humanité, qu’il y a des inconvénients à toutes ses institutions et à toutes ses manières d’être. Si on ne parlait plus aux hommes en public, ni des peines de la vie à venir, ni des récompenses promises à la vertu, il est évident qu’il n’y aurait bientôt plus de religion ; et vous voyez que nous agitons à présent la grande question : Si la religion ne fait pas le malheur des hommes ; et il s’en faut bien que je sois décidé pour l’affirmative. Cette discussion demanderait une assemblée de philosophes ; mais ce dont il s’agit entre nous, par rapport à ce peuple simple que nous sommes venus observer dans ce désert, c’est de savoir si l’on doit ôter aux protestants leur culte public ou leur religion, car c’est la même chose ; si, au centre d’un royaume dont les habitants ont une religion, il serait sage d’établir un peuple qui n’en eût point ; si ce peuple ayant connu un certain culte, il est prudent ou seulement il est possible de l’en priver ; si cela peut s’opérer ou par des arguments ou par des lois ; et quel effet résulterait pour l’État de cette privation soudaine et si peu ménagée.

— Monsieur, lui dit un des convives, l’expérience est toute faite : ici, dans ce pays même où vous vous trouvez, les peuples qui le remplissaient se trouvèrent sans culte, lorsque les ministres eurent été chassés. Trop opposés à celui de la religion dominante, que mille violences ne purent les contraindre d’embrasser, ils se virent sans instruction, sans assemblées religieuses et sans prières. Eh bien ! qu’en arriva-t-il ? Conservant toujours le souvenir de leurs temples, que la privation leur rendait plus chers, ils s’assemblèrent en secret ; le premier venu faisait les fonctions publiques ; des femmes et des enfants se mêlaient de les remplir. Ces ignorants suppléaient à ce qu’ils n’avaient pas appris par des idées absurdes ; bientôt ils firent les prophètes ; les peuples à qui il fallait du pain, quel qu’il fût, donnèrent dans les mêmes visions, et tous tombèrent dans un fanatisme ridicule qui n’avait plus de religion que le nom. Quand ensuite on renouvela les anciennes rigueurs dont ce pays avait été le théâtre, les enfants résistèrent aux persécutions que les pères avaient souffertes sans se plaindre ; quelques fanatiques prirent les armes, et ce fut, avec les violences des prêtres, une des causes de la guerre des Camisards. Le fanatisme ne cessa que lorsque le culte fut renouvelé selon le rite des autres protestants de l’Europe.

— Voilà, reprit le voyageur, ce que j’aurais prédit ; quand vous aviez des ministres, ils vous exhortaient à la patience et vous encourageaient au martyre ; ils vous représentaient les persécuteurs comme les instruments de la Providence : mais, depuis, vous ne vîtes en eux que vos ennemis, et vous tentâtes de repousser la force par la force.

— Nous détestons, monsieur, leur conduite, plus encore que la violence qui l’occasionna, et maintenant nous regardons la fuite de notre patrie comme l’unique réponse à ceux qui nous la feraient haïr.

— Cependant, messieurs, leur dit encore le jeune homme, vous ne pouvez nier que des attroupements tels que les vôtres n’aient quelque chose de criminel. Si les catholiques d’Angleterre s’assemblaient au mépris des lois, le gouvernement les réprimerait, et il ferait bien.

— La comparaison n’est pas juste, répondit Ambroise : je viens d’Angleterre, monsieur ; les catholiques n’y ont pas un état brillant, mais ils sont tolérés ; ils ont leurs prêtres, leurs maisons d’oraison, leurs assemblées. Ils ne sont pas assez fous pour aller chercher aux déserts ce qu’ils ont dans les villes ; mais s’ils s’assemblaient en foule dans les champs, il est clair que ce ne pourrait pas être pour y trouver une certaine liberté qu’ils ont déjà ; ils deviendraient suspects et mériteraient d’être réprimés. J’ai vu cependant en Angleterre les méthodistes s’assembler dans la campagne pour y prier à leur façon. Le gouvernement ne s’en est pas inquiété, et il a bien fait, car s’il les eût persécutés, il n’aurait fait qu’en doubler le nombre. Nos assemblées ne sont que des attroupements ; et ce qui prouve qu’elles n’ont rien de séditieux, c’est que nous y admettons les femmes, les enfants et les étrangers. Elles ne sont suspectes au gouvernement que parce qu’il le veut bien. Qu’il les tolère, qu’il les autorise ; que les chrétiens du dix-huitième siècle nous accordent ce que les chrétiens du second demandaient aux empereurs ; et ces assemblées ne seront que le rendez-vous de gens simples et pieux qui prient en français pour leur patrie et pour leur roi.

Il était tard et les voyageurs avaient un peu de chemin à faire ce jour-là ; ils prirent congé. Le maître de la maison voulut leur faire voir la campagne ; ils virent une métairie toute neuve, et, auprès, des masures noircies par le feu. Il leur dit que sa maison avait été démolie trois ou quatre fois depuis le temps de M. de Rohan, et qu’enfin elle avait été brûlée par les soldats du roi, lors de la guerre des Camisards. Il leur fit voir de loin deux ou trois villages qui avaient été brûlés aussi. – Quelques-unes de ces campagnes, leur dit-il, sont encore en friche depuis la célèbre révocation. Effrayés par les lois pénales, nous n’osons guère acheter des biens-fonds, de peur d’être obligés de les abandonner. Cependant nous nous sommes hasardés à replanter des mûriers, qui nous rapportent considérablement. Nous alimentons déjà les fabriques avec des soies de notre cru. C’est nous qui payons les trois quarts des impôts de ces cantons ; et les impositions sur notre industrie en particulier ont doublé depuis dix ans. Que de bien ne ferait pas une tolérance solide, et qui ne serait plus soumise à l’inconstance des principes adoptés ou rejetés alternativement par la cour !

— Croyez, dit l’étranger ému, que je ne laisserai point échapper l’occasion de parler de vous et de vous faire connaître. Tous ces maux ne nous affectent guère quand on nous les raconte de loin ; mais ce que j’ai vu aujourd’hui ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Les protestants étaient consolés ; les voyageurs étaient attendris ; et ils ne se séparèrent les uns des autres qu’avec ces témoignages de sensibilité qu’excitent dans les cœurs bien faits le spectacle de l’infortune et la reconnaissance due à ceux qui s’intéressent pour elle.

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