Méditations religieuses

2. L’amour de Jésus

Simon, fils de Jonas, m’aimes-tu ? — Seigneur, tu sais toutes choses, tu sais que je t’aime.

Jean 21.17

Les paroles que j’ai transcrites en tête de cette méditation, et toute la conversation dont elles font partie, sont assurément au nombre des passages les plus touchants, et, si je puis ainsi le dire, les plus profondément humains que contiennent nos saints livres. Jésus avait accompli sa tâche à travers mille douleurs ; il allait pour toujours quitter la terre et se séparer des amis auxquels il s’était confié, dans le sein desquels il avait versé, et les lumières de son intelligence toute divine, et les affections de son cœur empreint de l’amour infini. Il les voit, pour la dernière fois peut-être, rassemblés autour de lui. Il s’attendrit ; ses entrailles s’émeuvent ; ses regards humides réfléchissent tous les sentiments de son cœur ; sa voix entrecoupée fait vibrer les cordes les plus sensibles de l’âme ; et l’humanité, avec ce qu’elle a de grand et de doux, se révèle tout entière dans les paroles qui échappent de sa bouche. Prêt à quitter ses amis, pour ce qu’il nous plaît d’appeler toujours, son dernier besoin, c’est d’emporter leur amour. Il veut lire dans leur âme. Il veut savoir s’il laissera dans leurs affections de profondes, d’ineffables traces ; dans leur mémoire, un long et cher souvenir. Il tourne des yeux empreints d’une tendresse inexprimable vers celui d’entre eux qui lui témoigna toujours l’attachement le plus profond, et qui fut souvent l’organe des autres pour lui soumettre les pensées de leur esprit et les sentiments de leur cœur ; et il lui dit d’une voix émue : « Simon, fils de Jonas, m’aimes-tu ? » Voilà l’homme ; voilà toute l’humanité ; voilà ce qui fait que les paroles de Jésus résonnent si délicieusement à notre oreille. Jusque dans leurs traits les plus fugitifs, elles sont empreintes d’amour et d’humanité ; elles portent des marques non équivoques de cette union mystérieuse du divin et de l’humain qui s’est opérée en Jésus. Ce sont les pensées d’un Dieu ; ce sont les sentiments et les affections d’un homme. Sur le point de quitter la vie, entourés des objets chers à notre cœur, voilà ce que nous éprouverions nous-mêmes ; voilà les émotions qui se presseraient dans notre âme ; voilà ce que nos yeux baignés de larmes, notre voix attendrie et nos débiles mains diraient aux êtres les plus chers que nous laisserions après nous. « M’aimes-tu ? » Voilà le dernier cri du sentiment et de l’amour ; voilà la dernière pensée d’un cœur pour lequel la terre entière n’est déjà plus rien. Et si si l’objet aimé répond, comme saint Pierre : « Tu sais que je t’aime, » la mort a perdu son amertume ; une inexprimable douceur se répand sur les derniers instants d’une vie qui s’épure en approchant de son terme ; l’affection et l’espérance jettent un voile paré des couleurs célestes sur les ténèbres du tombeau.

Et cependant, quelque naturelles que je trouve ces dernières paroles de Jésus, quelque brûlantes d’humanité qu’elles m’apparaissent, quand je songe à la circonstance où elles furent prononcées, quand je me représente Jésus venant de terminer sa mission en la scellant de sa vie, et livrant à ses disciples l’accomplissement d’une œuvre immense dont le but n’était rien moins que le bonheur présent et futur de l’humanité, je ne puis m’empêcher de croire que, dans cette question dernière, Jésus avait encore un autre but que celui de satisfaire aux émotions de son cœur. Il voyait autour de lui ses disciples, et derrière eux le genre humain, qu’il allait laisser à lui-même, après avoir déposé dans son sein les semences de la lumière et du bonheur. Son œuvre était-elle accomplie ? ces semences porteraient-elles leurs fruits ? le genre humain serait-il éclairé et régénéré ? Voilà les questions qui devaient se presser dans son esprit et dans son cœur, au moment où ses pieds touchaient à peine la terre. Mais pour éclairer son âme sur ces intérêts immenses auxquels il a sacrifié plus qu’une vie ; pour savoir si ses disciples portent déjà dans leur cœur ce feu sacré qu’ils doivent communiquer à tant d’autres, Jésus n’a pas besoin de leur adresser une question nouvelle, après celle que l’affection vient de lui dicter. Celle-là les renferme toutes ; et quand saint Pierre a répondu : « Seigneur, tu sais toutes choses ; tu sais que je t’aime ; » tout est dit ; l’œuvre est accomplie ; le but du sacrifice est atteint ; le salut du genre humain est assuré ; le triomphe de l’Évangile est certain, et la religion qu’il nous porta des cieux est à jamais établie sur sa véritable base. L’homme et l’envoyé divin sont satisfaits à la fois, et le Sauveur de l’humanité peut abandonner la terre. C’est qu’il y a une liaison si intime entre l’amour de Jésus et les dispositions plus élevées encore qui constituent le chrétien, que l’un ne peut point aller sans les autres. Partout où règne l’amour de Jésus, là règne le christianisme ; là le cœur est déjà plein de sentiments tout célestes ; là l’esprit possède les véritables lumières ; là l’homme tout entier est ennobli et purifié ; là l’œuvre du christianisme est accomplie et l’Évangile a exercé sa puissance toute divine.

S’il en est ainsi, l’amour de Jésus est plus qu’un sentiment, plus qu’une simple affection ; il exerce sur l’être moral, sur la vie tout entière et sur l’avenir lui-même de celui qui l’éprouve, une influence irrésistible. Il contribue puissamment à opérer dans l’homme cette nouvelle naissance, indispensable condition de sa destination éternelle. Il est le complément de tout le système évangélique ; disons mieux, il est l’étincelle céleste qui donne la vie à ce corps divin déposé dans l’intelligence, et qui seule le rend capable de se dresser, de se mouvoir et de régner en maître sur l’âme.

Qu’il me sera facile de faire sentir à mes lecteurs l’étroite liaison qui existe entre l’amour de Jésus et les dispositions sublimes qui préparent l’homme pour les cieux !

Aimer Jésus-Christ, c’est aimer la vérité. Et je n’entends point par là cette multitude de vérités éparses que l’observation nous fait apercevoir dans le monde. J’entends la vérité capitale et absolue, qui embrasse et unit toutes les autres ; cette vérité, qui lie l’univers en un seul tout, montre clairement la place éminente qu’y occupe l’homme ; fait planer au-dessus de l’homme et de la nature un esprit immense, roi de la matière et de l’esprit ; et, mettant l’homme avec sa conscience en présence de Dieu et de sa sainteté, en tire pour l’être, en apparence si fragile, des gages certains d’immortalité ; en un mot, cette vérité, qui nous explique d’un seul coup, et la dignité de notre nature, et la grandeur de nos espérances, et la beauté de notre destination finale. Dieu, l’univers, l’homme, voilà les trois branches de cette éternelle et unique vérité : Dieu, la source de toute existence et de tout bonheur ; l’univers, le moyen qu’employa sa puissance pour accomplir ses desseins ; l’homme, avec les esprits qui lui ressemblent, le but de cet immense ouvrage, qui n’est que son siège et son point d’appui. Elle ne forme qu’un grand tout, elle ne peut pas s’éparpiller sans se détruire. Et l’homme ne peut en méconnaître une partie, sans que les ténèbres ne se répandent sur tout le reste, et sans que son intelligence elle-même ne soit déplorablement obscurcie. L’homme avec sa destination éternelle ; l’univers avec les plans admirables qui le régissent ; Dieu avec l’ordre qui est son essence et le monde moral dont il est le chef, voilà le grand ensemble où tout se tient et hors duquel notre esprit n’a ni contentement ni repos. Voilà la vérité qui renferme toutes les autres. Voilà la vérité qui seule résout complètement le grand problème, que son existence dans le monde, sa nature si petite et si grande à la fois, proposent éternellement à l’homme, et qu’il a toujours soif de vider. Voilà la vérité dont la possession fait l’homme, le met à sa véritable place dans la création et lui prête toute sa dignité. Cette vérité, dernier terme des efforts de la plus haute philosophie, puisqu’elle fait du monde physique et moral un seul univers dont elle indique le chef et le but, n’est pas autre que la religion, sans doute. Mais elle n’en est pas moins la grande, l’unique vérité. Nous valons à nos propres yeux, suivant que nous possédons cette vérité fondamentale ; suivant qu’elle règne sur notre esprit et notre cœur ; suivant qu’elle élève notre âme au-dessus des mouvements grossiers de la sensualité. Sans elle, rien ne se lie dans notre esprit ; le monde et notre conscience nous paraissent également inexplicables ; nous descendons dans notre propre estime ; nous sentons que notre existence se rapetisse, comme la place que nous nous donnons dans un monde auquel nous ne reconnaissons ni plan ni direction finale. Sans grandeur véritable, comme sans destination suprême, nous nous méprisons nous-mêmes, et nous mettons bientôt notre vie en accord avec cette opinion que nous avons de notre nature. Êtres d’un jour, nous vivons pour le jour même ; et nous ne sommes au-dessus de la brute que par un plus grand raffinement de jouissances. Intrinsèquement notre vie ne vaut pas mieux que la sienne ; elle n’est pas animée d’un autre esprit, parce que nous-mêmes ne la croyons pas d’une autre nature. Je le répète donc sans crainte, nous ne valons qu’autant que nous possédons cette vérité, centre commun, base inébranlable de toutes les autres.

Sans doute cette vérité, gloire et bonheur de l’homme, est gravée dans sa conscience. Son cœur la lui révèle quand il veut l’entendre. Et cet univers qui nous entoure en renferme de nombreuses indications. Précisément parce que cette vérité est faite pour l’homme et lui pour elle, il doit la trouver autour de lui et en lui-même. Et il l’y trouve en effet. La conscience parle d’ordre et de vie, d’esprit et d’immortalité, comme le cœur et la nature parlent de puissance et d’amour.

Mais, en nous, cette vérité se trouve profondément cachée dans les derniers replis de notre nature morale ; autour de nous, elle est obscurcie par une multitude de phénomènes que nous ne savons pas toujours réconcilier avec elle. Il faut des efforts, il faut de la persévérance, il faut ce retour sur soi-même, qui presque toujours est insupportable à l’homme, pour découvrir les éléments épars de cette immense vérité, pour les lier en un tout qui ne renferme plus qu’elle. Elle est gravée dans la conscience : il faut y descendre pour la chercher, et se recueillir longtemps avant de pouvoir la lire. Elle s’est manifestée dans la nature : il faut l’interpréter et la comprendre, en réunissant mille traits épars. Ce travail est impossible pour un grand nombre, il est difficile pour tous.

Ah ! si cette vérité, fondement de toute la valeur et de tout le bonheur de l’homme, pouvait être aussi clairement comprise et aussi fortement saisie que cette multitude de vérités qui nous frappent tous les jours, et sur lesquelles nous basons sans hésiter tous les détails de notre vie, combien l’accès nous en deviendrait plus facile ! combien la race humaine tout entière serait plus tôt en possession de ce trésor d’intelligence loin duquel elle ne fait que végéter sans noblesse et se dégrader tous les jours.

Et voilà précisément le service que nous a rendu Jésus-Christ. Il a fait passer cette éternelle vérité, fondement unique de toute valeur morale, du domaine de la spéculation dans celui de l’expérience. Il l’a rendue positive, claire et palpable pour tous. Non seulement il l’a enseignée dans le langage le plus populaire et le plus instructif, durant sa carrière terrestre, non seulement il a mis en évidence la vie et l’immortalité par son Évangile, il a développé la véritable nature de l’homme, le prix infini de son âme que le monde entier ne saurait payer, l’immortalité qui l’attend en dépit de la dissolution de son enveloppe charnelle, l’amour et les soins de Dieu pour cette créature sublime, et les plans de bonheur qu’il conçut pour elle. Il a fait plus encore ; il a incorporé ces vérités dans le grand drame de sa vie ; il a représenté dans sa personne, et fait passer sous nos yeux, toutes les destinées humaines. La vie terrestre, avec la direction qui peut l’ennoblir en la rattachant d’avance à la vie céleste qui se prépare, la mort qui la termine et qui n’a rien de définitif, la glorification d’un corps nouveau pour entrer dans une vie supérieure, le commencement de cette vie même, Dieu planant sur toutes ces phases de l’existence humaine ; voilà ce qu’a manifesté la vie de Jésus-Christ ; voilà les sublimes enseignements qu’il a matérialisés en quelque sorte dans son existence visible, et qu’il a incarnés avec lui pour les rendre évidents à tous les yeux. Il s’est fait homme, pour nous montrer l’homme dans toute sa grandeur et dans toute sa beauté ; pour le mettre une fois à sa véritable place, dans cette magnifique création dont il est le roi ; pour nous faire saisir et comprendre ce qu’il peut être dans son existence passagère et ce qu’il sera dans son existence éternelle ; pour réunir devant nous, dans sa courte carrière, les deux termes de la durée totale de l’âme humaine, que l’abîme insondable de la mort nous empêche de contempler dans leur mystérieuse unité. Jésus est ainsi devenu le type de l’humanité. Il l’a relevée à ses propres yeux en la touchant en quelque sorte de sa divinité. Il l’a rapprochée de Dieu et l’a mise en contact avec l’immortalité. La grande, l’unique vérité dont l’homme a besoin pour être homme, celle de sa destination, de son avenir, de son Dieu, il la voit, il la contemple, il la saisit, il la possède tout entière en Jésus.

Mais, pour la posséder ainsi, il faut posséder Jésus lui-même. Autrement, elle rentre dans les spéculations abstruses de la philosophie, ou dans les discussions épineuses des témoignages. Ce n’est ni par l’un ni par l’autre moyen que cette vérité peut parvenir à régner sur les âmes d’une manière utile et puissante. C’est le langage de Jésus qui lui prêté toute sa force et qui la fait pénétrer dans les intelligences les moins éclairées par le chemin de la persuasion et du cœur. « Jamais homme n’a parlé comme cet homme. » Voilà ce que diront, jusqu’à la fin des siècles, ceux qui entendront ce langage, où l’humanité, avec ce qu’elle a de plus sublime, vient se confondre dans la Divinité, avec tout ce qu’elle a de bon. Qui peut entendre ces paroles et n’être pas gagné à la vérité qu’elles renferment ? qui peut recevoir ces enseignements et ne pas sentir que, seuls, ils expliquent et la conscience, et l’univers, et Dieu même ? Ah ! quand j’entends ces paroles de vie, mon âme s’émeut ; elle saisit, elle reconnaît, par un instinct irrésistible, l’éternelle vérité qui dormait cachée dans son sein ; elle se connaît elle-même, et avec elle tout ce qui l’entoure. Je n’ai pas besoin d’un système compliqué de philosophie ; je n’ai pas besoin de témoignages difficiles à rassembler et à peser ; la vérité m’est apparue, pure, complète, céleste ; et mon âme l’a saisie, comme la pâture qui peut seule la nourrir en lui donnant force et santé.

Mais si j’ai été plus loin encore ; si, en m’occupant de Jésus, en méditant ses enseignements et sa vie, j’ai eu le bonheur de l’aimer, de me laisser gagner par cet adorable assemblage de grandeur, de force, de lumière, de bonté, de dévouement et d’amour, qui constitue la plus belle vie terrestre qui fut jamais, ou plutôt, qui constitue la vie céleste elle-même ; si j’aime Jésus comme il doit être aimé, c’est-à-dire de toutes les forces de mon âme, avec tendresse, avec dévouement, avec confiance ; si je l’aime tel qu’il fut, c’est-à-dire le type et la lumière du genre humain ; oh ! alors, cette vérité, qu’il a personnifiée en lui-même, et que sa vie, si chère à mon cœur, me présente tout entière, cette vérité participe à tout l’amour que je porte à celui qui me l’a révélée. Je l’aime, non seulement parce qu’elle est belle, non seulement parce qu’elle m’explique moi-même, et l’univers qui m’entoure ; mais je l’aime surtout parce qu’elle me vient de Jésus ; parce qu’elle est sortie toute brûlante de son cœur ; parce qu’elle fut identifiée avec lui et composa toute sa vie ; parce qu’il quitta le ciel pour me l’enseigner, vécut sur la terre pour m’en offrir le symbole, et mourut sur la croix pour y apposer l’irréfragable sceau de la Divinité. Plus de doutes, plus d’hésitations, plus d’incertitudes, plus de ces combats affreux que mon âme se livrait à elle-même, ballottée entre mille apparences contradictoires. Je sais en qui j’ai cru. Jésus et l’erreur ! Jésus et la fourberie ! point d’alliance entre ces idées, qui se repoussent comme le feu et l’eau. Je sais en qui j’ai cru ; mon âme est ferme et tranquille. L’amour de Jésus m’a rendu maître de la vérité. Il l’a établie dans les profondeurs les plus intimes de mon âme. C’est ma vie. Je ne dis pas : Je crois en elle ; je dis : Je vis en elle. L’enfant que la voix de sa mère fait tressaillir d’amour et de plaisir, qui repose sur son sein avec tant de calme et de confiance, ne reçoit pas avec une foi plus pleine les paroles qu’elle prononce, que l’ami de Jésus ne reçoit les enseignements de son maître.

Ainsi passe dans la vie de l’âme cette vérité qui ne saurait y demeurer étrangère, sans perdre toute sa valeur. Ainsi se prépare l’action puissante qu’elle doit exercer sur la volonté, pour la dresser vers le bien et la disposer aux cieux. Aimer Jésus-Christ, c’est non seulement aimer la vérité, c’est encore aimer la vertu.

Sans doute l’homme porte gravé dans son cœur le sentiment de la vertu. Comment l’aurait-il inventée ? Il est une voix sainte, une voix qui vient du ciel, et qui parle au fond de sa conscience, d’amour, d’ordre et de pureté. C’est là le plus glorieux privilège de l’homme, et le gage le plus certain de sa destination pour une plus noble existence. C’est là la figure de l’ange, qui perce à travers le voile grossier de la créature terrestre. Mais ce voile devient parfois si épais, qu’il masque, qu’il étouffe entièrement la créature céleste. Les besoins du corps, et les désirs qu’ils excitent, et les travaux qu’ils causent ; les peines et les plaisirs de la terre, tout soulève en nous des passions, des ardeurs dévorantes, des répugnances invincibles, des amitiés et des haines, qui sont également opposées à cette vertu, expression simple de la volonté divine, qui se fait entendre dans le sanctuaire de la conscience. Les désirs immenses d’une âme faite pour une existence et pour un bonheur sans bornes, la rendent insatiable, quand elle se méprend assez sur sa véritable nature pour chercher à se satisfaire par des jouissances corporelles et passagères. De là ces passions, où toutes les forces d’une âme céleste viennent se soulever et se briser contre les obstacles invincibles d’un ordre qu’elle ne peut changer, mais au-dessus duquel elle devrait planer sans cesse par le sentiment de sa grandeur et de sa dignité. Les passions une fois en mouvement sont presque toujours irrésistibles, parce que seules elles réunissent fortement et poussent vers un même but toutes les puissances de l’âme, et l’intelligence qui conçoit, et l’imagination qui embellit, et le sentiment qui aime, et la volonté qui exécute. Ah ! si nous pouvions aimer la vertu sainte qui murmure au fond de nos cœurs, et qui seule peut réaliser pour nous cette immense destinée pour laquelle nous sommes faits, avec cette force de passion qui témoigne de la grandeur de notre nature, alors même que nous la laissons s’épuiser sur des objets indignes d’elle, combien la tâche nous deviendrait plus facile ! combien le chemin de la perfection et du bonheur s’offrirait devant nous et plus droit et plus uni ! Quelle force contre les tentations vivantes qui nous entourent et nous pressent de toutes parts, peut-il rester à une vertu qui n’est que dans la théorie, et demeure sans influence sur l’imagination, le sentiment et la volonté ? C’est une frêle plante, riche en germes des plus doux fruits, solitaire monument d’un autre ordre et d’une autre culture, mais que des plantes verdoyantes et parasites, pleines de vigueur dans leur triste inutilité, étouffent et dévorent en la privant de la lumière du ciel. Que le ciel se découvre pour elle une fois ; qu’une main tutélaire cultive et arrose son pied ; elle va s’élancer pleine d’une force nouvelle, embaumer l’air du parfum de ses fleurs, et joncher la terre de ses fruits délicieux. La vertu n’est point vertu, si elle ne met en jeu toutes les forces de l’âme, que la passion corrompt et dénature sans elle ; si, dans son action calme parce qu’elle est forte, elle ne réunit les conceptions de l’intelligence, les tableaux de l’imagination, les affections du cœur et les résolutions inébranlables de la volonté. Il faut qu’elle soit une passion, une passion dominante et irrésistible, mais élevée, agrandie, épurée par la beauté toute céleste de son objet, qui est l’ordre éternel émané de la volonté divine, et le désir de s’y conformer. Et voilà pourquoi la vertu, dans toute son excellence, ne peut se trouver qu’avec la religion ; parce que la religion seule peut lui imprimer tous les caractères d’une forte mais généreuse passion.

Oh ! si la vertu pouvait prendre une forme qui la tirât des replis de la conscience et du vague du sentiment pour la présenter vivante à la pensée, à l’imagination, à l’amour, au désir, à la passion, comme il serait heureux pour les mortels de pouvoir la saisir et s’en emparer, sur le chemin de l’éternité ! Comme ils seraient garantis de l’atteinte de toutes les passions corruptrices par une passion non moins forte mais plus sainte, qui se serait établie en reine au foyer de leurs affections, quand, après avoir fortement saisi par l’intelligence ce que doit être un homme dans les desseins de son Dieu, ils brûleraient de le devenir ; et quand un amour immense viendrait implanter le besoin de la vertu et la haine du vice jusqu’au centre de leurs plus secrètes pensées ! C’est la vie de Jésus, qui produit cet enchantement ; c’est son amour qui élève l’homme jusqu’à la vertu la plus sublime et la plus pure, et la lui fait aimer avec une véritable passion. Jésus est l’idéal de l’humanité, non seulement dans les phases de l’existence que les plans de Dieu lui réservent, mais dans les qualités que l’homme doit déployer pour y remplir dignement sa place. Toutes les vertus de l’homme parfait, toutes celles que le cœur peut pressentir, que la conscience peut imposer, que l’imagination peut rêver, que la plus forte volonté peut résoudre, il les a réunies dans son âme toute céleste, il les a manifestées dans sa vie toute sainte et toute pure. Abandon de sa volonté aux plans éternels de son père et de notre père ; consécration de toutes ses facultés et de toutes ses forces à seconder les desseins d’ordre, de justice et de bonté, conçus par le Créateur pour le bonheur de ses créatures ; amour sans bornes pour cette source insondable de tout amour, amour brûlant pour l’humanité, dévouement et sacrifice pour lui assurer le bonheur, charité pleine de patience et de tendresse, inaltérable pureté, céleste innocence à côté d’une science sans fond ; en un mot, toute la grandeur, toute l’élévation, toute la vertu que l’on peut attendre d’un être qui connaissait déjà l’homme et sa destinée, le présent et l’avenir, la terre et le ciel, la liaison de toutes choses et Dieu même ; tout se trouve incorporé et manifesté dans la vie de Jésus-Christ. C’est l’homme du temps et de l’éternité qui s’est révélé pour un instant au milieu de l’humanité dégradée ; c’est l’homme dans toute sa beauté, tel que Dieu l’a voulu faire, sans défaut et sans tache, tout grand, tout bon, tout pur, tout actif pour le bien, tout aimable, tout saint. C’est l’homme tel que les cieux aspirent à le recevoir ; et pourtant c’est encore un homme. Tout est divin dans cette vie ; mais tout est humain aussi. Jamais homme ne parla, n’agit, ne sentit comme cet homme ; et pourtant il parle, il sent, il agit en homme. Pas une de ses paroles qui n’aillent à notre cœur trouver un sentiment qui lui réponde ; pas une de ses affections à laquelle l’humanité ne puisse atteindre, et qui ne soit propre à l’ennoblir ; pas une de ses vertus qui ne touche le cœur, qui ne le rende plus aimable et dont notre conscience ne nous dise qu’elle est aussi faite pour nous ; pas un trait de sa vie, jusqu’à l’acte sublime de dévouement qui la couronna, que nous puissions regarder comme étranger ou supérieur au devoir, au pouvoir de l’humanité. Et non seulement c’est l’homme ; non seulement l’humanité respire dans toutes les vertus de Jésus, mais elle s’y manifeste dans la plus touchante simplicité. Point de prétention, point d’emphase, rien de théâtral, rien d’apprêté ; c’est la vertu, toute pure et toute céleste sans doute, mais tellement sainte et si profondément humaine en même temps, que les plus simples peuvent la sentir, la trouvent à leur portée, et ne sauraient méconnaître l’obligation de l’imiter. C’est dans cette réunion, jusqu’alors et depuis lors inconnue, du plus parfait idéal avec la plus évidente réalité, que je trouve un des caractères les plus irrésistibles pour moi de la nature toute céleste et toute divine du Sauveur. Voilà Jésus, tel qu’il vit encore dans les pages vénérées de son Évangile ; le voilà tel qu’il se présente à l’intelligence, à l’imagination et au cœur de tout homme qui voudra le connaître sans prévention et sans méfiance. La vertu la plus haute, et en même temps la plus attrayante et la plus douce, ne saurait se séparer de ce magnifique tableau. Elle fait corps avec Jésus, parce qu’elle respirait jusque dans ses moindres paroles. Aimer Jésus, c’est donc l’aimer avec toute sa vertu, avec sa pureté, sa sainteté, son amour, son inépuisable bonté, sa douceur céleste. Ou plutôt, c’est l’aimer à cause de sa vertu ; c’est l’aimer parce qu’il réunit en lui tout ce que l’humanité peut avoir de plus aimable : la vertu sous des formes humaines ; c’est confondre dans un même amour, et l’être souverainement vertueux, et la vertu qui le rend souverainement aimable. Qui peut séparer ces deux choses ? Et surtout qui peut les séparer en Jésus ? Et comment dire la force, la vivacité, la profondeur du sentiment que leur réunion est capable d’inspirer ? Vous pouvez, vous devez aimer Jésus avec passion, si vous avez été capable de le sentir. Mais, si vous l’aimez ainsi, qu’est-il besoin de vous demander si vous aimez la vertu ? La vertu et Jésus-Christ sont pour vous une seule et même chose. Vous vivez en lui et pour lui. Vous aimez le bien parce qu’il l’a aimé. Vous aimez les hommes parce qu’il s’est donné pour eux en les appelant ses amis. Vous purifiez votre âme pour la rendre moins indigne de lui. Vous avez horreur du vice parce que sa fin serait de vous séparer de lui ; et parce que guérir les maux qu’il cause fut une des nécessités (la plus grande peut-être) qui amenèrent les souffrances et la mort de Jésus. De combien d’horreur s’environne pour vous le péché, quand vous songez à cette part douloureuse qu’il eut à réclamer dans les souffrances de Celui que vous aimez plus que vous-même ? Cet amour vous suit partout ; il veille avec vous dans le silence de la nuit ; il vous accompagne dans le tumulte des affaires et des plaisirs ; il se dresse plein de force et de vie dans le moment de l’épreuve, et, s’il est ce qu’il doit être, c’est-à-dire plus puissant que tout autre passion, que tout autre sentiment, que tout autre amour, il triomphe de tout et vous rend invulnérable aux tentations qui conspirent pour vous dégrader. La femme qui aime son mari jusqu’à l’idolâtrie n’est pas mieux préservée par cet amour, qui règne en maître sur son âme, de toute pensée impure et de toute tentation, que l’ami de Jésus ne l’est du péché par son amour pour son Sauveur.

Aimer Jésus-Christ, enfin, c’est rouvrir son cœur à l’espérance.

Cette ardente passion pour l’ordre et pour la vertu, qu’allumera l’amour de Jésus dans l’âme capable de le sentir, ne peut s’y développer sans exciter en même temps un mouvement de tristesse et de crainte. Pleine du sentiment de cette beauté morale parfaite, dont la vie du Sauveur, qu’elle aime, lui présente le ravissant tableau ; convaincue que cette beauté devrait lui appartenir à elle-même, car c’est bien la beauté morale de l’homme, telle que Dieu l’a conçue dans son intelligence, dans sa sainteté et dans son amour, elle fait un secret retour sur elle-même ; elle mesure avec terreur l’énorme distance qui la sépare de ce modèle vénéré, auquel elle voudrait ressembler. Pour la première fois peut-être, le péché lui apparaît avec toute son horreur. Et non seulement le péché en général, mais le sien. Et voilà pourquoi ce réveil des consciences, que n’avaient pu opérer le raisonnement, les exhortations, et la voix plus puissante encore des mécomptes et des malheurs, l’amour de Jésus-Christ l’opère, parce qu’il est amour, parce qu’il porte jusqu’au fond de l’âme le sentiment de la perfection humaine et l’ardente soif de la posséder. Celui qui, par son amour pour Jésus, connaît, sent, aime, veut toute la grandeur morale, toute la beauté céleste pour laquelle est destiné l’homme, est aussi le plus profondément pénétré de sa propre imperfection et de sa propre misère. Il la sent, il en gémit, il en tremble ; et il tomberait dans le désespoir, si le même amour qui l’a révélée n’était là pour le consoler. Jésus vient remettre l’harmonie, le calme et la paix dans ce repli douloureux de notre cœur. A ces craintes mortelles, à ce mépris pour soi-même et à l’abattement qu’il cause, il vient substituer la confiance et l’espoir.

Il n’entre point dans le plan de cette méditation d’approfondir ce mystère. Jésus a donné sa mort, et ses apôtres l’ont reçue, comme un gage de pardon ; cela suffit à l’amour, et l’amour change, modifie, renouvelle l’homme tout entier. La promesse est solennelle ; le dévouement qui l’a scellée est immense. L’âme la tient pour certaine ; elle s’en nourrit, elle vit en elle. Déjà son amour pour le Sauveur l’avait remplie d’amour pour la vertu, d’horreur pour le vice, confondus en un seul sentiment, le besoin de ressembler à l’objet aimé. La dispensation mystérieuse de la croix fait plus encore : elle relève le courage ; elle donne confiance en l’avenir malgré le passé ; elle atteste que tous les efforts seront bien reçus ; que le mal n’étouffera pas le bien, et que l’amour le plus tendre, tenant par la main le plus modeste et le plus douloureux repentir, ne sera point repoussé. L’âme se relève ; l’espérance la ranime, et le souvenir même de ses imperfections et de ses péchés redouble son amour sans éteindre sa confiance, sans paralyser sa vertu nouvelle. Le vice lui est encore plus odieux ; le péché la soulève plus que jamais ; car elle sait ce qu’il en coûte pour qu’ils puissent être pardonnés ; mais elle sent que le vice n’est plus son maître, car elle n’en porte plus le sceau déshonorant. Celui que les lois civiles ont flétri ne peut plus se relever de sa chute, car il sent l’inutilité de ses efforts pour revenir à l’honneur. La conscience de sa flétrissure l’a vendu au vice, dans les lacs duquel il ne fait plus que se débattre. L’âme n’est complètement régénérée que lorsqu’elle arrive en même temps à la conscience profonde et douloureuse du péché, et à l’espérance vive et ferme que ses efforts pour le réparer et pour le vaincre auront pour résultat le pardon. Jésus expirant sur la croix a rempli la sublime tâche d’ouvrir à l’âme dégradée l’accès de ce double sentiment. Mais qui en profite ? Pour qui cette régénération devient-elle vraiment réelle ? Pour qui pénètre-t-elle si profondément dans l’âme, qu’elle en change la nature et en fasse un être nouveau ? Pour celui qui aime et pour celui-là seul. Pour tout autre, elle est nulle et sans fruit. L’âme n’est point intéressée, passionnée, gagnée ; comment serait-elle régénérée ? Elle n’espère point, car elle n’aime point. Et sans espérance, où prendra-t-elle de la force contre le péché ? Mais pour celui qui aime, tout est changé. L’âme est remuée jusque dans ses replis les plus secrets, par cette dispensation terrible et miséricordieuse à la fois. L’amour pour la douloureuse victime ranime et rend insurmontable l’horreur pour le péché, devant lequel le ciel s’obscurcit, et Jésus sue du sang ; mais cette horreur n’est pas désespoir ; elle est confiance, elle est espérance, elle est force, elle est vertu. On sent qu’on est pardonné parce qu’on aime, et parce qu’on aime celui qui peut et veut pardonner. Et quand on sent qu’on est pardonné, on aime mille fois davantage. Le cœur ne vit plus sur la terre ; il est déjà dans les cieux avec Jésus, son ami, sa joie, son trésor. On a mis en question s’il fallait lire, dans une des plus belles scènes de la vie de Jésus : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup aimé, » ou bien : « Il lui est beaucoup pardonné, c’est pourquoi elle a beaucoup aimé. » Ce ne sont pas les commentateurs seuls qui hésitent. Le cœur éprouve le même embarras. Beaucoup et beaucoup d’amour peut seul lui donner l’assurance du pardon et lui rendre l’espérance ; mais ce pardon, cette espérance, fortement sentis, redoublent, enflamment l’amour, l’implantent pour jamais dans l’âme, et font qu’avec Jésus-Christ et contre le péché, c’est irrévocablement à la vie et à la mort.

Ainsi s’explique, par les faits les plus constants de notre nature morale, l’importance qui est donnée à la confiance en les promesses de Jésus, à la foi, dans l’ordre et dans l’économie de nos destinées futures.

J’en suis donc persuadé : La question du Sauveur à saint Pierre avait une portée beaucoup plus grande que celle qui se découvre au premier coup d’œil. Elle embrassait dans toutes ses branches la vie céleste que Jésus voulait réaliser sur la terre. Aimer Jésus-Christ, c’est aimer la vérité par excellence, c’est aimer la vertu, c’est ouvrir son cœur à l’espérance ; et tout cela, point à la superficie, point légèrement, point faiblement, point passagèrement, mais avec toutes les forces de l’âme, avec toute l’intelligence, toute l’imagination, tout le sentiment, tout l’amour, toute la volonté ; en un mot, avec toute la passion qu’un homme est capable de sentir ; mais avec la passion la plus sainte et la plus bienfaisante qui fût jamais.

Faire de la vérité un objet d’expérience, de la vertu une passion, de l’espérance un souvenir ; tels sont les effets de l’amour de Jésus-Christ.

Oh ! combien donc est heureux celui qui aime Jésus ! Quelle puissance pour le bien agit constamment sur son âme ! comme tout lui devient facile ! La religion tout entière est en quelque sorte personnifiée pour lui en Jésus. Et ce Jésus est son ami. Il l’aime, il vit pour lui, il espère en lui. il recueille ses paroles comme l’expression de la sagesse divine, il s’unit à lui par la confiance, il se nourrit de l’espoir de le rejoindre, il s’efforce de l’imiter. Il le sent, s’il ne peut le comprendre, et par cela seul il est déjà régénéré.

En un mot, le christianisme n’est et ne peut être une religion que pour ceux qui aiment Jésus. Pour tous les autres, il est moins que rien, et l’art ne parvient jamais à cacher le dégoût qu’ils en éprouvent.

Heureusement pour tous ceux qui viendront à l’Évangile avec calme et simplicité, rien n’est plus facile que d’aimer Jésus, ou plutôt rien n’est si difficile que de ne pas l’aimer. Connaître Jésus sans l’aimer ! cela se peut-il ? Ceux qui ont cru le connaître et ne l’ont pas aimé, se sont trompés. Ils ne l’ont pas connu ; ils ne se sont pas connus eux-mêmes. Soyez homme ; portez dans votre poitrine un cœur et non une pierre ; lisez l’Évangile, et je ne suis point en peine de vous. Jésus gagnera votre cœur ; Jésus vous saisira par cette beauté divine qui s’allie en lui seul avec notre humanité ; Jésus deviendra votre ami, votre maître ; et votre âme se livrera bientôt tout entière à ces doux enseignements. Ne vous arrêtez point aux détails qui pourront vous choquer, aux difficultés qui vous paraîtront embarrassantes. Ne cherchez point des explications pour les résoudre. Ne voyez que Jésus. Ouvrez vos oreilles à ses paroles, votre cœur à l’amour céleste que tout son être respire, et bientôt vous verrez en lui plus qu’un homme, vous verrez en lui plus qu’un ange, vous verrez en lui et vous sentirez plus que n’ont exprimé ses apôtres eux-mêmes, plus que vos yeux ne lisent dans leurs récits et dans leurs lettres. Vous ne songerez plus aux difficultés qui vous avaient embarrassé dès l’entrée. Vous connaîtrez Jésus ; qu’importe tout le reste ! Vous l’admirerez, vous l’adorerez ; vous ferez plus, vous l’aimerez ; vous l’aimerez autant que cœur humain puisse aimer ; vous vivrez en lui ; vous serez heureux de l’aimer et de sentir que vous lui ressemblez davantage. Vous serez plus complètement homme ; vous serez chrétien.

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