Méditations religieuses

5. Revivrons-nous ?

Si l’homme meurt, revivra-t-il ?

Job 14.14

Voilà la questiona. Qui que vous soyez, elle s’agite dans votre sein. La joie et la tristesse la réveillent en vous avec un nouveau degré d’intérêt. La jeunesse y revient toujours avec une profonde mélancolie ; la vieillesse avec une insurmontable terreur. Et celui-là même qui en parle avec le plus d’indifférence et qui affecte le plus de frivolité est, sans aucun doute, celui qu’elle trouble davantage, parce qu’il n’a point trouvé de solution ou n’en a trouvé qu’une désespérante. La vie, la vie : voilà ce que l’homme demande à toute la nature, voilà ce qu’il recherche partout avec une soif dévorante. Au fond de toutes ses pensées, de toutes ses affections, de tous ses travaux, de tous ses efforts, de toutes ses espérances, de toutes ses craintes, de tous ses plaisirs, de toutes ses peines, la vie se retrouve comme le premier de tous les besoins, le plus fort de tous les désirs, le plus puissant de tous les mobiles, la plus intime, la plus inséparable de toutes les pensées. L’homme ne vit pas un seul instant sans songer à vivre et sans repousser de toutes ses forces la destruction et la mort.

a – Substance d’un discours prononcé dans les temples de Nîmes, aux fêtes de Pâques 1829.

Cette question s’agite dans toutes les âmes. Question terrible, dont la solution n’est pas autre chose que l’existence elle-même. C’est une éternité future à attendre ou à rejeter. C’est aussi toute la valeur de ces quelques instants fugitifs qui nous en séparent encore. Il faudrait être moins qu’un homme pour ne pas se l’adresser mille fois avec une anxiété profonde. Il faudrait être moins qu’un homme pour ne pas saisir une réponse affirmative, comme la terre dévore les premières gouttes de pluie après les ardeurs de l’été.

Mais plus la question est terrible, plus elle est vitale, plus elle se confond avec celle de l’existence elle-même, et plus il est affreux de ne trouver au bout de ses réflexions, si sérieuses et si émouvantes, qu’une réponse négative. Et pourtant c’est à ce doute désolant, ou plutôt à cette accablante certitude qu’une foule d’hommes sont arrivés, même avec des intentions droites, même avec un cœur aimant, même avec une vie assez pure pour ne pas reculer devant la pensée de l’immortalité. Nous vivons au milieu d’eux ; nous les rencontrons partout sous nos pas ; le même toit nous abrite ; la même table nous réunit ; ce sont nos parents, nos amis, nos époux, nos frères. C’est vous peut-être à qui le hasard a mis dans la main cette feuille légère, sur laquelle vous attachez un œil dédaigneux, parce que vous ne vous flattez pas d’y rien apprendre. Ils se sont demandé comme nous et avec le même intérêt : Si l’homme meurt, revivra-t-il ? Et après un examen sérieux peut-être, un examen souvent répété, car ce n’est pas du premier coup qu’on abandonne une question semblable, ils ont répondu avec regret, avec trouble, avec terreur, sans doute, mais enfin ils ont répondu avec confiance : Non.

Le phénomène est trop fréquent et trop indubitable, pour n’avoir pas une explication. Si cette croyance négative n’est point la vérité, il faut du moins qu’elle ait pour elle de fortes apparences ; il faut qu’elle soit justifiée par de puissantes analogies, qui enlacent et qui, dans une certaine étendue, satisfont pleinement la raison. Ce n’est point à plaisir qu’on se trompe sur une pareille matière. Je veux parcourir ces analogies, leur rendre une impartiale justice, pour voir si elles expliquent tout et s’il n’est point des analogies d’un autre ordre à leur opposer.

Jeté dans ce monde, où tout se tient et auquel il tient lui-même, voyant rapidement approcher la mort, contre laquelle tout son être se soulève, l’homme interroge la nature : la nature lui parle de corruption, de dissolution et de pourriture. Il se compare aux êtres vivants qui peuplent avec lui la terre, et pour lesquels il est bien sûr que l’existence terrestre est toute l’existence ; il remarque en frémissant cette multitude de rapports et d’analogies qui le rapprochent d’eux et qui lui présagent la même fin.

Conformité de place. C’est la même terre qui les porte, le même soleil qui les éclaire, le même monde qui les contient ; monde qui n’est lui-même qu’un amas de ruines, assemblage informe des débris des existences fugitives dont il fut le théâtre ; monde où tout parle de générations éteintes, de créations entières englouties, de révolutions effroyables, auprès desquelles celles qui anéantissent les empires ne sont que des jeux d’enfant ; monde où tout passe, où tout change, où tout naît, s’élève, fleurit, se flétrit et meurt avec une incroyable rapidité ; où le temps lui-même n’est mesuré que par les changements et les destructions qu’il amène. L’homme fait partie intégrante de ce monde où rien ne dure, où il voit s’engloutir, sans relâche et pour toujours, tous les êtres vivants qui pour quelques instants le peuplent et l’embellissent avec lui. Peut-il résister à la pensée qu’étant de ce monde, il aura le sort de tout ce qui est de ce monde, vivre, fleurir, se flétrir et mourir ! Peut-il, dans tout ce qui l’entoure, trouver autre chose que la certitude de voir ses tristes débris aller grossir la masse de ces débris accumulés par des milliers de siècles et qu’il foule à chaque pas ?

Mais les analogies sont bien plus étroites encore. A la conformité de place vient se joindre, dès le premier examen, la conformité d’organisation. Quand il se compare aux animaux terrestres, l’homme est humilié, en même temps qu’effrayé, de sa ressemblance avec eux. Ce sont les mêmes organes, les mêmes principes, les mêmes ressources, qui constituent et entretiennent sa vie. Il agit sur la nature et la nature agit sur lui, précisément de la même manière. Il y voit par les mêmes yeux ; il entend par les mêmes oreilles ; il savoure par le même palais ; il se meut par le même mécanisme ; il a les mêmes os, les mêmes chairs et le même sang ; il se perpétue par la même voie ; et dans tout son corps il n’a pas une seule faculté, pas un seul organe que plusieurs animaux ne possèdent souvent à un plus haut degré que lui. L’aigle a la vue plus perçante, le lièvre a l’oreille plus fine, le chien l’odorat plus subtil ; presque tous ont le goût plus sûr ; le lion a plus de courage. le cerf plus d’agilité, l’éléphant plus de force, et le corbeau plus de vie.

Cette conformité d’organisation doit en entraîner une autre avec elle, c’est la conformité de besoins. Pour l’homme et pour les animaux, l’existence physique est soumise aux mêmes conditions. Elle commence et se soutient par des moyens tout à fait semblables. Pour nourrir la même chair, pour conserver les mêmes organes, pour soutenir la même vie, il faut le même air, la même lumière, la même chaleur, la même eau, les mêmes aliments. Les mêmes privations produisent les mêmes ravages ; les mêmes excès causent les mêmes maux ; les mêmes accidents entraînent les mêmes désordres. Mêmes désirs et mêmes répugnances, mêmes jouissances et mêmes passions, mêmes maladies et mêmes infirmités. Même gaieté dans l’enfance, même insouciance dans la première fleur de la vie, même force dans l’âge mur, même sérieux dans la vieillesse, même décadence et même décrépitude, et, pour dernier trait de cette effrayante ressemblance, même dissolution et même mort. Après la même vie, après les mêmes besoins, après les mêmes plaisirs, après les mêmes peines, où l’homme semble n’avoir l’avantage que d’une charge plus forte et d’une prévision plus désolante, suit la même défaillance et la même fin. L’organisation s’affaiblit, les forces s’épuisent, les infirmités s’accumulent, les sens s’oblitèrent, les souffrances se pressent ; et, si mille accidents divers ne viennent précipiter cette chute déjà si rapide, l’inévitable mort vient rendre à la terre le limon qu’elle avait fourni. La même désorganisation commence ; la même pourriture vient consumer des restes non moins dégoûtants ; les mêmes vers s’y attachent ; et le cadavre d’un homme ne sent pas meilleur que celui d’un chien.

Voilà certes de puissantes et terribles analogies ! Et si quelqu’un en est ébranlé, troublé, épouvanté, quand il pense au sort qui l’attend, sa terreur est bien naturelle. Il en faudrait beaucoup moins pour la justifier. Et comment fermer les yeux à leur évidence ? Comment s’étourdir sur des pressentiments que tout éveille dans la nature ; que tout ce qui nous entoure, tous les spectacles qui nous frappent, tous les mouvements qui nous pressent, toutes les successions qui nous emportent, tendent à justifier ? Mort et destruction ; anéantissement et pourriture ; renouvellement de toutes choses par une force irrésistible ; vie sans cesse reproduite des débris à jamais dissous de ceux qui l’ont possédée ; conservation de l’ensemble par l’inévitable destruction des individus : voilà ce que nous dit la nature ; voilà le principe même dans lequel elle puise son inaltérable fraîcheur et son inépuisable beauté ; voilà la chaîne non interrompue de créations et de destructions successives, qu’elle présente sans cesse à nos regards, et dans laquelle elle nous enveloppe nous-mêmes. Si l’homme ne veut voir que la nature, il n’a plus qu’à se replier sur lui-même avec une profonde mélancolie, à reconnaître sa faiblesse et sa fragilité, à courber tranquillement la tête sous le coup qui va le frapper. Il n’a qu’à dire à la pourriture : Vous êtes ma mère, et aux vers : Vous êtes mes frères et mes sœurs.

Mais est-ce là tout ? Et quand il a fait ces comparaisons accablantes, quand il a pressé comme je viens de le faire ces épouvantables analogies, l’homme s’est-il épuisé lui-même ? Non : ce qui le fait homme demeure intact encore. Aux analogies plus prochaines succèdent des différences énormes. Pour se rendre justice à lui-même, pour pressentir sa destinée, l’homme doit y avoir égard.

Élevez-vous au-dessus de ce corps que vous sentez bien n’être pas vous ; sortez par la pensée du cercle étroit de son organisation, de ses besoins, de ses souffrances et de ses plaisirs ; pénétrez dans les replis de votre pensée et de votre conscience, et de leur profondeur vous verrez surgir un monde nouveau, un monde qui est tout à vous, un monde qui n’a point d’analogie avec celui qui nous entoure, un monde où tout est lié, où tout est solide, où tout est éternel, comme dans l’autre tout est fragile, tout est fugitif, tout est périssable, tout est mortel. Aussi longtemps que vous aurez la conscience de ce monde immuable dont vous faites partie et que vous portez en vous-même tout entier, vous pouvez dédaigner toutes les analogies qui tendent à vous rabaisser au niveau de ces êtres grossiers qui naissent et meurent pour toujours. Votre ressemblance avec eux n’est que l’accident. La réalité, ce qui fait l’homme, c’est ce qui vous distingue d’eux ; et cela même, c’est la vie.

Quand l’homme n’aurait en lui que l’intelligence dont il est doué, déjà il formerait dans la création terrestre une classe à part, à laquelle il serait impossible de comparer aucune autre créature vivante. Cette puissance de conception, cette faculté de comparer entre elles toutes choses, de poser des principes et d’en tirer les conséquences les plus éloignées, cet empire sur la création tout entière que l’homme doit à sa seule pensée, seront toujours pour l’esprit impartial un sujet d’étonnement et d’admiration, comme un sujet de désespoir pour celui qui veut tout expliquer sans sortir de la nature physique. Les champs cultivés, les éléments domptés, la nier traversée, la nature obéissante livrant ses forces et ses secrets, les mondes comptés, les cieux mesurés, tout raconte l’immense étendue de l’intelligence humaine, ses ressources prodigieuses et ses étonnants résultats. Et non seulement elle diffère en étendue de ce que, dans les animaux, on serait quelquefois tenté d’appeler l’intelligence ; elle en diffère surtout en genre et en qualité. C’est une faculté d’une autre nature, elle agit par d’autres moyens, elle est soumise à d’autres lois. Chez les animaux, c’est un instinct instantané, complet dès ses premières manifestations, et toujours le même. Il opère du premier coup tous ses prodiges. Loin d’être dirigé par la volonté, c’est lui qui la constitue. Dans l’homme, c’est une faculté de l’être, mais ce n’est pas l’être ; elle éclaire la volonté, mais elle ne la constitue pas. Elle n’a point de limites connues ; elle n’atteint jamais du premier coup à tout ce qu’elle peut devenir ; elle déploie tous les jours de nouvelles ressources, et le besoin, la capacité de l’infini se montrent en elle, parmi les petitesses et les étroites limites des choses réelles, comme une pierre d’attente pour quelque chose d’indéfini qui est encore au delà. Et pour montrer que dans l’intelligence humaine il y a quelque chose qui diffère, non seulement en étendue, mais en nature, de l’instinct des animaux, je ne voudrais que ces deux phénomènes, indubitable résultat de ces puissances de l’âme que l’homme possède seul sur la terre : je veux parler du langage et des beaux-arts. L’idée seule de chercher rien de semblable parmi les animaux terrestres, est déjà une absurdité ; preuve certaine que l’intelligence où se créent de tels phénomènes est d’une nature à part, et qu’il n’y a rien d’analogue à elle dans toute la nature vivante.

Et voilà ce qui explique pourquoi la race humaine est éminemment perfectible, tandis que toutes les autres sont immuables et stationnaires. Ces miracles de l’instinct des animaux, ces inventions pleines de finesse pour s’assurer de leur proie ou pour se soustraire à leurs ennemis, cette adresse à se bâtir des demeures, ces nids des oiseaux, ces maisons des castors, ces villes des abeilles, sont les mêmes depuis la naissance du monde, preuve certaine que l’intelligence qui les conçut n’est pas celle qui les exécute ; autrement elle en aurait conçu bien d’autres. Les individus disparaissent, et sans peine, sans éducation, sans langage, ils transmettent à leurs descendants ces inventions merveilleuses, sans en rien retrancher et sans y rien ajouter. Mais l’homme est d’une autre nature. Chaque génération n’est pas obligée de reprendre à pied d’œuvre l’édifice de la vie. Elle le prend tel que l’a laissé la génération précédente, et l’élève encore. Et ces progrès ne sont point épuisés, et ils ne le seront jamais ; car chaque nouveau progrès, loin d’épuiser les forces, devient une force lui-même ; manifestation non douteuse d’une puissance indéfinie, dont la durée de l’existence terrestre n’emploie jamais qu’une faible portion, et qui doit trouver son entier développement et son plein exercice dans une existence supérieure. Loin qu’on puisse former le même soupçon pour les animaux terrestres, il est évident, pour qui veut le voir, qu’ils n’ont pas même toute l’intelligence qu’il faut pour comprendre tout ce qu’ils exécutent sur la terre.

Mais ce qui caractérise surtout l’humanité, l’abîme qui la sépare de toute autre création terrestre, pour la rapprocher du ciel, c’est la moralité. Peut-être ne l’a-t-on pas encore expliquée ; mais, de quelque manière qu’on l’explique, elle demeure comme un fait immense qui se réalise pour l’homme seul ; que la chair et le sang ne sauraient jamais produire ; qui les combat et les contient ; qui plane au-dessus des besoins, des passions, des plaisirs et des intérêts, qui parle de devoirs, et non de jouissances, de sacrifices et non de profits ; qui parle avec autorité, comme étant la loi suprême de l’homme, le point culminant de sa nature, où viennent se réunir ses besoins les plus impérieux à la fois et les plus purs, l’ordre, la dignité, l’estime de soi-même, et finalement le bonheur. Tandis que l’égoïsme est la loi naturelle et suprême de toute la création vivante, l’homme seul sent en lui-même une autre loi d’une tout autre portée et tendant vers un autre but. C’est la loi des intelligences, la loi qui constitue le lien de l’univers, dans un sens bien plus relevé que celle de la pesanteur. C’est la loi qui fut le mobile de la puissance divine elle-même quand elle créa, quand elle organisa, quand elle peupla cet univers dont l’immensité nous confond, quoique nous en voyons à peine les bords. C’est la loi de la bienveillance et de l’amour, la loi du dévouement et du sacrifice. Et, comme elle embrasse tout, c’est aussi la loi de l’ordre et de la vertu. L’homme peut l’oublier, la mépriser, la violer, car il est un animal en même temps qu’un ange ; et c’est là tout le secret de sa nature. Mais il la sent toujours au fond de son cœur, il la sent comme étant sa loi ; et quand il l’a foulée aux pieds, le remords humiliant et vengeur, en troublant son sommeil, en oppressant sa poitrine, vient lui rendre dans sa bassesse un dernier service, celui de lui rappeler encore qu’il est un homme et point une brute, et qu’il possède encore ce qui constitue l’homme : la conscience et la capacité de la vertu. Aussi longtemps que l’homme jouira de ce glorieux privilège, aussi longtemps qu’il entendra dans son cœur la voix secrète et inextinguible de la conscience, aussi longtemps qu’il pourra prononcer et comprendre ces mots : conscience, devoir, sacrifice, vertu, qu’il regarde sans humiliation ces rapports étroits qui unissent son organisation physique à celle des animaux terrestres. Il est d’une autre nature, il appartient à un autre ordre, il fait partie d’un autre univers, que les yeux ne peuvent voir, que les mains ne peuvent toucher, mais que le cœur pressent, et après lequel il soupire. Il est soumis à une loi que la terre n’a point donnée et dont elle n’est point le but ; il a des devoirs à remplir, qui sont toujours obligatoires et qui souvent portent malheur. Il a des devoirs à remplir, par conséquent un compte à rendre, un avenir à espérer.

Oh ! que l’âme humaine recèle de sentiments généreux et tendres ; mélange de devoir et d’amour ; honneur, bonheur de l’homme sur la terre ; principe de toute sociabilité, de toute harmonie ; lien de la famille, de l’État et du monde, source des émotions les plus pures, principe et récompense des sacrifices les plus douloureux ! C’est par eux, encore plus que par son esprit, que l’homme est grand, qu’il est noble, qu’il est beau, qu’il est digne d’un meilleur sort ! Ce sont les pierres d’attente, qui signalent les premiers linéaments d’un autre édifice plus majestueux et plus vaste, plus durable et plus pur, que celui dont nos yeux contemplent aujourd’hui le spectacle. Au milieu de la corruption, de l’ignorance et de l’avilissement de l’espèce, quelques âmes privilégiées ont toujours, de distance en distance, déployé assez de grandeur, assez de vertu et assez d’amour, pour témoigner de la véritable nature de l’homme, et de la beauté céleste à laquelle il doit parvenir ; et le Fils de l’homme, au-dessus d’eux, a réalisé devant nous le complet idéal de l’humanité. Ils sont là comme des points lumineux pour marquer la route, et pour nous apprendre à ne point désespérer de l’humanité.

Mais, de tous ces sentiments qui pénètrent l’espèce humaine, qui l’élèvent et qui l’animent dans toutes ses phases, et qui sont propres à elle seule, aucun sans doute n’est plus étonnant, ne témoigne plus de grandeur, n’est à la fois plus inexplicable et plus certain que le sentiment religieux. Pressentiment de l’ordre moral, pressentiment d’une autre existence dans laquelle il doit s’accomplir, pressentiment d’un Dieu qui en est le chef, il existe dans l’humanité, il s’est manifesté sous mille formes, mais il a toujours reposé sur les mêmes bases, il a toujours signalé les mêmes et grandes vérités ; il a toujours survécu aux bouleversements des empires comme aux révolutions de la pensée humaine ; et quand le despotisme a voulu l’anéantir pour donner un plus grand empire aux intérêts matériels ; quand la raison a voulu le dissoudre en désespoir de l’expliquer ; quand l’excès de la civilisation a exalté le besoin des jouissances sensuelles et a rempli de dédain pour tout le reste les âmes amollies, il a toujours reparu plein d’une force nouvelle, pour retremper les courages et restaurer les races dégradées. Partout et toujours, l’homme a pressenti au delà du visible l’invisible, au delà des plaisirs les devoirs, au delà de l’individu l’ordre universel, au delà du temps l’éternité, au delà du monde Dieu. Partout et toujours ces pensées, une fois établies dans la conscience, y ont exercé un suprême empire et ont manifesté des trésors de courage, de force, d’abnégation, de dévouement, de sacrifice, d’amour, de vertu, de sainteté, dont jamais une créature simplement brutale ne saurait être capable. Un temple où les hommes se réunissent pour faire une chose, autrement incompréhensible, pour prier Dieu, est à lui seul un monument irrécusable d’une autre nature, d’une autre tendance et d’une autre fin. Et la terre en est couverte. Partout où trois hommes existent ensemble, ils se réunissent pour prier Dieu ; c’est-à-dire pour songer à l’invisible, à l’ordre moral, au compte qu’ils ont à rendre au Dieu qui doit le leur demander. Si ce n’était là qu’un préjugé, ce préjugé ne serait pas autre chose que l’homme lui-même.

A qui croire de ces deux analogies ? L’une parle de mort, l’autre parle de vie ; l’une fait de l’homme la première des brutes, mais toujours une brute, l’autre en fait presque un ange.

Il faut croire à toutes deux. Toutes deux vous signalent la vérité.

Par où vous ressemblez à la brute, vous avez le même sort qu’elle. Vous naissez, vous vivez, vous mourez comme elle sur la terre ; et quand la terre a couvert votre grossière dépouille, de vous il n’y reste plus rien. Le monde visible a fini pour vous sa destinée, et vous avez fini pour lui la vôtre. Vous n’avez plus rien à y prétendre.

Mais ce qui dans vous ressemble à la brute n’est point vous. Il est en vous une essence, que la brute ne partage point, que la matière ne donne point, que le monde visible ne contient point, que ses lois ne dominent point, qui, loin d’être du monde, est surtout remarquable par son étonnante ressemblance avec l’intelligence, avec la sagesse, avec l’amour, avec la force, en un mot, avec l’esprit, qui créa le monde. Cette essence, c’est vous-même. Vous pouvez, par la pensée, vous détacher de ce corps que vous traînez après vous, et vous n’êtes jamais mieux vous-même que lorsque vous en êtes plus éloigné. Mais vous ne sauriez vous détacher de cette pensée, de cette conscience, qui constituent votre personne et que vous appelez moi. C’est un autre univers que vous sentez toujours en vous-même, et dont il vous est impossible de sortir. Nulle conclusion n’est valable, d’un de ces deux ordres de phénomènes à l’autre. Que ce corps devienne ce qu’il pourra, l’âme demeure comme principe d’un autre ordre, comme élément d’un autre monde. Toutes les analogies de la matière et de l’animalité viennent s’anéantir devant les puissantes analogies qui font de l’homme un être intelligent, indéfiniment perfectible, éminemment moral, et qui le rattachent, par la religion et par l’amour, à ce monde invisible, moral et éternel, dont Dieu est le centre et dont la religion et l’amour sont le lien.

Ne vous inquiétez point du comment. Ce sont là de ces choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, et qui ne sauraient monter dans l’esprit de l’homme. Tout ce que vous imagineriez serait encore du monde visible, et tout ce que l’Évangile a pu nous donner en est aussi. C’est le cœur qui peut ici nous en dire plus que l’intelligence, plus que l’imagination. C’est le cœur qui peut pressentir ce que l’esprit ne peut concevoir, ce que la bouche ne peut exprimer. Quand il aime et quand il est pur, un monde nouveau s’ouvre devant lui, et il s’y élance avec toute la force du désir et de la foi. C’est aussi du monde invisible que l’on peut dire ce qu’un martyr disait du Dieu des chrétiens : Vous le connaîtrez, si vous en êtes dignes.

Quand l’homme est mort revivra-t-il ?

Maintenant, je puis répondre avec confiance. Oui, il revivra, malgré ce langage de destruction et de mort, que le monde visible nous adresse de tous côtés.

Il revivra. J’en atteste votre intelligence, la puissance créatrice dont elle est douée, le développement immense dont elle est capable, la perfectibilité de votre race et les prodiges dont elle a couvert le monde.

J’en atteste votre conscience, cette voix pure et désintéressée que rien de terrestre ne vous fit jamais entendre, et qui vous parle plus haut que tout, de devoir, de jugement et de responsabilité.

J’en atteste ce respect invincible, cet amour inexplicable que vous inspire malgré vous l’homme, non point comme créature semblable à vous, mais comme être d’un prix infini, d’un prix tel, que la terre entière ne suffirait point pour le payer.

J’en atteste cette force morale, cette force religieuse, qui lutte depuis des siècles dans le genre humain contre la bassesse et la sensualité, et qui a toujours triomphé.

J’en atteste Dieu, qui ne serait point s’il n’était pas moral et saint ; et qui ne le serait point si la mort engloutissait l’homme tout entier.

J’en atteste cette émanation du monde moral qui, sous le nom de christianisme, a paru dans le monde visible, pour éclairer l’homme et pour le changer.

J’en atteste le ciel et la terre, le dehors et le dedans, les clartés et les mystères, votre âme et le monde.

Il y a là plus de vérité que dans un chien mort.

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