Méditations religieuses

10. Jésus, idéal de l’humanité

Voilà l’homme.

Jean 19.5

En disant aux Juifs ameutés : Voilà l’homme, Pilate croyait ne leur montrer qu’un malfaiteur ou un misérable, rebut de la société, qu’on pouvait mettre à mort sans crime. Et c’était l’homme qu’il leur montrait ; l’homme par excellence ; l’homme tel que Dieu l’avait conçu dans sa pensée éternelle ; l’idéal, le type pur et complet de l’humanité.

Si l’homme n’est fait que pour vivre, jouir, souffrir et mourir sur la terre, Jésus n’est point son modèle, quoiqu’il ait vécu, joui, souffert et trépassé comme nous. Mais, dans toutes ces phases de la vie humaine, il a vu autre chose que le plaisir, la douleur et la mort. Il a vu l’existence humaine dans toute son étendue, dans le monde visible et dans le monde invisible. Il l’a vue ; et il s’est montré, sans lacune et sans exception, l’homme qu’il fallait pour accomplir cette destinée selon les desseins de Dieu.

C’est l’esprit qui constitue l’homme : le corps n’est qu’une enveloppe par laquelle il est mis en rapport avec la terre. Mais, dans l’esprit même, il y a une partie qui est en relation immédiate avec le corps et avec tout ce qui le touche, et une partie bien plus noble, qui est en rapport avec les destinées définitives de l’humanité, avec les grandes lois qui se confondent en quelque sorte dans l’essence de Dieu même, pour gouverner le monde des esprits. Jésus est venu nous montrer, dans l’action et dans la vie réelle, cette partie supérieure, excellente et pour ainsi dire divine de l’humanité.

Je n’ai point la prétention de peindre ici le caractère de Jésus. Il se sent et ne se rend pas. L’inimitable simplicité de l’Évangile a quelque chose de désespérant pour quiconque voudrait entreprendre une pareille tâche. Je choisirai seulement les traits qui se rapportent au dessein que je me propose, laissant à mes lecteurs le soin d’agrandir et de compléter par leurs souvenirs ce que je ne puis qu’indiquer.

Le premier trait que je remarque dans le caractère de Jésus, c’est la prédominance de l’esprit sur la sensualité. En lui, c’est l’esprit qui règne et le corps qui obéit. Depuis les premiers jours de sa carrière jusqu’à celui qui la termine, l’ensemble de sa vie, comme ses moindres actions, sont dirigés par l’intelligence, par le sentiment et par le devoir, en un mot, par les facultés les plus élevées de l’âme, et jamais par les appétits grossiers, par la recherche du plaisir ou même par ces affections bornées, qui, quand elles ne sont point ennoblies par la raison, ne sont qu’une autre forme de la mensualité. Il estime la vie et il en use ; il jouit des douceurs qui peuvent l’embellir ; mais il est toujours supérieur à elles. Il sait faire tourner ces émotions passagères de la sensibilité vers le grand but de son existence terrestre, que sa raison et sa volonté n’oublient pas un seul instant. Il s’assied au festin de Simon ; mais il y fait apparaître avec lui la céleste charité dans sa forme la plus attrayante. Il pleure sur le tombeau de Lazare ; mais c’est pour y développer bientôt, dans toute leur majesté, les mystères du royaume des cieux, qu’il avait déjà désignés à Marthe comme la seule chose nécessaire. Dans les festins, dans les épanchements de l’amitié, dans ces émotions qui se font jour par des larmes, il est le même que sur la montagne où il prononce d’impérissables paroles ; sur la colline des Oliviers, où il triomphe de la chair et du sang pour se vouer au supplice, et sur le Calvaire, où il le subit, sans laisser échapper une parole dans laquelle l’esprit et le cœur, l’intelligence et l’amour, ne triomphent d’une épouvantable, d’une injuste douleur. C’est l’homme avec sa fragilité, avec sa faiblesse, avec son exquise sensibilité, ouvert de partout à la souffrance et repoussant la douleur par un irrésistible instinct. Mais c’est l’homme doué de facultés plus hautes, dont il sent fortement la valeur, et qu’il sait faire prévaloir sur toutes les émotions tumultueuses qui naissent, se soulèvent, se pressent et s’effacent, dans la région inférieure des sensations et des intérêts.

Le second trait que je remarque dans le caractère de Jésus, c’est la prédominance de l’humanité sur l’individu. non seulement l’esprit règne en lui sur la sensualité, mais cette clarté puissante et sûre n’est pas uniquement employée à illuminer l’individu qui la possède pour lui découvrir les plaisirs ou les dangers. Une grande pensée domine cette raison, si puissante sur les sens et sur la vie entière : l’humanité ; un grand but est donné à cette existence, si active et si pleine : l’humanité. Jésus n’envisage sa propre vie que dans ses rapports avec l’humanité ; sa propre personne, son propre individu, quelque immense, quelque incompréhensible qu’en soit pour nous la valeur, ne sont rien pour lui. Sa place dans l’humanité, les rapports de son existence avec le bonheur du genre humain, le bien qu’il peut et doit faire aux hommes, voilà ce qui l’occupe ; de lui-même il adviendra ce qu’il pourra. Il était ami, et quel ami ! saint Pierre et saint Jean seraient seuls capables de nous le dire ; leur cœur en était embrasé. Il était citoyen ; les larmes qu’il versait sur Jérusalem témoignent assez de son amour pour la patrie. Mais, avant tout, il était homme. L’amour de l’humanité et l’abandon de l’individu étaient l’âme de sa vie. Il aimait les hommes avec le cœur d’un homme, avec la puissance et la sagesse d’un Dieu, Dans quelle bouche l’amour de l’humanité a-t-il puisé des accents plus chaleureux, plus simples et plus vrais que ceux qui retentissent encore dans ce dernier discours et cette dernière prière par où Jésus se préparait à la mort ? Si vous ignorez encore comment on peut aimer les hommes sans abjurer son existence personnelle ; comment on peut se faire une carrière à soi, pleine d’indépendance, de force et, d’originalité, et pourtant fondre sa vie dans celle de l’humanité, et ne reculer devant aucun des devoirs auxquels elle est intéressée : lisez la vie de Jésus ; lisez surtout ces derniers chapitres de saint Jean, où l’humanité de Jésus parle un si noble langage et va si droit à notre cœur. Ne vous arrêtez point à quelques expressions difficiles, qui viennent de la hauteur même d’où Jésus contemplait les destinées de l’espèce humaine. Ouvrez votre cœur à ce langage si bien fait pour le captiver et pour l’ennoblir, et vous comprendrez ce que je veux dire. Et quand vous aurez compris, quand vous aurez senti cette vie de l’humanité, si profondément enracinée dans l’âme céleste de Jésus, rien ne vous paraîtra plus simple que le martyre qui la termina. Quel que soit le sentiment qui l’inspire, quelle que soit la source dans laquelle il puise sa force, le martyre est toujours un acte sublime, éternel honneur de l’humanité. Il atteste la présence d’une affection désintéressée et le triomphe d’un principe de conscience sur les intérêts les plus chers de l’individu. Mais le martyre de Jésus est plus beau qu’aucun de ceux qui embellissent les pages de l’histoire ; car il les efface tous par le pur sentiment d’humanité qui l’inspire, par l’horreur de ses circonstances et par l’immensité de ses résultats. En mourant, Jésus a légué à l’humanité l’idée du sacrifice, pure, sainte, généreuse ; et cette idée a porté ses fruits. L’égoïsme et le christianisme sont devenus deux idées contradictoires pour les moins intelligents.

Il semble que nous voilà bien haut. Et pourtant il nous faut élever plus haut encore. L’humanité telle qu’elle apparaît sur la terre, ne renferme qu’une partie des destinées et des rapports de l’humanité. Il lui faut, elle a droit d’attendre un champ plus vaste, une plus longue durée. Jésus ne manque point à cette dernière et sublime vocation d’humanité. Pour peu qu’on ait étudié son caractère, on y aura reconnu la prédominance du ciel, c’est-à-dire de l’éternité, de l’infini, de l’ordre moral, de Dieu sur la terre, c’est-à-dire sur le borné, sur le passager, sur le monde. Jésus est sur la terre ; il y converse avec nous ; il y est soumis aux mêmes besoins et aux mêmes infirmités que nous ; mais il y porte les traces évidentes de sa céleste origine. Il y apparaît comme un étranger qui fait du bien où il passe, mais qui vient d’un pays meilleur, dont il aime à s’entretenir, où il est pressé de retourner. Il fait tout pour les hommes ; mais ce ne sont pas les hommes seuls devant lesquels il agit : il a d’autres spectateurs, dont l’estime et la présence le soutiennent et le consolent. Il fait tout pour améliorer l’ordre terrestre qui doit rendre heureuse la race à laquelle il appartient ; mais il pressent un ordre plus vaste ; il l’accepte, il le prépare, il s’y soumet. Il distribue aux hommes la nourriture qui périt ; mais il les invite avec force à rechercher avant tout celle qui demeure dans la vie éternelle. Il veut rendre les hommes heureux dans le monde ; mais il leur annonce qu’en vain gagneraient-ils le monde, s’ils faisaient la perte de leur âme. Il adoucit les peines terrestres ; il guérit les infirmités ; mais il fait découvrir aux hommes un danger plus grand que les maladies et la mort, une puissance plus à craindre que celle qui peut ôter la vie du corps. Il donne l’exemple du culte et de la prière ; mais il proclame que le vrai culte consiste dans l’union du cœur avec Dieu. Et cette vie céleste va plus loin que les discours. En Jésus elle est assise dans l’âme, et elle y règne. Elle inspire tout ; elle colore tout ; elle dirige tout. C’est une auréole qui embellit de son éclat toutes les actions et toutes les paroles du Sauveur. Elle est visible partout à ceux qui ont un sens pour elle. Elle est cachée pour les autres. Jésus ne vit pas seulement dans l’ordre terrestre, il vit dans l’ordre céleste et éternel. Ce n’est pas seulement son devoir, c’est sa nourriture de faire la volonté de son Père qui est aux cieux. Et quand la chair et le sang se révoltent, un instant de méditation, un quart d’heure de retraite auprès de son Dieu, lui rendent la résignation et le courage. Il s’est élancé hors de la terre, dans l’ordre éternel qu’il est venu manifester : sa soumission est humble, pleine et joyeuse à cet ordre, même sévère. Jésus mourant ; Jésus mourant plein du ciel ; Jésus mourant parce que Dieu l’a voulu, parce que le salut des hommes l’exige ; Jésus mourant en bénissant ses ennemis et remettant son esprit à Dieu, est le plus beau spectacle qui jamais ait été offert à la terre. C’est le plus beau triomphe de l’invisible sur le visible, et de Dieu sur l’humanité, car il est pur et complet. C’est le seul spectacle digne de Dieu dont la terre ait jamais été le théâtre.

Voilà Jésus ; voilà l’ange ; voilà l’honneur de la terre ; voilà l’enfant du ciel qui doit retrouver sa demeure ; voilà l’image de Dieu ; voilà l’être dans lequel l’essence divine se réfléchit et s’incorpore. Et pourtant voilà l’homme. Tous ces traits lui appartiennent ; ils sont non seulement le privilège, mais le devoir de l’humanité. Chacun sent qu’ils sont faits pour lui. Chacun, en descendant dans sa conscience, avec le flambeau que Jésus lui mit dans la main, y trouve écrit en caractères à jamais ineffaçables, que non seulement il peut, mais qu’il doit les réaliser. Chacun sent qu’il n’est complètement et réellement homme qu’à ce prix.

Oui, c’est là l’homme tel que Dieu l’a voulu ; et l’homme ne se trouve que là.

Renversez cet ordre, que nous trouvons essentiel à l’humanité, et que Jésus a réalisé dans sa vie. Supposez la prédominance de la sensualité sur l’esprit, de l’individu sur l’humanité, de la terre, de l’instant, du lieu, du fini, sur le ciel, sur l’éternité, sur l’infini, sur Dieu : qu’avez vous ?

Vous n’avez plus que la brute.

Plus ou moins d’intelligence n’y fait rien ; plus ou moins de raffinement n’y fait rien. Grossière ou raffinée, voilà la vie de la brute.

Plus vous réfléchirez, plus vous approfondirez ces idées ; plus vous connaîtrez qu’elles constituent la distinction fondamentale entre l’homme et la brute. L’homme est là et n’est point ailleurs.

Mais la brute et l’homme se rencontrent dans chacun de nous. Soumis au temps, au lieu, à mille besoins, à mille désirs, par notre constitution physique, nous ne pouvons jamais nous soustraire entièrement à l’influence des conditions qu’elle nous impose. Mais, tout en la subissant, nous pouvons la diriger, la dominer, la soumettre à l’ordre et la faire concourir aux fins de notre nature supérieure. Soit que nous mangions, soit que nous buvions, soit que nous fassions quelque autre chose, nous pouvons nous souvenir que nous sommes hommes et faire tout pour la gloire de Dieu.

Une lutte s’établit dans notre cœur entre la brute et l’homme ; mais c’est l’homme qui doit triompher. Notre conscience nous le dit avec évidence ; mais Jésus est venu nous apprendre encore que l’homme peut triompher, et comment il peut triompher.

O Jésus ! quand tu ne serais venu sur la terre que pour nous montrer ce type humain dans sa céleste pureté ; pour nous révéler les trésors que chacun de nous porte dans son sein ; pour nous signaler le but sublime vers lequel nous devons marcher, nous le rendre plus attrayant et plus cher même que la vie, et nous prouver que nous pouvons y atteindre en nous attachant à toi ; déjà, tu serais le Sauveur du genre humain.

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