Somme théologique

Somme théologique — La prima pars

23. LA PRÉDESTINATION

  1. Convient-il d'attribuer à Dieu la prédestination ?
  2. Qu'est-ce que la prédestination, et introduit-elle quelque chose de réel dans le prédestiné ?
  3. La réprobation de certains hommes vient-elle de Dieu ?
  4. Comparaison entre la prédestination et l'élection ; peut-on dire que les prédestinés sont élus ?
  5. Les mérites sont-ils la cause ou la raison de la prédestination, ou de la réprobation, ainsi que de l'élection ?
  6. Certitude de la prédestination : les prédestinés sont-ils infailliblement sauvés ?
  7. Le nombre des prédestinés est-il fixé ?
  8. La prédestination peut-elle être aidée par les prières des saints ?

1. Convient-il d'attribuer à Dieu la prédestination ?

Objections

1. Il semble bien que les hommes ne sont pas prédestinés par Dieu. En effet, S. Jean Damascène écrit : « Il faut savoir que Dieu prévoit tout, mais ne prédétermine pas tout. Il prévoit ce qui est en nous, mais il ne le prédétermine pas. » Or, les mérites ou les démérites humains sont en nous, en tant que nous sommes maîtres de nos actes par le libre arbitre. Donc ce qui est objet de mérite ou de démérite n'est pas prédestiné par Dieu, et ainsi disparaît la prédestination des hommes.

2. On vient de dire que toutes les créatures sont dirigées vers leur fin par la providence divine. Mais les créatures autres que l'homme ne sont pas dites prédestinées par Dieu. Donc, les hommes non plus.

3. Les anges sont capables de béatitude comme les hommes, et cependant il ne semble pas qu'ils soient prédestinés, car ils n'ont jamais été misérables, alors que la prédestination est un projet de miséricorde, selon S. Augustin. Donc les hommes ne sont pas prédestinés.

4. Les bienfaits accordés aux hommes par Dieu sont révélés aux saints par le Saint-Esprit, selon l'Apôtre (1 Corinthiens 2.12) : « Nous n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, pour connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits. » Donc, si les hommes étaient prédestinés par Dieu, les prédestinés connaîtraient leur prédestination. Ce qui est évidemment faux.

En sens contraire, on lit dans l'épître aux Romains (Romains 8.30) : « Ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés. »

Réponse

Il convient que Dieu prédestine les hommes. En effet, toutes choses sont soumises à la providence divine, comme on l'a montré. Et il appartient à la providence d'ordonner les choses à leur fin. Or la fin a laquelle Dieu ordonne ses créatures est double. L'une dépasse la mesure et le pouvoir de la nature créée, et cette fin est la vie éternelle, qui consiste en la vision divine, laquelle dépasse la nature de toute créature, comme on l'a montré plus haute. L'autre fin est proportionnée à la nature créée, de telle sorte que la créature peut l'atteindre par les ressources de sa nature. Or, ce à quoi on ne peut parvenir par les ressources de sa nature, il faut y être porté par un autre : ainsi la flèche est lancée vers la cible par l'archer. C'est pourquoi, à proprement parler, la créature raisonnable, qui est capable de la vie éternelle, y est conduite et comme transportée par Dieu. Et le projet de cette action divine existe en Dieu, de même qu'il y a en lui le plan de l'ordination de toutes les choses à leur fin, que nous avons appelé la providence. Or l'idée d'une chose à faire existe dans l'esprit de son auteur et elle est une sorte de préexistence en lui de cette chose à faire. Aussi le projet de conduire jusqu'à la vie éternelle, la créature raisonnable est nommée « prédestination », car « destiner » est la même chose que « envoyer ». Il est évident par là que la prédestination, quant à son objet, est une part de la providence.

Solutions

1. Jean Damascène appelle prédestination une nécessité imposée comme il en est des choses de la nature, qui sont prédéterminées à agir d'une seule manière. C'est évident par ce qu'il dit ensuite : « Dieu ne veut pas le péché et ne contraint pas à la vertu. » Cela n'exclut donc pas la prédestination.

2. Les créatures sans raison ne sont pas capables de cette fin dont nous parlons et qui dépasse les facultés de la nature humaine. C'est pour cela qu'on ne peut pas, à proprement parler, les dire prédestinées, bien que parfois ce terme soit étendu abusivement à n'importe quelle autre fin.

3. La prédestination convient aux anges comme aux hommes, bien qu'ils n'aient jamais été misérables. Le mouvement n'est pas spécifié par le terme d'où il part, mais par le terme où il tend. Il n'importe en rien au « devenir blanc » que celui qui devient blanc, ait été auparavant noir, jaune ou rouge. De même, il n'importe en rien à la raison formelle de prédestination que l'on soit prédestiné à la vie éternelle à partir d'un état de misère, ou non. On pourra répondre d'ailleurs que tout octroi d'un bien dépassant ce qui est dû à son bénéficiaire est un effet de miséricorde, ainsi qu'on l'a dit plus haut.

4. Même si leur prédestination est révélée à certains hommes par privilège spécial, il ne convient pas qu'elle soit révélée à tous ; car dans ce cas les non prédestinés tomberaient dans le désespoir et les prédestinés, ainsi rassurés, dans la négligence.


2. Qu'est-ce que la prédestination, et introduit-elle quelque chose de réel dans le prédestiné ?

Objections

1. Il semble que la prédestination introduit quelque chose de réel dans le prédestiné. Car, de soi, toute action produit une passion. Donc, si la prédestination est une action en Dieu, elle existe, comme passion, chez les prédestinés.

2. Sur l'épître aux Romains (Romains 1.4) : « (Jésus) prédestiné Fils de Dieu », Origène dit : « La prédestination concerne ce qui n'est pas, mais la destination concerne ce qui est. » S. Augustin demande : « Qu'est-ce que la prédestination, sinon la destination de quelqu'un qui existe ? » Donc la prédestination concerne un être existant, et elle introduit quelque chose dans le prédestiné.

3. Être préparé est quelque chose de réel dans ce qui est préparé. Or la prédestination, dit S. Augustin, est la préparation des bienfaits divins. Elle est donc quelque chose de réel dans les prédestinés.

4. Ce qui est temporel n'entre pas dans la définition de l'éternel. Mais la grâce, qui est une réalité temporelle, entre dans la définition de la prédestination. Car celle-ci, d'après le Livre des Sentences, se définit « la préparation de la grâce pour le présent, et de la gloire pour l'avenir ». Donc la prédestination n'est pas quelque chose d'éternel. Ainsi faut-il donc qu'elle n'existe pas en Dieu, mais chez les prédestinés, car tout ce qui est en Dieu est éternel.

En sens contraire, S. Augustin appelle la prédestination « la prescience des bienfaits de Dieu ». Or la prescience n'est pas dans ceux qui en sont l'objet, mais seulement dans celui qui a la prescience. Donc la prédestination n'est pas non plus dans les prédestinés, mais dans celui qui prédestine.

Réponse

La prédestination n'est pas quelque chose dans les prédestinés, mais seulement dans celui qui prédestine. On vient de dire en effet que la prédestination est une part de la providence. Or la providence n'est pas dans les choses qu'elle concerne, elle est un certain plan de l'intelligence qui ordonne à la fin, ainsi qu'on l'a dit précédemment. Mais la réalisation de la providence, qu'on appelle gouvernement, se trouve comme passion dans les êtres gouvernés, et comme action dans celui qui gouverne. Il est donc clair que la prédestination est un certain plan, conçu dans l'esprit divin, de l'ordination de certains au salut éternel. C'est la réalisation de cette ordination qui se trouve passivement dans les prédestinés, et activement en Dieu. La réalisation de la prédestination c'est d'abord la vocation, puis la glorification, selon ces paroles de l'Apôtre (Romains 8.30) : « Ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés, et ceux qu'il a appelés... il les a glorifiés. »

Solutions

1. Les actions qui passent dans une matière extérieure, comme chauffer ou scier, produisent de soi une passion, mais non pas les actions qui demeurent dans l'agent, comme sont l'intellection et le vouloir, nous l'avons dit. Or la prédestination est une action de cette sorte. Aussi n'introduit-elle rien de réel dans le prédestiné. Mais sa réalisation, qui porte sur des choses extérieures, introduit dans ces choses un certain effet.

2. « Destination » peut se prendre pour un réel envoi du sujet vers un certain terme, et ainsi la destination ne concerne que ce qui existe. En un autre sens, on peut entendre par « destination », un « envoi » envisagé mentalement, et on emploie destinare pour une ferme résolution. C'est ainsi qu'au livre II des Maccabées (2 Maccabées 6.20, Vg), nous lisons qu'Éléazar « décida (destinavit) de ne pas accepter, par amour de la vie, des aliments interdits par la Loi ». Dans ce sens, la « destination » peut concerner ce qui n'existe pas. Cependant la prédestination, du fait qu'elle implique antériorité, peut concerner ce qui n'existe pas, en quelque sens qu'on prenne le mot destination.

3. Il y a deux sortes de préparation. On peut préparer le patient à recevoir l'action, et cette préparation est dans le sujet préparé. Mais il y a aussi la préparation de l'agent à agir, et celle-ci reste dans l'agent. Or c'est de cette matière que la prédestination est une préparation, dans le sens où l'on dit que celui qui agit par intelligence se prépare à l'action en concevant tout d'abord ce qu'il doit faire. Et c'est ainsi que Dieu, éternellement, a préparé en prédestinant, c'est-à-dire qu'il a conçu le plan qui ordonne certains hommes au salut.

4. La grâce entre dans la définition de la prédestination, non comme élément de son essence, mais en tant que la prédestination comporte un rapport avec la grâce, qui est un rapport de cause à effet, ou encore d'acte à objet. Il ne s'ensuit donc pas que la prédestination soit quelque chose de temporel.


3. La réprobation de certains hommes vient-elle de Dieu ?

Objections

1. Il semble que Dieu ne réprouve aucun homme. Car nul ne réprouve celui qu'il aime, selon le livre de la Sagesse (Sagesse 11.24) : « Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. » Donc Dieu ne réprouve aucun homme.

2. Si Dieu réprouvait certains hommes, il faudrait que la réprobation soit aux réprouvés ce que la prédestination est aux prédestinés. Mais la prédestination est pour les prédestinés une cause de salut ; la réprobation serait donc aux réprouvés une cause de perdition. Or cela est faux ; car le prophète Osée (Osée 13.9 Vg) a dit : « Ta perdition vient de toi, Israël, de moi seulement vient ton secours. » Dieu ne réprouve donc personne.

3. D'ailleurs, on ne doit imputer à personne ce qu'il ne peut éviter. Mais si Dieu réprouve quelqu'un, ce réprouvé ne peut éviter sa perte ; car il est écrit dans l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 7.13 Vg) : « Regarde l'œuvre de Dieu : nul ne pourra redresser ce qu'il a méprisé. » Donc, on ne devrait pas imputer aux hommes leur propre perdition, et cela est faux.

En sens contraire, on trouve dans Malachie (Malachie 1.23) : « J'ai aimé Jacob ; mais j'ai haï Esaü. »

Réponse

Dieu réprouve certains. On a dit en effet plus haut que la prédestination est une part de la providence. Or il appartient à la providence de permettre quelque défaillance dans les choses qui lui sont soumises, comme on l'a dit précédemment. Aussi, puisque les hommes sont ordonnés à la vie éternelle par la providence divine, il appartient également à la providence de permettre que certains manquent cette fin, et c'est cela qu'on appelle réprouver.

Donc, de même que la prédestination est une part de la providence à l'égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son tour est une part de la providence à l'égard de ceux qui manquent cette fin. D'où l'on voit que la réprobation ne désigne pas une simple prescience ; elle y ajoute quelque chose selon la considération de la raison, comme on l'a dit plus haut de la providence. Car de même que la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d'infliger la peine de damnation pour cette faute.

Solutions

1. Dieu aime tous les hommes et même toutes ses créatures, en ce sens qu'il veut du bien à toutes. Mais il ne veut pas tout bien à toutes. Donc, en tant qu'il ne veut pas pour certains ce bien qu'est la vie éternelle, on dit qu'il les a en haine ou qu'il les réprouve.

2. Au point de vue de la causalité, la réprobation n'est pas comparable à la prédestination. Car la prédestination est cause aussi bien de ce qu'attendent les prédestinés dans l'autre vie, qui est la gloire, que de ce qu'ils reçoivent en celle-ci, qui est la grâce. La réprobation n'est pas cause de ce qui lui correspond dans le présent, à savoir la faute ; elle est cause du délaissement par Dieu. Mais elle est cause de la sanction future, à savoir la peine éternelle. La faute, elle, provient du libre arbitre chez celui qui est réprouvé et que la grâce délaisse. Et ainsi se vérifie le mot du prophète : « Ta perdition vient de toi, Israël. »

3. La réprobation de Dieu ne diminue en rien le pouvoir d'agir des réprouvés. Aussi, lorsque l'on dit que le réprouvé ne peut obtenir la grâce, il faut l'entendre d'une impossibilité non pas absolue, mais conditionnée ; comme on a dit plus haut que, s'il est nécessaire que le prédestiné soit sauvé, c'est d'une nécessité conditionnée, qui ne supprime pas le libre arbitre. Aussi, bien que l'homme réprouvé par Dieu ne puisse obtenir la grâce, cependant, le fait qu'il tombe dans tel péché ou dans un autre, cela provient de son libre arbitre, et c'est donc à juste titre qu'il en est jugé coupable.


4. Peut-on dire que les prédestinés sont élus ?

Objections

1. Il semble que non, car selon Denys ,comme le soleil répand sa lumière sur tous les corps, sans choisir, ainsi Dieu répand sa bonté. Mais c'est principalement selon la communication de la grâce et de la gloire que la bonté divine se communique à quelques-uns. Donc c'est sans choisir que Dieu communique la grâce et la gloire, ce qui est le fait de la prédestination.

2. L'élection porte sur des existants ; or la prédestination, étant éternelle, concerne aussi les non-existants. Donc certains sont prédestinés sans être élus.

3. L'élection importe une certaine discrimination. Mais « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Timothée 2.4). Donc la prédestination, qui préordonne les hommes au salut, exclut le choix.

En sens contraire, on lit dans l'épître aux Éphésiens (Ephésiens 1.4) : « Il nous a choisis en lui avant la création du monde. »

Réponse

La prédestination, selon l'ordre rationnel présuppose l'élection, et l'élection, l'amour. Cela tient à ce que la prédestination, comme on l'a dit, fait partie de la providence. Or la providence, de même que la prudence, est un plan existant dans l'intelligence, qui prescrit l'ordination de certains à leur fin, nous l'avons dit précédemment. Or on ne décide pas d'ordonner quelque chose à une fin, si d'abord on ne veut cette fin. Aussi la prédestination de certains au salut présupposetelle, selon la raison, que Dieu veuille leur salut, et cela comprend l'élection et l'amour de dilection. Celui-ci, en tant qu'il veut pour eux ce bien du salut éternel, car aimer, nous l'avons dit, c'est vouloir une certaine bonté pour quelqu'un. Et la prédestination suppose l'élection, en tant que Dieu veut ce bien pour certains de préférence à d'autres, puisqu'il réprouve certains, comme nous l'avons dit.

Toutefois, l'élection et l'amour n'ont pas en Dieu et en nous un ordre identique. En nous, la volonté ne rend pas bon celui qu'elle aime, mais nous sommes enclins à l'aimer parce qu'il est bon. C'est pourquoi nous choisissons quelqu'un pour l'aimer, de sorte qu'en nous le choix précède l'amour. En Dieu c'est l'inverse, car la volonté par laquelle Dieu veut une bonté pour quelqu'un en l'aimant est cause que celui-ci plutôt que les autres soit bon de cette bonté. Par où l'on voit que selon l'ordre rationnel, l'amour est présupposé à l'élection, celle-ci à la prédestination. C'est pourquoi tous les prédestinés sont élus et aimés.

Solutions

1. Si l'on considère en général la communication de la bonté divine, Dieu la communique en effet sans choix, en ce sens qu'il n'est rien qui ne participe de cette bonté en quelque manière comme on l'a vu antérieurement. Mais si l'on considère la communication de telle ou telle bonté, Dieu ne la donne pas sans choix puisqu'il donne à certains des choses bonnes qu'il ne donne pas à d'autres. Et ainsi, dans l'octroi de la grâce et de la gloire, il y a une élection.

2. Lorsque la volonté de celui qui choisit est appelée à ce choix par un bien préexistant dans la chose, alors il faut que le choix se porte sur des êtres qui existent, et c'est ce qui a lieu pour nous. Mais en Dieu il en est autrement, ainsi qu'on vient de le dire. Aussi, déclare S. Augustin, « bien que Dieu choisisse ceux qui ne sont pas, il ne se trompe pas dans ses choix ».

3. Dieu veut le salut de tous les hommes, comme on l'a déjà vu, par sa volonté antécédente, ce qui n'est pas le vouloir purement et simplement ; il ne le veut pas, tout considéré, c'est-à-dire purement et simplement.


5. Les mérites sont-ils la cause ou la raison de la prédestination, ou de la réprobation, ainsi que de l'élection ?

Objections

1. Il semble que la prescience des mérites soit la cause de la prédestination, car Paul écrit (Romains 8.29) : « Ceux qu'il a connus d'avance, il les a prédestinés. » Et sur la parole de S. Paul (Romains 9.15), « Je ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde », S. Ambroise donne ce commentaire : « Je ferai miséricorde à celui que je sais d'avance devoir revenir à moi de tout son cœur. » Donc, il semble bien que la prescience des mérites soit cause de la prédestination.

2. La prédestination suppose la volonté divine, qui ne peut être irrationnelle, puisque la prédestination est la résolution de faire miséricorde, selon S. Augustin. Mais il ne peut y avoir une autre raison de la prédestination que la prévision des mérites. Donc cette prévision est la cause ou la raison de la prédestination.

3. « Il n'y a pas d'injustice en Dieu », dit l'épître aux Romains (Romains 9.14). Or il semble injuste de donner à des égaux des choses inégales. Tous les hommes sont égaux, et en nature et selon le péché originel ; on ne trouve en eux d'inégalité que selon le mérite ou le démérite de leurs propres actes. Donc si Dieu prépare aux hommes, en les prédestinant ou en les réprouvant, des sorts inégaux, ce ne peut être qu'en raison de la prescience qu'il a de leurs mérites différents.

En sens contraire, l'Apôtre dit à Tite (Tite 3.5) : « Il nous a sauvés, non à cause des œuvres de justice que nous faisions, mais selon sa miséricorde. » Or, de même qu'il nous a sauvés, il nous a prédestinés à être sauvés. Donc la prévision des mérites n'est pas la raison ou la cause de la prédestination.

Réponse

Nous l'avons dit plus haut, la prédestination inclut une volonté, et l'on doit donc chercher la raison de la prédestination comme on cherche celle de la volonté divine. Or nous avons dit qu'on ne peut assigner de cause à la volonté divine en ce qui concerne l'acte de vouloir, mais qu'on peut lui assigner une cause à l'égard des choses voulues, en tant que Dieu veut qu'une chose soit à cause d'une autre. Personne n'a donc été assez insensé pour dire que les mérites fussent cause de la prédestination quant à l'acte même de celui qui prédestine. Mais voici ce qui est en question : Du côté de ses effets, la prédestination a-t-elle une cause ? Et cela revient à demander : Est-ce que Dieu a préordonné qu'il donnerait à un être les effets de la prédestination à cause de ses mérites ?

Donc certains ont dit : L'effet de la prédestination est préordonné en faveur d'un être à cause des mérites de cet être dans sa vie antérieure. Telle fut la position d'Origène, pour qui les âmes humaines, toutes créées au commencement, obtiennent selon la diversité de leurs œuvres des sorts divers en ce mondeci, une fois unies à leur corps. Mais l'Apôtre écarte cette opinion en disant (Romains 9.11-13) : « Avant même que les enfants fussent nés et qu'ils eussent rien fait, ni bien ni mal,... non en vertu des œuvres, mais par le choix de Celui qui appelle, il fut dit : ... L'aîné servira le plus jeune. »

C'est pourquoi d'autres ont dit que les mérites préexistants, mais cette fois en cette vie, sont la raison et la cause des effets de la prédestination. En effet les pélagiens ont prétendu que le commencement des bonnes œuvres vient de nous, et que leur achèvement vient de Dieu. Et ainsi, l'effet de la prédestination est donné à un tel et non à tel autre, parce que l'un a fourni le commencement en se préparant, et l'autre non. Mais à l'encontre il y a ces paroles de l'Apôtre (2 Corinthiens 3.5 Vg) : « Nous ne sommes pas capables par nous-mêmes de penser quoi que ce soit qui vienne de nous-mêmes. » Or, on ne peut trouver aucun principe qui soit antérieur à la pensée. On ne peut donc pas dire qu'il y ait en nous un commencement fournissant la raison des effets de la prédestination.

Aussi d'autres ont-ils avancé que la raison de la prédestination est dans les mérites qui suivent l'effet de cette prédestination. Et ils entendent que Dieu donne sa grâce à un être et a préordonné de lui donner cette grâce, parce qu'il a prévu qu'il en userait bien, comme si un prince donnait un cheval à tel soldat dont il sait qu'il en usera bien. Mais ces penseurs semblent avoir distingué entre ce qui vient de la grâce et ce qui vient du libre arbitre, comme si le même effet ne pouvait pas venir des deux. Car il est évident que ce qui vient de la grâce est un effet de la prédestination ; et cela ne peut être donné comme la raison de cette prédestination, puisque c'est inclus en elle. Donc, si quelque chose d'autre est de notre côté cause de la prédestination, cela ne sera pas compris dans les effets de la prédestination. Mais il n'y a pas lieu de distinguer ainsi ce qui vient du libre arbitre et ce qui vient de la prédestination, de même que l'effet de la cause première et celui de la cause seconde. La providence divine produit ses effets par l'opération des causes secondes, ainsi qu'on l'a dit plus haut, de sorte que cela même que réalise le libre arbitre vient de la prédestination.

Il faut donc dire ceci. L'effet de la prédestination peut être envisagé par nous de deux façons : particulièrement, et globalement. Rien n'empêche qu'un effet particulier de la prédestination soit la cause et le motif d'un autre. Un effet postérieur sera cause d'un effet antérieur dans l'ordre des causes finales ; un effet antérieur sera cause d'un effet postérieur dans l'ordre du mérite, qu'on peut ramener à une disposition de la matière. Ainsi nous pouvons dire : Dieu a préordonné de donner à quelqu'un la gloire à cause de ses mérites ; et il a préordonné de donner à quelqu'un la grâce afin qu'il mérite la gloire.

Mais si l'effet de la prédestination est envisagé d'une autre manière, en sa totalité, il est impossible que l'effet total de la prédestination ait une cause quelconque de notre part. Car quoi que ce soit qui se trouve dans l'homme et l'ordonne au salut, tout cela est compris sous l'effet de la prédestination, même la préparation à la grâce ; car cela non plus n'a pas lieu autrement que par le secours divin, selon ce mot de l'Écriture (Lamentations 5.21) : « Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons. » De ce point de vue pourtant, la prédestination, quant à ses effets, a pour raison la bonté divine, à laquelle tout l'effet de la prédestination s'ordonne comme à sa fin, et dont il procède comme de son premier principe moteur.

Solutions

1. L'usage prévu de la grâce n'est pas la raison pour laquelle Dieu confère cette grâce, si ce n'est dans l'ordre de la finalité, comme on vient de le dire.

2. La raison de la prédestination, considérée dans son effet global, c'est la bonté divine. Mais un effet particulier est la raison d'un autre, comme on vient de le dire.

3. C'est dans la bonté divine elle-même qu'on peut trouver la raison de la prédestination de certains et de la réprobation des autres. On dit que Dieu a tout fait pour sa bonté, afin que celle-ci soit représentée dans les choses. Or il est nécessaire que la bonté divine, une et simple en elle-même, soit représentée dans les choses sous des formes diverses, parce que l'être créé ne peut atteindre à la simplicité divine. De là vient que pour l'achèvement de l'univers sont requis divers ordres de choses, dont les unes tiennent un haut rang et d'autres un rang infime dans cet univers. Et afin que la diversité des degrés se maintienne, Dieu permet que certains maux se produisent, pour éviter que beaucoup de biens ne se trouvent empêchés, nous l'avons dit précédemment.

Considérons donc tout le genre humain comme nous faisons de l'universalité des choses. Parmi les hommes, Dieu a voulu, pour certains qu'il a prédestinés, faire apparaître sa bonté sous la forme de la miséricorde qui pardonne ; et pour d'autres qu'il réprouve, sous la forme de la justice qui punit. Telle est la raison pour laquelle Dieu choisit certains et réprouve les autres. C'est cette cause qu'assigne l'Apôtre en disant (Romains 9.22, 23) : « Dieu, voulant manifester sa colère » (c'est-à-dire la vindicte de sa justice) « et faire connaître sa puissance, a supporté » (c'est-à-dire a permis) « avec une grande patience des vases de colère, méritant la perdition, afin de montrer les richesses de sa gloire à l'égard des vases de miséricorde qu'il a d'avance préparés pour la gloire ». Et ailleurs (2 Timothée 2.20), le même Apôtre écrit : « Dans une grande maison, il n'y a pas seulement des vases d'or et d'argent, mais il y en a aussi de bois et de terre ; les uns pour les usages nobles, les autres pour les usages vulgaires. »

Mais pourquoi Dieu choisit ceux-ci pour la gloire et pourquoi il réprouve ceux-là, il n'y en a pas d'autre raison que la volonté divine. C'est ce qui faire dire à S. Augustin : « Pourquoi attire-t-il celui-ci et non celui-là, garde-toi de vouloir en juger, si tu ne veux pas t'égarer. » Ainsi, dans la nature, on peut fournir une raison pour expliquer que la matière première, de soi tout uniforme, soit distribuée en partie sous la forme du feu, en partie sous la forme de la terre, fondée par Dieu au commencement : c'est afin qu'il y ait une diversité d'espèces parmi les choses naturelles. Mais pourquoi telle partie de matière est sous telle forme, et telle partie sous telle autre, cela ne dépend que de la volonté divine. C'est ainsi qu'il dépend de la seule volonté de l'architecte que cette pierre-ci soit en cet endroit du mur, et cette autre ailleurs, bien qu'il entre dans le plan de l'art que certaines pierres soient ici, et d'autres là.

Et pourtant, il n'y a pas d'injustice chez Dieu, s'il réserve des dons inégaux à des êtres qui ne le sont pas. Cela ne heurterait la raison de justice que si l'effet de la prédestination était conféré comme un dû, au lieu de l'être comme une grâce. Là où l'on donne par grâce, chacun peut à son gré donner ce qu'il veut, plus ou moins, pourvu qu'il ne refuse à personne son dû ; cela sans préjudice de la justice. C'est ce que dit le père de famille de la parabole (Matthieu 20.14, 15) : « Prends ce qui te revient et va t'en ; ne m'est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux ? »


6. La certitude de la prédestination : les prédestinés sont-ils infailliblement sauvés ?

Objections

1. Il semble que la prédestination ne soit pas certaine. Car on lit dans l'Apocalypse (Apocalypse 3.11) : « Tiens ferme ce que tu as, afin que personne ne te ravisse ta couronne. » Sur quoi S. Augustin remarque : « Un autre ne pourrait pas la ravir si le premier ne l'avait perdue. » C'est donc qu'on peut acquérir et perdre la couronne de gloire, qui est l'effet de la prédestination.

2. Une chose possible n'entraîne jamais de conséquences impossibles. Or il est possible qu'un prédestiné, comme Pierre, pèche et aussitôt soit tué. Or, dans cette supposition, la prédestination serait frustrée de son effet. Cela n'est donc pas impossible. Donc la prédestination n'est pas certaine.

3. Tout ce que Dieu a pu, il le peut encore. Or Dieu a pu ne pas prédestiner ceux qu'il a prédestinés. Donc, maintenant, il peut ne pas les prédestiner, et ainsi la prédestination n'est pas certaine.

En sens contraire, sur ces paroles de S. Paul (Romains 8.29) : « Ceux qu'il a connus d'avance, il les a prédestinés », la Glose écrit : « La prédestination est une prescience et une préparation des bienfaits de Dieu, grâce à laquelle sont très certainement sauvés tous ceux qui sont sauvés. »

Réponse

La prédestination obtient très certainement et infailliblement son effet, sans pour autant qu'elle impose à cet effet une nécessité telle qu'il se produirait d'une façon nécessaire. On a dit en effet plus haut que la prédestination est une part de la providence. Or tous les effets soumis à la providence ne sont pas nécessaires, mais certains sont produits de façon contingente, selon la condition de leurs causes prochaines que la providence divine a ordonnées à les produire. Cependant l'ordre de la providence est infaillible, comme on l'a montré plus haut. Ainsi donc, l'ordre de la prédestination, lui aussi, est certain, et cependant cela ne supprime pas notre libre arbitre, grâce auquel l'effet de la prédestination se produit de façon contingente.

Il faut en outre penser ici à ce qui a été dit plus haut de la science divine et aussi de la volonté divine qui n'enlèvent rien à la contingence, bien qu'elles soient très certaines et infaillibles.

Solutions

1. La couronne peut appartenir à quelqu'un de deux façons : soit en raison de la prédestination divine, et ainsi nul ne perd sa couronne. Soit en raison d'un mérite de grâce, car ce que nous méritons est en quelque façon nôtre. Ainsi un homme peut perdre sa couronne par un péché mortel postérieur. Mais un autre reçoit la couronne perdue, en ce sens qu'il est subsistué au premier. Dieu en effet ne permet pas que les uns tombent sans en élever d'autres, selon ces paroles de Job (Job 34.24) : « Il brise les puissants sans enquête et en met d'autres à leur place. » C'est ainsi que les hommes ont été substitués aux anges déchus, et les païens aux Juifs. Or celui qui est substitué à un autre dans l'état de grâce, recevra la couronne de l'être déchu en ce qu'il se réjouira dans la vie éternelle des actions bonnes du bien fait que l'autre a faites ; car, dans la vie éternelle, chacun se réjouira des actions bonnes faites non seulement par lui, mais par autrui.

2. Il est sans doute possible, dans l'absolu, qu'un prédestiné meure en état de péché mortel ; mais cela est impossible si l'on suppose, comme fait l'objectant, que cet homme est prédestiné. Il ne s'ensuit donc pas que la prédestination soit faillible.

3. Comme la prédestination inclut la volonté divine, ce que nous avons dit plus haut à savoir que, pour Dieu, vouloir quelque chose de créé est nécessaire conditionnellement, en raison de l'immutabilité de la volonté divine, mais non absolument, cela vaut pour la prédestination. Il ne faut donc pas dire que Dieu peut ne pas prédestiner celui qu'il a prédestiné, si l'on prend cette proposition dans le sens composé, bien que, absolument parlant, Dieu puisse prédestiner ou ne pas prédestiner. Mais cela n'enlève pas à la prédestination sa certitude.


7. Le nombre des prédestinés est-il fixé ?

Objections

1. Il semble que non. Car un nombre qu'on peut augmenter n'est pas fixé. Mais on peut augmenter le nombre des prédestinés, semble-t-il, puisqu'on lit dans le Deutéronome (Deutéronome 1.11) : « Que le Seigneur notre Dieu ajoute au nombre beaucoup de milliers ! » Commentaire de la Glose : « C'est-à-dire au nombre déterminé auprès de Dieu, qui connaît ceux qui lui appartiennent. » Donc le nombre des prédestinés n'est pas fixé.

2. On ne peut pas donner une raison pour laquelle Dieu prédestinerait au salut un nombre d'hommes plus ou moins grand. Mais Dieu ne fait rien sans raison. Donc le nombre des hommes qui seront sauvés n'est pas fixé d'avance par Dieu.

3. L'action de Dieu est plus parfaite que celle de la nature. Or, dans les œuvres de la nature, c'est le bien qui se rencontre le plus souvent ; le défaut et le mal y sont plus rares. Donc, si c'était Dieu qui fixait le nombre des élus, il y aurait plus d'élus que de damnés, ce que contredit le texte de S. Matthieu (Matthieu 7.13-14) : « Large et spacieux est le chemin qui conduit à la perdition, et nombreux sont ceux qui s'y engagent ; étroite est la porte, et resserré le chemin qui conduit à la vie, et peu nombreux ceux qui le trouvent. »

En sens contraire, S. Augustin écrit : « Le nombre des prédestinés est fixé, et il ne peut être ni augmenté ni diminué. »

Réponse

Le nombre des prédestinés est fixé, mais certains ont dit : il est fixé quant à sa forme, il ne l'est pas quant à sa matière, comme si nous disions : il est fixé que cent ou mille seront sauvés, mais non que ceux-ci ou ceux-là le seront. Mais cela supprime la certitude de la prédestination, dont nous avons déjà parlé. C'est pourquoi il faut dire que le nombre des prédestinés est certain pour Dieu non seulement quant à sa forme, mais aussi quant à sa matière.

Mais il faut remarquer que le nombre des prédestinés est dit certain pour Dieu non seulement en raison de sa connaissance (parce qu'il sait combien seront sauvés, car en ce sens Dieu est tout aussi certain du nombre des gouttes de pluie et des grains de sable), mais en outre, il est certain pour Dieu en raison d'un choix et d'une détermination.

Pour en être persuadé, il faut savoir que tout agent vise une œuvre bien définie, comme on l'a vu plus haut en traitant de l'infini. Or, quiconque envisage de donner à son œuvre une mesure déterminée projette un chiffre pour les parties essentielles qui sont requises de soi à la perfection du tout. En effet, il ne choisit pas un chiffre absolu pour les éléments accessoires : il règle ce chiffre pour autant que ces éléments sont nécessaires au reste. Ainsi le bâtisseur projette une mesure déterminée pour sa maison, et aussi un nombre déterminé de chambres qu'il veut avoir dans sa maison, et des mesures déterminées pour le mur ou le toit. Mais il ne choisit pas un nombre déterminé de pierres : il en prendra la quantité suffisante pour bâtir un mur de telles dimensions.

C'est ainsi qu'il faut considérer l'action de Dieu à l'égard de l'univers, qui est son œuvre. Car il a réglé d'avance la mesure qui doit être celle de tout l'univers, et quel nombre conviendrait aux parties essentielles de l'univers, celles qui sont en rapport avec sa perpétuité : combien de sphères, combien d'étoiles, combien d'éléments, combien d'espèces d'êtres. Mais les individus corruptibles sont ordonnés au bien de l'univers, non principalement, mais secondairement, c'est-à-dire en tant que la bonté de l'espèce est assurée par eux. Sans doute Dieu connaît le nombre de tous les individus ; mais le nombre des vaches, des moustiques, etc. n'est pas par lui-même réglé d'avance par Dieu ; la providence divine les produit en nombre suffisant pour la conservation des espèces.

Or, entre toutes, les créatures raisonnables, parce qu'elles sont incorruptibles, sont ordonnées à concourir au bien de l'univers, comme des parties principales et surtout celles qui atteignent la béatitude, parce qu'elles atteignent plus immédiatement à la fin suprême. De là vient que pour Dieu, le nombre des prédestinés est certain non seulement comme connu avec certitude, mais aussi comme expressément défini : il n'en est pas tout à fait de même en ce qui concerne le nombre des réprouvés, qui semblent ordonnés par Dieu au bien des élus, puisque pour ceux-ci « tout contribue à leur bien ».

Quant au nombre de tous les hommes prédestinés, certains assurent qu'il y aura autant d'hommes sauvés qu'il y a eu d'anges déchus ; d'autres, autant que d'anges demeurés fidèles ; d'autres encore, autant que d'anges déchus et, en outre, que d'anges tout d'abord créés. Mais le mieux est de dire que « le nombre des élus destinés à être placés dans la félicité éternelle est connu de Dieu seul ».

Solutions

1. Cette parole du Deutéronome doit s'entendre des hommes que Dieu a connus d'avance comme justes dans la vie présente. Leur nombre augmente et diminue, mais non celui des prédestinés.

2. La mesure quantitative d'une partie doit se prendre de sa proportion avec le tout. Et c'est ainsi qu'il y a pour Dieu une raison de créer tant d'étoiles, tant d'espèces d'êtres, de prédestiner tant d'hommes, selon la proportion entre ces parties principales et le bien de l'univers.

3. Le bien proportionné à la condition commune de la nature se réalise le plus souvent, et ne fait défaut que rarement. Mais le bien qui excède l'état commun des choses se trouve réalisé seulement par un petit nombre, et l'absence de ce bien est fréquente. Ainsi voit-on que la plupart des hommes sont doués d'un savoir suffisant pour la conduite de leur vie, et que ceux qu'on appelle idiots ou insensés parce qu'ils manquent de connaissance sont très peu nombreux. Mais bien rares, parmi les humains, sont ceux qui parviennent à une science profonde des choses intelligibles. Donc, puisque la béatitude éternelle, qui consiste dans la vision de Dieu, excède le niveau commun de la nature, surtout parce que cette nature a été privée de la grâce par la corruption du péché originel, il y a peu d'hommes sauvés. Et en cela même apparaît souverainement la miséricorde de Dieu, qui élève certains êtres à un salut que manque le plus grand nombre, selon le cours et la pente commune de la nature.


8. La prédestination peut-elle être aidée par les prières des saints ?

Objections

1. Il semble que non. Car rien d'éternel n'est empêché par du temporel ; par suite, rien de temporel ne peut aider à l'existence de quelque chose d'éternel. Or la prédestination est éternelle. Donc, puisque les prières des saints sont temporelles, elles ne peuvent aider à ce que quelqu'un soit prédestiné.

2. Comme personne n'a besoin de conseil, si ce n'est pour un défaut de connaissance, personne aussi n'a besoin de secours si ce n'est pour un manque de force. Or ni l'un ni l'autre ne concerne Dieu qui prédestine, ce qui fait dire à l'Apôtre (Romains 11.34) : « Qui a secouru l'Esprit du Seigneur, ou qui a été son conseiller ? »

3. Ce sont les mêmes choses qui peuvent être aidées et qui peuvent être empêchées. Or la prédestination ne saurait être empêchée par personne. Donc elle ne peut être aidée par personne.

En sens contraire, on lit dans la Genèse (Genèse 25.21) : « Isaac implora Dieu pour Rébecca, sa femme, et Rébecca conçut. » Or, de cette conception naquit Jacob, qui fut prédestiné, et cette prédestination ne se fût pas accomplie, si Jacob n'était pas né. Donc la prédestination est aidée par les prières des saints.

Réponse

Sur cette question, diverses erreurs se sont fait jour. Quelques-uns, s'attachant à la certitude de la prédestination divine, ont déclaré superflues les prières et pareillement tout ce qu'on peut faire en vue d'obtenir le salut, parce que, qu'on les fasse ou non, les prédestinés l'obtiendront, et les réprouvés ne l'obtiendront pas. Mais contre cette opinion s'élèvent toutes les exhortations de la Sainte Écriture à la prière et aux autres bonnes œuvres.

D'autres ont prétendu que par des prières on peut changer la prédestination divine. Telle fut, dit-on, l'opinion des Égyptiens, qui croyaient pouvoir conjurer par des sacrifices et par des prières les décrets divins qu'ils appelaient le destin. Mais elle s'oppose à l'autorité de la Sainte Écriture ; car il est dit (1 Samuel 15.29 Vg) : « La Gloire d'Israël ne pardonnera pas ; le repentir ne le fléchira pas », et encore (Romains 11.29) : « Les dons et l'appel de Dieu sont sans repentance. »

Il faut donc s'exprimer autrement et dire que dans la prédestination il y a deux choses : la préordination divine, et son effet. Quant à la première, la prédestination n'est nullement influencée par les prières des saints ; car ce n'est pas grâce aux prières des saints que quelqu'un est prédestiné par Dieu. Mais quant à la seconde, on peut dire que la prédestination est aidée par les prières des saints et par les autres bonnes œuvres ; parce que la providence, dont la prédestination fait partie, ne supprime pas les causes secondes ; elle pourvoit à ses effets de telle manière que même l'ordre des causes secondes est soumis à cette providence. Donc, de même que les effets naturels sont organisés de telle sorte que les causes naturelles s'y ordonnent, car sans elles ces effets ne se produiraient pas ; de même le salut d'un homme est prédestiné par Dieu de telle sorte que le plan de la prédestination englobe tout ce qui favorise le salut de l'homme : ses propres prières, ou celles des autres, ou d'autres bonnes œuvres sans lesquelles il n'obtient pas le salut. Il faut donc que les prédestinés s'efforcent de bien agir et de prier, puisque c'est par ce moyen que l'effet de la prédestination se réalise avec certitude. C'est ce qui fait dire à S. Pierre (2 Pierre 1.10) : « Appliquez-vous à assurer par vos bonnes œuvres votre vocation et votre élection. »

Solutions

1. Cet argument montre que la prédestination n'est pas aidée par les prières des saints quant à la préordination.

2. On peut être aidé par un autre de deux façons. On peut recevoir de lui un surcroît de vertu active, et être aidé ainsi dénote de la faiblesse, et ne peut convenir à Dieu. C'est en ce sens qu'il est dit : « Qui a secouru l'Esprit du Seigneur ? » Mais on peut être aidé par quelqu'un qui exécute l'action qu'on a conçue, comme le maître est aidé par son serviteur. De cette façon Dieu est aidé par nous, quand nous exécutons ce qu'il a décidé, selon ces paroles de l'Apôtre (1 Corinthiens 3.9) : « Nous sommes les coopérateurs de Dieu. » Et cela ne provient pas d'une déficience de la puissance divine, mais c'est Dieu qui veut se servir des causes intermédiaires afin de ménager dans les choses la beauté de l'ordre, et aussi afin de communiquer aux créatures la dignité d'être causes.

3. Les causes secondes ne peuvent échapper à l'ordre de la Cause première, qui est universelle, comme on l'a dit plus haut. Mais elles exécutent cet ordre. C'est pour cela que la prédestination peut être aidée par les créatures, alors qu'elle ne peut pas être empêchée.

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