Somme théologique

Somme théologique — La prima pars

80. LES PUISSANCES APPÉTITIVES EN GÉNÉRAL

  1. Doit-on faire de l'appétit une puissance spéciale ?
  2. L'appétit doit-il être divisé en sensible et intellectuel, comme en autant de puissances distinctes ?

1. L'appétit est-il une puissance spéciale ?

Objections

1. Il n'y a pas lieu d'assigner une puissance spéciale pour ce qui est commun aux êtres animés et inanimés. Mais l'appétence est commune aux uns et aux autres. Car le bien est « ce que toutes choses désirent ». L'appétit n'est donc pas une puissance spéciale.

2. Les puissances se distinguent d'après les objets. Or, c'est la même réalité que nous connaissons et que nous désirons. Il ne doit donc pas y avoir de faculté appétitive distincte de la faculté de connaître.

3. Ce qui est commun ne se distingue pas par opposition à ce qui est propre. Or, toute puissance de l'âme aspire à un bien particulier désirable, à savoir l'objet qui lui convient. Donc, par rapport à cet objet qu'est le désirable en général, il ne faut pas distinguer de puissance spéciale, qui serait la puissance appétitive.

En sens contraire, le Philosophe distingue la puissance appétitive des autres puissances. De même, S. Jean Damascène l'oppose aux facultés de connaissance.

Réponse

Il est nécessaire d'admettre dans l'âme une puissance appétitive. Pour l'établir, nous devons considérer que toute forme est suivie d'une inclination. Par exemple, le feu en vertu de sa forme tend à monter et à engendrer un effet semblable à lui. Or, chez les êtres connaissants, la forme est d'une perfection plus grande que chez les non-connaissants. La forme d'un non-connaissant le détermine à un seul être qui lui est propre et qui est son être naturel. De cette forme naturelle découle par nature une inclination qu'on nomme appétit naturel. Chez les êtres connaissants, chacun est déterminé dans son être propre par sa forme naturelle, mais cela n'empêche pas qu'il reçoive les espèces des autres réalités ; ainsi le sens, les espèces de tous les sensibles, et l'intelligence, celles de tous les intelligibles. Si bien que l'âme humaine devient en quelque façon toutes choses, par le sens et par l'intelligence ; en cela les êtres connaissants ressemblent, pour ainsi dire, à Dieu, « en qui toute réalité préexiste », selon Denys.

De même donc que les formes des êtres connaissants ont une perfection supérieure à celle des simples formes naturelles, ainsi faut-il que leur inclination soit supérieure à l'inclination appelée appétit naturel. Et cette inclination supérieure appartient à la faculté appétitive de l'âme : par elle l'animal peut tendre vers ce qu'il connaît, et non pas seulement vers les fins auxquelles l'incline sa forme naturelle. Il est donc nécessaire d'admettre dans l'âme une faculté appétitive.

Solutions

1. On trouve chez les êtres doués de connaissance une appétence supérieure à celle qui est commune à tous les êtres. Et c'est pourquoi il faut qu'il y ait pour cela dans l'âme une puissance déterminée.

2. Ce qui est connu est une même réalité que ce qui est désiré, mais sous une autre formalité : il est connu comme être sensible ou intelligible, il est désiré comme bon ou convenable. Pour admettre des puissances diverses, il faut une diversité d'objets formels, non d'objets matériels.

3. Toute puissance de l'âme est une forme, une nature. Elle a son inclination naturelle dans un sens donné. Aussi chacune des puissances désire-t-elle l'objet qui lui convient par un appétit naturel. Mais au-dessus de cela, il y a l'appétit de l'animal, consécutif à la connaissance : il est le principe du mouvement affectif qui se porte sur un objet non parce que convenant à telle puissance particulière, comme la vision convient à la vue et l'audition à l'ouïe, mais parce que convenant absolument à l’animal.


2. L'appétit sensible et l'appétit intellectuel sont-ils des puissances différentes ?

Objections

1. Les puissances ne se distinguent pas par des différences accidentelles, comme on l'a dit précédemment. Or il est accidentel à l'objet désiré qu'il soit connu par le sens ou par l'intelligence. Donc les appétits sensible et intellectuel ne sont pas des puissances différentes.

2. La connaissance intellectuelle a pour objet l'universel, et c'est ce qui la distingue de la connaissance sensible, qui a pour objet le singulier. Or une telle distinction ne peut se rencontrer dans l'appétit ; en effet, celui-ci étant un mouvement qui part de l'âme vers les choses, lesquelles sont singulières, il semble que tout appétit ait le singulier pour objet. Il n'y a donc pas à distinguer l'appétit intellectuel de l'appétit sensible.

3. De même que l'appétit est subordonné à la connaissance, en tant que faculté inférieure, de même la faculté motrice. Or il n'y a pas dans l'âme de faculté motrice relative à l'intelligence autre que celle consécutive à la connaissance sensible, et commune à tous les animaux. Donc, pour le même motif, il n'y a pas d'autre puissance appétitive.

En sens contraire, le Philosophe distingue deux espèces d'appétit, et dit que le plus élevé met en mouvement l'inférieur.

Réponse

Il faut absolument admettre que l'appétit intellectuel est une puissance distincte de l'appétit sensible. La puissance appétitive est une puissance passive, dont la nature est d'être mise en mouvement par l'objet connu. Par suite, d'après Aristote, l'objet désirable étant connu est principe du mouvement sans le recevoir, tandis que l'appétit l'ayant reçu le donne. Les êtres passifs et mobiles se distinguent d'après la diversité des principes actifs et moteurs ; car il faut une proportion entre le moteur et le mobile, entre l'être actif et l'être passif, et la puissance passive elle-même tient sa propre nature de son rapport au principe actif. Donc, puisque l'objet connu par l'intelligence est d'un autre genre que l'objet connu par le sens, il s'ensuit que l'appétit intellectuel est une puissance distincte de l'appétit sensible.

Solutions

1. Il n'est pas accidentel à l'objet désirable d'être connu par le sens ou par l'intelligence : cela lui convient essentiellement ; car l'objet désirable meut l'appétit en tant qu'il est connu. Par suite, les différences dans l'objet connu causent de soi les différences d'objet désirable. En conséquence, les puissances appétitives se distinguent entre elles d'après les différences de ce qui est connu, comme d'après leurs objets propres.

2. Bien que l'appétitivité intellectuelle se porte vers des réalités qui, hors de l'âme, sont singulières, elle s'y porte cependant sous un certain aspect universel ; par exemple elle désire une chose parce que cette chose est bonne. Aristote dit à ce sujet qu'on peut avoir de la haine pour un objet universel : ainsi « nous avons en haine toute l'espèce des voleurs ». Nous pouvons également désirer par l'appétit rationnel les biens immatériels que le sens ne perçoit pas, comme la science, la vertu, etc.

3. Il est dit dans le traité De l’Âme qu'une opinion universelle ne peut mouvoir sans l'intermédiaire d'une opinion particulière. De même, l'appétit supérieur met en mouvement par l'intermédiaire de l'inférieur. Et c'est pourquoi il n'y a pas de facultés motrices distinctes pour l'intelligence et pour le sens.

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