Somme théologique

Somme théologique — La prima pars

106. L'ILLUMINATION D'UN ANGE PAR UN AUTRE

  1. Un ange meut-il l'intelligence d'un autre en l'illuminant ?
  2. Un ange peut-il mouvoir la volonté d'un autre ?
  3. L'ange inférieur peut-il illuminer l'ange supérieur ?
  4. L'ange supérieur illumine-t-il l'intelligence de l'ange inférieur au sujet de tout ce qu'il connaît ?

1. Un ange meut-il l'intelligence d'un autre en l'illuminant ?

Objections

Les anges possèdent tous cette même béatitude que nous attendons pour l'avenir. Mais alors un homme n'en illuminera pas un autre, selon Jérémie (Jérémie 31.24) : « Un homme n'enseignera plus son prochain, ni un homme son frère. » Il en est donc de même dès maintenant pour les anges.

2. Il y a trois sortes de lumière chez les anges : la lumière naturelle, la lumière de grâce, et la lumière de gloire. Or, l'ange reçoit de celui qui le crée la lumière naturelle ; de celui qui le justifie, la lumière de grâce ; de celui qui le béatifie, la lumière de gloire ; et tout cela vient de Dieu. Donc un ange n'en illumine pas un autre.

3. La lumière dont il s'agit est une certaine forme de l'esprit. Mais l'esprit « est formé par Dieu seul, sans l'intermédiaire d'aucune créature », remarque S. Augustin. Il n'appartient donc pas à un ange d'en illuminer un autre.

En sens contraire, Denys écrit : « Les anges de la seconde hiérarchie sont purifiés, illuminés et perfectionnés par les anges de la première hiérarchie. »

Réponse

Il faut reconnaître qu'un ange en illumine un autre. Pour bien le saisir, il faut considérer ceci : la lumière intellectuelle n'est rien d'autre qu'une certaine manifestation de la vérité, selon l'épître aux Éphésiens (Ephésiens 5.13) : « Tout ce qui se manifeste est lumière. » Illuminer consiste donc à transmettre à autrui la manifestation d'une vérité que l'on connaît, et c'est en ce sens que l'Apôtre peut écrire (Ephésiens 3.8, 9) : « À moi, le moindre de tous les saints, a été confiée cette grâce d'illuminer tous les hommes, touchant l'économie du mystère caché depuis le commencement en Dieu. » On pourra donc dire qu'un ange en illumine un autre quand il lui manifeste une vérité que lui-même connaît. C'est pourquoi Denys écrit : « Les théologiens enseignent ouvertement que les ordres des anges préposés aux corps célestes reçoivent des esprits les plus élevés la connaissance des choses divines. »

Mais, nous l'avons dit, deux choses concourent à l'acte d'intelligence : la puissance intellectuelle, et la similitude de la chose connue. A ces deux points de vue un ange peut notifier à un autre la vérité que lui-même connaît. Il le fait d'abord en fortifiant la puissance intellectuelle de cet ange. De même en effet que la puissance d'un corps moins parfait est fortifiée par la proximité spatiale d'un corps plus parfait, « ainsi la chaleur d'un corps tiède est augmentée par la présence d'un corps brûlant » ; de même, la puissance intellectuelle d'un ange inférieur se trouve renforcée du fait qu'un ange supérieur se tourne vers lui. En effet, ce mouvement de conversion chez les êtres spirituels réalise ce que produit la proximité locale pour les êtres corporels.

En second lieu, si l'on se place au point de vue de la similitude de la chose connue, l'ange, sous ce rapport également, manifeste la vérité à un autre. L'ange supérieur a une connaissance plus universelle de la vérité, à laquelle l'intelligence de l'ange inférieur n'est pas adaptée, car il lui est connaturel de saisir la vérité sous un mode plus particulier. Donc, l'ange supérieur propose la vérité qu'il conçoit universellement sous une forme plus détaillée, pour que l'ange inférieur puisse la saisir, et c'est ainsi qu'il la lui donne à connaître. Ainsi font nos docteurs : ce qu'ils conçoivent synthétiquement, ils l'explicitent de multiples manières pour s'adapter à la capacité intellectuelle d'autrui. Et c'est ce que Denys écrit : « Chaque substance spirituelle divise et multiplie avec une prévoyante sagesse la science qu'elle a reçue de Dieu, afin d'élever jusqu'à cette science les esprits d'un ordre inférieur. »

Solutions

1. Tous les anges, les anges supérieurs comme les inférieurs, voient immédiatement l'essence divine ; sous ce rapport, un ange n'en instruit pas un autre. C'est au sujet de cet enseignement que le prophète Jérémie déclare : « L'homme n'instruira pas son frère en lui disant : Connais le Seigneur. Car ils me connaîtront tous, des plus petits aux plus grands. » Néanmoins, pour ce qui est des plans providentiels et des intentions divines sur le monde, qui sont contenus en Dieu comme dans leur cause, Dieu seul les connaît à fond en sa propre essence parce qu'il se comprend lui-même. Quant aux bienheureux qui voient Dieu, ils ont de ces idées créatrices une connaissance d'autant plus parfaite que leur vision de l'essence divine est plus élevée. Un ange supérieur connaîtra donc en Dieu plus de choses ayant rapport aux idées divines, qu'un ange inférieur, et de ce chef il pourra illuminer celui-ci. C'est encore ce que déclare Denys : « Les anges sont illuminés sur les idées divines des choses. »

2. Un ange n'en illumine pas un autre en lui transmettant la lumière naturelle, ou celle de la grâce, ou celle de la gloire ; mais en fortifiant en lui la lumière naturelle, et en lui manifestant la vérité des choses qui ont rapport à l'état de nature, de grâce ou de gloire, ainsi que nous venons de le dire.

3. L'esprit est formé immédiatement par Dieu ; soit comme une image par son exemplaire, puisque c'est uniquement à l'image de Dieu que l'esprit a été créé ; soit comme un sujet qui n'est achevé que par sa forme ultime, car un esprit créé est toujours regardé comme informe s'il n'est pas uni à la Vérité première. Les autres illuminations, qu'elles viennent de l'homme ou de l'ange, sont comme un acheminement vers la forme ultime.


2. Un ange peut-il mouvoir la volonté d'un autre ange ?

Objections

1. Il semble que oui, car, pour Denys, d'après le texte cité en sens contraire à l'article précédent, de même qu'un ange en illumine un autre, de même il le purifie et le perfectionne. Mais la purification et la perfection relèvent de la volonté : la purification concerne les souillures de ses fautes, lesquelles sont du ressort de la volonté ; et la perfection est atteinte par l'obtention de la fin, qui est objet de la volonté. Donc un ange peut mouvoir la volonté d'un autre ange.

2. Pour Denys : « les noms donnés aux anges désignent leurs propriétés ». Or Séraphin signifie ceux qui brûlent ou qui réchauffent ; or cela est l'effet de l'amour, qui relève de la volonté. Donc un ange meut la volonté d'un autre ange.

3. Aristote enseigne que l'appétit supérieur meut l'appétit inférieur. Mais, de même que l'ange supérieur a une intelligence supérieure, de même pour l'appétit. L'ange supérieur peut donc, par sa motion, changer la volonté d'un ange inférieur.

En sens contraire, il n'appartient de changer la volonté qu'à celui qui a le pouvoir de justifier, parce que la justice est la rectitude de la volonté. Mais Dieu seul justifie. Donc un ange ne peut pas changer la volonté d'un autre ange.

Réponse

Comme nous l'avons déjà dit, il peut s'opérer un double changement dans la volonté : du côté de son objet, et du côté de la puissance volontaire elle-même. Du côté de l'objet, la volonté est mue par le bien lui-même qui est son objet propre, tout comme l'appétit est mû par ce qui est désirable ; et elle est mue par celui qui fait voir l'objet, par exemple celui qui en montre la bonté. Mais comme nous l'avons déjà dit, si les biens particuliers attirent quelque peu la volonté, il n'y a que le bien universel, c'est-à-dire Dieu, qui puisse la mouvoir efficacement. Et c'est lui seul qui découvre aux bienheureux ce bien dans son essence. Nous le voyons dans ce passage de l'Exode (Exode 33.18, 19) où Moïse, ayant dit à Dieu : « Montre-moi ta gloire », Dieu lui répond : « je te montrerai toute ma bonté. » Donc l'ange ne peut mouvoir efficacement la volonté d'un autre ange ni comme objet, ni comme révélateur de l'objet. Mais il incline cette volonté soit vers lui-même en tant qu'il est aimable, soit en lui manifestant certains biens créés en rapport avec la bonté de Dieu. Et par là, il peut incliner la volonté d'un autre ange à l'amour de la créature ou de Dieu, par une sorte de persuasion.

Mais si l'on se place au point de vue de la puissance volontaire elle-même, d'aucune façon elle ne peut être mue par un autre que par Dieu. Car l'opération de la volonté est une inclination du sujet volontaire vers l'objet voulu. Or celui-là seul peut changer l'inclination volontaire, qui donne à la créature la faculté de vouloir. Ainsi une inclination naturelle ne peut être changée que par l'agent qui donne la puissance d'où procède cette inclination naturelle. Or, Dieu seul donne à la créature la puissance volontaire, car lui seul est l'auteur de la nature intellectuelle. Un ange ne peut donc mouvoir la volonté d'un autre.

Solutions

1. C'est d'après le mode de l'illumination qu'il faut comprendre la purification et le perfectionnement. Puisque Dieu illumine en changeant à la fois l'intelligence et la volonté, il les purifie aussi l'une et l'autre de leurs défauts, et les perfectionne en leur faisant atteindre leur fin. Quant à l'ange, son illumination ne porte que sur l'intelligence, nous venons de le dires ; il purifiera donc l'intelligence de son défaut qui est l'ignorance, et la perfectionnera en lui faisant atteindre sa fin qui est la connaissance de la vérité. C'est ce que déclare Denys : « Dans la hiérarchie céleste, la purification se réalise dans les substances qui y sont soumises, uniquement parce qu'elles sont illuminées par ce qui leur est inconnu, et par là même amenées à une science plus parfaite. » Comme si nous disions que la vue corporelle est purifiée quand les ténèbres sont écartées ; illuminée, quand on l'inonde de lumière ; perfectionnée, quand elle est amenée à la connaissance des objets colorés.

2. Un ange peut porter un autre à l'amour de Dieu par mode de persuasion, nous venons de le dire.

3. Aristote parle de l'appétit inférieur sensible qui peut être mû par l'appétit supérieur intellectuel, parce qu'ils appartiennent à une âme de même nature, et parce que l'appétit inférieur est une puissance corporelle et organique. Ce qui n'existe pas chez les anges.


3. Un ange inférieur peut-il illuminer un ange supérieur ?

Objections

1. Cela semble possible. Car la hiérarchie ecclésiastique dérive de la hiérarchie céleste et la représente ; c'est pourquoi la Jérusalem d'en haut est appelée notre mère (Galates 4.26). Mais dans l'Église il arrive que les supérieurs soient illuminés et enseignés par les inférieurs, selon l'Apôtre (1 Corinthiens 14.31) : « Vous pouvez tous prophétiser à tour de rôle, afin que tous soient instruits et tous encouragés. » Il doit donc en être de même dans la hiérarchie angélique.

2. L'ordre des substances corporelles dépend de la volonté de Dieu, et de même l'ordre des substances spirituelles. Mais, on l'a dit précédemment, Dieu agit quelquefois en dehors de l'ordre des substances corporelles. Il agit donc aussi quelquefois en dehors de l'ordre des substances spirituelles, en illuminant directement les inférieures sans passer par l'intermédiaire des substances supérieures. Ainsi donc, les anges inférieurs, illuminés par Dieu, peuvent illuminer les anges supérieurs.

3. Un ange en illumine un autre en se tournant vers lui, comme nous l'avons dit plus haut. Mais, puisque ce rapprochement est volontaire, il peut arriver qu'un ange supérieur se tourne vers un ange de l'ordre le plus bas sans passer par les ordres intermédiaires. Il peut donc l'illuminer, et, à son tour, cet ange inférieur peut illuminer les anges des ordres intermédiaires qui lui sont supérieurs.

En sens contraire, Denys écrit : « C'est une loi divine, établie d'une façon immuable, que les êtres inférieurs font retour à Dieu par l'entremise des êtres supérieurs. »

Réponse

Les anges inférieurs n'illuminent jamais les anges supérieurs, mais sont toujours illuminés par eux. La raison en est, comme nous l'avons dit récemment, que les divers ordres sont contenus les uns sous les autres, comme les causes elles-mêmes. Et comme les causes sont ordonnées entre elles, ainsi en est-il des ordres. Et c'est pourquoi il n'est pas impossible que parfois quelque chose se produise en dehors de l'ordre d'une cause inférieure, en vue de l'ordonner à une cause supérieure ; ainsi, dans les affaires humaines, on passe outre au commandement du chef pour obéir à celui du prince. Voilà pourquoi il arrive que, passant outre à l'ordre de la nature corporelle, Dieu produise quelque chose de miraculeux pour amener les hommes à le connaître. Mais transgresser l'ordre naturel des substances spirituelles n'aurait aucun rapport avec l'ordination des hommes vers Dieu, puisque les opérations angéliques ne sont pas évidentes pour nous comme le sont les opérations des corps visibles. Pour cette raison, Dieu ne transgresse pas l'ordre qui convient aux substances spirituelles selon lequel les anges inférieurs sont mus par les anges supérieurs, et non inversement.

Solutions

1. La hiérarchie ecclésiastique imite la hiérarchie céleste de quelque façon, mais ne lui ressemble pas parfaitement. Dans la hiérarchie céleste, en effet, toute la raison de l'ordre tient à la proximité avec Dieu. De là vient que ceux qui sont plus proches de Dieu sont plus élevés en dignité et plus éclairés en savoir ; ce qui fait que les anges supérieurs ne sont jamais illuminés par les anges inférieurs. Dans la hiérarchie ecclésiastique au contraire, ceux qui sont plus proches de Dieu par la sainteté sont parfois au dernier rang et dépourvus d'une science éminente ; parfois aussi les hommes très savants sur un point ne le sont pas sur un autre. Voilà pourquoi les supérieurs peuvent être enseignés par les inférieurs.

2. La raison pour laquelle Dieu agit en dehors de l'ordre de la nature corporelle ne vaut pas quand il s'agit de la nature spirituelle, nous venons de le dire. Donc l'objection ne porte pas.

3. Sans doute, c'est par sa volonté que l'ange se tourne vers un autre ange pour l'illuminer, mais la volonté de l'ange est toujours réglée par la loi divine qui a institué la hiérarchie des anges.


4. L'ange supérieur illumine-t-il l'ange inférieur sur tout ce qu'il connaît lui-même ?

Objections

1. Il semble que non, car d'après Denys, les anges supérieurs ont une science plus universelle, et les anges inférieurs une science plus particulière et subordonnée. Mais une science universelle a un contenu beaucoup plus riche qu'une science particulière. Les anges inférieurs ne connaissent donc pas, par l'illumination des anges supérieurs, tout ce que ceux-ci connaissent.

2. D'après le Maître des Sentences, les anges supérieurs ont connu depuis toujours le mystère de l'Incarnation, tandis que les anges inférieurs n'en ont eu connaissance qu'au moment de son accomplissement. C'est ce qui, selon l'interprétation de Denys, semble impliqué, dans cette question posée par certains anges (Psaumes 24.10) : « Qui est ce roi de gloire ? » et dans la réponse donnée par d'autres : « Ce roi de gloire est le Seigneur des armées », comme si les premiers se trouvaient dans l'ignorance, et les autres instruits du mystère. Or il n'en serait pas ainsi si les anges supérieurs transmettaient par illumination aux anges inférieurs tout ce qu'il savent.

3. Si les anges supérieurs annoncent aux anges inférieurs tout ce qu'ils savent, les anges inférieurs n'ignorent plus rien de ce que les anges supérieurs connaissent. Ces derniers ne peuvent donc plus les illuminer, ce qui semble difficile à admettre.

En sens contraire, S. Grégoire écrit : « Dans la patrie céleste, bien qu'il y ait des dons excellents, rien cependant n'est possédé de façon exclusive. » Et Denys enseigne que « toute substance céleste transmet à celle qui lui est inférieure la connaissance qu’elle a reçue de celle qui lui est supérieure », comme c'est évident d'après les autorités déjà citées.

Réponse

Toutes les créatures reçoivent en participation de la bonté divine le bien qu'elles possèdent en vue de le communiquer aux autres, car il est de la nature du bien de se communiquer. De là vient que les agents corporels, eux aussi, transmettent, autant que possible, leur similitude à d'autres. C'est pourquoi plus un agent participe de la bonté divine, plus il tend de tout son pouvoir à communiquer aux autres sa propre perfection. Aussi S. Pierre (1 Pierre 4.10) exhorte-t-il ceux qui, par le moyen de la grâce, participent de la bonté divine, en leur disant : « Que chacun de vous mette au service des autres la grâce qu'il a reçue, comme de bons intendants de la grâce divine sous toutes ses formes. » À plus forte raison les saints anges, qui participent avec une telle plénitude de la bonté divine, transmettent-ils à leurs inférieurs tout ce que Dieu leur fait connaître. Pourtant cette connaissance n'est pas reçue par les anges inférieurs selon le mode d'excellence qu'elle possède dans les anges supérieurs ; et c'est pourquoi les anges supérieurs demeurent toujours dans un ordre plus élevé et possèdent une science plus parfaite. Ainsi en est-il du maître qui saisit plus pleinement les mêmes choses qu'il enseigne à son disciple.

Solutions

1. La science des anges supérieurs est dite plus universelle, parce qu'ils comprennent les choses d'une manière plus éminente.

2. Le texte du Maître des Sentences ne doit pas être entendu en ce sens que les anges inférieurs auraient ignoré totalement le mystère de l'Incarnation, mais en ce sens qu'ils ne l'ont pas connu aussi pleinement que les anges supérieurs, et qu'ils ont pu, dans la suite, progresser dans cette connaissance, tandis que ce mystère s'accomplissait.

3. Jusqu'au jour du jugement, Dieu ne cessera de révéler aux anges supérieurs des choses nouvelles ayant trait à l'organisation du monde, et surtout au salut des prédestinés. Il y aura donc toujours, pour les anges supérieurs, possibilité d'illuminer les anges inférieurs.

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