Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

8. L'OBJET DU VOULOIR

  1. La volonté n'a-t-elle pour objet que le bien ?
  2. La volonté porte-t-elle seulement sur la fin, ou aussi sur les moyens ?
  3. Si la volonté se porte d'une certaine manière sur les moyens, est-ce d'un seul mouvement qu'elle se porte vers la fin et vers les moyens ?

1. La volonté n'a-t-elle pour objet que le bien ?

Objections

1. Il semble que non. Car les opposés relèvent de la même puissance ; ainsi le blanc et le noir relèvent tous deux de la vue. Or le bien et le mal sont des opposés. La volonté n'a donc pas seulement pour objet le bien, mais aussi le mal.

2. C'est le propre des puissances rationnelles, selon Aristote, d'être relatives aux opposés. Or la volonté du fait qu'elle est « dans la raison » est une puissance rationnelle. Donc elle est relative aux opposés: non seulement à vouloir le bien, mais aussi le mal.

3. Le bien et l'être sont convertibles. Or notre vouloir peut porter non seulement sur des êtres, mais aussi sur des non-êtres. Nous voulons parfois en effet ne pas marcher et ne pas parler; nous voulons encore de temps en temps des choses futures, qui ne sont pas des êtres en acte. La volonté n'a donc pas seulement pour objet le bien.

En sens contraire, Denys affirme que « le mal est en dehors du vouloir » et que « toutes choses désirent le bien ».

Réponse

La volonté est un appétit rationnel. Or il n'y a d'appétit que du bien, car un appétit n'est rien d'autre que l'inclination d'un être vers quelque chose. Or, rien n'est incliné sinon vers ce qui lui ressemble ou lui convient. Donc, puisque toute chose est un certain bien en tant qu'elle est être et substance, il est nécessaire que toute inclination tende vers le bien. D'où la parole du Philosophe « Le bien est ce que tous les êtres désirent. »

Il est à remarquer toutefois, puisque toute inclination fait suite à une forme, que l'appétit naturel fait suite à une forme existant réellement, tandis que l'appétit sensitif ou l'appétit rationnel, qu'on appelle volonté, est consécutif à une forme appréhendée. Donc, alors que le bien vers lequel tend l'appétit naturel est un bien réel, celui vers lequel tend l'appétit sensitif ou volontaire est un bien appréhendé. Ainsi, il n'est pas requis qu'il s'agisse d'un bien réel pour que la volonté se porte vers une chose, mais seulement que cette chose soit appréhendée comme étant un bien. Voilà pourquoi Aristote nous dit que « la fin est un bien, ou un bien apparent ».

Solutions

1. Il est vrai de dire que les opposés relèvent de la même puissance, mais celle-ci ne se rapporte pas de la même manière aux deux. Ainsi la volonté est-elle relative et au bien et au mal, mais au bien en le désirant, et au mal en le fuyant. C'est pourquoi l'appétit actuel du bien est appelé volonté, au sens où ce mot désigne l'acte même de la volonté, et c'est ainsi que nous parlons maintenant de volonté. Au contraire, pour la fuite du mal il faut dire plutôt « nolonté » en sorte que la « nolonté » ait pour objet le mal, comme la volonté a pour objet le bien.

2. Une puissance rationnelle ne se porte pas vers n'importe quels opposés, mais seulement vers ceux qui sont contenus dans l'objet qui lui convient ; car aucune puissance ne poursuit autre chose que l'objet qui lui est approprié. Or l'objet de la volonté est le bien. La volonté ne pourra donc se porter que vers des opposés inclus dans le bien, comme se mouvoir et se reposer, parler ou se taire, etc. Car la volonté se porte vers l'un et l'autre sous la raison de bien.

3. Ce qui n'est pas un être dans la réalité est saisi comme un être dans la raison, d'où vient que les négations et les privations sont appelées des êtres de raison. C'est encore de cette façon que les choses futures sont des êtres en tant qu'elles sont appréhendées. Mais en tant qu'elles sont de tels êtres, elles sont appréhendées sous la raison de bien, et ainsi la volonté tend vers elles. C'est pourquoi Aristote a pu dire qu'« être exempt de mal a raison de bien ».


2. La volonté porte-t-elle seulement sur la fin, ou aussi sur les moyens ?

Objections

1. Il semble que la volonté n'ait pas les moyens pour objet, mais seulement la fin. Aristote dit en effet que « le vouloir porte sur la fin, tandis que le choix concerne les moyens ».

2. Nous lisons également dans son Éthique : « À des réalités de genre différent correspondent des puissances de l'âme différentes. » Or, fin et moyen n'appartiennent pas au même genre de bien, car la fin, qui est de l'ordre du bien honnête ou délectable, est dans le genre qualité, action ou passion ; tandis que le bien « utile, qui est celui des moyens, appartient à la catégorie relation ». Donc, si la volonté a la fin pour objet, elle n'aura pas pour objet les moyens.

3. Les habitus sont proportionnés aux puissances, puisqu'ils les perfectionnent. Or nous constatons que, dans les arts techniques, les habitus qui se rapportent à la fin et ceux qui concernent les moyens ne sont pas les mêmes. C'est ainsi que par exemple l'utilisation d'un navire, c'est-à-dire sa fin, relève du pilotage, tandis que sa construction qui est de l'ordre des moyens, est affaire de construction navale. Par conséquent la volonté, qui a pour objet la fin, n'aura pas pour objet les moyens.

En sens contraire, dans les choses naturelles c'est en vertu de la même puissance qu'un être passe par des intermédiaires pour aboutir à un terme. Or les moyens sont comme les intermédiaires par lesquels on parvient à la fin comme à un terme. Donc si la volonté a la fin pour objet, elle aura aussi pour objet les moyens.

Réponse

On appelle volonté tantôt la puissance même par laquelle nous voulons, et tantôt l'acte de volonté. S'il s'agit de la puissance, la volonté s'étend à la fin et aux moyens, car une puissance s'étend à tous les êtres où se rencontre de quelque manière la raison de son objet ; c'est ainsi que la vue concerne à la fois tout ce qui participe de la couleur. Or la raison de bien, qui est l'objet de la puissance volontaire, ne se trouve pas seulement dans la fin, mais aussi dans les moyens.

Si au contraire nous parlons de la volonté selon qu'elle nomme proprement l'acte, alors la volonté, à strictement parler, ne concerne que la fin. Tout acte en effet qui reçoit son nom de la puissance qui le produit signifie l'acte simple de cette puissance ; ainsi intelligere désigne l'acte simple de l'intelligence (intellectus), et un tel acte se rapporte à ce qui est proprement l'objet de la puissance. Or ce qui est bon et voulu pour soi-même est la fin. Et l'objet propre de la volonté est la fin. Les moyens, au contraire, ne sont pas voulus pour eux-mêmes mais pour leur relation à la fin. De ce fait, la volonté ne se porte vers eux qu'en vertu de son élan vers la fin, et ainsi ce qu'elle veut en eux c'est la fin. De même, on parle au sens propre d'intelligere par rapport à ce qui est connu par soi, c'est-à-dire les principes ; une telle dénomination ne peut s'appliquer à ce qui est connu par les principes que dans la mesure où on y considère les principes eux-mêmes, car, dit Aristote, « la fin, dans l'ordre des choses désirables, joue le même rôle que les principes par rapport aux choses intelligibles ».

Solutions

1. Aristote parle ici de la volonté au sens où ce mot désigne l'acte simple de la volonté, et non la faculté elle-même.

2. À des êtres de genres différents, mais égaux, sont ordonnées des puissances différentes ; ainsi le son et la couleur sont des genres de sensibles différents, auxquels sont ordonnées l'ouïe et la vue. Mais l'utile et l'honnête ne sont pas à égalité, mais dans le rapport entre absolu et relatif. Or, de telles choses se rapportent toujours à la même puissance ; c'est ainsi que la vue perçoit et la couleur, et la lumière qui fait voir la couleur.

3. Ce qui est principe de différenciation pour un habitus ne l'est pas nécessairement pour la puissance, car les habitus sont des déterminations des puissances pour certains actes spéciaux. Cependant chacun des arts techniques s'occupe également de la fin et des moyens. Ainsi l'art du pilotage considère la fin comme ce qu'il réalise lui-même, et les moyens comme ce qu'il commande ; à l'inverse la construction navale prend les moyens comme objet de son activité, et la fin comme le terme auquel elle ordonne ce qu'elle réalise. En outre, en chaque art, il y a une fin propre et des moyens qui conviennent proprement à cet art.


3. Est-ce d'un seul mouvement que la volonté se porte vers la fin et vers les moyens ?

Objections

1. Il semble que ce soit par un même acte. « Là où une chose existe en vue d'une autre, dit Aristote, il n'y en a qu'une seule.  » Or, la volonté ne veut les moyens qu'en vue de la fin. C'est donc par un même acte que la volonté se porte vers les deux.

2. La fin est la raison de vouloir les moyens, comme la lumière de voir les couleurs. Or il n'y a qu'un seul acte de vision pour la lumière et les couleurs. Donc c'est par un même mouvement de volonté que l'on veut la fin et les moyens.

3. Un mouvement naturel qui tend vers son terme en passant par des intermédiaires demeure numériquement le même. Or les moyens sont à la fin comme des intermédiaires par rapport au terme. C'est donc dans un même mouvement que la volonté se porte vers la fin et vers les moyens.

En sens contraire, les actes se différencient selon leurs objets ; or la fin et les moyens, que l'on appelle l'utile, sont des biens d'espèces différentes. Donc la volonté ne peut les atteindre à la fois par un même acte.

Réponse

Puisque la fin est voulue pour elle-même et que les moyens, considérés comme tels, ne sont voulus qu'à cause d'elle, il est clair que la volonté peut se porter vers la fin en tant que telle sans se porter vers les moyens ; mais elle ne peut se porter vers les moyens en tant que tels sans se porter vers la fin. Ainsi y a-t-il pour cette faculté deux façons de se porter vers la fin.

1° Absolument, pour elle-même.

2° Comme raison de vouloir les moyens. Il est donc manifeste que par un seul et même mouvement la volonté se porte vers la fin comme raison des moyens, et vers ceux-ci ; mais c'est par un autre acte qu'elle tend vers la fin de façon absolue. Et parfois cet acte est premier dans le temps ; ainsi on veut d'abord la guérison, puis, en se demandant comment elle peut être obtenue, on se décide à faire venir le médecin pour être guéri. C'est ce qui arrive pour l'intelligence : on saisit d'abord les principes en eux-mêmes, puis dans un second temps on les appréhende dans les conclusions, pour autant qu'on approuve celles-ci à cause des principes.

Solutions

1. Cette objection est valable selon que la volonté tend vers la fin en tant qu'elle est la raison de vouloir les moyens.

2. Chaque fois que l'on voit une couleur, on voit par le même acte la lumière ; cependant on peut voir la lumière sans voir la couleur. De même, chaque fois que l'on veut les moyens, on veut la fin par le même acte, l'inverse n'étant pas vrai.

3. Dans l'exécution d'une œuvre, les moyens se comportent bien comme des intermédiaires et la fin comme un terme, de sorte qu'il arrive qu'on mette en œuvre des moyens sans atteindre la fin, comme dans un mouvement naturel on peut s'arrêter en chemin sans aller jusqu'au bout. Mais dans l'ordre du vouloir, c'est l'inverse qui se produit, car c'est par la fin que la volonté se porte à vouloir les moyens, comme l'intelligence parvient à la conclusion par les principes, qui sont alors appelés des moyens. Et de même que l'intelligence peut connaître ces moyens sans aboutir à la conclusion, ainsi la volonté peut vouloir la fin sans aller jusqu'à vouloir les moyens.

La solution de la difficulté En sens contraire ressort de ce qui a été dit car l'utile et l'honnête ne sont pas des espèces distinctes mais à égalité, étant entre eux dans le rapport de l'absolu et du relatif. C'est pourquoi l'acte de volonté peut se porter sur l'un des deux sans aller vers l'autre ; l'inverse toutefois n'est pas vrai.

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