Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

26. L'AMOUR

  1. L'amour est-il dans le concupiscible ?
  2. Est-il une passion ?
  3. Est-il identique à la dilection ?
  4. A-t-on raison de distinguer amour d'amitié, et amour de convoitise ?

1. L'amour est-il dans le concupiscible ?

Objections

1. Il semble que non, car on lit dans la Sagesse (Sagesse 8.2) : « je l'ai aimée (la Sagesse) et je l'ai recherchée dès ma jeunesse. » Mais le concupiscible qui fait partie de l'appétit sensitif, ne peut tendre vers la sagesse, que le sens ne peut saisir. L'amour n'est donc pas dans le concupiscible.

2. L'amour semble s'identifier avec toutes les autres passions. S. Augustin écrit en effet : « L'amour qui brûle de posséder ce qu'il aime est désir ; quand il le possède et en jouit, il est joie ; il est crainte quand il fuit ce qui lui est contraire ; et lorsque cela se produit et qu'il l'éprouve, l'amour devient tristesse. » Or toutes ces passions de l'âme ne sont pas dans le concupiscible ; ainsi la crainte, qu'on vient pourtant de nommer, se trouve dans l'irascible. On ne peut donc dire, sans plus, que l'amour est dans le concupiscible.

3. Denys nous parle d'un certain « amour naturel ». Mais l'amour naturel semble relever plutôt des forces naturelles, qui appartiennent à l'âme végétative. Donc l'amour n'est pas purement et simplement dans le concupiscible.

En sens contraire, le Philosophe écrit « L'amour est dans le concupiscible. »

Réponse

L'amour est relatif à l'appétit, puisque leur objet commun est le bien. Il s'ensuit que l'amour se différenciera comme l'appétit lui-même. Car il y a un appétit qui n'est pas consécutif à la perception de celui qui désire, mais à la connaissance d'un autre, et il se nomme appétit naturel. En effet, les êtres naturels désirent ce qui convient à leur nature, non qu'ils le perçoivent eux-mêmes, mais selon la connaissance de celui qui a institué la nature, comme nous l'avons dit dans la première Partie. — Il y a un autre appétit, consécutif à la perception du sujet, mais qui la suit nécessairement et non en vertu d'un libre jugement. C'est l'appétit sensible des bêtes. Chez l'homme, cependant, il participe quelque peu de la liberté, dans la mesure où il obéit à la raison. — Enfin il existe un autre appétit consécutif à une connaissance du sujet et procédant selon un jugement libre. C'est l'appétit rationnel ou intellectuel, que l'on nomme volonté.

En chacun de ces appétits, on appelle amour le principe du mouvement qui tend vers la fin aimée. Dans l'appétit naturel, le principe de ce mouvement est la connaturalité du sujet avec l'objet de sa tendance ; on peut l'appeler amour naturel. C'est ainsi que la connaturalité même d'un corps lourd avec le lieu qui lui convient en vertu de la pesanteur peut être appelée amour naturel. Pareillement, l'adaptation de l'appétit sensible ou de la volonté à quelque bien, c'est-à-dire la complaisance même pour le bien, est appelée amour sensible, ou amour intellectuel, rationnel. L'amour sensible est donc dans l'appétit sensible comme l'amour intellectuel dans l'appétit intellectuel. Et il relève du concupiscible, car il se définit relativement au bien absolu et non au bien ardu, qui est l'objet de l'irascible.

Solutions

1. Le texte cité parle de l'amour intellectuel ou rationnel.

2. L'amour est appelé crainte, joie, désir et tristesse, non par identité avec ces passions, mais en tant qu'il est leur cause.

3. L'amour naturel n'existe pas seulement dans les puissances de l'âme végétative mais dans toutes les puissances de l'âme, et même dans toutes les parties du corps et universellement en toute chose : « Le beau et le bien sont aimés par tous les êtres », écrit Denys, toutes choses étant en connaturalité avec ce qui convient à leur nature.


2. L'amour est-il une passion ?

Objections

1. Il semble que non, car aucune vertu n'est une passion. Or, d'après Denys tout amour est « une certaine vertu ».

2. L'amour est une union, un lien, dit S. Augustin. Or l'union, le lien, n'est pas une passion mais plutôt une relation.

3. S. Jean Damascène écrit que « la passion est un certain mouvement ». Or l'amour n'est pas un mouvement de l'appétit, comme le désir : il n'en est que le principe. Donc l'amour n'est pas une passion.

En sens contraire, selon Aristote, « l'amour est une passion ».

Réponse

La passion est l'effet de la cause agente dans le patient. Or un agent naturel produit un double effet dans le patient. D'abord, il lui donne une forme ; en outre, il lui donne le mouvement consécutif à cette forme. C'est ainsi que la cause génératrice donne au corps engendré la pesanteur, et le mouvement que celle-ci entraîne. Cette pesanteur elle-même, principe et cause du mouvement vers le lieu connaturel, peut être appelée d'une certaine manière amour naturel. De la même façon, l'objet du désir donne à l'appétit, d'abord une certaine adaptation envers lui, qui consiste à se complaire en lui, et d'où procède le mouvement vers cet objet désirable. Car « le mouvement de l'appétit se fait en cercle », dit Aristote : le désirable meut l'appétit, s'imprimant en quelque sorte dans son intention, et l'appétit tend vers le désirable pour le posséder réellement ; ainsi le mouvement se termine là où il avait commencé. La première modification de l'appétit par son objet est appelée amour, ce qui n'est rien d'autre que la complaisance dans l'objet du désir ; de cette complaisance dérive le mouvement vers l'objet, qui est désir, et enfin le repos, qui est joie. Ainsi donc, puisque l'amour consiste dans une certaine modification de l'appétit sous l'influence du désirable, il est évident que c'est une passion ; au sens propre, selon qu'il se trouve dans le concupiscible ; dans un sens plus général, et par extension du mot, en tant qu'il est dans la volonté.

Solutions

1. Le mot vertu signifie le principe du mouvement ou de l'action ; c'est pourquoi l'amour, en tant que principe du mouvement de l'appétit, est appelé vertu par Denys.

2. L'union se rapporte à l'amour en tant que, par la complaisance de son affectivité, l'aimant se comporte à l'égard de ce qu'il aime comme à l'égard de soi-même ou de quelque chose de soi. Et par suite, il est évident que l'amour n'est pas la relation d'union elle-même, mais que l'union procède de l'amour. Ce qui fait dire à Denys que l'amour est une « force unitive », et au Philosophe que « l'union est l'œuvre de l'amour ».

3. L'amour ne désigne pas le mouvement de l'appétit tendant vers son objet ; cependant il désigne le mouvement par lequel l'appétit est modifié par l'objet désirable de façon à se complaire en lui.


3. L'amour est-il identique à la dilection ?

Objections

1. Il semble que oui. Car l'amour et la dilection sont entre eux « comme quatre et deux fois deux, comme le rectiligne et ce qui a des lignes droites », au dire de Denys. Mais ce sont là des synonymes. Donc amour et dilection ont la même signification.

2. Les mouvements de l'appétit diffèrent par leurs objets. Mais dilection et amour ont le même objet. Ils sont donc identiques.

3. S'ils diffèrent, c'est surtout parce que « la dilection est relative au bien, et l'amour, au mal comme certains l'ont dit », d'après S. Augustin. Or ils ne diffèrent pas pour cette raison, puisque l'Écriture les emploie tous deux pour le mal et pour le bien. S. Augustin conclut au même endroit « Il n'y a aucune différence entre parler d'amour et parler de dilection. »

En sens contraire, nous avons ce texte de Denys « Il a paru à certains saints que le nom d'amour était plus divin que celui de dilection. »

Réponse

Il existe quatre noms plus ou moins relatifs à la même réalité : amour, dilection, charité et amitié. Ils diffèrent cependant, car d'après Aristote, l'amitié est comme un habitus ; l'amour et la dilection sont désignés à la manière d'un acte ou d'une passion ; quant à la charité, elle peut se prendre dans les deux sens.

L'acte signifié par ces trois derniers termes ne l'est pourtant pas selon la même acception. L'amour est le plus commun ; car toute dilection ou charité est amour ; mais l'inverse n'est pas vrai. Car la dilection, comme le mot l'indique, ajoute à l'amour l'idée d'un choix, d'une « élection » antécédente. Ce qui fait que la dilection ne se trouve pas dans le concupiscible mais seulement dans la volonté, et dans la seule nature rationnelle. Enfin la charité ajoute à l'amour une certaine perfection, car ce qu'on aime de charité est estimé d'un grand prix, comme l'indique le nom même de charité.

Solutions

1. Denys parle de l'amour et de la dilection selon qu'ils se trouvent dans la volonté; en ce sens ils sont identiques.

2. L'objet de l'amour est plus commun que celui de la dilection, car l'amour s'étend à plus de choses, on vient de le dire.

3. L'amour et la dilection ne diffèrent pas selon le bien et le mal, mais de la façon qu'on vient de dire. Au plan de l'appétit intellectuel, ils s'identifient. Et c'est en ce sens que S. Augustin parle de l'amour, ajoutant peu après que « la volonté droite est un amour bon, et la volonté perverse un amour mauvais ». Toutefois, parce que l'amour, qui est une passion du concupiscible, entraîne au mal beaucoup d'hommes, on en a pris occasion pour les distinguer comme le fait l'objection.

4. En sens contraire. Certains ont pensé que le mot amour, même appliqué à la volonté, était plus divin que celui de dilection, parce que l'amour, et surtout l'amour sensible, implique une certaine passion, tandis que la dilection présuppose un jugement de raison. Or l'homme peut tendre mieux vers Dieu par l'amour, — attiré passivement en quelque sorte par Dieu lui-même —, que par la conduite de sa propre raison, ce qui ressortit à la dilection, comme nous venons de le dire. C'est pour ce motif que l'amour est plus divin que la dilection.


4. A-t-on raison de distinguer amour d'amitié, et amour de convoitise ?

Objections

1. Cette division semble malheureuse, car selon Aristote : « L'amour est une passion ; l'amitié est un habitus. » Mais un habitus ne peut faire partie d'une passion. Donc la division de l'amour en amour d'amitié et amour de convoitise est à rejeter.

2. Ce qui fait nombre avec une chose ne divise pas cette chose : homme ne fait pas nombre avec « animal ». Or la convoitise et l'amour font deux, comme une passion et une autre passion. L'amour ne peut donc pas être divisé par la convoitise.

3. D'après Aristote, l'amitié peut être « utile, agréable ou honnête ». Or l'amitié utile et l'amitié agréable comportent de la convoitise. Celle-ci ne doit donc pas s'opposer à l'amitié dans une même division.

En sens contraire, on nous attribue l'amour de certaines choses parce que nous les convoitons ; d'après le Philosophe, « on dit de quelqu'un qu'il aime le vin quand il en convoite la douceur ». Or nous n'avons pas d'amitié pour le vin ou autre choses semblables, dit Aristote. Donc l'amour d'amitié et l'amour de convoitise sont différents.

Réponse

Comme dit Aristote : « Aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un. » Le mouvement de l'amour tend donc vers deux termes : vers le bien que l'on veut à quelqu'un — soi ou un autre — et vers celui à qui l'on veut ce bien. À l'égard du bien que l'on veut à un autre, il y a amour de convoitise ; à l'égard de celui à qui nous voulons du bien, il y a amour d'amitié.

Cette division implique priorité et postériorité. Car ce qui est aimé d'un amour d'amitié est aimé purement et simplement, et pour lui-même ; ce que l'on aime d'un amour de convoitise n'est pas aimé purement et simplement et pour lui-même, mais pour un autre. De même, en effet, que l'être pur et simple est ce qui a l'être, tandis que l'être relatif est ce qui existe dans un autre ; ainsi le bien qui s'identifie avec l'être est, à parler absolument, ce qui possède en soi la bonté ; mais ce qui est le bien d'un autre n'est bon que relativement. Par conséquent, l'amour dont on aime quelqu'un quand on lui veut du bien est l'amour pur et simple ; et l'amour que l'on porte à une chose pour qu'elle devienne le bien d'un autre est un amour relatif.

Solutions

1. L'amour ne se divise pas en amitié et convoitise, mais en amour d'amitié et amour de convoitise. Car un ami, au sens propre, est celui à qui nous voulons du bien ; et l'on parle de convoitise à l'égard de ce que nous voulons pour nous.

2. Cela résout la deuxième objection.

3. Dans l'amitié utile et l'amitié agréable, on veut sans doute du bien à son ami, et à cet égard la raison d'amitié est sauvegardée. Mais ce bien de l'autre, on le veut en définitive pour son plaisir et son avantage propres. En conséquence, l'amitié utile et agréable, dans la mesure où elle penche vers l'amour de convoitise, ne réalise pas pleinement la véritable amitié.

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