Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

30. LA CONVOITISE

  1. La convoitise est-elle seulement dans l'appétit sensible ?
  2. Est-elle une passion spéciale ?
  3. Y a-t-il des convoitises naturelles et des convoitises qui ne le sont pas ?
  4. La convoitise est-elle infinie ?

1. La convoitise est-elle seulement dans l'appétit sensible ?

Objections

1. Il semble que la convoitise n'existe pas seulement dans l'appétit sensible car il existe une convoitise de la sagesse selon l'Écriture (Sagesse 6.20) : « La convoitise de la sagesse conduit au royaume éternel. » Or l'appétit sensible ne peut se porter sur la sagesse. Donc la convoitise n'est pas seulement dans cette sorte d'appétit.

2. Le désir des commandements de Dieu ne se trouve pas dans l'appétit sensible ; bien plus l'Apôtre dit (Romains 7.18) : « Le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair. » Or le désir des commandements de Dieu est une sorte de désir sensible ou « convoitise », selon cette parole du Psaume (Psaumes 119.20) : « Mon âme a convoité ardemment tes décisions. » La convoitise n'est donc pas dans le seul appétit sensible.

3. Pour toute puissance, son bien propre est objet de convoitise. Celle-ci se trouve donc en chaque puissance de l'âme, et non seulement dans l'appétit sensible.

En sens contraire, S. Jean Damascène dit : « L'irrationnel qui obéit à la raison et se laisse persuader par elle, se divise en convoitise et colère. Or il s'agit de la partie irrationnelle de l'âme, passive et appétitive. » La convoitise est donc dans l'appétit sensible.

Réponse

« La convoitise, dit le Philosophe, est l'appétit de ce qui plaît. » Or, nous le verrons plus loin, il y a deux sortes de plaisirs : l'un se trouve dans le bien intelligible, qui est le bien de la raison ; l'autre, dans le bien d'ordre sensible. Il semble que la première sorte de plaisirs n'appartienne qu'à l'âme. La seconde relève de l'âme et du corps, car le sens est la faculté d'un organe corporel, de telle sorte que le bien sensible est le bien de tout le composé humain. Or c'est d'un tel plaisir que la convoitise semble être l'appétit, appartenant solidairement à l'âme et au corps, comme l'indique le mot même de convoitise ou concupiscence. Par conséquent, la concupiscence, au sens propre, se trouve dans l'appétit sensible, et plus précisément dans la partie concupiscible, qui en tire son nom.

Solutions

1. L'appétit de la sagesse ou des autres biens spirituels est appelé parfois convoitise, soit à cause d'une certaine ressemblance entre appétit supérieur et appétit inférieur ; soit à cause de l'intensité de l'appétit supérieur qui rejaillit sur l'inférieur ; alors celui-ci tend à sa manière vers le bien spirituel à la suite de l'appétit supérieur, et le corps lui-même se met au service des réalités spirituelles. Comme il est écrit dans le Psaume (Psaumes 84.3) : « Mon cœur et ma chair crient de joie vers le Dieu vivant. »

2. Le désir, à proprement parler, ne relève pas seulement de l'appétit inférieur, mais aussi du supérieur. En effet, il n'implique pas, comme la convoitise, une certaine complexité dans le désir mais un mouvement simple vers la chose désirée.

3. Il appartient à chacune des puissances de l'âme de désirer son bien propre d'un désir naturel, non consécutif à une connaissance. Mais désirer le bien d'un désir conjoint à une connaissance, comme en ont les animaux, cela n'appartient qu'à la puissance appétitive. Quant à désirer une chose en tant qu'elle est un bien délectable d'ordre sensible, c'est le propre de la convoitise, qui appartient à la puissance concupiscible.


2. La convoitise est-elle une passion spéciale ?

Objections

1. Il ne semble pas que la convoitise soit une passion spéciale de la puissance concupiscible. Car les passions se distinguent selon leurs objets. Or l'objet du concupiscible est le délectable d'ordre sensible, qui est aussi, d'après le Philosophe, l'objet de la convoitise. Donc celle-ci n'est pas une passion spéciale du concupiscible.

2. S. Augustin écrit que « la cupidité est l'amour des choses qui passent ». Elle n'est donc pas distincte de l'amour. Or, toutes les passions spéciales se distinguent entre elles. Donc la convoitise n'est pas une passion spéciale.

3. À toute passion du concupiscible s'oppose, a-t-on dit, une passion spéciale dans ce même appétit. Or, aucune passion spéciale ne s'oppose à la convoitise dans le concupiscible. S. Jean Damascène dit en effet : « Le bien attendu fait naître la convoitise ; le bien présent, la joie ; et de même, le mal auquel on s'attend provoque la crainte ; le mal présent, la tristesse. » D'où il semble que la crainte s'oppose à la convoitise comme la tristesse à la joie. Or la crainte n'est pas dans le concupiscible, mais dans l'irascible. Donc la convoitise n'est pas une passion spéciale du concupiscible.

En sens contraire, la convoitise est causée par l'amour et tend au plaisir, passions du concupiscible. Elle se distingue donc des autres passions du concupiscible comme une passion spéciale.

Réponse

Nous avons dit que le bien délectable pour le sens était l'objet commun du concupiscible. Il s'ensuit que les différences de cet objet feront la diversité des passions du concupiscible. Or la diversité de l'objet peut être considérée soit quant à la nature de l'objet lui-même, soit en fonction de sa puissance d'agir. La diversité de l'objet agissant qui se prend de la nature de la chose produit une différence matérielle entre les passions. Mais la diversité venant de la puissance active cause une différence formelle de distinction spécifique entre les passions.

Or la raison de puissance motrice qui appartient à la fin elle-même, ou au bien, est tout autre selon que ce bien est présent réellement ou qu'il est absent ; car lorsqu'il est présent, il fait qu'on se repose en lui ; lorsqu'il est absent, il fait qu'on se meut vers lui.

Ainsi, l'objet délectable d'ordre sensible, en tant qu'il adapte en quelque sorte l'appétit et le conforme à lui-même, cause l'amour ; en tant qu'absent, il l'attire à lui, il cause la convoitise ; en tant que présent, il lui donne de se reposer en lui, il cause la délectation ou plaisir. On voit ainsi que la convoitise est une passion spécifiquement différente et de l'amour et de la délectation ou plaisir. — Quant au fait de désirer tel objet agréable ou tel autre, il n'entraîne dans les convoitises qu'une diversité numérique.

Solutions

1. Le bien agréable n'est pas l'objet du désir de façon absolue, mais seulement en tant qu'il est absent ; tout comme le sensible n'est objet de la mémoire que sous la raison de passé. En effet de telles conditions particulières diversifient l'espèce des passions, et même l'espèce des puissances de la partie sensible, qui regarde les objets particuliers.

2. Cette attribution est faite au titre de la cause, non de l'essence; la cupidité, en soi, n'est pas l'amour, mais un effet de l'amour. — On peut dire aussi que S. Augustin prend le mot « cupidité » au sens large, pour désigner tout mouvement de l'appétit se portant sur un bien à venir. En ce sens la cupidité englobe l'amour et l'espoir.

3. La passion qui s'oppose directement à la convoitise n'a pas reçu de nom ; c'est celle qui soutient avec le mal le même rapport que la convoitise avec le bien. Mais parce qu'elle a pour objet le mal absent, comme la crainte, on la désigne quelquefois par ce dernier mot, de même qu'on parle de cupidité au lieu d'espoir. Un bien ou un mal de peu d'importance est considéré comme rien ; c'est pourquoi tout mouvement de l'appétit vers le bien ou vers le mal à venir est appelé espoir ou crainte, ces deux passions ayant pour objet le bien et le mal présentant un caractère de difficulté.


3. Y a-t-il des convoitises naturelles et des convoitises qui ne le sont pas ?

Objections

1. Il ne semble pas que certaines convoitises soient naturelles, quand d'autres ne le seraient pas. Car la convoitise relève de l'appétit animal, on l'a dit. Or l'appétit naturel se distingue de l'appétit animal. Donc aucune convoitise n'est naturelle.

2. La diversité matérielle ne cause pas une diversité spécifique, mais seulement une diversité numérique, qui échappe à toute considération philosophique. Or, s'il est des convoitises naturelles et non naturelles, elles ne diffèrent qu'en raison de leurs objets divers, c'est-à-dire d'une différence uniquement matérielle et numérique. Il n'y a donc pas lieu de distinguer entre convoitises naturelles et non naturelles.

3. La raison se distingue de la nature comme on le voit dans Aristote. Donc, s'il y a dans l'homme une convoitise non naturelle, c'est qu'elle est d'ordre rationnel. Or cela est impossible, car la convoitise dont nous parlons, étant une passion, appartient à l'appétit sensible et non à la volonté, qui est un appétit rationnel.

En sens contraire, le Philosophe affirme qu'il y a des convoitises naturelles, et des convoitises non naturelles.

Réponse

La convoitise, avons-nous dit, est l'appétit du bien délectable. Or une chose peut être délectable à un double titre. D'abord parce qu'elle est en harmonie avec la nature de l'animal, comme manger, boire, etc. Cette convoitise du délectable est dite naturelle. Ou bien la chose est délectable parce qu'elle convient à l'animal selon la connaissance qu'il en a ; ainsi une chose est appréhendée comme bonne et adaptée : il en résulte qu'on s'y délecte. La convoitise de ces derniers objets est dite non naturelle, et, couramment, est plutôt appelée cupidité.

Les premières de ces convoitises, celles qui sont naturelles, sont communes aux hommes et aux animaux ; aux uns et aux autres certaines choses sont adaptées et délectables au point de vue naturel. Et tous les hommes en sont d'accord. Aussi le Philosophe appelle-t-il ces convoitises : communes et nécessaires. Quant aux autres convoitises, elles sont propres à l'homme, à qui il appartient de se représenter que telle chose lui est bonne et lui convient, en dehors de ce que la nature requiert. C'est pourquoi le même Philosophe dit que les premières convoitises sont « irrationnelles », et les secondes « accompagnées de raison ». Et parce que tous ne raisonnent pas de la même façon, ces dernières sont appelées par Aristote : « propres et surajoutées », par rapport aux convoitises naturelles.

Solutions

1. Cela même qui fait l'objet de l'appétit naturel peut devenir aussi objet de l'appétit animal quand il a été perçu. C'est ainsi que la nourriture, la boisson, etc., que l'on désire par inclination de nature, peuvent faire l'objet d'une convoitise animale.

2. La distinction entre convoitises naturelles et non naturelles n'est pas seulement matérielle mais formelle d'une certaine manière, en tant qu'elle procède d'une diversité dans l'objet qui meut l'appétit. Car l'objet de celui-ci, étant le bien appréhendé, la diversité de la perception fait partie de la diversité du principe actif : une chose est alors perçue comme bonne par une connaissance absolue, d'où procèdent les convoitises naturelles que le Philosophe appelle irrationnelles, ou bien elle est perçue avec délibération, et provoque les désirs non naturels, appelés, pour ce motif, accompagnés de raison.

3. Dans l'homme il n'y a pas seulement la raison universelle, qui appartient à la partie intellective, mais aussi la raison particulière qui appartient à la partie sensible, comme nous l'avons dit dans la première Partie . À ce titre, même la convoitise accompagnée de raison peut relever de l'appétit sensible. — De plus, l'appétit sensible peut être mû également par la raison universelle utilisant l'imagination particulière.


4. La convoitise est-elle infinie ?

Objections

1. Il ne semble pas, car l'objet de la convoitise est le bien, lequel a raison de fin. Or, qui parle d'infini exclut toute fin, dit Aristote. La convoitise ne peut donc pas être infinie.

2. La convoitise porte sur un bien adapté au sujet, puisqu'il procède de l'amour. Or l'infini, étant hors de proportion, ne peut être adapté au sujet.

3. L'infini ne se traverse pas : on ne parvient jamais à un terme. Or la convoitise obtient la délectation lorsqu'elle atteint son but ultime. Donc, si la convoitise était infinie, la délectation ne se réaliserait jamais.

En sens contraire, « la convoitise étant infinie, les hommes désirent à l'infini », écrit Aristote.

Réponse

Nous l'avons dit à l'article précédent, il y a deux sortes de convoitises : l'une est naturelle, et l'autre non. La convoitise naturelle ne peut être infinie en acte, car elle porte sur ce que la nature requiert. Or celle-ci tend toujours vers ce qui est fini et déterminé. Aussi bien ne voit-on jamais l'homme convoiter un mets infini, ou une boisson infinie. — Mais, de même que l'infini potentiel se trouve dans la nature de manière successive, ainsi arrive-t-il que cette convoitise soit infinie d'une manière successive : après avoir mangé, on veut un autre mets ou tout autre chose dont la nature a besoin ; car ces biens corporels, quand ils nous adviennent, ne demeurent pas toujours, mais disparaissent. Ce qui fait dire au Seigneur, s'adressant à la Samaritaine (Jean 4.13) : « Celui qui boira de cette eau aura encore soif. »

Quant à la convoitise non naturelle, elle est absolument infinie. En effet, elle procède de la raison, comme nous l'avons dit, et le propre de la raison est de s'avancer à l'infini. De sorte que celui qui convoite les richesses, peut les convoiter non pas jusqu'à telle limite déterminée, mais pour être riche de façon absolue autant qu'il est en son pouvoir.

On peut, d'après le Philosophe, assigner une autre raison pour laquelle certaine convoitise est finie, et telle autre infinie. La convoitise de la fin est toujours infinie ; car la fin — la santé, par exemple — est convoitée pour elle-même ; ce qui fait qu'une santé meilleure est convoitée davantage, et ainsi à l'infini ; de même, puisque le blanc a pour propriété de dilater la pupille, plus il y a de blancheur, plus la dilatation est grande. Au contraire, la convoitise portant sur les moyens n'est pas infinie, mais on désire dans la mesure où cela convient à la fin. Ainsi ceux qui mettent leur fin dans les richesses les convoitent à l'infini ; mais ceux qui les désirent pour subvenir aux nécessités de la vie ne désirent que des richesses limitées, dit le Philosophe au même endroit. Et il en va de même pour la convoitise de tout le reste.

Solutions

1. Tout ce qui est convoité est considéré comme quelque chose de fini, ou bien parce qu'il est fini en réalité, pour autant qu'il constitue l'objet d'un seul acte, ou bien parce qu'il est fini en tant que connu. Il ne peut, en effet, être atteint sous la raison d'infini, car « l'infini, dit Aristote, est ce dont il est toujours possible, quelque partie qu'on en prenne, d'en prendre encore de nouvelles ».

2. La raison est, en un sens, d'une vertu infinie, en tant qu'elle peut considérer quelque chose à l'infini, comme on le voit dans l'addition des nombres et des lignes. Aussi l'infini, envisagé d'une certaine manière, est-il proportionné à la raison. Car l'universel objet de la raison, est infini en quelque sorte, selon qu'il contient en puissance un nombre infini d'individus.

3. Il n'est pas nécessaire pour qu'il y ait délectation qu'on obtienne tout ce que l'on convoite ; tout objet convoité, quand on l'obtient, donne de la délectation.


LE PLAISIR

Nous abordons maintenant l'étude du plaisir ou délectation (Q. 31-34), et de la tristesse (Q. 35-39). Au sujet du plaisir nous examinerons quatre points : 1° le plaisir en lui-même : (Q.31) ; 2° les causes du plaisir (Q. 32) ; 3° ses effets (Q. 33) ; 4° sa bonté et sa malice (Q. 34).

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