Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

37. LES EFFETS DE LA DOULEUR OU TRISTESSE

  1. La douleur supprime-t-elle la faculté d'apprendre ?
  2. L'accablement de l'esprit est-il un effet de la tristesse ou douleur ?
  3. La tristesse ou douleur affaiblit-elle toute activité ?
  4. La tristesse nuit-elle au corps plus que les autres passions de l'âme ?

1. La douleur supprime-t-elle la faculté d'apprendre ?

Objections

1. Il semble que non, puisqu'il est écrit dans Isaïe (Ésaïe 26.9) : « Lorsque tu rendras tes jugements sur la terre, tous les habitants du monde apprendront la justice. » Et plus loin (Ésaïe 26.16 Vg) : « Dans la tribulation qui les faisait murmurer, tu les as instruits. » Or les jugements de Dieu et la tribulation engendrent douleur ou tristesse dans le cœur des hommes. Donc la douleur ne supprime pas mais plutôt accroît la faculté d'apprendre.

2. Isaïe dit encore (Ésaïe 28.9) « À qui enseignera-t-il la science ? et à qui fera-t-il comprendre la leçon ? À des enfants à peine sevrés, à peine éloignés de la mamelle », c'est-à-dire des plaisirs. Or c'est surtout la douleur et la tristesse qui chassent les plaisirs : la tristesse, en effet, rend impossible tout plaisir, dit Aristote ; et dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 11.27) il est écrit que « une heure de misère fait oublier les plus grandes jouissances ». La douleur ne supprime donc pas mais donne plutôt la faculté d'apprendre.

3. La tristesse intérieure l'emporte sur la douleur extérieure, nous l'avons vu. Or, l'homme qui est dans la tristesse peut encore apprendre. À plus forte raison le peut-il dans la douleur corporelle.

En sens contraire, S. Augustin écrit : « J'étais torturé ces derniers jours par un mal de dents très douloureux, et je ne pouvais bien réfléchir sinon à des connaissances antérieures. Mais j'étais absolument incapable d'apprendre du nouveau : il m'aurait fallu pour cela toutes les forces de mon esprit. »

Réponse

Parce que toutes les puissances s'enracinent dans la même essence de l'âme, lorsque la vigueur de celle-ci est violemment sollicitée par l'activité d'une puissance, elle se dérobe nécessairement à l'activité d'une autre, car une même âme ne peut avoir qu'un seul objectif. C'est pourquoi, si un seul but concentre sur lui toute la vigueur de l'âme, ou sa plus grande part, il ne tolère pas à côté de lui quelque chose qui demande beaucoup d'attention.

Or, il est évident que la douleur sensible absorbe très fortement le dynamisme de l'âme parce que, par nature, chaque être tend de toutes ses forces à repousser ce qui lui est contraire, comme on le voit dans le monde de la nature. De même, il est évident que pour apprendre quelque chose de nouveau, il faut de l'étude et des efforts avec beaucoup d'application, comme on le voit par ce texte des Proverbes (Proverbes 2.4) : « Si tu cherches la Sagesse comme de l'argent, et si tu la creuses comme pour découvrir un trésor, alors tu trouveras la connaissance. » De sorte que si la douleur est intense, l'homme se trouve dans l'incapacité d'apprendre. Et même, cette douleur peut devenir tellement vive que, pendant sa présence, l'homme ne peut même pas fixer son esprit sur ses acquisitions antérieures. — Toutefois les cas sont différents selon la diversité de l'amour qui porte à apprendre ou à étudier, parce que plus cet amour est grand, plus il empêche le dynamisme de l'esprit de s'abandonner complètement à la douleur.

Solutions

1. Une tristesse modérée, qui empêche la dispersion de l'esprit, peut aider à accueillir un enseignement, surtout si celui-ci nous fait espérer la délivrance de notre tristesse. C'est de cette manière que, « dans la tribulation qui fait murmurer », les hommes reçoivent mieux l'enseignement de Dieu.

2. Aussi bien le plaisir que la douleur, dans la mesure où ils absorbent le dynamisme de l'âme, empêchent l'exercice de la raison ; ainsi lit-on dans l'Éthique « Il est impossible de réfléchir à quelque chose dans la jouissance sexuelle. » Cependant la douleur absorbe davantage le dynamisme de l'âme que ne fait le plaisir. On voit aussi dans le monde de la nature que l'action d'un corps est plus intense à l'égard de son contraire ; l'eau échauffée subit davantage l'action du froid, au point qu'elle se congèle avec plus de force. Donc, si la douleur ou tristesse est modérée, elle peut accidentellement faciliter l'étude, en tant qu'elle supprime l'excès des plaisirs. Mais, de soi, elle entrave l'étude et, si elle s'intensifie, elle l'empêche totalement.

3. La douleur extérieure provient d'une lésion corporelle : aussi est-elle, plus que la douleur intérieure, accompagnée d'une modification organique. Cette douleur intérieure est cependant plus grande au point de vue de l'élément formel de la douleur lequel relève de l'âme. C'est pourquoi la douleur corporelle empêche davantage la contemplation, qui exige le calme parfait. Et pourtant, même la douleur intérieure, quand elle devient intense, absorbe tellement l'attention que l'on ne peut rien apprendre de nouveau. C'est cette tristesse qui obligea S. Grégoire à interrompre ses commentaires sur Ézéchiel.


2. L'accablement de l'esprit est-il un effet de la tristesse ou douleur ?

Objections

1. Il ne semble pas que l'accablement de l'esprit soit un effet de la tristesse. Car l'Apôtre écrit (2 Corinthiens 7.11) : « Voyez ce qu'elle a produit chez vous, cette tristesse selon Dieu. Quel empressement ! Quelles excuses ! Quelle indignation ! » etc. Mais l'empressement et l'indignation marquent un certain sursaut de l'esprit, qui s'oppose à l'accablement. Celui-ci n'est donc pas un effet de la tristesse.

2. La tristesse s'oppose au plaisir. Or un effet du plaisir est la dilatation, à laquelle s'oppose non pas l'accablement mais la contraction. On ne doit donc pas considérer l'accablement comme un effet de la tristesse.

3. La tristesse absorbe, selon l'Apôtre (2 Corinthiens 2.7) « De peur qu'un tel homme ne soit absorbé par une tristesse excessive. » Or celui qui est accablé n'est pas absorbé ; il est plutôt écrasé sous son fardeau ; mais ce qui est absorbé est enfermé dans ce qui l'absorbe. Donc l'accablement ne doit pas être donné comme un effet de la tristesse.

En sens contraire, S. Grégoire de Nysse et S. Jean Damascène parlent d'« une tristesse qui accable ».

Réponse

Les effets des passions de l'âme sont parfois désignés métaphoriquement par ressemblance avec les corps sensibles, parce que les mouvements de l'appétit animal sont semblables aux inclinations de l'appétit naturel. C'est ainsi que la ferveur est attribuée à l'amour, la dilatation au plaisir, et l'accablement à la tristesse. On dit en effet qu'un homme est accablé lorsqu'un poids entrave son mouvement propre. Or il est clair, d'après ce que nous avons dit, que la tristesse arrive à cause d'un mal présent. Celui-ci, du fait même qu'il s'oppose au mouvement de la volonté, accable l'esprit en l'empêchant de jouir de ce qu'il veut. Si la violence du mal qui attriste n'est pas assez forte pour enlever tout espoir d'y échapper, bien que l'esprit soit accablé du fait qu'il ne peut jouir présentement de ce qu'il veut, il garde encore cependant la faculté de se mouvoir pour repousser le mal qui l'attriste. Mais si la violence du mal s'accroît au point d'enlever tout espoir d'y échapper, alors, même le mouvement intérieur de l'esprit angoissé est absolument empêché, si bien qu'il n'a plus la force de se détourner d'un côté ou d'un autre. Et parfois c'est jusqu'au mouvement extérieur du corps qui se trouve empêché : l'homme reste alors immobile et frappé de stupeur.

Solutions

1. Ce sursaut de l'âme est produit par la tristesse selon Dieu, parce qu'une telle tristesse est accompagnée par l'espoir de voir ses péchés pardonnés.

2. Pour ce qui regarde le mouvement de l'appétit, contraction et accablement reviennent au même : du fait que l'esprit est accablé au point de ne pouvoir se porter librement au-dehors, il se retire en lui-même comme s'il se contractait.

3. On dit que la tristesse absorbe l'homme quand la violence du mal affecte l'esprit si totalement qu'elle lui enlève tout espoir de libération. Et ainsi elle accable et absorbe du même coup. Il y a en effet certaines choses qui s'impliquent mutuellement quand on parle par métaphore, alors qu'elles sont incompatibles si on les prend à la lettre.


3. La tristesse ou douleur affaiblit-elle toute activité ?

Objections

1. Il semble que la tristesse n'empêche pas toute activité. En effet, l'empressement est un effet de la tristesse, selon le texte de l'Apôtre cité à l'article précédent. Or cet empressement aide à bien agir, comme on le voit par ce texte du même Apôtre (2 Timothée 2.15) : « Efforce-toi de te présenter à Dieu comme un ouvrier sans reproche. » La tristesse ne gêne donc pas l'activité, elle aide plutôt à bien agir.

2. La tristesse provoque la convoitise chez beaucoup, dit l'Éthique. Car la convoitise intensifie l'activité. Donc aussi la tristesse.

3. Certaines actions sont propres à ceux qui sont dans la joie ; d'autres, à ceux qui sont dans la tristesse, comme de pleurer. Or toute chose s'accroît de ce qui lui convient. Il est donc des actions que la tristesse ne gêne pas, qu'elle améliore, au contraire.

En sens contraire, le Philosophe dit dans l'Éthique : « Le plaisir parachève l'action » et inversement « la tristesse l'entrave ».

Réponse

Nous avons déjà dit que la tristesse n'accable pas toujours l'esprit ni ne l'absorbe au point d'empêcher tout mouvement intérieur ou extérieur ; mais certains mouvements sont quelquefois produits par la tristesse elle-même. L'action peut donc avoir avec la tristesse un double rapport. D'abord, un rapport avec l'objet de la tristesse. Dans ce cas la tristesse entrave toute activité, car jamais nous ne faisons aussi bien ce que nous faisons avec tristesse que ce que nous faisons avec plaisir, ou du moins sans tristesse. La raison en est que la volonté est la cause de l'activité humaine, de sorte que si l'action se porte sur quelque chose d'attristant, il arrive nécessairement qu'elle en est affaiblie.

L'action peut aussi avoir rapport à la tristesse comme à son principe et sa cause. Une telle action ne peut être qu'intensifiée du fait de la tristesse. C'est ainsi que plus une chose nous attriste, plus on s'efforce de repousser cette tristesse, pourvu que l'on garde l'espoir d'y parvenir ; autrement aucun mouvement, aucune action ne sortirait de la tristesse.

Tout cela donne réponse aux objections.


4. La tristesse nuit-elle au corps plus que les autres passions de l'âme ?

Objections

1. Il ne semble pas, car la tristesse a une existence spirituelle dans l'âme. Or les réalités purement spirituelles n'amènent pas de modification corporelle, comme on le voit pour l'être intentionnel des couleurs, qui est dans l'air mais ne colore aucun corps. Donc la tristesse ne produit pas de nuisance corporelle.

2. Si la tristesse nuit au corps en quelque manière, c'est seulement en tant qu'elle s'accompagne d'une modification organique. Or cette modification existe pour toutes les passions de l'âme, on l'a dit précédemment. La tristesse ne nuit donc pas au corps plus que les autres passions.

3. Le Philosophe écrit dans l'Éthique que « la colère et les convoitises rendent fous certains hommes » : ce qui paraît être la plus grave des nuisances, puisque la raison est ce qu'il y a de plus excellent dans l'homme. Le désespoir aussi semble plus nocif que la tristesse, puisqu'il en est cause. La tristesse ne nuit donc pas au corps plus que les autres passions.

En sens contraire, il est écrit dans les Proverbes (Proverbes 17.22) : « Cœur joyeux donne santé florissante ; esprit attristé dessèche les os. » Et encore (Proverbes 25.20 Vg) : « Comme la teigne abîme le vêtement, et le ver ronge le bois, ainsi la tristesse nuit au cœur de l'homme. » Et enfin dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 38.18) : « La tristesse fait accourir la mort. »

Réponse

La tristesse, plus que toutes les autres passions de l'âme, est nuisible au corps. La raison en est que la tristesse est opposée à la vie humaine par la spécificité même de son mouvement, et non seulement au point de vue de sa mesure ou de sa quantité comme font les autres passions de l'âme. La vie humaine en effet consiste dans une certaine motion qui, du cœur, se diffuse dans les autres membres ; cette motion convient à la nature humaine selon une certaine mesure déterminée. Donc, si elle vient à dépasser la mesure voulue, elle s'opposera à la vie humaine selon sa quantité, non selon son caractère spécifique. Mais si le développement de cette motion est empêché, la vie sera contrariée en ce qui la spécifie.

Or il faut remarquer que, dans toutes les passions de l'âme, la modification corporelle, qui est l'élément matériel, est conforme et proportionné au mouvement de l'appétit, qui constitue, lui, l'élément formel ; comme en toutes choses, la matière est proportionnée à la forme. Les passions de l'âme qui impliquent un mouvement de l'appétit vers quelque chose à obtenir ne s'opposent donc pas au mouvement vital selon leur espèce, mais elles peuvent s'opposer selon la quantité ; ainsi l'amour, la joie, le désir, etc. C'est pourquoi ces passions, à considérer leur espèce, profitent à la nature du corps, mais peuvent nuire par leur excès. — Quant aux passions qui impliquent un mouvement de l'appétit dans le sens de la fuite ou d'un certain retrait, elles s'opposent au mouvement vital non seulement selon la quantité, mais aussi selon l'espèce du mouvement, et à ce titre, elles nuisent purement et simplement ; ainsi la crainte et le désespoir, et par-dessus tout la tristesse, qui accable l'âme en raison d'un mal présent, qui impressionne plus fortement que le mal futur.

Solutions

1. Parce que l'âme meut naturellement le corps, le mouvement spirituel de l'âme cause naturellement la modification corporelle. Il n'en va pas de même des « intentions » spirituelles, qui ne sont pas par nature ordonnées à mouvoir d'autres corps, lesquels ne sont pas disposés par nature à être mus par l'âme.

2. Les autres passions comportent une transmutation corporelle conforme, selon le point vue spécifique, au mouvement vital : mais la tristesse comporte une transmutation contraire, nous l'avons dit.

3. L'exercice de la raison est empêché par des causes plus légères que celles qui détruisent la vie, puisque nous voyons que de nombreuses maladies font perdre la raison, mais non la vie. Et pourtant la crainte et la colère nuisent beaucoup au corps à cause de la tristesse qui s'y mêle et qui vient de l'absence de ce qu'on désire. D'ailleurs la tristesse elle-même fait perdre quelquefois la raison, comme on le voit chez ceux qui, sous le coup de la douleur, tombent dans la dépression ou la folie.

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