Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

39. BONTÉ ET MALICE DE LA TRISTESSE OU DOULEUR

  1. Toute tristesse est-elle un mal ?
  2. Peut-elle être un bien honnête ?
  3. Peut-elle être un bien utile ?
  4. La douleur corporelle est-elle le souverain mal ?

1. Toute tristesse est-elle un mal ?

Objections

1. il semble bien, car S. Grégoire de Nysse écrit : « Toute tristesse est un mal par sa nature même. » Or ce qui est un mal par nature est un mal partout et toujours. Donc toute tristesse est mauvaise.

2. Ce que fuient tous les hommes, même vertueux, est un mal. Or tout le monde fuit la tristesse, même les vertueux, selon cette remarque de l'Éthique : « Bien que l'homme prudent ne cherche pas le plaisir, il cherche pourtant à éviter la tristesse. » La tristesse est donc un mal.

3. Le mal corporel est objet et cause de la douleur corporelle ; de même le mal spirituel est-il objet et cause de la tristesse spirituelle. Or toute douleur corporelle est un mal pour le corps. Toute tristesse spirituelle est donc un mal pour l'âme.

En sens contraire, la tristesse du mal s'oppose au plaisir du mal. Or le plaisir du mal est mauvais ; d'où ce blâme des Proverbes (Proverbes 2.14) : « Ils trouvent leur joie à faire le mal. » Donc la tristesse du mal est bonne.

Réponse

Qu'une chose soit bonne ou mauvaise, cela peut s'entendre de deux manières.

1° D'une manière absolue et par soi-même. En ce sens toute tristesse est un mal : que l'appétit de l'homme soit affligé par la présence d'un mal, cela même a raison de mal, puisque cela empêche le repos de cette faculté dans le bien.

2° Une chose est dite bonne ou mauvaise, telle condition étant supposée. Ainsi la pudeur est un bien, à supposer que l'on ait commis quelque chose de honteux, comme il est dit dans l'Éthique. Ainsi donc, dans la supposition de quelque chose d'attristant ou de douloureux, il est bon que l'on s'attriste d'un mal présent ou que l'on en souffre. Car si on ne le faisait pas, ce serait seulement parce qu'on ne sentirait ou ne jugerait pas que ce mal nous est contraire, et chacun de ces deux manques est manifestement un mal. Il est donc bon que, la présence du mal étant donnée, la tristesse ou douleur s'ensuive. S. Augustin le dit bien dans son Commentaire littéral de la Genèse : « C'est encore un bien que l'on souffre la perte d'un bien, car si aucun bien ne restait dans la nature, aucune souffrance d'avoir perdu un bien n'entrerait dans le châtiment. » — Or les discussions en morale portent sur le singulier où s'exercent les actions ; ce qui est bon dans le cas concret où intervient une autre condition doit donc être jugé bon, de même que ce qui est volontaire étant donnée telle circonstance est considéré comme volontaire, ainsi qu'il est dit dans l'Éthique, et que nous l'avons établi antérieurement.

Solutions

1. S. Grégoire de Nysse parle de la tristesse au point de vue du mal qui afflige, mais non au point de vue de celui qui perçoit le mal, et qui le repousse. C'est aussi au premier point de vue que tous fuient la tristesse en tant qu'ils fuient le mal ; mais ils ne fuient pas la perception du mal et son refus. Il faut en dire autant de la douleur corporelle, car la perception et le refus du mal corporel attestent la bonté de la nature.

2.3. Cela donne la réponse à ces objections.


2. La tristesse peut-elle être un bien honnête ?

Objections

1. Il semble que la tristesse n'ait pas raison de bien honnête. Car ce qui conduit aux enfers s'oppose au bien honnête. Or, dit S. Augustin : « Jacob semble avoir craint d'être accablé d'une tristesse si grande qu'elle le conduirait non au repos des bienheureux mais à l'enfer des pécheurs. » La tristesse n'a donc pas valeur de bien honnête.

2. Le bien honnête est digne de louange et de mérite. Or la tristesse diminue la valeur de louange et de mérite, selon l'Apôtre (2 Corinthiens 9.7) : « Que chacun donne comme il l'a décidé dans son cœur, non avec tristesse ou par contrainte. » 3. Au dire de S. Augustin, « la tristesse a pour objet ce qui nous arrive sans que nous le voulions ». Or, ne pas vouloir ce qui se réalise présentement, c'est avoir une volonté opposée au gouvernement divin, dont la providence régit tout ce qui se fait. Donc, puisque la conformité de la volonté humaine à la volonté divine est requise à la rectitude de notre volonté, nous l'avons vu, il semble que la tristesse soit contraire à rectitude de la volonté. Ainsi n'a-t-elle pas raison de bien honnête.

En sens contraire, tout ce qui mérite la récompense de la vie éternelle a raison de bien honnête. Or la tristesse est de cette sorte, comme on le voit par cette parole (Matthieu 5.5) : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » La tristesse est donc un bien honnête.

Réponse

Dans le sens où la tristesse est un bien, elle peut être un bien honnête. Nous avons dit, en effet, que la tristesse est un bien en tant que connaissance et refus du mal. Ces deux choses, dans la douleur corporelle, attestent la bonté de la nature ; c'est à cause d'elle que le sens perçoit et que la nature fuit l'objet qui la blesse, cause de douleur. Quant à la tristesse intérieure, la connaissance du mal s'y trouve quelquefois par un jugement droit de la raison, et son refus par une volonté bien disposée et détestant le mal. Or tout bien honnête procède de ces deux principes : la rectitude de la raison et celle de la volonté. Il est donc manifeste que la tristesse peut avoir raison de bien honnête.

Solutions

1. Toutes les passions de l'âme doivent être réglées selon la règle de la raison, qui est la racine du bien honnête. Or cette règle est outrepassée par la tristesse excessive dont parle S. Augustin ; c'est pourquoi une telle tristesse n'a plus raison de bien honnête.

2. De même que la tristesse du mal procède d'une volonté et d'une raison droites qui détestent le mal, ainsi la tristesse du bien vient à une raison et d'une volonté perverses qui détestent le bien. C'est pour cela qu'une telle tristesse supprime la louange ou le mérite du bien honnête, par exemple quand on fait l'aumône avec tristesse.

3. Certaines choses arrivent présentement, qui n'ont pas Dieu pour auteur mais qu'il permet, comme les péchés. Aussi une volonté qui déteste le péché, en soi ou chez autrui, n'est-elle pas en désaccord avec la volonté divine. Quant au mal de peine qui nous touche présentement, il est voulu par Dieu. Mais il n'est pas requis, pour que la volonté soit droite, que l'on veuille ce mal en lui-même ; il suffit qu'on ne se dresse pas contre l'ordre de la justice divine comme nous l'avons dit.


3. La tristesse peut-elle être un bien utile ?

Objections

1. Non, semble-t-il, car il est écrit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 30.23) : « La tristesse en a fait mourir beaucoup, et elle n'a pas d'utilité. »

2. Le choix porte sur ce qui est utile pour une fin. Or la tristesse n'est pas objet de choix. Bien plus, « il vaut mieux choisir une chose qui ne cause pas de tristesse que la même chose quand elle doit attrister » comme il est dit dans les Typiques. La tristesse n'est donc pas un bien utile.

3. « Toute chose est pour son opération », dit Aristote ; et encore : « La tristesse empêche l'opération. » La tristesse n'a donc pas raison de bien.

En sens contraire, le sage ne cherche que ce qui est utile. Or, dit l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 7.4) : « Le cœur des sages est dans la maison de la tristesse ; le cœur des insensés dans la maison de la joie. » C'est donc que la tristesse est utile.

Réponse

Le mal présent fait surgir un double mouvement dans l'appétit. Le premier oppose l'appétit au mai présent. Et, à ce point de vue, la tristesse n'est d'aucune utilité, car ce qui est présent ne peut pas ne pas être présent.

Un second mouvement s'élève dans l'appétit pour fuir ou pour repousser le mal qui attriste. Et, à ce titre, la tristesse est utile, si elle porte sur ce qu'il faut fuir. En effet, on doit fuir une chose pour deux motifs : d'abord, en raison d'elle-même, parce qu'elle est contraire au bien, comme le péché. Aussi la tristesse du péché est-elle utile pour amener l'homme à fuir le péché, selon ces mots de l'Apôtre (2 Corinthiens 7.9) : « je me réjouis, non de ce que vous avez été attristés, mais parce que votre tristesse vous a portés à la pénitence. » D'autre part, on doit fuir quelque chose non parce que c'est mauvais en soi, mais parce que c'est une occasion de mal, parce que l'on s'y attache trop par amour, ou même parce que, à cause de cela, on se précipite dans quelque mal, comme on le voit bien dans le domaine des biens temporels. A ce titre, la tristesse qui porte sur les biens temporels peut être utile. Et, comme dit l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 7.2) : « Mieux vaut aller à la maison du deuil qu'à la maison du festin, car dans la première on est averti de la fin de tout homme. » La tristesse est donc utile chaque fois qu'une chose est à fuir, parce qu'elle ajoute un nouveau motif de fuite. En effet, le mal lui-même, en soi, est à fuir ; et tous fuient la tristesse pour elle-même, comme tous désirent le bien et le plaisir dans le bien. De même donc que le plaisir qui vient du bien fait qu'on recherche celui-ci avec plus d'ardeur, ainsi la tristesse qui vient du mal le fait fuir avec plus d'énergie.

Solutions

1. Ce texte doit s'entendre de la tristesse immodérée, qui absorbe l'esprit. En effet elle immobilise l'esprit et empêche la fuite du mal, comme nous l'avons vu.

2. De même que tout objet de choix attire moins notre choix à cause de la tristesse, ainsi tout objet de fuite excite davantage à le fuir à cause de la tristesse. À ce point de vue la tristesse est utile.

3. La tristesse qui a pour objet une activité empêche cette activité, mais la tristesse qui porte sur la cessation de l'activité fait agir avec plus d'ardeur.


4. La douleur corporelle est-elle le souverain mal ?

Objections

1. Il semble que oui, car « au meilleur s'oppose le pire », selon Aristote, et d'autre part, il y a un plaisir qui est le meilleur : celui de la félicité. Il y a donc une tristesse qui est le souverain mal.

2. La béatitude est le souverain bien de l'homme, car elle est sa fin ultime. Or la béatitude consiste en ce que l'homme « a tout ce qu'il veut et ne veut rien de mal », on l'a dit précédemment. Le souverain bien de l'homme est donc l'accomplissement de sa volonté. Mais la tristesse consiste en ce qu'il arrive quelque chose de contraire à la volonté, dit S. Augustin. La tristesse est donc le mal souverain de l'homme.

3. S. Augustin apporte cet argument dans les Soliloques : « Nous sommes composés de deux parties, d'une âme et d'un corps, et la partie la moins noble est le corps. Le souverain bien est ce qu'il y a de meilleur dans la meilleure partie ; le souverain mal, ce qu'il y a de pire dans la partie la moins noble. Or ce qu'il y a de meilleur dans l'esprit, c'est la sagesse ; dans le corps, ce qu'il y a de pire, c'est la douleur. Le bien suprême de l'homme est donc d'aimer la sagesse ; le mal suprême, de souffrir. »

En sens contraire, la coulpe est un mal plus grand que la peine, comme nous l'avons vu dans la première Partie. Or la tristesse ou douleur relève de la peine du péché, comme jouir de ce qui passe est le mal de coulpe. S. Augustin dit en effet : « Qu'est-ce que la douleur, celle qu'on attribue à l'esprit, sinon le manque des choses changeantes dont on jouissait ou dont on espérait pouvoir jouir ? Et c'est là tout ce qu'on appelle mal : le péché et la peine du péché. » Donc, la tristesse ou douleur n'est pas le souverain mal de l'homme.

Réponse

Il est impossible qu'une tristesse ou douleur quelconque soit le souverain mal de l'homme. En effet, toute tristesse ou douleur a pour objet un vrai mal, ou quelque mal apparent, qui est un vrai bien. Or la tristesse qui porte sur un vrai mal ne peut être le souverain mal, car il y a quelque chose de pire, à savoir ne pas estimer mauvais ce qui l'est vraiment, ou encore ne pas le repousser. Quant à la tristesse ou douleur qui porte sur un mal apparent, lequel est un vrai bien, elle ne peut être le souverain mal, car il serait pire d'être complètement éloigné du vrai bien. Il est donc impossible qu'une tristesse ou douleur soit le souverain mal de l'homme.

Solutions

1. Deux biens sont communs au plaisir et à la tristesse : un jugement vrai du bien et du mal, et le bon ordre de la volonté, qui approuve le bien et repousse le mal. On voit ainsi que dans la douleur ou la tristesse se trouve un bien dont la privation pourrait produire un plus grand mal. Mais il n'y a pas toujours dans le plaisir un mal dont l'éloignement entraînerait quelque chose de meilleur. Aussi un certain plaisir peut-il être le souverain bien de l'homme, au sens que nous avons précisé plus haut ; mais la tristesse ne peut être le souverain mal de l'homme.

2. Que la volonté repousse le mal, cela même est un certain bien. Et c'est pourquoi la tristesse ou douleur ne peut être le souverain mal, car elle est mêlée de bien.

3. Ce qui nuit au meilleur est pire que ce qui nuit au moins bon. Or le mal est précisément « ce qui nuit », dit S. Augustin. Par suite le mal de l'âme est un plus grand mal que le mal du corps. L'argument avancé par S. Augustin n'est pas valable ; et il ne le donne pas comme exprimant son sentiment, mais celui d'un autre.


LES PASSIONS DE L'IRASCIBLE

Nous arrivons logiquement aux passions de l'irascible. Nous étudierons d'abord l'espoir et le désespoir (Q. 40) ; puis, la crainte et l'audace (Q. 41-45) ; enfin la colère (Q. 46-48).

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