Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

50. LE SIÈGE DES HABITUS

  1. Y a-t-il des habitus dans le corps ?
  2. L'âme est-elle le siège d'habitus dans son essence, ou dans une puissance ?
  3. Peut-il y avoir des habitus dans les puissances sensibles ?
  4. Y en a-t-il dans l'intelligence elle-même ?
  5. Dans la volonté ?
  6. Dans les substances séparées ?

1. Y a-t-il des habitus dans le corps ?

Objections

1. Aucun, semble-t-il. Comme dit le Commentateur sur le livre III De l'Âme « l'habitus est ce par quoi l'on agit quand on veut ». Mais les actions corporelles ne sont pas soumises à la volonté, puisqu'elles sont naturelles. Il ne peut donc y avoir aucun habitus dans le corps.

2. Toutes les dispositions corporelles sont facilement changeantes. Mais l'habitus est la qualité difficilement changeante. Donc aucune disposition corporelle ne peut être un habitus.

3. Toutes les dispositions corporelles sont sujettes à l'altération. Mais celle-ci ne se trouve que dans la troisième espèce de qualité, laquelle s'oppose à l'habitus. Aucun habitus n'est donc dans le corps.

En sens contraire, le Philosophe dit qu'on nomme habitus la santé du corps ou une maladie incurable.

Réponse

L'habitus, avons-nous dit, est la disposition d'un sujet qui n'est qu'en puissance soit à une forme, soit à une opération. — Donc, en tant que l'habitus implique disposition à une opération, aucun ne se trouve principalement dans le corps comme dans son sujet. L'activité corporelle, en effet, vient toujours ou d'une qualité naturelle du corps, ou de l'âme qui le meut. Donc, pour ce qui est des opérations provenant de la nature, le corps n'est pas disposé par un habitus, puisque les énergies naturelles sont déterminées à une seule opération ; or nous avons dit qu'une disposition habituelle est requise là où le sujet est en puissance à beaucoup de choses. Quant aux opérations provenant de l'âme par le moyen du corps, elles viennent principalement de l'âme, mais secondairement du corps lui-même. Or les habitus sont exactement proportionnés aux opérations, d'où ce mot dans l'Éthique : « Des actes semblables causent des habitus semblables » ; c'est pourquoi les dispositions à de telles opérations sont, elles aussi, principalement dans l'âme. Mais elles peuvent être secondairement dans le corps, en tant qu'il est préparé et habilité à servir promptement les activités de l'âme.

Si au contraire nous parlons de la préparation du sujet à une forme, alors la disposition habituelle peut résider dans le corps, puisqu'il est avec l'âme dans le rapport d'un sujet à une forme. Et c'est de cette façon que la santé, la beauté, etc. sont appelées des états habituels. Cependant ils ne réalisent pas parfaitement la nature de l'habitus, parce que leurs causes sont par nature facilement changeantes.

Mais Alexandre a soutenu qu'un habitus ou une disposition de la première espèce ne réside en aucune façon dans le corps. C'est Simplicius qui le dit dans le « Commentaire des Prédicaments ». Toutefois Alexandre pensait que la première espèce de qualité se rapporte uniquement à l'âme et que si Aristote allègue à ce propos la santé et la maladie, c'est par manière d'exemple, et non point comme si elles appartenaient à la première espèce de qualité. De sorte que le sens serait celui-ci : de même que la maladie et la santé peuvent être facilement ou difficilement changeantes, de même aussi ces qualités de la première espèce qu'on appelle l'habitus et la disposition.

Mais ceci est évidemment contraire à la pensée d'Aristote. D'abord parce qu'il parle de la même façon lorsqu'il emploie l'exemple de la santé et de la maladie ou celui de la vertu et de la science ; et aussi parce que, dans la Physique, il compte expressément parmi les habitus la beauté et la santé.

Solutions

1. Cette objection tient compte de l'habitus en tant que celui-ci dispose à l'opération, et des actes du corps qui proviennent de la nature ; mais elle néglige ceux qui proviennent de l'âme et dont le principe est la volonté.

2. Les dispositions corporelles ne sont pas de façon absolue difficilement changeantes à cause de la mobilité des causes corporelles. Cependant elles peuvent l'être par rapport à tel sujet, en ce sens qu'elles ne peuvent être écartées tant que durera ce sujet ; ou bien parce qu'elle sont difficilement changeantes par rapport aux autres dispositions. Mais les qualités de l'âme sont difficilement changeantes de façon absolue, en raison de la non-mobilité de leur sujet. Voilà pourquoi le Philosophe ne dit pas qu'un état de santé même difficile à perdre soit de façon pure et simple un habitus ; il dit que c'est « une manière d'habitus », selon le texte grec. Au contraire, les qualités de l'âme sont dites purement et simplement des habitus.

3. Les dispositions corporelles qui sont dans la première espèce de qualité diffèrent des qualités de la troisième espèce, comme certains l'ont prétendu, en ce que celles-ci sont comme en devenir et comme en mouvement ; d'où leur nom de passions ou de qualités passives. Mais dès qu'elles sont parvenues au point de perfection qui est leur espèce, elles sont alors dans la première sorte de qualité. Mais Simplicius n'approuve pas cette explications parce que dans ce cas l'action de chauffer serait dans la troisième sorte de qualité, tandis que la chaleur serait dans la première, alors qu'Aristote la met dans la troisième.

Aussi Porphyre affirme-t-il, comme le rapporte encore Simplicius à cet endroit, que la passion ou qualité passive diffère, dans les corps, de la disposition et de l'habitus d'après le degré d'intensité ou de relâchement. Quand un corps ne reçoit la chaleur que pour être chauffé, mais sans pouvoir lui-même chauffer, alors c'est de la passion si c'est tout à fait passager, ou de la qualité passive si c'est permanent. Mais, dès que le corps est élevé à un tel degré qu'il peut en chauffer un autre, alors c'est une disposition. Si ultérieurement pareil état se confirme au point d'être difficile à changer, alors ce sera un habitus. De sorte que la disposition serait le degré intensif et parfait de la passion ou de la qualité passive, l'habitus celui de la disposition. — Mais Simplicius désapprouve aussi cela, parce que tel ou tel degré d'intensité et de relâchement n'implique pas une diversité dans la forme elle-même, mais dans la participation du sujet à cette forme ; les espèces de qualités ne seraient pas diversifiées ainsi.

Il faut donc parler autrement. L'équilibre des qualités passives elles-mêmes, considéré dans son harmonie avec une nature donnée, constitue véritablement une disposition. Voilà pourquoi, lorsqu'une altération se produit dans ces qualités-là, qui sont le chaud et le froid, le sec et l'humide, elle entraîne aussi une altération dans l'état de maladie et de santé. Mais premièrement et par soi il n'y a pas d'altération dans ces sortes d'habitus et de dispositions.


2. L'âme est-elle le siège d'habitus dans son essence, ou dans une puissance ?

Objections

Il semble que les habitus doivent être dans l'âme plutôt selon l'essence que selon les puissances. Car dispositions et habitus se définissent par rapport à une nature, on l'a dit. Or la nature se découvre par l'essence de l'âme plus que par les puissances, puisque c'est par son essence que l'âme est la nature de tel corps, et la forme de ce corps. Donc les habitus sont dans l'essence et non dans une puissance de l'âme.

2. Un accident n'est pas sujet d'un accident. Mais les puissances de l'âme sont aussi dans la catégorie des accidents, on l'a vu dans la première Partie. Donc les habitus ne sont pas dans l'âme en raison d'une de ses puissances.

3. Le sujet est antérieur à ce qui est en lui. Mais comme l'habitus appartient à la première espèce de qualité, il est antérieur à la puissance qui appartient à la seconde espèce. Ce n'est donc pas la puissance qui est le sujet de l'habitus.

En sens contraire, le Philosophe place les divers habitus dans les diverses facultés de l'âme.

Réponse

L'habitus, comme nous l'avons dit plus haut, comporte une disposition qui l'ordonne à une nature ou à une opération. Si l'on considère l'habitus en tant qu'il est ordonné à la nature, il ne peut être dans l'âme, si cependant nous parlons de la nature humaine, parce que l'âme est elle-même la forme destinée à parachever cette nature humaine. S'il peut y avoir sous ce rapport habitus ou disposition, c'est plutôt dans le corps par rapport à l'âme que dans l'âme par rapport au corps. Mais si nous parlons d'une nature supérieure de laquelle l'homme peut participer, selon S. Pierre (2 Pierre 1.4), « pour que nous soyons participants de la nature divine », en ce cas rien n'empêche que l'âme soit, dans son essence même, le sujet d'un habitus qui est la grâce, comme nous le dirons plus loin.

En revanche, s'il s'agit d'habitus ordonnés à l'opération, c'est surtout dans l'âme qu'il s'en trouve, étant donné que l'âme n'est pas déterminée à une seule opération mais se prête à un grand nombre ; et c'est cela qui est requis pour un habitus. Et puisque l'âme est principe d'opérations au moyen de ses puissances, il en résulte qu'à cet égard les habitus sont dans l'âme selon ses puissances.

Solutions

1. L'essence de l'âme appartient à la nature humaine non comme un sujet qui doit être disposé à quelque chose d'autre, mais comme une forme et une nature à laquelle on est disposé.

2. Par soi un accident ne peut être le sujet d'un accident. Mais parce qu'il y a un ordre même entre les accidents, dès lors qu'une chose est le sujet d'un accident, on comprend qu'elle le soit aussi d'un autre. Ainsi dit-on qu'un accident est le sujet d'un autre, comme la surface supporte la couleur. De cette façon la puissance peut être le sujet de l'habitus.

3. Si l'habitus est antérieur à la puissance, c'est en tant qu'il implique disposition à une nature; tandis que la puissance implique toujours ordre à l'opération ; et celle-ci vient ensuite, puisque la nature en est le principe. Or l'habitus qui a son siège dans une puissance n'est pas ordonné à la nature mais à l'opération. Il est donc postérieur à la puissance. — Ou bien on peut dire que l'habitus passe avant la puissance comme l'achevé avant l'inachevé, comme l'acte avant la puissance. Car l'acte est premier dans l'ordre de la nature, bien que la puissance soit première dans l'ordre de la génération et du temps, comme dit Aristote.


3. Peut-il y avoir des habitus dans les puissances sensibles ?

Objections

1. Apparemment non, car la puissance sensible est irrationnelle au même titre que la puissance nutritive. Or dans celle-ci on ne place aucun habitus. Donc on ne doit en placer aucun dans les puissances sensibles.

2. Les puissances sensibles nous sont communes avec les bêtes. Mais les bêtes n'ont pas d'habitus, parce qu'elles n'ont pas la volonté qui fait partie de la définition même de l'habitus, on l'a vu récemment. Donc il n'y a pas d'habitus dans la sensibilité.

3. Les habitus de l'âme, ce sont les sciences et les vertus ; et comme la science ressortit à la faculté de connaissance, la vertu ressortit à la faculté appétitive. Mais dans les puissances sensibles, il n'y a pas de sciences, puisque celles-ci ont pour objet l'universel, que les puissances sensibles ne peuvent saisir. Donc les habitus des vertus ne peuvent pas non plus résider dans les puissances sensibles.

En sens contraire, le Philosophe affirme qu'il y a des vertus, la tempérance et la force, dans la partie non rationnelle de l'âme.

Réponse

Les puissances sensibles peuvent être considérées de deux façons, suivant qu'elles agissent par l'instinct de la nature, ou par le commandement de la raison. En tant qu'elles agissent par l'instinct de la nature, elles n'ont qu'une seule tendance, comme la nature. Aussi, de même qu'il n'y a pas d'habitus dans les puissances de la nature, il n'y en a pas davantage dans les puissances sensibles en tant qu'elles agissent par l'instinct de la nature. — Au contraire, selon qu'elles agissent sous le commandement de la raison, elles peuvent être orientées vers des buts variés. Ainsi peut-il y avoir entre elles des habitus qui les y disposent bien ou mal.

Solutions

1. La puissance nutritive n'est pas destinée par nature à obéir au commandement de la raison, et c'est pourquoi il n'y a pas en elle d'habitus. Mais les puissances sensibles le sont, et c'est pourquoi il peut y avoir en elles des habitus, car, dans la mesure où elles obéissent à la raison, on les dit en quelque sorte raisonnables, dit l'Éthique.

2. Chez les bêtes les puissances sensibles n'agissent pas sous l'empire de la raison mais sous l'impulsion de la nature, si les animaux sont laissés à eux-mêmes. Ainsi il n'y a pas en eux d'habitus ordonnés à des opérations. Il y a cependant chez eux des dispositions ordonnées à la nature, comme la santé et la beauté. — Mais parce que les bêtes sont dressées à des opérations particulières par l'entraînement que leur impose la raison de l'homme, on peut en ce sens leur attribuer des habitus. D'où cette parole de S. Augustin : « Nous voyons les bêtes les plus sauvages se détourner de leurs plus grandes voluptés par la peur de souffrir ; et lorsque cela est devenu pour elles une habitude, on les dit domptées et apprivoisées. » Néanmoins, pour que cela mérite le nom d'habitus il y manque l'usage de la volonté : les animaux ne sont pas maîtres de l'exercer ou non, ce qui semble pourtant essentiel à l'habitus, et c'est pourquoi à proprement parler il ne peut y avoir en eux d'habitus.

3. L'appétit sensible est fait pour être mû par l'appétit rationnel, d'après Aristote, mais les facultés raisonnables de connaissance sont alimentées par les facultés sensibles. C'est pourquoi les habitus sont plus à leur place dans les facultés sensibles d'appétit que dans les facultés sensibles de connaissance, puisqu'il n'y a d'habitus dans les facultés appétitives sensibles que si elles agissent sous l'empire de la raisons. — Pourtant, il peut aussi y avoir place pour les habitus dans les facultés sensibles intérieures de connaissance. Ils font qu'on a bonne mémoire, bonne cogitative ou bonne imagination ; d'où ce mot du Philosophe : « L'habitude contribue beaucoup à la bonne mémoire. » Car même ces facultés-là sont poussées à agir sous l'empire de la raison. Quant aux facultés sensibles extérieures, comme la vue, l'ouïe, etc., elles ne sont pas susceptibles d'habitus mais, suivant la disposition de leur nature, elles sont ordonnées à des actes déterminés, chacune au sien. Les membres du corps sont dans le même cas ; les habitus ne sont pas en eux, mais plutôt dans les puissances qui leur impriment le mouvement.


4. Y a-t-il des habitus dans l'intelligence elle-même ?

Objections

1. Il semble bien que non. Car les habitus, a-t-on dit, sont conformes aux opérations. Mais les opérations de l'homme sont communes à l'âme et au corps, comme il est dit au traité De l'Âme. Donc aussi les habitus. Or, comme il est dit dans ce même traité que l'intelligence n'est pas l'acte du corps, elle n'est donc pas le siège d'un habitus.

2. Tout ce qui est dans un être s'y trouve selon le mode de cet être. Mais l'être qui est forme sans matière est seulement acte ; celui qui est composé de matière et de forme possède à la fois puissance et acte. Donc quelque chose qui soit à la fois en puissance et en acte ne peut exister dans l'être qui est pure forme, mais uniquement dans celui qui est composé de matière et de forme. Or l'intelligence est forme sans matière. Donc l'habitus qui possède puissance et acte tout ensemble, puisqu'il se tient pour ainsi dire entre les deux, ne peut exister dans l'intelligence, mais seulement dans l'être conjoint, composé d'âme et de corps.

3. L'habitus est « la disposition d'après laquelle on est bien ou mal disposé à quelque chose », dit le Philosophe. Mais que l'on soit bien ou mal disposé à l'acte de l'intelligence, cela provient d'un état du corps ; de là encore ce mot du Philosophe : « Ceux qui ont une chair délicate, nous leur voyons un esprit très doué. » Les habitus de connaissance ne sont donc pas dans l'intelligence qui est d'un ordre à part, mais elles sont dans une puissance qui est l'acte d'une partie de l'organisme.

En sens contraire, le Philosophe place la science, la sagesse et cette intelligence qui est l'habitus des principes, dans la partie intellectuelle de l'âme.

Réponse

Sur cette question des habitus de connaissance il y a eu diversité d'opinion. Ceux qui prétendent qu'il n'y a qu'un seul intellect passif chez tous les hommes ont été forcés de soutenir que les habitus de connaissance ne sont pas dans l'intelligence elle-même, mais dans les facultés sensibles internes. De toute évidence en effet, les hommes sont divers dans leurs habitus; on ne peut donc supposer que les habitus de connaissance soient directement dans ce qui, étant numériquement un, leur est commun à tous. Donc si l'intellect passif est numériquement un pour tous les hommes, les habitus de sciences qui les rendent différents ne pourront avoir leur siège dans cet intellect ; ils seront dans les facultés internes de sensibilité qui varient suivant les individus.

Mais, 1° cette thèse est certainement contraire à la pensée d'Aristote. Car évidemment les facultés sensibles ne sont pas rationnelles par essence mais seulement par participation, comme il est dit dans l'Éthique ; or le Philosophe met les vertus intellectuelles, de sagesse, de science et d'intelligence dans ce qui est rationnel par essence. Elles ne sont donc pas dans la sensibilité, mais bien dans l'intelligence elle-même. Du reste il dit expressément au livre III du traité De l'Âme : l'intellect passif, « lorsqu'il devient toutes choses », c'est-à-dire lorsqu'il en arrive à être mentalement chacune d'elles au moyen des espèces intelligibles, « passe alors sur le plan de l'acte, à la manière dont on dit que celui qui sait est réellement en acte, ce qui a lieu chez quelqu'un lorsqu'il a la capacité d'opérer par lui-même », entendez de pouvoir considérer l'objet de sa science. « Sans doute, même alors, l'intellect est encore en puissance d'une certaine façon, mais non pas comme il l'était avant d'avoir appris ou découvert ce qu'il sait. » C'est donc bien l'intellect passif lui-même qui est le siège de cet habitus de science par lequel il a la capacité de considérer un objet, même quand il ne le fait pas.

2° En outre, cette thèse est contre la vérité des choses. Car il en est de l'habitus comme de la puissance : il appartient à qui appartient l'opération. Or comprendre et penser est l'acte propre de l'intelligence. Donc l'habitus par lequel on pense est proprement dans l'intelligence même.

Solutions

1. Certains ont prétendu, d'après Simplicius, que si toute opération chez l'homme appartient en quelque sorte « au conjoint » comme dit le Philosophe, un habitus n'est jamais un habitus de l'âme seule, mais du conjoint. Il en découle qu'il n'y a aucun habitus dans l'intelligence puisque l'intelligence est « séparée », ce qui fondait l'objection. Mais cet argument ne s'impose pas. Cet habitus n'est pas une disposition de l'objet à la puissance, mais plutôt une disposition de la puissance à l'objet ; il faut donc que l'habitus soit dans la puissance même qui est le principe de l'acte, mais non pas dans ce qui fait fonction d'objet à l'égard de la puissance. Or, pour l'acte même de comprendre, si l'on dit qu'il est commun à l'âme et au corps, c'est uniquement en raison de l'image, comme il est dit au livre I du traité De l'Âme. Mais il est clair que l'image est à l'égard de l'intellect passif comme un objet, selon le livre III du traité De l'Âme. Il reste donc que l'habitus intellectuel réside principalement du côté de l'intelligence elle-même, et non pas du côté de l'image, qui est commune à l'âme et au corps. Voilà pourquoi il faut dire que l'intellect passif est le siège de l'habitus : être sujet de l'habitus appartient en effet à ce qui est en puissance à beaucoup de choses, et cela convient particulièrement à l'intellect passif. C'est donc bien lui qui est le siège des habitus intellectuels.

2. Il appartient à l'intellect passif d'être en puissance à l'être intelligible, comme il appartient à la matière corporelle d'être en puissance à l'être sensible. Aussi, rien n'empêche qu'il y ait des habitus dans l'intellect passif, l'habitus étant le milieu entre la pure puissance et l'acte parfait.

3. Les facultés internes de connaissance préparent pour l'intellect passif son objet propre. C'est pourquoi le bon état de ces facultés, auquel contribue le bon état du corps, facilite l'exercice de l'intelligence. C'est ainsi que l'habitus intellectuel peut résider dans ces facultés à titre secondaire. Mais à titre principal il se trouve dans l'intellect passif.


5. Y a-t-il des habitus dans la volonté ?

Objections

1. Cela ne semble pas possible. Car les espèces intelligibles, au moyen desquelles l'intelligence accomplit son acte, appartiennent à l'habitus qui se trouve dans l'intelligence. Or la volonté n'agit pas au moyen d'espèces. Elle n'est donc pas le siège d'un habitus.

2. Il n'y a pas de place pour un habitus dans l'intellect agent comme dans l'intellect passif, parce que l'intellect agent est une puissance active. Mais la volonté l'est au plus haut degré, puisque c'est elle qui meut toutes les puissances vers leurs actes, nous l'avons vu antérieurement. Il n'y a donc pas de place en elle pour un habitus.

3. Dans les puissances naturelles il n'y a pas d'habitus, parce que ces puissances sont déterminées par nature à quelque chose. Mais la volonté est ordonnée elle aussi par sa nature à tendre vers le bien qu'ordonne la raison. Il n'y a donc pas d'habitus chez elle.

En sens contraire, la justice est un habitus. Or elle est dans la volonté, car elle est l'habitus de vouloir et de faire des choses justes. Donc la volonté est le siège d'un habitus.

Réponse

Toute puissance qui peut être ordonnée diversement à l'action a besoin d'un habitus qui la dispose bien à son acte. Or la volonté, parce qu'elle est puissance rationnelle, peut être ordonnée à l'action de la façon la plus diverse. Il faut donc supposer chez elle un habitus qui la prépare bien à son acte. — Du reste, la notion même de l'habitus fait voir qu'il est principalement ordonné à la volonté ; l'habitus, avons-nous dit, est « ce dont on peut se servir quand on veut ».

Solutions

1. De même qu'il y a dans l'intelligence des espèces qui sont la similitude de l'objet, de même faut-il qu'il y ait dans la volonté, comme dans toute faculté appétitive, quelque chose qui l'incline vers son objet, puisque l'acte d'une puissance de cette sorte n'est autre chose qu'une inclination, nous l'avons dit. Donc, à l'égard des objets vers lesquels l'appétit est suffisamment incliné par la nature de la puissance elle-même, il n'a pas besoin qu'une qualité se surajoute pour l'y incliner. Mais la fin de la vie humaine exige que notre appétit ait une inclination à quelque chose de bien déterminé ; or une pareille inclination n'est pas dans la nature d'une puissance qui d'elle-même se porte à beaucoup de choses diverses. Il est donc nécessaire qu'il y ait dans la volonté, comme dans les autres facultés d'appétit, des qualités qui donnent cette inclination. Ces qualités s'appellent des habitus.

2. L'intellect agent est uniquement actif et nullement passif. Mais la volonté, comme toute autre puissance appétitive, est « un moteur qui est mû » selon Aristote. Aussi ne peut-on raisonner pareillement dans les deux cas, car ce qui est de quelque façon en puissance est normalement susceptible d'habitus.

3. Par la nature même de la puissance, la volonté incline au bien de la raison. Mais parce que ce bien se diversifie de beaucoup de façons, il est nécessaire, pour que la volonté soit inclinée vers un bien déterminé de la raison, qu'elle le soit au moyen d'un habitus afin d'avoir ensuite une plus prompte opération.


6. Y a-t-il des habitus dans les substances séparées ?

Objections

1. « Il n'y a pas moyen de penser, dit Maxime, un commentateur de Denys, qu'il y ait dans ces divines intelligences (les anges) des vertus intellectuelles (entendez : spirituelles) sous forme d'accidents comme elles sont chez nous, c'est-à-dire à la manière dont une chose est dans une autre comme dans son sujet ; car tout accident est banni de ce monde-là. » Or l'habitus est toujours un accident. Donc chez les anges il n'y a pas d'habitus.

2. « Les dispositions saintes des essences célestes, dit Denys, participent plus que tout à la bonté de Dieu. » Mais ce qui est par soi est antérieur et supérieur à ce qui est par un autre. Donc les essences angéliques tiennent d'elles-mêmes ce qui les rend parfaitement conformes à Dieu. Par conséquent elles ne l'ont pas au moyen d'habitus, et cela semble être la pensée de Maxime lorsqu'il ajoute au même endroit : « Si les anges avaient leur perfection par des habitus, il est certain que leur essence ne demeurerait pas en possession d'elle-même et n'aurait pas pu être déifiée par soi, autant du moins que cela se pouvait. »

3. L'habitus est une disposition, dit le Philosophe. La disposition est l'ordre d'un être composé de parties. Puisque les anges sont des substances simples, il apparaît qu'il n'y a chez eux ni disposition ni habitus.

En sens contraire, Denys déclare que les anges de la première hiérarchie « se nomment Foyers brûlants, Trônes, Effusion de sagesse, parce que telle est la manifestation déiforme de leurs habitus ».

Réponse

Certains ont soutenu que chez les anges il n'y a pas d'habitus, mais que tout ce que l'on dit d'eux est dit d'une manière essentielle. De là cette parole de Maxime après celle que nous avons déjà citée : « Leurs manières d'être et les vertus qui sont en eux sont essentielles, à cause de l'immatérialité. » Simplicius dit : « La sagesse, dans une âme, est un habitus ; dans un esprit, une substance. Car tout ce qui est divin se suffit par soi-même, et existe en soi-même. »

C'est une thèse qui a une part de vrai et une part de faux. Il est évident en effet, d'après ce que nous avons dit que le sujet d'un habitus n'est jamais que de l'être en puissance. C'est pourquoi les commentateurs qu'on vient de nommer, considérant que les anges sont des substances immatérielles et que la puissance de la matière n'existe pas en eux, en ont, par là même, exclu l'habitus et tout accident. Mais, bien que la puissance matérielle n'existe pas chez les anges, il y a cependant chez eux de la puissance, car il n'appartient qu'à Dieu d'être acte pur. C'est pourquoi il peut se rencontrer en eux des habitus dans la mesure même où il s'y trouve de la puissance. Toutefois, comme la puissance de la matière et celle de la substance spirituelle ne sont pas la même chose, il faut en tirer cette conséquence que l'habitus n'est pas non plus de même sorte de part et d'autre. De là cette parole de Simplicius : « Les habitus de la substance intellectuelle ne sont pas pareils à ceux que nous avons ici-bas, mais ressemblent plutôt aux espèces simples et immatérielles que cette substance contient en elle-même. »

En ce qui concerne cependant cette sorte d'habitus, l'intelligence angélique se comporte tout autrement que l'intelligence humaine. Celle-ci en effet, puisqu'elle est au degré le plus bas dans l'ordre des intelligences, est en puissance à tout l'intelligible, comme la matière première à toutes les formes sensibles, et c'est pourquoi, afin de tout comprendre, notre esprit a besoin d'un habitus. Au contraire, l'intelligence angélique ne se présente pas comme une pure puissance dans le domaine de l'intelligible, mais comme un certain acte ; non certes comme un acte pur, car cela est réservé à Dieu, mais avec un mélange de puissance. Et moins cette intelligence a de potentialité, plus elle est supérieure. C'est pourquoi, comme nous l'avons dit dans la première Partie, l'ange a besoin, dans la mesure où il est en puissance, d'être perfectionné d'une manière habituelle au moyen d'espèces intelligibles en vue de son opération propre ; mais, dans la mesure où il est en acte, il peut par son essence même saisir quelques objets, au moins lui-même, et d'autres encore, selon le mode de sa propre substance, ainsi qu'il est dit au livre Des Causes, et d'autant plus parfaitement qu'il est plus parfait.

Toutefois, parce qu'aucun ange n'atteint à la perfection de Dieu, mais qu'ils en sont infiniment éloignés, pour atteindre Dieu lui-même par l'intelligence et la volonté, ils ont besoin d'habitus. Ils sont comme des êtres en puissance en face de cet acte pur. Aussi Denys dit-il que « leurs habitus sont déiformes », en ce sens qu'ils les rendent conformes à Dieu.

Quant aux habitus qui sont des dispositions à l'existence naturelle, il n'y en a pas chez les anges, puisqu'ils sont immatériels.

Solutions

1. La parole de Maxime doit s'entendre des habitus et accidents matériels.

2. Les anges n'ont pas besoin d'habitus pour ce qui leur convient en vertu de leur essence. Mais, parce qu'ils ne sont pas existants par soi au point de n'avoir pas à participer de la sagesse et de la bonté divines, dans la mesure même où ils ont besoin de participer d'une réalité extérieure, il est nécessaire de supposer en eux des habitus.

3. Chez les anges, l'essence ne se divise pas ; mais il y a des parties au point de vue de la puissance, en tant que leur intelligence s'accomplit par plusieurs espèces, et que leur volonté peut se porter vers plusieurs fins.


LA CAUSE DES HABITUS

Étudions maintenant la cause des habitus, 1° quant à leur génération (Q. 51), 2° quant à leur croissance (Q. 52), 3° quant à leur diminution et disparition (Q. 53).

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