Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

61. LES VERTUS CARDINALES

  1. Les vertus morales doivent-elles être appelées cardinales ou principales ?
  2. Leur nombre.
  3. Quelles sont-elles ?
  4. Diffèrent-elles les unes des autres ?
  5. Peut-on admettre leur division en vertus sociales, vertus purgatives, vertus d'âme purifiée, vertus exemplaires ?

1. Les vertus morales doivent-elles être appelées cardinales ou principales ?

Objections

1. Il ne semble pas. Car il est dit au livre des Prédicaments que « les choses qui s'opposent dans une division sont ensemble dans la réalité », et ainsi aucune n'est plus primordiale qu'une autre. Mais toutes les vertus divisent leur genre en s'opposant. Donc aucune d'entre elles ne doit être appelée principale.

2. La fin est plus primordiale que les moyens. Mais les vertus théologales regardent la fin ; les vertus morales, les moyens. Si des vertus doivent être dites principales ou cardinales, ce ne sont donc pas les vertus morales, mais plutôt les théologales.

3. Ce qui existe par essence est plus primordial que ce qui existe par participation. Mais les vertus intellectuelles appartiennent à ce qui est rationnel par essence ; les vertus morales à ce q.ui est rationnel par participation, on l'a dit plus haut. Ce ne sont donc pas les vertus morales qu'on doit appeler principales, mais plutôt les vertus intellectuelles.

En sens contraire, « nous savons bien, dit S. Ambroise, qu'il y a quatre vertus cardinales : la tempérance, la justice, la prudence et la force ». Or ce sont là des vertus morales. Donc il y a des vertus morales qui sont cardinales.

Réponse

Quand nous parlons de la vertu sans plus, il est entendu que nous parlons de la vertu humaine. Or on appelle vertu humaine dans la parfaite acception du terme, avons-nous dit d . celle qui requiert la rectitude de l'appétit ; en effet, cette vertu-là ne produit pas seulement la faculté de bien agir, mais elle cause aussi l'exercice même de l'œuvre bonne. Au contraire, dans le sens imparfait du mot, on appelle vertu celle qui ne requiert pas la rectitude de l'appétit, parce qu'elle produit seulement la faculté de bien agir, mais ne cause pas l'exercice même de l'œuvre bonne.

Or il est certain que le parfait est plus primordial que l'imparfait. Voilà pourquoi les vertus qui assurent la rectitude de l'appétit sont appelées principales. Mais telles sont les vertus morales ; et parmi les vertus intellectuelles, la prudence seule, parce qu'elle aussi est en quelque façon une vertu morale par sa matière, comme on l'a montré plus haut. C'est donc parmi les vertus morales que se placent à juste titre celles qu'on appelle principales ou cardinales.

Solutions

1. Quand c'est un genre univoque qui est partagé en ses espèces, alors les membres de la division sont ex aequo dans la notion du genre, bien que dans la réalité des choses une espèce soit plus primordiale et plus parfaite, comme l'homme par rapport aux autres animaux. Mais quand c'est un analogue qu'on divise, en l'attribuant de façon inégale à plusieurs réalités, alors rien n'empêche que l'une soit plus primordiale qu'une autre, même selon la raison commune, comme la substance est appelée être à un titre plus primordial que l'accident. Telle est précisément la division des vertus dans les divers genres où elles se distribuent, du fait que le bien de la raison ne se rencontre pas en toutes selon le même ordre.

2. Nous l'avons déjà dit les vertus théologales sont au-dessus de l'homme. C'est pourquoi elles sont dites non pas proprement humaines mais surhumaines ou divines.

3. Les vertus intellectuelles, autres que la prudence, sont plus primordiales que les vertus morales quant à leur sujet, mais non quant à la raison de vertu puisque celle-ci regarde le bien qui est l'objet de l'appétit.


2. Le nombre des vertus cardinales

Objections

1. Il ne semble pas qu'il y en ait quatre. La prudence est en effet la vertu qui a la direction des autres vertus morales. Or ce qui a la direction des autres est plus primordial. Donc la prudence est la seule vertu principale.

2. Les vertus principales sont morales en quelque manière. Mais nous sommes ordonnés aux activités morales par la raison pratique et un appétit bien réglé, selon Aristote. Il n'y a donc que deux vertus cardinales.

3. Même parmi les vertus autres que ces quatre, l'une est plus primordiale que l'autre. Mais pour qu'une vertu soit appelée principale par rapport à toutes les autres, il suffit qu'elle le soit par rapport à quelques-unes. Il semble donc qu'il y a un nombre beaucoup plus grand de vertus principales.

En sens contraire, S. Grégoire dit que « sur ces quatre vertus se dresse tout l'édifice d'une œuvre bonne ».

Réponse

Le nombre de certaines choses peut être établi soit d'après les principes formels soit d'après les sujets. D'une manière comme de l'autre on trouve quatre vertus cardinales.

Le principe formel de la vertu dont nous parlons pour le moment, c'est le bien de la raison. Bien qui peut être envisagé de deux façons. 1° Selon qu'il consiste dans l'application même de la raison ; et on a ainsi une vertu principale qui s'appelle la prudence. — 2° Selon qu'il y a dans une matière donnée un ordre de raison. Et cela, soit en matière d'opérations, et ainsi c'est la justice ; soit en matière de passions, et à cet égard il est nécessaire qu'il y ait deux vertus. Car, pour mettre un ordre de raison dans les passions, il est nécessaire de considérer leur opposition envers la raison. Cette opposition peut exister de deux manières : selon que la passion pousse à quelque chose de contraire à la raison ; alors il est nécessaire que la passion soit réprimée, de là vient le nom de la tempérance ; ou selon que la passion éloigne de ce qui est dicté par la raison, comme fait la peur du péril ou de la peine ; dans ce cas il est nécessaire qu'on soit bien affermi dans ce qui convient à la raison, pour ne pas s'en éloigner ; et de là vient le nom de la force.

Pareillement, d'après les sujets, on trouve le même nombre. Car il n'y a pas moins de quatre sujets à cette vertu dont nous parlons. Ce sont le rationnel par essence, dont la perfection est assurée par la prudence ; et le rationnel par participation qui se divise en trois, c'est-à-dire en volonté, siège de la justice ; en concupiscible, siège de la tempérance ; et en irascible, siège de la force.

Solutions

1. La prudence est absolument principale par rapport à toutes les vertus. Mais les autres tiennent une place principale, chacune dans son genre.

2. Le rationnel par participation se divise en trois, comme on vient de le dire.

3. Toutes les autres vertus dont l'une est plus primordiale qu'une autre, se ramènent à ces quatre vertus, et quant au sujet, et quant aux objets formels.


3. Quelles sont les vertus cardinales ?

Objections

1. Il semble que d'autres vertus mériteraient davantage d'être appelées principales. Car ce qu'il y a de plus grand dans chaque genre, c'est là le principal, semble-t-il. Mais, comme il est dit dans l’Éthique, « la magnanimité met de la grandeur en toute vertu ». Elle doit donc au plus haut degré être appelée vertu principale.

2. Ce qui donne de la fermeté aux autres vertus semble bien être par excellence la vertu principale. Mais telle est l'humilité, car S. Grégoire affirme : « Celui qui amasse les autres vertus sans l'humilité, c'est comme s'il portait de la paille au vent. » L'humilité semble donc être au plus haut point la vertu principale.

3. Le plus parfait semble bien être le principal. Mais le plus parfait c'est la patience ; selon l'épître de S. Jacques (Jacques 1.4), « la patience fait une œuvre parfaite ». Elle doit donc être comptée comme vertu principale.

En sens contraire, Cicéron dans sa Rhétorique ramène toutes les autres à ces quatre vertus.

Réponse

Comme on vient de le dire à l'article précédent, ces quatre vertus cardinales sont prises selon quatre aspects qui sont vraiment formels dans la vertu dont nous parlons. Or, il est certain qu'il y a des actes ou des passions où ces aspects formels se rencontrent d'une manière principale. Ainsi, le bien qui consiste dans l'attention prêtée à la raison se rencontre principalement dans le commandement même de la raison, mais non dans le conseil ni dans le jugement, comme nous l'avons dit plus haut. Pareillement, le bien de raison tel qu'il a sa place dans les opérations sous l'aspect de rectitude et de dû, se rencontre à titre principal dans les échanges ou dans les distributions, parce que ce sont là des opérations qui s'adressent à autrui dans l'égalité. Le bien qu'il y a à réfréner les passions se trouve principalement dans celles qui sont le plus difficiles à réprimer, c'est-à-dire dans les plaisirs du toucher. Le bien qu'il y a dans la fermeté à tenir au bien de la raison contre l'assaut des passions, se rencontre surtout dans les périls de mort contre lesquels il est très difficile de tenir bon.

Ainsi donc nous pouvons considérer de deux manières ces quatre vertus. D'abord, en prenant les aspects formels dans un sens très général. De ce point de vue, elles sont appelées principales comme s'étendant généralement à toutes les vertus, en ce sens que toute vertu qui fait le bien en prêtant attention à la raison, sera appelée prudence ; que toute vertu qui met dans les opérations la perfection de ce qui est dû et de ce qui est droit, sera appelée justice ; que toute vertu qui contient les passions et les apaise, sera appelée tempérance ; que toute vertu qui met dans l'âme de la fermeté contre n'importe quelle passion, sera appelée force. C'est ainsi que beaucoup parlent de ces vertus-là, tant parmi les saints docteurs que parmi les philosophes. Et de la sorte les autres vertus sont englobées dans celles-là. — Ainsi tombent toutes les Objections.

Mais on peut prendre les choses autrement, selon que ces vertus tirent leur dénomination de ce qu'il y a de plus important dans chaque matière. En ce sens, ce sont des vertus spéciales, bien distinctes des autres. Cependant on les appelle principales par rapport aux autres, à cause du caractère primordial de leur matière : la prudence est appelée ainsi pour sa fonction de direction ; la justice parce qu'eue concerne les actions qui sont dues entre égaux ; la tempérance parce qu'elle réprime les convoitises des plaisirs du touchera ; la force parce qu'elle rend très ferme contre les périls de mort. — Et ainsi tombent également les Objections, parce que d'autres vertus peuvent avoir quelques autres supériorités, mais celles-là sont appelées primordiales en raison de la matière, dans le sens que nous venons de dire.


4. Les vertus cardinales diffèrent-elles les unes des autres ?

Objections

1. Il ne semble pas qu'elles soient des vertus diverses, et distinctes les unes des autres. S. Grégoire dit en effet : « La prudence n'est pas véritable si elle n'est pas juste, tempérante et forte ; ni la tempérance n'est parfaite, si elle n'est pas forte, juste et prudente ; ni la force n'est complète si elle n'est pas prudente, tempérante et juste ; ni la justice n'est véritable si elle n'est pas prudente, forte et tempérante. » Or ceci n'arriverait pas si ces quatre vertus étaient distinctes entre elles, car les diverses espèces d'un même genre ne se dénomment pas les unes par les autres. Donc ces vertus ne se distinguent pas entre elles.

2. Lorsque des choses sont bien distinctes entre elles, ce qui appartient à l'une n'est pas attribué à l'autre. Mais ce qui appartient à la tempérance est attribué à la force. S. Ambroise écrit en effet : « Quand quelqu'un arrive à se vaincre et qu'aucune séduction ne l'amollit ni ne le fait fléchir, à juste titre on appelle cela de la force. » De la tempérance encore il dit « qu'elle garde la mesure et l'ordre dans tout ce que nous estimons devoir faire ou dire ». Il semble donc que ces vertus ne sont pas distinctes entre elles.

3. Le Philosophe dit que tout ceci est requis pour la vertu : « Premièrement, si l'on sait ce qu'on fait ; ensuite, si l'on choisit de le faire et si l'on choisit pour tel but ; troisièmement, si l'on s'y tient fermement et immuablement et qu'on le fasse. » Mais de ces exigences la première se rapporte, semble-t-il, à la prudence qui est la droite règle de l'action ; la deuxième, choisir, appartient à la tempérance, qui fait agir non par passion mais par choix, après avoir réfréné les passions ; la troisième, agir effectivement en vue du devoir, englobe une rectitude qui semble bien se rapporter à la justice ; quant à l'autre élément, fermeté et immutabilité, il appartient à la force. Donc n'importe laquelle de ces vertus est commune à toutes les vertus. Donc elles ne se distinguent pas les unes des autres.

En sens contraire, S. Augustin assure que « la vertu est nommée de quatre manières d'après la variété qu'il y a dans le sentiment même de l'amour ». et aussitôt après il parle de ces vertus. Donc ces quatre vertus sont distinctes les unes des autres.

Réponse

Comme on vient d'en faire la remarque, ces quatre vertus sont prises dans une double acception par différents auteurs.

Certains, en effet, les considèrent comme signifiant des conditions générales de l'âme humaine qui se retrouvent dans toutes les vertus ; en ce sens, la prudence ne serait rien d'autre qu'une certaine rectitude de discernement dans n'importe quels actes ou n'importe quelles matières ; la justice serait la rectitude par laquelle on fait ce qu'on doit en toute matière ; la tempérance serait la disposition qui impose une mesure à toutes les sortes de passions et d'opérations, pour éviter qu'elles ne soient emportées au-delà de ce qui est dû ; la force enfin serait la disposition d'âme par laquelle on est affermi dans ce qui est conforme à la raison, en résistant à l'assaut des passions et aux fatigues de l'activité. Ainsi distinguées, ces quatre dispositions n'impliquent pas une diversité d'habitus vertueux quant à la justice, à la tempérance et à la force. Car toute vertu morale du fait qu'elle est un habitus, doit avoir une certaine fermeté pour n'être pas ébranlée par ce qui lui est contraire ; cela, on l'a dit, ressortit à la force. Mais du fait qu'elle est une vertu, il lui appartient d'être ordonnée au bien qui implique la raison de rectitude et de dette ; et l'on disait que cela ressortit à la justice. Et du fait qu'elle est une vertu morale participant de la raison, il lui appartient de garder en tout la mesure de la raison et de ne pas s'étendre au-delà ; on disait que cela ressortit à la tempérance. Mais le fait d'observer du discernement, qu'on attribuait à la prudence, était le seul principe de distinction à l'égard des trois autres vertus, en tant que par essence cela relève de la raison ; au contraire les trois autres domaines de vertu impliquent une participation de la raison par son application aux passions ou aux activités. Ainsi donc, selon cette position, la prudence serait bien une vertu distincte des trois autres ; mais celles-ci ne se distingueraient pas entre elles, car il est évident qu'une seule et même vertu est tout ensemble habitus, vertu, et vertu morale.

Mais d'autres, et leur position est meilleure, considèrent ces quatre vertus en tant que déterminées à des matières spéciales. Chacune d'elles a une seule matière où l'on admire à titre principal cette condition générale dont on a dit ci-dessus que la vertu tire son nom. Dans ce sens il est évident que ces vertus sont des habitus divers qui se distinguent d'après la diversité de leurs objets.

Solutions

1. S. Grégoire parle de ces quatre vertus selon la première acception. — Ou bien l'on peut dire que ces quatre tirent une dénomination les unes des autres grâce à une sorte de rejaillissement. En effet, ce qui appartient à la prudence rejaillit sur les autres vertus en tant que celles-ci sont dirigées par elle. Chacune de celles-ci de son côté rejaillit sur les autres pour cette raison que celui qui peut le plus difficile peut donc le moins difficile. Aussi, celui qui peut réfréner les convoitises dans les plaisirs du toucher en les empêchant de dépasser la mesure, ce qui est extrêmement difficile, est rendu plus habile, par le fait même, à réfréner l'audace dans les périls de mort pour l'empêcher de s'aventurer outre mesure, ce qui est beaucoup plus facile ; c'est d'après cela que la force est dite tempérée. La tempérance à son tour est dite forte par rejaillissement sur elle de la force, dans la mesure où celui qui, par sa force, a l'âme affermie contre les périls de la mort, ce qui est le plus difficile, est plus apte à garder la fermeté d'âme contre l'emportement des plaisirs, parce que, dit Cicéron, « il n'est pas logique que celui qui n'est pas brisé par la crainte le soit par la cupidité ; ni que celui qui s'est montré invaincu par le labeur soit vaincu par la volupté ».

2. Cela donne encore la réponse à la deuxième objection. Car si la tempérance garde la mesure en tout, et si la force garde l'âme inflexible contre l'attrait des voluptés, ou bien c'est dans la mesure où ces vertus qualifient certaines conditions communes aux vertus, ou bien c'est grâce au rejaillissement dont on vient de parler.

3. Ces quatre conditions communes aux vertus, telles que le Philosophe les expose, ne sont pas propres aux vertus en question, mais peuvent leur être appropriées de la manière que nous venons de dire.


5. Peut-on admettre la division des vertus cardinales en vertus sociales, vertus purifiantes, vertus d'âme purifiée, vertus exemplaires ?

Objections

1. Une pareille division ne convient pas du tout, semble-t-il, aux quatre vertus cardinales. En effet, selon Macrobe, « les vertus exemplaires sont celles qui se trouvent dans la pensée divine elle-même ». Mais le Philosophe dit qu'il est « ridicule d'attribuer à Dieu la justice, la force, la tempérance et la prudence ». Donc ces vertus ne peuvent pas être exemplaires.

2. On appelle vertus de l'âme purifiée celles qui sont en dehors des passions. Macrobe dit en effet au même endroit : « Il appartient à la tempérance d'une âme purifiée, non pas de réprimer les cupidités terrestres, mais de les oublier totalement ; à la force, d'ignorer les passions, non de les surmonter. » Or nous avons dit plus haut, que ces vertus ne peuvent exister sans passions. C'est donc qu'elles ne peuvent être les vertus d'une âme purifiée.

3. Macrobe appelle purifiantes les vertus de ceux « qui par une certaine fuite des choses humaines s'intéressent uniquement aux divines ». Mais c'est là, semble-t-il, une attitude vicieuse, car, dit Cicéron, « ceux qui prétendent mépriser ce que la plupart des gens admirent, le pouvoir et les magistratures, je ne pense pas que ce soit à leur éloge, je crois même qu'il faut prendre cela pour du vice ». Il n'y a donc pas de vertus purifiantes.

4. Macrobe appelle vertus sociales celles « par lesquelles les bons citoyens s'adonnent au bien public et défendent leurs villes ». Mais seule la justice légale est ordonnée au bien commun, selon le Philosophe. Les autre vertus ne doivent donc pas être appelées vertus sociales.

En sens contraire, Macrobe dit au même endroit : « Plotin, qui est avec Platon le prince des professeurs de philosophie, affirme qu'il y a quatre classes de vertus quaternaires. Les premières sont appelées vertus de société, les deuxièmes, vertus purifiantes, les troisièmes, vertus d'âme déjà purifiée, les quatrièmes, vertus exemplaires. »

Réponse

« Il faut, dit S. Augustin, que l'âme suive un modèle pour que la vertu puisse se former en elle; ce modèle c'est Dieu : si nous le suivons, nous vivons bien. » Il est donc évident que le modèle de la vertu humaine préexiste en Dieu, comme préexistent aussi en lui les raisons de toutes choses. Ainsi donc, la vertu peut, à titre de modèle, être considérée telle qu'elle est en Dieu. Et c'est en ce sens qu'on parle de vertus exemplaires. C'est-à-dire qu'on appelle prudence, en Dieu, l'intelligence divine elle-même : tempérance, l'intention divine par laquelle il ramène tout à soi, comme en nous on appelle tempérance ce qui rend le concupiscible conforme à la raison ; quant à la force de Dieu, c'est son immutabilité, tandis que sa justice c'est l'observation de la loi éternelle dans toutes ses œuvres, comme l'a dit Plotin.

Et, parce que l'homme est aussi par nature un animal sociable, ces vertus telles qu'elles existent chez lui dans les conditions propres à sa nature, sont appelées vertus sociales, ce qui signifie qu'en se conformant à ces vertus on se conduit correctement dans la gestion des affaires humaines. Ce qui est le sens dans lequel jusqu'ici nous avons parlé de ces vertus.

Mais il appartient encore à l'homme de se rapprocher du divin autant qu'il le peut, comme dit même le Philosophe et comme cela nous est recommandé dans la Sainte Écriture de multiples façons, comme avec cette parole (Matthieu 5.48) : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. » Aussi est-il nécessaire de supposer des vertus intermédiaires entre les vertus sociales, qui sont des vertus humaines, et les vertus exemplaires, qui sont des vertus divines. Ces vertus intermédiaires se distinguent à leur tour comme se distinguent un mouvement et son terme. C'est-à-dire que certaines sont les vertus de ceux qui sont en marche et en tendance vers la ressemblance divine. Et ce sont ces vertus-là qu'on appelle purifiantes. Si bien que la prudence veut mépriser par la contemplation des réalités divines toutes les choses de ce monde et diriger toutes les pensées de l'âme uniquement vers le divin. La tempérance pousse à délaisser, autant que la nature le supporte, ce que réclame le soin du corps. La force veut enlever à l'âme la frayeur d'avoir à quitter le corps pour accéder aux choses d'en haut ; enfin, la justice vise à ce que, de toute son âme, on consente à s'engager dans cette voie. — Il y a d'autre part les vertus de ceux qui atteignent déjà à la ressemblance divine. Ce sont elles qu'on appelle vertus de l'âme déjà purifiée. Elles sont telles que la prudence ne voit plus que le divin ; que la tempérance ne sait plus rien des cupidités terrestres ; que la force ignore les passions ; que la justice a partie liée perpétuellement avec l'intelligence divine par son application à l'imiter. Nous disons que ces vertus sont celles des bienheureux, ou de ceux qui, dans cette vie, sont très avancés en perfection.

Solutions

1. Le Philosophe traite de ces vertus selon qu'elles concernent les réalités humaines ; ainsi la justice regarde les achats et les ventes, la force s'occupe des craintes, la tempérance des convoitises. Dans ce sens il est ridicule en effet de les attribuer à Dieu.

2. Quand on dit que les vertus humaines ont pour matière les passions, cela s'entend des vertus de ceux qui vivent en ce monde. Mais les vertus de ceux qui sont arrivés à la pleine béatitude sont en dehors des passions. C'est pourquoi Plotin dit à propos des passions : « Les vertus sociales les adoucissent », c'est-à-dire les ramènent au juste milieu ; « les deuxièmes », c'est-à-dire les purifiantes, « les font disparaître » ; « les troisièmes », c'est-à-dire celles de l'âme purifiée, « les font oublier » ; enfin « dans les quatrièmes », c'est-à-dire dans les vertus exemplaires, « il n'est plus permis de les nommer ». Mais on peut dire aussi qu'à cet endroit il est question des passions en tant qu'elles désignent des mouvements désordonnés.

3. Déserter les affaires humaines là où leur nécessité s'impose, c'est du vice ; autrement, c'est de la vertu. C'est pourquoi un peu plus haut Cicéron dit ceci : « À ceux qui ne s'occupent pas du bien public il ne faut peut-être pas tenir rigueur, quand l'excellence de leur esprit les a fait s'adonner à l'enseignement, et aussi quand par un empêchement venant de la faiblesse de leur santé ou d'une cause plus grave, ils se sont retirés des affaires publiques, laissant à d'autres le pouvoir et la gloire de les administrer. » Ce qui est en harmonie avec ce que dit S. Augustin : « La charité de la vérité cherche la sainte oisiveté ; la nécessité de la charité accueille la juste activité. Ceci est un fardeau ; si personne ne l'impose, il faut mettre ses soins à découvrir et à contempler la vérité ; mais s'il s'impose, il faut l'accepter par nécessité de charité. »

4. Seule la justice légale regarde directement le bien commun ; mais par son commandement elle tire vers lui toutes les autres vertus, dit le Philosophe. Car il est à remarquer que les vertus sociales, sur le plan où nous en traitons ici, ont comme rôle non seulement de bien travailler pour la communauté, mais aussi de bien travailler pour les parties de la communauté, à savoir une famille ou même une personne particulière.

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