Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

112. LA CAUSE DE LA GRÂCE

  1. Dieu seul est-il cause efficiente de la grâce ?
  2. Une certaine disposition, par un acte du libre arbitre, est-elle requise chez celui qui reçoit la grâce ?
  3. Une telle disposition peut-elle nécessiter la grâce ?
  4. La grâce est-elle égale en tous ?
  5. Peut-on savoir que l'on a la grâce ?

1. Dieu seul est-il cause efficiente de la grâce ?

Objections

1. Il ne semble pas. Nous lisons en effet dans S. Jean (Jean 1.17) : « La grâce et la vérité nous sont venues par Jésus Christ. » Or ce nom de Jésus Christ ne désigne pas seulement la nature divine qui s'est unie à la nature humaine, mais aussi cette nature humaine créée qui a été assumée par le Verbe divin. Donc une créature peut être cause de la grâce.

2. Il y a entre les sacrements de la nouvelle loi et ceux de l'ancienne cette différence que les premiers causent la grâce, tandis que les seconds se contentent de la signifier. Or les sacrements de la nouvelle loi sont des réalités du monde visible. Dieu n'est donc pas la seule cause de la grâce.

3. D'après Denys, les anges purifient, illuminent et perfectionnent aussi bien les hommes que les anges inférieurs. Or, la créature rationnelle est purifiée, illuminée et perfectionnée par la grâce. Donc Dieu n'est pas seul à causer la grâce.

En sens contraire, nous lisons dans le Psaume (Psaumes 84.12) « Le Seigneur donnera la grâce et la gloire. »

Réponse

Aucune cause ne peut produire par son action un effet d'une nature supérieure à la sienne : car il faut toujours que la cause soit ontologiquement supérieure à son effet. Or le don de la grâce dépasse la perfection de toute nature créée, n'étant autre chose qu'une certaine participation de la nature divine qui transcende toute autre nature. C'est pourquoi il est impossible qu'une créature quelconque cause la grâce. Il est en effet nécessaire que Dieu seul déifie, communiquant en partage la nature divine sous forme d'une certaine participation par mode d'assimilation, de même qu'il est impossible que le feu soit communiqué par autre chose que par le feu lui-même.

Solutions

1. L'humanité du Christ est « comme l'organe de sa divinité », selon l'expression de S. Jean Damascène. Or l'instrument ne réalise pas l'action de l'agent principal par sa propre vertu, mais par la vertu de cet agent. C'est pourquoi l'humanité du Christ ne cause pas la grâce par sa propre vertu, mais par la vertu de la divinité qui lui est unie et qui fait que les actions humaines du Christ sont salutaires.

2. Dans la personne du Christ, l'humanité cause notre salut par la grâce sous l'action de la vertu divine qui est l'agent principal. Ainsi en est-il des sacrements de la nouvelle loi qui dérivent du Christ : ils causent la grâce instrumentalement par la vertu du Saint-Esprit qui agit en eux à titre d'agent principal, selon cette parole de S. Jean (Jean 3.5) : « Si quelqu'un ne renaît de l'eau et du Saint-Esprit... »

3. L'ange purifie, illumine, perfectionne soit un autre ange, soit l'homme lui-même, en l'instruisant de quelque manière, mais non en le justifiant par la grâce. Aussi Denys précise-t-il que ce genre « de purification, d'illumination et de perfection n'est autre chose qu'une acquisition de la science divine ».


2. Une certaine disposition, par un acte du libre arbitre, est-elle requise chez celui qui reçoit la grâce ?

Objections

1. Il semble que non, car l'Apôtre écrit (Romains 4.4) « À celui qui fournit un travail, on ne compte pas le salaire comme une grâce, mais comme un dû. » Or, se préparer à l'aide du libre arbitre suppose un certain travail, ce qui enlèverait à la grâce sa gratuite.

2. Celui qui s'enfonce dans le péché ne se prépare pas à posséder la grâce. Mais à certains pécheurs qui s'enfoncent dans le mal, la grâce a été donnée ; ce fut le cas de S. Paul qui reçut la grâce alors qu'« il ne respirait que menaces et massacres à l'égard des disciples du Seigneur » (Actes 9.1). Aucune préparation à la grâce n'est donc requise de la part de l'homme.

3. Un agent d'une puissance infinie n'a pas besoin que la matière sur laquelle il agit soit disposée à recevoir son action ; il n'a même pas besoin de matière, comme on le voit dans le cas de la création. Or on compare le don de la grâce à une création, car il s'agit, selon l'expression de l'Apôtre d'une « création nouvelle » (Galates 6.15). Et c'est Dieu seul, nous le savons, qui, en raison de sa puissance infinie, cause la grâce. Il n'y a donc pas besoin, pour l'obtenir, de préparation de la part de l'homme.

En sens contraire, nous lisons dans Amos (Amos 4.12) : « Prépare-toi, Israël à la rencontre de ton Dieu » ; et dans le premier livre de Samuel (1 Samuel 7.3 Vg) « Préparez vos cœurs au Seigneur. »

Réponse

Nous l'avons déjà dit, la grâce peut s'entendre en deux sens : soit comme le don même de Dieu à l'état d'habitus ; soit comme un secours de Dieu qui meut l'âme au bien. Dans le premier sens, la grâce requiert une certaine préparation, car aucune forme ne peut exister dans une matière si celle-ci ne s'y trouve disposée. Mais si nous parlons de la grâce au sens de secours de Dieu portant au bien, sous ce rapport aucune préparation préalable au secours divin n'est requise de la part de l'homme ; bien plutôt toute préparation qui se trouve dans l'homme a nécessairement pour origine le secours de Dieu portant au bien. En ce sens le bon mouvement lui-même du libre arbitre, par lequel on est préparé à recevoir le don de la grâce, est un acte du libre arbitre mû par Dieu. C'est ainsi que l'homme est dit se préparer, selon cette parole des Proverbes (Proverbes 16.1 Vg) : « Il appartient à l'homme de préparer son âme. » Mais c'est à Dieu principalement qu'il appartient de mouvoir le libre arbitre, selon que « la volonté de l'homme est préparée par Dieu » (Proverbes 8.35 Vg) ; et, dans le Psaume (Psaumes 37.23), que « le Seigneur dirige les pas de l'homme ».

Solutions

1. Il y a une préparation de l'homme à recevoir la grâce, qui coïncide avec l'infusion même de la grâce. Cette préparation est méritoire, non pas de la grâce qui est déjà possédée, mais de la gloire qui n'est pas encore acquise. Il y a une autre préparation à la grâce, imparfaite celle-là, mais qui parfois précède le don de la grâce sanctifiante, et qui s'accomplit néanmoins sous la motion de Dieu. Une telle préparation n'est pas méritoire puisque l'homme n'a pas encore été justifié par la grâce ; car il ne peut y avoir de mérite sans la grâce, nous le verrons plus loin.

2. Puisque l'homme ne peut se préparer à la grâce sans que Dieu le prévienne et le meuve au bien, il importe peu que l'on parvienne à la préparation parfaite tout d'un coup ou progressivement. Nous lisons en effet dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 11.29 Vg) : « C'est chose facile aux yeux de Dieu d'enrichir d'un seul coup celui qui est pauvre. » Cependant il arrive parfois que Dieu meut l'homme à un certain bien qui n'est pas le bien parfait : une telle préparation précède la grâce. D'autres fois, Dieu meut l'homme immédiatement au bien parfait, et aussitôt l'homme reçoit la grâce, selon cette parole en S. Jean (Jean 6.45) : « Quiconque a entendu le Père et reçu son enseignement, vient à moi. » C'est ce qui est arrivé à S. Paul : subitement, alors qu'il s'enfonçait dans le péché, son cœur a été mû parfaitement par Dieu; ayant entendu, il a compris et il s'est rendu, et c'est pourquoi il a reçu aussitôt la grâce.

3. Un agent de vertu infinie n'exige pas de matière ni de disposition matérielle, présupposées comme venant de l'action d'une autre cause. Néanmoins il faut que, suivant la condition de la réalité à produire, cet agent cause, dans la chose elle-même, aussi bien la matière que la disposition nécessaire à la forme. Pareillement, pour que Dieu infuse la grâce dans une âme, aucune préparation n'est requise sinon celle qu'il produit lui-même.


3. Une telle disposition peut-elle nécessiter la grâce ?

Objections

1. Il semble que la grâce soit donnée nécessairement à celui qui s'y prépare ou qui fait tout son possible. En effet à propos de ce texte de l'épître aux Romains (Romains 5.1) : « justifiés dans la foi, nous sommes en paix », nous lisons dans la Glose : « Dieu accueille celui qui a recours à lui ; s'il n'en était pas ainsi, il y aurait en Dieu de l'injustice. » Mais il est impossible que Dieu soit injuste ; il est donc impossible que Dieu n'accueille pas celui qui a recours à lui. Donc l'homme obtient nécessairement la grâce.

2. D'après S. Anselme, la raison pour laquelle Dieu n'a pas accordé la grâce au diable, c'est que celui-ci n'a pas voulu la recevoir ni s'y préparer. Or supprimez la cause, vous supprimez aussi l'effet. Si donc quelqu'un veut recevoir la grâce, il est nécessaire qu'elle lui soit donnée.

3. Le bien a tendance à se répandre, comme le prouve Denys. Mais le bien de la grâce est meilleur que le bien de la nature. Donc, puisque la forme naturelle est donnée nécessairement à la nature quand celle-ci est disposée à la recevoir, à bien plus forte raison la grâce sera-t-elle nécessairement accordée à celui qui s'y prépare.

En sens contraire, l'homme est comparé à Dieu comme l'argile au potier, selon cette parole du Seigneur en Jérémie (Jérémie 18.6) : « Ce que l'argile est dans la main du potier, vous l'êtes dans ma main. » Or l'argile, si bien préparée qu'elle soit, ne reçoit pas nécessairement forme de la part du potier. Donc l'homme, quelle que soit sa préparation, ne reçoit pas nécessairement de Dieu la grâce.

Réponse

Comme nous l'avons déjà dit, la préparation de l'homme à la grâce vient à la fois de Dieu qui meut et du libre arbitre qui est mû. On peut donc envisager cette préparation sous un double aspect. Comme provenant du libre arbitre, elle ne rend nullement nécessaire l'obtention de la grâce, car le don de la grâce est disproportionné par rapport à toute préparation dont l'homme est capable. Comme ce à quoi tendait la motion divine, par contre, elle revêt un caractère de nécessité : nécessité qui n'est pas de contrainte, mais de certitude, car ce que Dieu entend produire ne saurait faire défaut, selon cette parole de S. Augustin : « C'est très certainement que sont libérés ceux que par grâce Dieu libère. » Par conséquent si l'intention de Dieu quand il meut le cœur de l’homme est que cet homme reçoive la grâce, il ne peut manquer de la recevoir d'après cette parole du Seigneur en S. Jean (Jean 6.45) : « Quiconque a entendu le Père et reçu son enseignement vient à moi. »

Solutions

1. Ce passage de la Glose parle de celui qui recourt à Dieu par un acte méritoire de son libre arbitre déjà informé par la grâce ; si Dieu ne répondait à cet appel, il irait contre la justice qu'il a lui-même établie. — Si l'on veut cependant qu'il soit question, dans ce passage, du mouvement du libre arbitre précédant la grâce, il faut alors l'entendre en ce sens que le recours de l'homme à Dieu se fait par la motion divine, et il est juste que celle-ci ne soit pas prise en défaut.

2. Quand la grâce nous fait défaut, c'est en nous qu'il faut en chercher la cause première ; quand elle nous est donnée, sa première cause vient de Dieu, selon cette parole du prophète Osée (Osée 13.9 Vg) : « Ta perte vient de toi, Israël, mais ton salut est en moi seul. »

3. Même dans le domaine des réalités naturelles, si la disposition de la matière entraîne nécessairement l'apparition de la forme, c'est grâce à la puissance de l'agent qui cause cette disposition.


4. La grâce est-elle égale en tous ?

Objections

1. Il semble que la grâce ne soit pas plus grande chez l'un que chez l'autre ; car, on l'a dit, c'est l'amour divin qui cause en nous la grâce. Mais nous lisons dans le livre de la Sagesse (Sagesse 6.7) : « Il a fait le petit et le grand, et il prend soin également de tous. » Donc tous reçoivent de Dieu une grâce égale.

2. Quand on parle d'un degré suprême, il ne peut être question de plus ou de moins. Mais la grâce représente un degré suprême, puisqu'elle nous unit à notre fin ultime. Elle ne comporte donc pas de plus ni de moins, et elle n'est pas plus grande chez l'un que chez l'autre.

3. La grâce est la vie de l'âme, a-t-on dit. Mais on ne vit pas plus ou moins. Ainsi en est-il de la grâce.

En sens contraire, nous lisons dans l'épître aux Éphésiens (Éphésiens 4.7) : « Chacun de nous a reçu sa part de la grâce divine selon que le Christ a mesuré ses dons. » Or ce qui est donné d'après une mesure n'est pas donné à tous d'une manière égale. Donc tous n'ont pas une grâce égale.

Réponse

Nous l'avons dit plus haut, c'est selon deux dimensions qu'un habitus peut être grand. L'une se prend de la fin, ou de l'objet, et on dit alors d'une vertu qu'elle est plus grande qu'une autre quand le bien auquel elle est ordonnée est plus élevé ; l'autre se prend du sujet, selon qu'il participe plus ou moins au même habitus. Selon la première dimension, la grâce sanctifiante ne comporte pas le plus ou le moins, puisque le bien auquel elle est ordonnée n'est autre que le souverain bien, Dieu, auquel elle unit l'homme. Mais du point de vue du sujet, la grâce peut comporter du plus ou du moins, suivant que l'un est illuminé plus parfaitement que l'autre par la lumière de la grâce.

Une des raisons de cette diversité vient de la manière dont on se prépare à la grâce, car celui qui s'y prépare mieux reçoit une grâce plus abondante. Ce n'est pourtant pas la raison première, car la préparation à la grâce n'appartient pas à l'homme sinon en tant que Dieu prépare son libre arbitre. C'est pourquoi la première cause de cette diversité doit se prendre du côté de Dieu qui dispense différemment les dons de sa grâce, en vue de faire ressortir la beauté et la perfection de l'Église ; de même qu'il a établi les divers degrés des êtres pour la perfection de l'univers. Aussi l'Apôtre, après avoir écrit (Éphésiens 4.7) : « À chacun la grâce a été donnée selon que le Christ a mesuré ses dons », énumère-t-il les différentes grâces, et il ajoute qu'elles sont destinées « au perfectionnement des saints pour l'édification du corps du Christ ».

Solutions

1. Le soin que Dieu prend de ses créatures peut être envisagé à un double point de vue. A considérer l'acte lui-même de prendre soin, qui est simple et uniforme, Dieu prend soin également de tous, car c'est par un acte unique et simple qu'il dispense ses plus grands et ses moindres bienfaits. Mais si on considère les biens qu'il dispense aux créatures dont il prend soin, là on découvre l'inégalité car la providence de Dieu octroie aux uns de plus grands dons qu'aux autres.

2. L'objection porte sur la grandeur de la grâce entendue selon la première dimension. Et il est bien vrai qu'une grâce ne peut être plus grande en ceci qu'elle ordonnerait celui qui la reçoit à un bien plus grand ; mais bien en ceci qu'elle ordonne à une participation plus ou moins grande au même bien. Il peut, en effet, y avoir divers degrés d'intensité dans la participation du sujet gratifié, tant à la grâce elle-même qu'à la gloire finale.

3. La vie naturelle appartient à la substance même de l'homme, et de ce fait elle ne comporte pas de plus ou de moins. Mais l'homme participe à la vie de la grâce sous un mode accidentel, et c'est pourquoi il peut la posséder plus ou moins.


5. Peut-on savoir que l'on a la grâce ?

Objections

1. Il semble que oui, car la grâce, par son essence même, se trouve dans l'âme. Or toutes les réalités qui sont dans l'âme par leur essence, sont l'objet d'une connaissance absolument certaine ; c'est ce que prouve S. Augustin. La grâce peut donc être connue avec une absolue certitude par celui qui la possède.

2. De même que la science, la grâce est un don de Dieu. Mais celui qui reçoit de Dieu la science, sait qu'il la possède, selon cette parole du livre de la Sagesse (Sagesse 7.17) : « Le Seigneur m'a donné la véritable science des êtres. » Ainsi en sera-t-il de la grâce reçue de Dieu.

3. La lumière est plus connaissable que les ténèbres, selon cette parole de l'Apôtre (Éphésiens 5.13) : « Tout ce qui est connu avec évidence est lumière. » Or le péché, qui constitue des ténèbres spirituelles, peut être connu avec certitude par celui qui en porte la culpabilité. À plus forte raison la grâce, qui est lumière spirituelle, peut-elle l'être aussi.

4. S. Paul écrit (1 Corinthiens 2.12) : « Nous n'avons pas reçu, nous, l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin de connaître les dons que Dieu nous a faits. » Mais la grâce est le premier des dons de Dieu. L'homme qui a reçu de l'Esprit Saint la grâce, connaît donc, par le même Esprit, que la grâce lui a été donnée.

5. L'Ange du Seigneur s'adressant à Abraham lui dit (Genèse 22.12) : « je sais maintenant que tu crains Dieu », ce qui revient à dire : « je te le fais connaître. » Or il s'agit ici de la crainte vertueuse qui suppose la grâce. L'homme peut donc connaître qu'il possède la grâce.

En sens contraire, nous lisons dans l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 9.1 Vg) : « Personne ne sait s'il est digne de haine ou d'amour. » Or c'est la grâce sanctifiante qui rend l'homme digne de l'amour de Dieu. Donc nul ne peut savoir s'il possède la grâce.

Réponse

Quelque chose peut être connu de trois manières. D'abord par révélation ; et de cette façon l'homme peut savoir qu'il possède la grâce. Dieu le révèle parfois en effet à quelques privilégiés, pour qu'ils commencent à jouir dès cette vie d'une joie assurée et pour qu'ils puissent, avec plus de confiance et de force, entreprendre de grandes œuvres et supporter les maux de la vie présente. En ce sens le Seigneur a dit à S. Paul (2 Corinthiens 12.9) : « Ma grâce te suffit. »

D'une autre manière l'homme connaît quelque chose par lui-même et d'une façon certaine. En ce sens nul ne peut savoir s'il possède la grâce. En effet on ne peut parvenir à la certitude sur un objet qu'à la condition d'en juger à partir des principes propres à cet objet. Ainsi les conclusions d'une démonstration ne sont certaines que par le moyen de principes universels indémontrables. Et nul ne peut savoir qu'il possède la science d'une conclusion s'il en ignore le principe. Or le principe de la grâce, et son sujet, c'est Dieu lui-même : et Dieu, à cause de son excellence, nous est inconnu, selon cette parole de Job (Job 32.26) : « Dieu est grand, au-dessus de toute science. » C'est pourquoi sa présence en nous, ou son absence, ne peuvent être connues avec certitude, selon cette parole du même livre (Job 9.11) : « Il passe près de moi, et je ne le vois pas, il s'éloigne sans que je l'aperçoive. » Voilà pourquoi l'homme ne peut discerner avec certitude s'il possède la grâce, selon S. Paul (1 Corinthiens 4.3) : « je ne me juge pas moi-même ; celui qui me juge, c'est le Seigneur. » Enfin il est une troisième manière de connaître une chose : de façon conjecturale, à l'aide de certains signes. De cette façon on peut connaître que l'on possède la grâce ; par exemple si l'on constate que l'on trouve sa joie en Dieu et que l'on méprise les plaisirs du monde; ou bien si l'on n'a pas la conscience d'un péché mortel. C'est ainsi qu'il faut comprendre le passage de l'Apocalypse (Apocalypse 2.7) qui dit : « Au vainqueur je donnerai une manne cachée que nul ne connaît, hormis celui qui la reçoit. » Celui qui la reçoit éprouve en effet une certaine douceur qu'ignore celui qui en est privé. Néanmoins une telle connaissance est imparfaite ; aussi l'Apôtre peut-il écrire : « Ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas justifié pour autant », car, comme il est dit dans le Psaume (Psaumes 19.13) : « Qui connaît ses péchés ? Purifie-moi, Seigneur, du mal caché. »

Solutions

1. Ce qui, par son essence même, se trouve dans l'âme, est connu d'une connaissance expérimentale en tant que l'homme découvre dans ses propres activités les principes qui en sont les causes ; nous percevons notre volonté en voulant, nous percevons la vie en agissant vitalement.

2. Avoir la science c'est être certain des vérités dont on a la science, et de même avoir la foi c'est être certain de ce que l'on croit. La raison en est que la certitude appartient à la perfection de l'intelligence où se trouvent ces dons de science et de foi. C'est pourquoi quiconque a la science ou la foi, c'est avec certitude qu'il a conscience de les avoir. Il n'en est pas de même de la grâce, de la charité et autres dons du même genre qui ont pour rôle de parfaire la puissance appétitive.

3. Le péché a pour principe et pour objet le bien transitoire et ce bien nous est connu; l'objet de la grâce, comme sa fin, nous est inconnu à cause de l'immensité de sa lumière, selon cette parole de l'Apôtre (1 Timothée 6.16) « Il habite une lumière inaccessible. »

4. L'Apôtre parle des dons de la gloire qui nous sont donnés en espérance, et que nous connaissons d'une façon très certaine par la foi ; mais nous ne savons pas avec certitude si nous avons la grâce qui seule nous permet de mériter ces dons. — On peut aussi entendre le texte de l'Apôtre d'une connaissance privilégiée donnée par révélation. C'est pourquoi d'ailleurs S. Paul ajoute : « C'est à nous que Dieu l'a révélé par l'Esprit Saint. » Cette parole dite à Abraham peut se rapporter à la connaissance expérimentale que l'on tire de l'œuvre accomplie. Car, du fait de sa conduite, Abraham pouvait connaître d'expérience qu'il avait la crainte de Dieu. — On peut aussi attribuer cette parole à une révélation spéciale.


LES EFFETS DE LA GRÂCE

Il faut maintenant étudier les effets de la grâce : I. La justification de l'impie, qui est l'effet de la grâce opérante (Q. 113). — II. Le mérite, qui est l'effet de la grâce coopérante (Q. 114).

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