Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

23. LA NATURE DE LA CHARITÉ

  1. La charité est-elle une amitié ?
  2. Est-elle quelque chose de créé dans l'âme ?
  3. Est-elle une vertu ?
  4. Est-elle une vertu spéciale ?
  5. Est-elle une seule vertu ?
  6. Est-elle la plus excellente des vertus ?
  7. Sans elle, peut-il y avoir quelque vertu véritable ?
  8. Est-elle la forme des vertus ?

1. La charité est-elle une amitié ?

Objections

1. Non, semble-t-il. En effet, dit Aristote : « Rien n'est plus propre à l'amitié que le fait pour des amis de vivre ensemble. » Or la charité, dans l'homme, vise Dieu et les anges, lesquels « n'ont point de commerce avec les hommes », dit le livre de Daniel (Daniel 2.11 Vg). La charité n'est donc pas une amitié.

2. Il ne peut y avoir d'amitié sans réciprocité, selon Aristote. Or, la charité doit exister même à l'égard des ennemis, selon cette parole (Matthieu 5.44) : « Aimez vos ennemis. » Donc la charité n'est pas une amitié.

3. Aristote distingue « trois espèces d'amitié de ce qui est délectable, de ce qui est utile et de ce qui est honnête ». Or la charité n'est pas une amitié de ce qui est utile ou délectable, car S. Jérôme dit : « La véritable affection, celle qui se cimente dans l'union au Christ, n'est pas l'affection qu'inspirent les avantages de la vie en commun, la présence seulement corporelle, la flatterie trompeuse et caressante, mais celle que nous enseignent la crainte de Dieu et la méditation des divines Écritures. » De même, la charité n'est pas une amitié qui vise l'honnête, puisqu'elle nous fait aimer même les pécheurs. Or l'amitié de ce qui est honnête, dit Aristote, ne s'adresse qu'aux hommes vertueux. La charité n'est donc pas une amitié.

En sens contraire, on lit en S. Jean (Jean 15.15) « je ne vous appellerai plus serviteurs, mais amis. » Or cela n'était dit aux disciples qu'au titre de la charité. Celle-ci est donc bien une amitié.

Réponse

D'après Aristote ce n'est pas un amour quelconque qui a raison d'amitié, mais seulement l'amour qui s'accompagne de bienveillance, celui qui implique que nous voulons du bien à ceux que nous aimons. Si, au lieu de vouloir le bien des réalités aimées nous recherchons pour nous ce qu'elles ont de bon, quand nous disons par exemple aimer le vin, ou le cheval, etc., ce n'est plus un amour d'amitié, mais un amour de convoitise ; il serait en effet ridicule de dire de quelqu'un qu'il a de l'amitié pour du vin ou pour un cheval.

Cependant, la bienveillance ne suffit pas pour constituer l'amitié ; il faut de plus qu'il y ait réciprocité d'amour, car un ami est l'ami de celui qui est lui-même son ami. Or, une telle bienveillance mutuelle est fondée sur une certaine communication.

Donc, puisqu'il y a une certaine communication de l'homme avec Dieu du fait que celui-ci nous rend participants de sa béatitude, il faut qu'une certaine amitié se fonde sur cette communication. C'est au sujet de celle-ci que S. Paul dit (1 Corinthiens 1.9) : « Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés à la communion de son Fils. » Il est donc évident que la charité est une amitié de l'homme pour Dieu.

Solutions

1. Dans l'homme il y a deux sortes de vie : l'une extérieure, selon la nature sensible et corporelle ; de ce côté nous n'avons pas de communication ou de commerce avec Dieu ni avec les anges. L'autre est celle de l’homme spirituel, qui convient à son âme ; sous ce rapport, nous sommes en relation avec Dieu et les Anges. Dans notre condition présente, ce commerce est encore imparfait, ce qui fait dire à l'Apôtre (Philippiens 3.20) : « Notre cité est dans les cieux. » Mais il atteindra sa perfection dans la patrie, lorsque « les serviteurs de Dieu lui rendront hommage et verront sa face », selon l'Apocalypse (Apocalypse 22.3). Et c'est pourquoi notre charité n'est pas parfaite ici-bas, mais le deviendra au ciel.

2. On a de l'amitié pour quelqu'un de deux façons. Ou bien on l'aime pour lui-même, et alors l'amitié ne peut s'adresser qu'à l'ami. Ou bien on aime quelqu'un à cause d'une autre personne. Ainsi, lorsque l'on a de l'amitié pour quelqu’un, on aimera encore à cause de lui tous ceux qui sont en rapport avec lui, ses fils, ses serviteurs, ou n'importe lequel de ses proches. Et l'amitié que nous avons pour un ami peut être si grande qu'à cause de lui nous aimions ceux qui lui sont liés, même s'ils nous offensent ou nous haïssent. C'est de cette manière que notre amitié de charité s'étend même à nos ennemis : nous les aimons de charité, en référence à Dieu auquel va principalement notre amitié de charité.

3. L'amitié de ce qui est « honnête » ne s'adresse qu'à l'homme vertueux, comme à la personne principalement aimée ; mais à cause de lui, on se prend à aimer ceux qui lui sont unis, même s'ils ne sont pas vertueux. De cette façon, la charité qui est par excellence une amitié de ce qui est honnête, s'étend jusqu'aux pécheurs que nous aimons de charité à cause de Dieu.


2. La charité est-elle quelque chose de créé dans l'âme ?

Objections

1. Non, semble-t-il. S. Augustin dit en effet : « Du moment qu'on aime le prochain, on doit aimer l'amour lui-même. Or Dieu est Amour. Il s'ensuit que Dieu est le premier objet de notre amour. » Et au même traité, il ajoute : « Il est dit que Dieu est charité, comme il est dit que Dieu est esprit. » La charité est donc Dieu lui-même, et non pas quelque chose de créé dans l'âme.

2. Dieu est spirituellement la vie de l'âme, comme l'âme est la vie du corps : « Lui-même est ta vie », est-il décrit au Deutéronome (Deutéronome 9.20). Mais l'âme vivifie le corps par elle-même ; c'est donc par lui-même que Dieu vivifie l'âme. Or c'est par la charité qu'il la vivifie, selon la parole de S. Jean (1 Jean 3.14) : « Nous reconnaissons à l'amour que nous sommes passés de la mort à la vie. » Donc Dieu est cette charité elle-même.

3. Rien de ce qui est créé ne possède une vertu infinie ; bien au contraire toute créature n'est que vanité. Or la charité, loin d'être vanité, s'oppose plutôt à tout ce qui est vain ; et elle a une vertu infinie, puisqu'elle conduit l'âme humaine au bien infini. Elle n'est donc pas quelque chose de créé dans l'âme.

En sens contraire, S. Augustin déclare « J'appelle charité un mouvement de notre cœur qui nous porte à jouir de Dieu pour lui-même. » Or un mouvement de notre cœur est quelque chose de créé dans l'âme ; donc aussi la charité.

Réponse

Le Maître des Sentences étudie cette question et il affirme que la charité n'est pas quelque chose de créé dans l'âme, mais le Saint-Esprit lui-même habitant notre âme. Il n'entendait pas dire que le mouvement d'amour par lequel nous aimons Dieu est le Saint-Esprit lui-même, mais qu'il procède du Saint-Esprit sans l'intermédiaire d'aucun habitus, alors que d'autres actes vertueux en procèdent par la médiation des habitus d'autres vertus : d'espérance, de foi, etc. Et il parlait ainsi à cause de l'excellence de la charité.

Mais, à y bien regarder, une telle opinion tourne plutôt au détriment de la charité. En effet, le mouvement de la charité ne procède pas du Saint-Esprit agissant sur l'esprit humain de telle façon que celui-ci serait seulement mû sans être aucunement principe de ce mouvement, comme un corps est mû par un principe qui lui est extérieur. Car c'est contraire à la nature du volontaire, dont le principe doit être intérieur, nous l'avons dit. Dans ce cas, l'acte d'aimer ne serait pas volontaire, ce qui implique contradiction, puisque l'amour est essentiellement un acte de la volonté. De même on ne peut pas dire que le Saint-Esprit meut la volonté à l'acte d'aimer comme on meut un instrument, car un instrument, s'il est principe de l'acte, n'a pas en soi le pouvoir de se déterminer à agir ou à ne pas agir. Car ainsi serait aboli tout volontaire et exclu tout motif de mérite, alors que, nous l'avons reconnu plus haut, la dilection de la charité est la racine du mérite. Il faut donc que la volonté soit mue à aimer par le Saint-Esprit de telle manière qu'elle aussi soit cause efficiente de l'acte.

Or, aucun acte n'est produit de façon parfaite par une puissance active s'il n'est pas rendu connaturel à cette puissance par une certaine forme qui soit principe d'action. Ainsi Dieu, qui meut tous les êtres vers les fins qui leur sont dues, a-t-il donné à chacun de ces êtres des formes qui les inclinent vers les fins qu'il leur a assignées ; et en cela, comme le dit la Sagesse (Sagesse 8.1 Vg), « il a disposé toutes choses avec douceur ». Or il est évident que l'acte de charité dépasse ce que notre puissance volontaire peut par sa seule nature. Donc, si une forme ne lui était surajoutée pour l'incliner à cet acte de dilection, il s'ensuivrait que cet acte serait plus imparfait que les actes naturels et que les actes des autres vertus ; il ne serait ni aisé, ni délectable. Or, c'est manifestement faux ; car aucune vertu n'a, autant que la charité, d'inclination à son acte, et de joie à le produire. Il est donc souverainement nécessaire pour l'acte de charité qu'une forme habituelle soit surajoutée à notre puissance naturelle, qui l'incline à cet acte, et lui donne ainsi d'agir avec promptitude et joie.

Solutions

1. L'essence divine est charité, comme elle est sagesse et bonté. De même donc qu'on nous dit bons par la bonté divine, sages par la sagesse divine, du fait que la bonté qui est en nous est une participation de la bonté divine, et la sagesse qui est en nous, une participation de la sagesse divine ; de même, la charité par laquelle nous aimons le prochain est une participation de la charité divine. Cette manière de parler est coutumière chez les platoniciens ; et S. Augustin était imbu de leurs doctrines. Aussi les formules qu'il emploie occasionnent-elles des erreurs chez ceux qui n'y prennent pas garde.

2. C'est par mode d'efficience que Dieu est la vie de l'âme ; mais c'est formellement que la charité est la vie de l'âme, comme l'âme est la vie du corps. Aussi peut-on en conclure que la charité est unie immédiatement à l'âme, comme l'âme est unie immédiatement au corps.

3. La charité agit comme une forme. Or l'efficacité d'une forme dépend de la puissance de l'agent qui introduit cette forme. C'est pourquoi il est évident que la charité n'est pas quelque chose de vain. Parce qu'elle produit un effet infini, en unissant notre âme à Dieu et en la justifiant, elle prouve l'infinité de la puissance de Dieu, qui est son auteur.


3. La charité est-elle une vertu ?

Objections

1. Non, semble-t-il, car la charité est une amitié. Or les philosophes n'enseignent pas que l'amitié soit une vertu ; c'est clair chez Aristote, car on ne la trouve énumérée ni parmi les vertus morales, ni parmi les vertus intellectuelles. Elle n'est donc pas une vertu.

2. Pour Aristote, « la vertu est l'achèvement d'une puissance ». Or ce n'est pas la charité qui est un achèvement, mais plutôt la joie et la paix. Celles-ci donc sont des vertus, bien plutôt que la charité.

3. Toute vertu est un habitus du genre accident. Mais la charité ne peut être un habitus accidentel puisqu'elle est plus noble que l'âme elle-même, et qu'aucun accident ne peut être plus noble que son sujet. Donc la charité n'est pas une vertu.

En sens contraire, S. Augustin dit : « La charité est une vertu qui, lorsque notre affection est parfaitement droite, nous unit à Dieu et nous le fait aimer. »

Réponse

Les actes humains sont bons selon qu'ils sont conformes à la règle et à la mesure requises. Et c'est pourquoi la vertu humaine, qui est le principe de tous les actes bons de l'homme, consiste à atteindre la règle des actes humains. Or cette règle est double, nous l'avons dit plus haut. C'est la raison humaine, et Dieu lui-même : ainsi, de même que la vertu morale se définit par le fait d'être « selon la raison droite », dit Aristote, de même atteindre Dieu prend raison de vertu, comme nous l'avons déjà montré pour la foi et l'espérance. Donc, puisque la charité atteint Dieu en nous unissant à lui, ainsi que l'affirme S. Augustin dans le texte cité (en sens contraire), il s'ensuit que la charité est une vertu.

Solutions

1. Aristote ne nie pas absolument que l'amitié soit une vertu, mais il dit « qu’elle est vertu, ou qu'elle va avec la vertu ». Il est en effet possible de soutenir qu'elle est une vertu morale, ayant pour matière nos actions à l'égard d’autrui, bien qu'elle les envisage sous un autre aspect que la justice. La justice, en effet, concerne les actions envers autrui du point de vue de ce qui est dû légalement, tandis que l'amitié les envisage au titre d'une certaine dette amicale ou morale, ou mieux encore de bienfait gratuit, comme le montre Aristote. Cependant, on peut dire aussi que l'amitié n'est pas une vertu distincte par elle-même des autres vertus. On ne saurait en effet lui trouver le caractère louable et honnête sinon d’après son objet, c'est-à-dire selon qu'elle se trouve fondée sur l'honnêteté des vertus ; cela se voit dans le fait que toute amitié n'est pas louable ni honnête ; ainsi l'amitié qui vise le plaisir et l'utilité. L’amitié vertueuse est donc une conséquence de la vertu plutôt qu'elle n'est elle-même une vertu. Il n'en est pas de même de la charité, qui n’est pas fondée principalement sur la vertu humaine, mais sur la bonté divine.

2. Aimer quelqu'un et éprouver de la joie à son propos relève de la même vertu, puisque la joie suit l'amour comme nous l'avons montré au traité des passions. On appellera donc vertu l’amour, mais on ne le dira pas de la joie, qui est l’effet de l'amour. Quant à déclarer que la vertu est l'achèvement (de la puissance), cela ne signifie as qu'elle soit un effet de la puissance, mais la surpasse comme cent livres sont davantage que quarante.

3. Tout accident considéré dans son être est inférieur à une substance, car la substance est un être qui existe par soi, tandis que l'accident n'existe que dans un autre. Mais, si l'on se place au point de vue de l'espèce de l'accident, il faut dire ceci : l'accident qui est causé par les principe du sujet est inférieur au sujet, comme un effet est inférieur à sa cause ; tandis que celui qui provient de la participation d'une nature supérieure est supérieur à son sujet, du fait qu'il porte la ressemblance de la nature supérieure. Ainsi la lumière est-elle de nature plus élevée que le milieu diaphane qui la reçoit. De cette manière, en tant qu'elle est une certaine participation du Saint Esprit, la charité a plus de dignité que l'âme.


4. La charité est-elle une vertu spéciale ?

Objections

1. Il semble bien que non. S. Jérôme dit en effet : « Pour résumer brièvement la définition de toutes les vertus, je dirai : la vertu est la charité par laquelle nous aimons Dieu et le prochain. » Et S. Augustin écrit : « La vertu est l'ordre de l'amour. » Or une vertu spéciale ne peut entrer dans la définition de la vertu en général. Donc la charité n'est pas une vertu spéciale.

2. Ce qui s'étend aux œuvres de toutes les vertus ne peut être une vertu spéciale. Or la charité s'étend aux œuvres de toutes les vertus, selon S. Paul (1 Corinthiens 13.4) : « La charité est patiente, elle est pleine de bonté, etc. » Elle s'étend même à toutes les actions humaines, comme il est dit dans la même épître (1 Corinthiens 16.14) : « Que toutes vos œuvres s'accomplissent dans la charité. » La charité n'est donc pas une vertu spéciale.

3. Les préceptes de la loi correspondent aux actes des vertus. Or S. Augustin affirme : « Le commandement général est : “Tu aimeras” ; et la défense générale : “Tu ne convoiteras pas.” La charité est donc bien une vertu générale. »

En sens contraire, on n'énumère pas ce qui est général avec ce qui est spécial ; or la charité se trouve énumérée avec des vertus spéciales, la foi et l'espérance (1 Corinthiens 13.13) : « Présentement, demeurent ces trois choses : la foi, l'espérance et la charité. » Donc la charité est une vertu spéciale.

Réponse

Les actes et les habitus sont spécifiés par leurs objets, nous l'avons montré plus haut. On sait aussi, par ce qui précède, que l'objet propre de l'amour est le bien. Par conséquent, là où se trouvera une raison spéciale de bien, il y aura une raison spéciale d'amour. Or le bien divin, en tant qu'il est l'objet de la béatitude, présente par cela même une raison spéciale de bien. C'est pourquoi l'amour de charité, qui est l'amour de ce bien, est un amour spécial. Donc la charité est aussi une vertu spéciale.

Solutions

1. La charité rentre dans la définition de toute vertu, non point parce qu'elle serait essentiellement toute vertu, mais parce que, d'une certaine façon, toutes les vertus dépendent d'elle, comme on le montrera plus loin. De même également, la prudence rentre dans la définition des vertus morales, dit Aristote--, parce que les vertus morales dépendent de la prudence.

2. La vertu ou l'art qui se rapporte à la fin ultime commande les vertus ou les arts qui se rapportent à des fins secondaires ; ainsi l'art militaire a-t-il autorité sur l'art équestre, selon Aristote. C'est pourquoi, parce que la charité a pour objet la fin ultime de la vie humaine, c'est-à-dire la béatitude, elle s'étend à tous les actes de cette vie, non point en produisant elle-même de façon immédiate tous les actes des vertus, mais en les impérant.

3. Le précepte d'aimer est appelé un commandement général parce que tous les autres préceptes se rapportent à lui comme à leur fin, suivant cette parole de l'Apôtre (1 Timothée 1.5) : « La fin du précepte c'est la charité. »


5. La charité est-elle une seule vertu ?

Objections

1. Non semble-t-il, car les habitus se distinguent d'après leurs objets. Or il y a deux objets de la charité : Dieu et le prochain ; et ces deux objets sont distants à l'infini. La charité n'est donc pas une seule vertu.

2. Le même objet restant réellement identique peut présenter des points de vue différents et motiver ainsi divers habitus. Or nous avons de multiples raisons d'aimer Dieu, parce que chacun de ses bienfaits nous rend débiteurs de son amour. La charité n'est donc pas une vertu unique.

3. La charité inclut l'amitié pour le prochain. Mais Aristote distingue plusieurs espèces d'amitié. La charité n'est donc pas une vertu unique mais elle se diversifie en plusieurs espèces.

En sens contraire, Dieu est l'objet de la charité de la même manière qu'il est l'objet de la foi. Mais la foi est une vertu une, à cause de l'unité de la vérité divine, selon l'expression de l'épître aux Éphésiens (Éphésiens 4.5) : « une seule foi ». Donc la charité, elle aussi, est une seule vertu, à cause de l'unité de la bonté divine.

Réponse

La charité nous l'avons dit, est une amitié de l'homme pour Dieu. Or il peut y avoir différentes espèces d'amitié. Ou bien d'après la diversité de leur fin, et de ce point de vue nous en avons trois espèces : l'amitié de l'utile, du délectable et de l'honnête. Ou bien, d'après la diversité des genres de communication qui les fondent ; autre est ainsi l'amitié des consanguins, l'amitié des concitoyens ou celle des compagnons de voyage ; la première est fondée sur la parenté naturelle, les deux autres sur des relations d'ordre social ou de voyage, d'après Aristote. Or, à aucun de ces deux points de vue la charité n'est susceptible de se diviser en plusieurs espèces, car, d’une part, sa fin est une : la bonté divine ; et d'autre part il n'y a qu'une seule communication, celle de la béatitude éternelle, qui fonde cette amitié. Il reste donc que la charité est absolument une seule vertu, et qu'elle ne se distingue pas en plusieurs espèces.

Solutions

1. Cet argument serait concluant si Dieu et le prochain étaient à égalité objets de la charité. Mais ce n'est pas vrai, car Dieu est objet principal de la charité ; quant au prochain, il est aimé de charité à cause de Dieu.

2. Par la charité Dieu est aimé pour lui-même. Une seule raison d'aimer se trouve donc visée, à titre principal, par la charité ; la bonté divine qui est la substance même de Dieu, selon la parole du Psaume (Psaumes 106.1) : « Rendez grâce au Seigneur, car il est bon. » Quant aux autres motifs qui nous inclinent à l'aimer, ou qui nous font un savoir de l'aimer, ils viennent en second et dérivent du premier.

3. Les amitiés humaines dont parle Aristote ont des finalités différentes et reposent sur des genres de communication également différents, ce qui n'a pas lieu dans la charité, comme nous venons de le dire. C'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.


6. La charité est-elle la plus excellente des vertus ?

Objections

1. Non, semble-t-il. La vertu qui se trouve dans une puissance supérieure est elle-même supérieure, de même que l'opération de cette puissance. Or l'intelligence est supérieure à la volonté, puisqu'elle la dirige. Donc la foi, qui est dans l'intelligence, est supérieure à la charité, qui est dans la volonté.

2. L'être par lequel un autre être agit paraît inférieur à celui-ci ; ainsi le serviteur que le maître emploie à ses travaux est inférieur à lui. Or S. Paul dit (Galates 5.6) que « la foi est agissante par la charité ». La foi est donc plus excellente que la charité.

3. Ce qui existe par addition d'une réalité à une autre semble plus parfait que celle-ci. Mais l'espérance existe par addition à la charité ; car l'objet de la charité est le bien, et celui de l'espérance est le bien difficile à conquérir. L'espérance est donc plus excellente que la charité.

En sens contraire, S. Paul dit (1 Corinthiens 13.13) : « La plus grande est la charité. »

Réponse

Puisque les actes humains sont bons pour autant qu'ils sont conformes à la règle requise, il est nécessaire que la vertu humaine, principe des actes bons, consiste à atteindre la règle des actes humains. Or nous, l'avons dit plus haut : il y a une double règle pour les actes humains : la raison humaine et Dieu. Mais Dieu est la règle première sur laquelle la raison humaine doit être réglée. C'est pourquoi les vertus théologales, qui consistent à atteindre cette règle première, puisque leur objet est Dieu, sont plus excellentes que les vertus morales ou intellectuelles, qui consistent à atteindre la raison humaine. C'est pourquoi il faut aussi que, parmi les vertus théologales, celle-là soit la plus excellente, qui atteint Dieu davantage.

Toujours, ce qui existe par soi est supérieur à ce qui existe par un autre. La foi et l'espérance atteignent Dieu sans doute, selon que de lui nous proviennent ou la connaissance de la vérité, ou la possession du bien ; mais la charité atteint Dieu en tant qu'il subsiste en lui-même, et non pas en tant que nous recevons quelque chose de lui.

C'est pourquoi la charité est plus excellente que la foi et l'espérance, et par conséquent que toutes les autres vertus. De même, la prudence, qui atteint la raison en elle-même, est aussi plus excellente que les autres vertus morales, qui atteignent la raison en tant qu'elle établit le juste milieu dans les opérations ou les passions humaines.

Solutions

1. L'opération de l'intelligence trouve son achèvement en ceci que ce qui est connu existe en celui qui connaît ; et c'est pourquoi la dignité de cette opération s'apprécie à la mesure de l'intelligence. L'opération de la volonté au contraire, ainsi que l'opération de toute-puissance appétitive, se parfait dans l'inclination vers la réalité objective, comme vers son terme, de celui qui s'y porte. C'est pourquoi la dignité de l'activité appétitive se mesure à la réalité qui en est l'objet. Or les réalités inférieures à l'âme existent en celle-ci selon un mode d'être supérieur à celui qu'elles ont en elles-mêmes, car, ainsi qu'il est montré au livre Des Causes, un être existe dans un autre selon le mode même de celui où il existe. Au contraire, les réalités supérieures à l'âme existent d'une manière plus excellente en elles-mêmes que dans l'âme. Et c'est pourquoi connaître les réalités inférieures à nous est meilleur que les aimer : ce qui explique qu'Aristote fasse passer les vertus intellectuelles avant les vertus morales. Mais l'amour des réalités qui nous sont supérieures, et celui de Dieu principalement, est préférable à la connaissance que nous en avons. Et c'est ainsi que la charité est plus excellente que la foi.

2. La foi n'opère pas par la charité comme par un instrument, comme le maître par son serviteur, mais comme par une forme propre. L'argument n'est donc pas concluant.

3. C'est le même bien qui est objet de charité et d'espérance ; mais la charité implique une union avec ce bien, tandis que l'espérance suppose qu'on en est distant. Il s'ensuit qu'à la différence de l'espérance, la charité ne regarde pas ce bien comme un bien difficile, car ce qui nous est déjà uni n'est plus difficile à atteindre. Cela montre que la charité est plus parfaite que l'espérance.


7. Sans la charité, peut-il y avoir quelque vertu véritable ?

Objections

1. Il semble que ce soit possible. Le propre de la vertu est en effet d'accomplir des actes bons. Mais ceux qui n'ont pas la charité accomplissent certains actes bons, comme vêtir ceux qui sont nus, nourrir les affamés, etc. Il peut donc y avoir une vraie vertu sans la charité.

2. La charité ne peut exister sans la foi, car, selon l'Apôtre (1 Timothée 1.5), elle procède « d'une foi sans détours ». Mais chez les infidèles peut exister une vraie chasteté, du moment qu'ils domptent leurs convoitises, et une vraie justice, s'ils jugent bien. Donc une vertu véritable peut exister sans la charité.

3. La science et l'art sont des vertus d'après Aristote. Mais on les trouve chez des pécheurs qui n'ont pas la charité. Donc une vraie vertu peut exister sans la charité.

En sens contraire, l'Apôtre dit (1 Corinthiens 13.3) « Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » Or la vraie vertu, d'après la Sagesse (Sagesse 8.7) est grandement profitable : « Elle enseigne la tempérance et la justice, la prudence et le courage, et il n'y a rien dans la vie de plus utile aux hommes. » C'est donc que sans la charité il ne peut y avoir de vraie vertu.

Réponse

La vertu est ordonnée au bien, nous l'avons vu antérieurement. Or le bien c'est, à titre principal, la fin, car les moyens ne sont appelés bons qu'en raison de leur ordre à la fin. Donc, de même qu'il y a deux sortes de fins : l'une ultime, l'autre prochaine, de même y a-t-il deux sortes de biens : l'un ultime et universel, et l'autre prochain et particulier. Mais le bien ultime et principal de l'homme est de jouir de Dieu, selon la parole du Psaume (Psaumes 73.28) : « Pour moi, adhérer à Dieu est mon bien. » Et c'est à cela que l'homme est ordonné par la charité.

Quant au bien secondaire et pour ainsi dire particulier de l'homme, il peut être double : l'un qui est un véritable bien, du fait qu'il a en lui-même de quoi être ordonné au bien principal, qui est la fin ultime ; l'autre qui n'est qu'un bien apparent et non véritable, car il s'éloigne du bien final.

Ainsi donc, il est clair que la vertu absolument véritable est celle qui ordonne au bien principal de l'homme ; ainsi Aristote définit-il la vertu « La disposition de ce qui est parfait à ce qu'il y a de mieux. » En ce sens, il ne peut y avoir de vertu véritable sans la charité.

Mais, si l'on envisage la vertu par rapport à une fin particulière, on peut dire alors qu'il y a une certaine vertu sans charité, en tant qu’une telle vertu est ordonnée à un bien particulier.

Toutefois si ce bien particulier n'est pas un vrai bien, mais un bien apparent, la vertu qui s’y ordonne ne sera pas une vertu véritable, mais un faux-semblant de vertu. Ainsi, dit S. Augustin : « On ne tiendra pas pour vraie vertu la prudence des avares combinant leurs petits profits ; la justice des avares qui leur fait dédaigner le bien par crainte de plus graves pertes ; la tempérance des avares qui leur fait réprimer leur appétit, parce qu'il leur coûte trop cher ; la force des avares qui, selon la parole d'Horace, les fait passer, pour fuir la pauvreté, à travers la mer, les rochers et les flammes. »

Mais si ce bien particulier est un bien véritable, comme la défense de la cité ou quelque œuvre de ce genre, il y aura vertu véritable, mais imparfaite, à moins qu'elle ne soit référée au bien final et parfait. De la sorte, une vertu véritable ne peut absolument pas exister sans la charité.

Solutions

1. Celui qui n'a pas la charité peut agir de deux façons. Ou bien il agit en raison de son défaut même de charité, par exemple quand il fait quelque chose qui se rapporte à ce qui exclut en lui la charité. Un tel acte est toujours mauvais. Comme le dit S. Augustin , l'acte d'un Infidèle agissant comme tel est toujours un péché, vêtirait-il un pauvre, ou accomplirait-il quelque chose de semblable, s'il le fait en ayant son infidélité pour fin. Ou bien celui qui n'a pas la charité agit, non en raison de ce qu'il n'a pas la charité, mais en vertu de quelque autre don de Dieu, qu'il possède : foi, espérance, ou même le bien de nature qui n’est pas totalement détruit par le péché, nous l’avons dit précédemment. Dans ce cas, sans la charité, il peut y avoir un acte qui, par son genre, est bon ; non pas cependant parfaitement bon, car il lui manque l'ordination requise à la fin ultime.

2. La fin est, dans l'action, ce qu'est le principe dans la connaissance spéculative : ainsi, de même qu'il ne peut y avoir science véritable sans une exacte intelligence du principe premier et indémontrable, de même il ne peut y avoir véritable justice et véritable chasteté s'il manque l'ordination requise à la fin, qui se réalise par la charité, quand bien même, pour tout le reste, on se comporterait avec rectitude.

3. La science et l'art visent par définition un bien particulier, et non pas la fin ultime de la vie humaine, comme c'est le cas pour les vertus morales qui rendent l'homme purement et simplement bon, comme nous l'avons dit antérieurement. Et c'est pourquoi la comparaison ne vaut pas.


8. La charité est-elle la forme des vertus ?

Objections

1. Non, semble-t-il, car la forme d'une chose est ou exemplaire ou essentielle. Mais la charité n'est pas forme exemplaire des autres vertus, car alors il faudrait que toutes les autres vertus fussent de la même espèce que la charité. De même, la charité n'est pas forme essentielle des autres vertus, parce qu'elle ne se distinguerait plus de celles-ci. Donc la charité n'est en aucune façon la forme des vertus.

2. La charité est comparée aux autres vertus comme leur racine et leur fondement, selon la parole de S. Paul (Éphésiens 3.17) : « Enracinés et fondés dans la charité. » Or ce qui est racine ou fondement n'a pas raison de forme, mais plutôt de matière, car c'est là ce qui vient en premier dans la génération. La charité n'est donc pas la forme des vertus.

3. La forme, la fin et la cause efficiente ne peuvent pas se rencontrer dans un même sujet, comme le montre Aristote. Or on dit de la charité qu'elle est la fin et la mère des vertus. Elle ne doit donc pas être appelée la forme des vertus.

En sens contraire, S. Ambroise affirme que la charité est la forme des vertus.

Réponse

En morale, la forme d'un acte se prend principalement de la fin ; la raison en est que le principe des actes moraux est la volonté, dont l'objet, et pour ainsi dire la forme, est la fin. Or, la forme d'un acte suit toujours la forme de l'agent qui produit cet acte. Il faut donc qu'en une telle matière ce qui donne à un acte son ordre à la fin lui donne aussi sa forme.

Or il est évident, d'après ce qui a été dit précédemment, que la charité ordonne les actes de toutes les autres vertus à la fin ultime. Ainsi, elle donne aussi à ces actes leur forme. Et c'est pour cela qu'elle est dite forme des vertus, car les vertus elles-mêmes ne sont telles que par rapport aux actes formés.

Solutions

1. La charité n'est pas appelée forme des autres vertus de façon exemplaire ou essentielle, mais plutôt par mode d'efficience, en tant qu'elle impose sa forme à toutes, de la manière qu'on vient d'expliquer.

On compare la charité au fondement et à la racine pour signifier que par elle sont soutenues et nommées toutes les autres vertus, mais non pas en donnant à ces mots la signification de cause matérielle.

3. On doit dire que la charité est la fin des autres vertus, parce qu'elle les ordonne toutes à sa fin propre. Et, parce qu'une mère est celle qui conçoit en elle-même par un autre, on peut dire que la charité est la mère des autres vertus parce que, à partir de l'appétit de la fin ultime, elle conçoit les actes des autres vertus, en les impérant.

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