Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

28. LA JOIE

  1. La joie est-elle un effet de la charité ?
  2. Cette joie est-elle compatible avec la tristesse ?
  3. Peut-elle être plénière ?
  4. Est-elle une vertu ?

1. La joie est-elle un effet de la charité ?

Objections

1. Il ne semble pas, car l'absence ce qu'on aime produit de la tristesse plutôt que de la joie. Mais Dieu, que nous aimons par la charité, est loin de nous, tant que nous sommes cette vie. Comme dit S. Paul (2 Corinthiens 5.6) : « Aussi longtemps que nous sommes dans notre corps, nous sommes loin du Seigneur. » Donc la charité produit en nous de la tristesse plutôt que de la joie.

2. C'est surtout par la charité que nous méritons la béatitude. Mais parmi ce qui nous obtient ce résultat, on doit compter les larmes, selon cette parole en S. Matthieu (Matthieu 5.5) : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » Or les larmes expriment la tristesse. Celle-ci est donc plus que la joie un effet de la charité.

3. La charité, on l'a montré, est une vertu distincte de l'espérance. Or c'est de cette vertu que procède la joie selon S. Paul (Romains 12.12) : « Soyez joyeux dans l'espérance. » La joie n'est donc pas un effet de la charité.

En sens contraire, pour S. Paul (Romains 5.5), « l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné ». Or la joie est produite en nous par cet Esprit, selon une autre parole de l'Apôtre (Romains 14.17) : « Le règne de Dieu n'est pas affaire de nourriture et de boisson, il est justice, paix et joie dans l'Esprit. » Par conséquent la charité aussi est cause de joie.

Réponse

Comme nous l'avons dit en traitant des passions, et la joie et la tristesse procèdent de l'amour, mais pour des motifs opposés. La joie est causée par l'amour, ou bien parce que celui que nous aimons est présent, ou bien encore parce que lui-même est en possession de son bien propre, et le conserve. Ce second motif concerne surtout l'amour de bienveillance qui nous rend joyeux du bien-être de notre ami, même en son absence. — A l'opposé, l'amour engendre la tristesse, soit parce que celui qu'on aime est absent, soit encore parce que celui à qui nous voulons du bien est privé de son bien ou accablé de quelque mal.

Or, par la charité, c'est Dieu qu'on aime, Dieu dont le bien est immuable, puisqu'il est en personne son propre bien. Et du seul fait qu’il est aimé, il est dans celui qu'il aime par le plus noble de ses effets, selon la parole de S. Jean (1 Jean 4.16) : « Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. » C'est pourquoi la joie spirituelle qui vient de Dieu est causée par la charité.

Solutions

1. Aussi longtemps que nous habitons ce corps, on dit que nous sommes loin du Seigneur, si l'on nous compare à ceux qui sont en sa présence et jouissent ainsi de sa vision ; car, déclare également S. Paul au même endroit, « nous cheminons dans la foi et non dans la claire vision ». Mais Dieu, même en cette vie, est présent à ceux qui l'aiment, par la grâce qui le fait habiter en eux.

2. Les larmes qui méritent la béatitude viennent de ce qui s'oppose à celle-ci. C'est donc pour la même raison que ces larmes et la joie spirituelle de Dieu proviennent de la charité ; car c'est pour une même raison qu'on se réjouit d'un bien, et qu'on s'attriste de ce qui s'y oppose.

3. La joie spirituelle qui a Dieu pour objet peut avoir deux formes, suivant qu'on se réjouit du bien divin en lui-même, ou de ce même bien pour autant qu'on y participe. La première de ces joies est la meilleure et a sa source primordiale dans la charité ; mais une seconde joie provient aussi de l'espérance, par laquelle nous attendons de jouir du bien divin. Toutefois, même cette jouissance parfaite ou imparfaite ne sera obtenue qu'à proportion de notre charité.


2. La joie spirituelle causée par la charité est-elle compatible avec la tristesse ?

Objections

1. Il semble bien qu'elle le soit. La charité demande en effet qu'on se réjouisse du bien du prochain selon S. Paul (1 Corinthiens 13.6) : « Elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. » Mais cette joie n'est pas sans mélange, car l'Apôtre dit encore (Romains 12.15) : « Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent » — La joie spirituelle de la charité est donc mêlée de tristesse.

2. La pénitence, affirme S. Grégoire, consiste à « pleurer le mal que l'on a fait, et à ne plus commettre ce que l'on doit pleurer. » Or il n'y a pas de vraie pénitence sans la charité. Donc la joie de la charité est mêlée de tristesse.

3. La charité peut inspirer le désir d'être avec le Christ, suivant cette parole de S. Paul (Philippiens 1.23) : « J'ai le désir de m'en aller et d'être avec le Christ. » Mais pareil désir, chez nous, ne va pas sans tristesse, car, dit le Psaume (Psaumes 120.15) : « Malheureux que je suis, de voir prolonger mon exil. » Par conséquent la joie de la charité est mêlée de tristesse.

En sens contraire, la joie de la charité est la joie de la sagesse divine. Or une telle joie n'est pas mêlée de tristesse, car, selon l'Écriture (Sagesse 8.19) : « Le commerce de la sagesse ne cause pas d'amertume. » Par conséquent la joie de la charité ne supporte pas d'être mêlée de tristesse.

Réponse

La charité, nous venons de le dire, produit en nous deux sortes de joie ayant Dieu pour objet. La première, qui est la principale, et qui est propre à la charité, a pour objet le bien divin considéré en lui-même. Cette joie ne peut être mêlée de tristesse, pas plus que le bien sur lequel elle porte ne peut être mêlé d'un mal quelconque. C'est en ce sens que S. Paul disait (Philippiens 4.4) : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur. »

La seconde a pour objet le bien divin considéré comme étant notre partage. Or cette participation peut rencontrer quelque obstacle. Il en résulte que par là même de la tristesse peut se mêler à la joie, selon que nous nous attristons de ce qui, en nous-mêmes, empêche de participer au bien divin.

Solutions

1. Les larmes de notre prochain ne peuvent être causées que par du mal. Or le mal comporte toujours un défaut de participation bien souverain. Donc la charité fait compatir à douleur du prochain, pour autant qu'il y a en lui un empêchement à participer à ce bien.

2. « Nos péchés, selon Isaïe (Ésaïe 59.2), ont creusé un abîme entre nous et Dieu. » C'est pourquoi nous avons motif de pleurer nos péchés passés, ou même ceux du prochain, en tant qu'ils nous empêchent de participer au bien divin.

3. Sans doute, en cet exil, le bien divin devient quelque peu nôtre par la connaissance et par l'amour ; il reste cependant que la misérable condition d'ici-bas nous empêche d'y participer aussi pleinement que dans la patrie. C'est pourquoi cette tristesse de voir retarder notre gloire s'explique par notre empêchement de participer au bien divin.


3. Cette joie peut-elle être plénière ?

Objections

1. Cela semble bien impossible. En effet, plus cette joie est grande, plus elle acquiert en nous de plénitude. Mais il est impossible de se réjouir de Dieu autant qu'il en est digne, parce que sa bonté, qui est infinie, dépassera toujours la joie d'une créature, qui est limitée. Donc la joie d'aimer Dieu ne pourra jamais être pleine et entière.

2. Ce qui est complet ne peut être plus grand. Mais la joie même des bienheureux peut être plus grande, car elle est plus grande chez l'un que chez l'autre. Donc la joie spirituelle ne peut être complète dans les créatures.

3. Le terme de « compréhension » semble ne rien signifier d'autre que la plénitude de la connaissance. Or dans la créature la puissance appétitive est limitée, comme la puissance cognitive. Donc, puisque « comprendre Dieu » est impossible à une créature, il semble qu'il ne puisse y avoir non plus en elle de joie de Dieu pleine et entière.

En sens contraire, le Seigneur a dit à ses disciples (Jean 15.11) : « Que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. »

Réponse

On peut considérer la plénitude de la joie sous un double rapport. D'abord par rapport à la réalité dont on se réjouit, de sorte qu'on se réjouit d'elle autant qu'elle en est digne. En ce sens, il est clair que Dieu seul peut avoir de lui-même une joie plénière, car sa joie est infinie, correspondant ainsi à sa bonté infinie, tandis qu'en toute créature la joie est nécessairement finie.

Ensuite, par rapport à celui qui éprouve la joie, celle-ci est au désir ce que le repos est au mouvement, comme on l'a montré en traitant des passions. Or le repos est plénier quand plus rien ne reste du mouvement ; de même, la joie est plénière quand il ne reste plus rien à désirer. Tant que nous sommes en ce monde, le mouvement intérieur du désir ne reste pas en repos, car il nous est toujours possible de nous rapprocher davantage de Dieu par la grâce, nous l'avons montré. Mais quand nous aurons atteint la béatitude parfaite, il ne restera plus rien à désirer, parce qu'on aura la pleine jouissance de Dieu, en laquelle nous obtiendrons aussi tout ce qui aura pu être l'objet de nos désirs pour les autres biens, suivant la parole du Psaume (Psaumes 103.5) « Il comble de biens tous nos désirs. » Ainsi, ce ne sera pas seulement le désir que nous avons de Dieu qui trouvera son repos, mais également tous nos autres désirs. La joie des bienheureux est donc absolument plénière, et même plus que plénière, puisqu'ils obtiendront plus qu’ils n’auront pu désirer, car dit l’Apôtre (1 Corinthiens 2.9) : « Le cœur de l'homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qu’il aime. » Et c’est ce qu'on lit en S. Luc (Luc 6.38) : « C’est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu'on versera dans le pli de votre vêtement. » Toutefois, puisque nulle créature n'est capable d'une joie de Dieu qui soit digne de lui, il faut dire que cette joie absolument parfaite n'est pas contenue dans l'homme, mais que c'est plutôt lui qui y pénètre, selon cette parole en S. Matthieu (Matthieu 25.21) : « Entre dans la joie de ton maître. »

Solutions

1. Il s'agit dans cet argument de la plénitude de joie relative à l'objet.

2. Quand nous parviendrons à la béatitude, chacun de nous atteindra le terme que la prédestination divine lui a fixé, et il ne sera plus possible de tendre au-delà, quoique dans ce terme l'un se trouvera plus rapproché de Dieu, et l'autre moins. Aussi la joie de chacun sera-t-elle plénière de son côté, puisque les désirs de tous seront comblés. Mais la joie de l'un surpassera celle de l'autre, à cause d'une participation plus plénière à la béatitude divine.

3. La « compréhension » implique plénitude de la connaissance, du côté de l'objet connu, en sorte que cet objet soit connu autant qu'il peut l'être. Mais il y a aussi une plénitude de connaissance par rapport au sujet qui connaît, comme nous venons de le voir également pour la joie. C'est en ce sens que l'Apôtre dit (Colossiens 1.9) : « Que Dieu vous fasse parvenir à la pleine connaissance de sa volonté en toute sagesse et intelligence spirituelle. »


4. La joie est-elle une vertu ?

Objections

1. Oui, semble-t-il. Car le vice est contraire à la vertu ; or la tristesse est un vice, comme on le voit pour l'acédie et pour l'envie. Donc la joie aussi doit être comptée au nombre des vertus.

2. Comme l'amour et l'espérance, la joie est une passion qui a le bien pour objet. Or l'amour et l'espérance sont rangés parmi les vertus ; on doit donc y mettre aussi la joie.

3. Les préceptes de la loi portent sur les actes des vertus ; or il nous est commandé de nous réjouir en Dieu, selon la parole de l'Apôtre (Philippiens 4.4) : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur. » Donc la joie est une vertu.

En sens contraire, la joie n'est énumérée ni parmi les vertus morales, ni parmi les vertus théologales, ni parmi les vertus intellectuelles, comme on l'a montré au traité de la vertu.

Réponse

Comme nous l'avons dit, la vertu est un habitus, c'est-à-dire que, par sa nature propre, elle se trouve inclinée à un certain acte. Or il arrive que d'un même habitus procèdent plusieurs actes, ordonnés hiérarchiquement, de même nature, dont l'un découle de l'autre. Et parce que les actes suivants ne procèdent de l'habitus de vertu que par l'intermédiaire du premier acte, c'est de celui-ci que la vertu reçoit sa définition et son nom, quoique les autres actes en viennent aussi. D'après ce que nous avons dit en traitant des passions, il est clair que l'amour est le premier mouvement de la puissance appétitive, duquel résultent le désir et la joie. C'est donc bien le même habitus vertueux qui incline à aimer, à désirer le bien que l'on aime, et à s'en réjouir. Cependant, parce que la dilection est le premier de ces actes, ce n'est ni la joie, ni le désir, mais la dilection qui donne son nom à la vertu, et on l'appelle charité. La joie n'est donc pas une vertu distincte de celle-ci, mais elle en est un acte ou un effet. Et c'est pourquoi S. Paul, dans l'épître aux Galates (Galates 5.22), l'a comptée parmi les fruits du Saint-Esprit.

Solutions

1. La tristesse qui est un vice a sa source dans l'amour désordonné de soi, qui n'est pas un vice spécial, mais qui est comme la racine commune des autres vices, nous l'avons dit. Il a donc bien fallu faire de certaines tristesses spéciales autant de vices particuliers, parce qu'elles dérivent d'un vice général et non spécial. Au contraire, l'amour de Dieu est une vertu spéciale, qui est la charité, vertu à laquelle se ramène la joie, comme son acte propre, on vient de le dire.

2. Comme la joie, l'espérance vient de l'amour, mais elle comporte en plus, du côté de son objet, un caractère spécial : la difficulté jointe à la possibilité de l'atteindre ; c'est pourquoi on en fait une vertu spéciale. Rien de pareil pour la joie, qui n'ajoute à l'amour aucun caractère objectif particulier qui puisse en faire une vertu spéciale.

3. En tant qu'elle est un acte de la charité, la joie est l'objet d'un précepte de la loi ; et cependant elle n'en est pas l'acte premier.

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