Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

44. LES PRÉCEPTES DE LA CHARITÉ

  1. Faut-il donner des préceptes au sujet de la charité ?
  2. Y a-t-il un seul précepte, ou bien deux ?
  3. Deux préceptes suffisent-ils ?
  4. Convient-il de prescrire que Dieu soit aimé de tout notre cœur ?
  5. Convient-il d'ajouter : de toute notre âme ?
  6. Ce précepte peut-il être accompli en cette vie ?
  7. Le commandement : « Tu aimeras le prochain comme toi-même. »
  8. L'ordre de la charité tombe-t-il sous le précepte ?

1. Faut-il donner des préceptes au sujet de la charité ?

Objections

1. Il semble que non, car la charité donne le mode aux actes de toutes les vertus. Elle est en effet la forme des vertus, nous l'avons vu plus haut. Or, on dit généralement que le mode n’est pas contenu dans le précepte. Donc, il ne pas donner de préceptes au sujet de la charité.

2. La charité qui « est répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit » (Romains 5.5) nous rend libres, car « là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Corinthiens 3.17). Or l'obligation qui naît du précepte s'oppose à la liberté, puisqu'elle impose nécessité. Il ne faut donc pas donner de préceptes au sujet de la charité.

3. La charité est la plus importante de toutes les vertus, auxquelles sont ordonnés les préceptes, ainsi qu'il ressort de ce que nous avons vu plus haut. Donc, si l'on donnait certains préceptes sur charité, il faudrait qu'ils fussent compris parmi les préceptes majeurs, qui sont ceux du décalogue. Or, ils ne s'y trouvent pas. Donc il ne faut donner un précepte sur la charité.

En sens contraire, ce que Dieu réclame de nous tombe sous le précepte. Or, Dieu demande à l'homme de l'aimer, comme on le voit dans le Deutéronome (Deutéronome 10.12). Concernant l'amour de charité, qui est l'amour de Dieu, il faut donc donner des préceptes.

Réponse

Nous l'avons dit antérieurement, le précepte inclut la raison d'obligation. Une chose tombe donc sous le précepte dans la mesure où elle a raison de dette. Or une chose est due de deux façons : ou bien par soi ou bien pour autre chose. En toute affaire, ce qui est dû par soi, c'est la fin, car par soi la fin a raison de bien. Ce qui est dû pour autre chose, c'est le moyen ordonné à la fin. Ainsi, pour un médecin, ce qui est dû par soi, c'est la guérison, et ce qui est requis pour autre chose, c'est le remède destiné à la guérison. Or, la fin de la vie spirituelle, c'est que l'homme soit uni à Dieu, ce qui se fait par la charité. À cela s'ordonne, comme à leur fin, tout ce qui appartient à la vie spirituelle. C'est pourquoi l'Apôtre écrit (1 Timothée 1.5) : « La fin du précepte, c'est la charité qui naît d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère. » Car toutes les vertus dont les actes sont objet de préceptes sont ordonnées ou bien à purifier le cœur du tourbillon des passions, ce qui est le cas des vertus qui concernent les passions ; ou du moins à procurer une bonne conscience, ce qui est le cas des vertus qui concernent l'action ; ou à assurer la rectitude de la foi, ce qui est le cas des vertus qui concernent le culte divin. Ces trois conditions sont requises pour aimer Dieu, car le cœur impur est détourné de l'amour de Dieu par la passion qui l'incline vers les biens terrestres ; une mauvaise conscience fait prendre en horreur la justice divine par crainte de la peine ; et une foi imaginaire entraîne le cœur vers la représentation qu'elle se fait de Dieu, loin de la divinité et de la réalité divine. Or. en tout domaine, ce qui est par soi l'emporte sur ce qui est pour autre chose ; il s'ensuit que le plus grand commandement a pour objet la charité, ainsi qu'il est dit en S. Matthieu (Matthieu 22.38).

Solutions

1. Ainsi que nous l'avons vu antérieurement en traitant des autres préceptes, le mode de la charité ne tombe pas sous les préceptes qui ont pour objet les autres actes de vertu. Par exemple, sous ce précepte : « Honore ton père et ta mère », il ne tombe pas que cela se fasse par charité. Toutefois, l'acte de dilection tombe sous des préceptes spéciaux.

2. L'obligation du précepte ne s'oppose à la liberté qu'en celui dont l'esprit est détourné de ce qui est prescrit, comme on le voit chez ceux qui n'observent les préceptes que par crainte. Le précepte de la charité ne peut être accompli que si on le veut à proprement parler. Aussi ne s'oppose-t-il pas à la liberté.

3. Tous les préceptes du décalogue sont ordonnés à l'amour de Dieu et du prochain. C'est pourquoi les préceptes de la charité n'avaient pas à être énumérés parmi les préceptes du décalogue ils se trouvent compris en tous.


2. Y a-t-il un seul précepte ou bien deux ?

Objections

1. Il semble qu'il ne fallait pas donner deux préceptes sur la charité. En effet, les préceptes de la loi sont ordonnés à la vertu, nous venons de le voir. Or, la charité constitue une seule vertu, nous l'avons vu précédemment. Il ne fallait donc donner qu'un seul précepte sur la charité.

2. Comme le dit S. Augustin, la charité n'aime que Dieu dans le prochain. Or, nous sommes suffisamment ordonnés à aimer Dieu par ce précepte (Deutéronome 6.5) : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. » Il ne fallait donc pas ajouter un autre précepte sur la charité envers le prochain.

3. Des péchés différents s'opposent à des préceptes différents. Or, on ne pèche pas si, en laissant de côté l'amour du prochain, on ne laisse pas l'amour de Dieu, puisqu'il est même dit en S. Luc (Luc 14.26) : « Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère, il ne peut pas être mon disciple. » Il n'y a donc pas deux préceptes différents, l'un de l'amour de Dieu et l'autre de l'amour du prochain.

4. L'Apôtre écrit (Romains 13.8) : « Celui qui aime son prochain a accompli la loi. » Mais on n'accomplit la loi qu'en observant tous les préceptes. Tous les préceptes sont donc inclus dans l'amour du prochain, et il ne doit pas y avoir deux commandements de la charité.

En sens contraire, il est dit dans la 1e épître de S. Jean (1 Jean 4.21) : « Nous tenons de Dieu ce commandement : celui qui aime Dieu, qu'il aime aussi son frère. »

Réponse

Comme nous l'avons dit précédemment en traitant des préceptes, les préceptes tiennent dans la loi la même place que les propositions dans les sciences spéculatives. Là, les conclusions se trouvent virtuellement contenues dans les premiers principes. C'est pourquoi celui qui connaîtrait parfaitement les principes dans toute leur virtualité n'aurait pas besoin que les conclusions lui soient proposées séparément. Mais parce que ceux qui connaissent les principes ne les connaissent pas assez pour considérer tout ce qui s'y trouve contenu virtuellement, il est nécessaire à cause d'eux que, dans les sciences, les conclusions soient déduites des principes. Dans le domaine de l'action, où les préceptes de la loi nous dirigent, la fin a raison de principe, nous l'avons vu. Or, l'amour de Dieu est la fin à laquelle l'amour du prochain est ordonné. C'est pourquoi il a fallu donner non seulement le précepte de l'amour de Dieu, mais aussi celui de l'amour du prochain, à cause de ceux qui, moins capables, n'apercevraient pas facilement qu'un de ces préceptes est contenu dans l'autre.

Solutions

1. Si la charité est une seule vertu, elle a cependant deux actes, dont l'un est ordonné à l'autre comme à sa fin. Or, les préceptes ont pour objet les actes des vertus. C'est pourquoi il a fallu qu'il y ait plusieurs préceptes de la charité.

2. Dieu est aimé dans le prochain, comme la fin dans ce qui est ordonné à la fin. Et cependant, il a fallu qu'il y ait des préceptes explicites pour l'un et pour l'autre, pour le motif qu'on vient de dire.

3. Ce qui est ordonné à la fin a raison de bien par son ordre à la fin. De la même façon, et non autrement, s'écarter de la fin a raison de mal.

4. Dans l'amour du prochain est inclus l'amour de Dieu comme la fin est incluse dans ce qui lui est ordonné et inversement. Cependant, il a fallu que soient donnés explicitement l'un et l'autre précepte, pour la raison qu'on vient de dire.


3. Deux préceptes suffisent-ils ?

Objections

1. Il semble que non. Les préceptes, en effet, portent sur les actes des vertus. Or, les actes se distinguent selon les objets. Comme il se trouve que l'on doit aimer de charité quatre objets, à savoir Dieu, soi-même, le prochain et son propre corps, nous l'avons montré précédemment, il semble qu'il doit y avoir quatre préceptes de la charité. Par suite, deux préceptes ne suffisent pas.

2. L'acte de charité n'est pas seulement l'amour, mais aussi la joie, la paix et la bienfaisance. Or il doit y avoir un précepte pour tout acte vertueux. Deux préceptes pour la charité ne suffisent donc pas.

3. Comme il appartient à la vertu d'accomplir le bien, il lui appartient aussi d'éviter le mal. Or, nous sommes amenés à faire le bien par les préceptes affirmatifs, et à éviter le mal par les préceptes négatifs. Il eût donc fallu que soient donnés, pour la charité, non seulement des préceptes affirmatifs, mais aussi des préceptes négatifs. Ainsi, les deux préceptes de la charité que l'on a cités ne suffisent pas.

En sens contraire, le Seigneur a dit en S. Matthieu (Matthieu 22.40) : « Sur ces deux préceptes reposent toute la Loi et les Prophètes. »

Réponse

La charité, on l'a vu plus haute, est une amitié. Or, l'amitié s'adresse à l'autre. C'est pourquoi S. Grégoire dit, dans une de ses homélies : « La charité ne peut exister si l'on n'est pas deux. » Comment l'on peut s'aimer soi-même de charité, on l'a vu précédemment. Comme, d'autre part, la dilection et l'amour ont pour objet le bien, et que le bien n'est autre que la fin ou ce qui est ordonné à la fin, il convient qu'il n'y ait que deux préceptes pour la charité : l'un nous conduit à aimer Dieu comme notre fin, et l'autre nous conduit à aimer le prochain à cause de Dieu, c'est-à-dire à cause de cette fin.

Solutions

1. Selon S. Augustin, « Sur les quatre choses qu'il faut aimer de charité, il n'y avait pas à donner de préceptes pour la deuxième et la quatrième, savoir l'amour de soi et de son propre corps. Car l'homme peut s'écarter de la charité autant qu'on voudra, il lui restera toujours l'amour de soi et de son propre corps. » C'est la manière d'aimer qui devait être prescrite à l'homme, afin qu'il s'aime lui-même et aime son propre corps de façon ordonnée ; cela se réalise du fait qu'il aime Dieu et le prochain.

2. Tous les actes de la charité découlent de l'acte de dilection, comme l'effet découle de sa cause, on l'a montré précédemment. C’est pourquoi dans les préceptes concernant la dilection ou l'amour se trouvent virtuellement contenus les préceptes concernant les autres actes. Pourtant, à l'intention de ceux qui sont plus lents à comprendre, nous trouvons pour chacun de ces actes des préceptes explicitement donnés : pour la joie (Philippiens 4.4) : « Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur » ; pour la paix (Hébreux 12.14) : « Recherchez la paix avec tous » ; pour la bienfaisance (Galates 6.10) : « Pendant que nous avons le temps, faisons du bien à tous. » Pour chacune des parties de la bienfaisance, nous trouvons des préceptes qui sont donnés dans la Sainte Écriture, comme le voient ceux qui la lisent avec attention.

3. Faire le bien est plus qu'éviter le mal. C'est pourquoi dans les préceptes affirmatifs sont virtuellement contenus les préceptes négatifs. On trouve cependant explicitement donnés des préceptes contre les vices opposés à la charité. Contre la haine, par exemple (Lévitique 19.17) : « Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur » ; contre l'acédie (Ecclésiastique 6.26) : « Tu ne prendras point les liens (de la sagesse) en dégoût » ; contre l'envie (Galates 5.26) : « Ne cherchons pas la vaine gloire ; pas de provocations entre nous, entre nous pas de jalousies » ; contre la discorde (1 Corinthiens 1.10) : « Ayez tous même sentiment ; qu'il n'y ait point parmi vous de divisions » ; contre le scandale (Romains 14.13) : « Ne soyez pas pour votre frère une occasion de chute ou de scandale. »


4. Convient-il de prescrire que Dieu soit aimé de tout notre cœur ?

Objections

1. Il semble que non, car le mode de l'acte de vertu n'est pas contenu dans le précepte, comme nous l'avons vu précédemment. Or, lorsqu'on dit : « de tout notre cœur », on exprime le mode de notre amour pour Dieu. Il ne convient donc pas de le prescrire.

2. « Le tout et le parfait est ce à quoi il ne manque rien », d'après Aristote. Donc s'il tombe sous le précepte que Dieu soit aimé de tout cœur, tous ceux qui font ce qui ne relève pas de l'amour de Dieu agissent contre le précepte, et par conséquent commettent un péché mortel. Mais le péché véniel ne relève pas de l'amour de Dieu. Le péché véniel sera donc mortel. Conclusion inadmissible.

3. Aimer Dieu de tout son cœur relève de la perfection, car, selon le Philosophe, « le tout et le parfait sont identiques ». Or, ce qui relève de la perfection ne tombe pas sous le précepte, mais sous le conseil. Il ne faut donc pas prescrire d'aimer Dieu de tout son cœur.

En sens contraire, nous lisons dans le Deutéronome (Deutéronome 6.5) : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. »

Réponse

Les préceptes ayant pour objet les actes des vertus, un acte tombe sous le précepte pour autant qu'il est acte de vertu. Or, il est demandé à tout acte de vertu, non seulement de porter sur la matière voulue, mais encore d'être revêtu des circonstances qui le proportionnent à cette matière. Or, Dieu doit être aimé comme la fin ultime à laquelle toutes choses doivent être rapportées. Aussi fallait-il marquer une certaine totalité dan le commandement de l'amour de Dieu.

Solutions

1. Sous le précepte qui concerne l'acte d'une vertu ne tombe pas le mode que cet acte reçoit d'une vertu supérieure. Cependant, le mode qui appartient à l'essence même de la vertu tombe sous le précepte. C'est un tel mode qui désigne l'expression : « de tout cœur ».

2. On peut aimer Dieu de tout son cœur de deux façons. 1° En acte, c'est-à-dire que le cœur de l'homme se porte tout entier et d'une manière toujours actuelle vers Dieu. Telle est la perfection de la patrie. 2° Le cœur de l'homme est porté tout entier vers Dieu en vertu de l'habitus, de telle sorte qu'il n'accepte rien de contraire à l'amour de Dieu. Telle est la perfection dans l'état de voyageur. À cela le péché véniel n'est pas contraire, car il ne supprime pas l'habitus de charité, puisqu'il ne se porte pas vers l'objet opposé ; il empêche seulement l'exercice de la charité.

3. Cette perfection de la charité à quoi sont ordonnés les conseils occupe une position médiane entre les deux perfections qu'on vient de distinguer. Elle signifie que l'homme, autant que c'est possible, se détache des choses temporelles, même licites, dont le souci entrave le mouvement actuel du cœur vers Dieu.


5. Convient-il d'ajouter : de toute notre âme ?

Objections

1. Il semble que le précepte du Deutéronome (Deutéronome 6.5) a tort d'ajouter « ... de toute ton âme et de toute ta force. » En effet, le cœur ne signifie pas ici l'organe corporel, car aimer Dieu n'est pas un acte du corps. Il faut donc que le cœur soit pris dans un sens spirituel. Or, en ce sens le cœur désigne ou bien l'âme elle-même, ou quelque chose de l'âme. Il est donc superflu de mentionner le cœur et l'âme.

2. La force de l'homme dépend surtout du cœur, qu'on l'entende au sens spirituel ou au sens corporel. Après avoir dit : « Tu aimeras ton Seigneur de tout ton cœur », il était donc superflu d'ajouter « et de toute ta force ».

3. Le texte de S. Matthieu porte : « Et de tout ton esprit », ce qui n'est pas exprimé ici. Il semble donc que ce commandement ne soit pas donné comme il faut dans le Deutéronome.

En sens contraire, il y a l'autorité de l'Écriture.

Réponse

Ce commandement a été transmis de façon différente en divers endroits. C'est ainsi que dans le Deutéronome se trouvent les trois expressions : « de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force ». En Matthieu (Matthieu 22.37) se trouvent deux d'entre elles : « de tout ton cœur et de toute ton âme » ; on omet : « de toute ta force », mais on ajoute : « de tout ton esprit ». En Marc (Marc 12.30), il y a quatre expressions : « de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, et de toute ta vertu », ce qui équivaut à « de toute ta force ». Ces quatre expressions se retrouvent encore en S. Luc (Luc 10.27) où toutefois au lieu de force ou vertu il y a de « toutes tes forces ». Il faut donc assigner une raison à ces quatre expressions. Car si l'une d'entre elles manque ici ou là, c'est parce qu'on la comprend dans les autres.

Il y a lieu de considérer que l'amour est un acte de la volonté, désignée ici par le cœur. En effet, de même que le cœur, organe corporel, est le principe de tous les mouvements du corps, de même la volonté, surtout dans son orientation vers la fin ultime, qui est l'objet de la charité, est le principe de tous les mouvements spirituels. Or, il y a trois principes d'action soumis à la motion de la volonté : l'intelligence, désignée par « l'esprit » ; la puissance appétitive inférieure désignée par « l'âme », et la puissance extérieure d'exécution, désignée par « la force », « la vertu » ou « les forces ». Il nous est donc prescrit que toute notre intention se porte vers Dieu, ce qu'exprime : « de tout ton cœur » ; que toute notre intelligence soit soumise à Dieu, ce qu'exprime : « de tout ton esprit » ; que tout notre appétit soit réglé selon Dieu, ce qu'exprime : « de toute ton âme » ; et que notre activité extérieure obéisse à Dieu, ce qu'exprime : aimer Dieu « de toute ta force » ou « de toute ta vertu » ou « de toutes tes forces ».

Chrysostome pourtant, dans son Commentaire sur S. Matthieu, entend le cœur et l'âme à l'inverse de ce qui vient d'être dit. S. Augustin met le cœur en relation avec les pensées, l'âme avec la vie, l'esprit avec l'intelligence. Il en est d'autres qui par cœur entendent l'intelligence ; par âme, la volonté ; par esprit, la mémoire. Ou encore, selon S. Grégoire de Nysse le cœur signifie l'âme végétative ; l'âme, l'âme sensitive ; l'esprit, l'âme intellectuelle ; car nous devons rapporter à Dieu nutrition, sensation et intelligence.


6. Ce précepte peut-il être accompli en cette vie ?

Objections

Il semble bien, car S. Jérôme a dit : « Malheur à celui qui affirme que Dieu a commandé quelque chose d'impossible. » Or, c'est Dieu qui a donné ce précepte, comme on le voit dans le Deutéronome. Ce précepte peut donc être accompli sur cette terre.

2. Quiconque n'accomplit pas le précepte commet un péché mortel car, selon S. Ambroise, le péché n'est rien d'autre que « la transgression de la loi divine et la désobéissance aux commandements du ciel ». Donc, si ce précepte ne peut pas être accompli dans l'état de voyageur, il en découle que nul ne peut, en cette vie, être sans péché mortel. Ce qui va contre l'affirmation de l'Apôtre (1 Corinthiens 1.8) : « Il vous gardera fermes jusqu'au bout, pour que vous soyez irréprochables » ; et aussi (1 Timothée 3.10) : « Qu'on n'en fasse des diacres que s'ils sont irréprochables. »

3. Les préceptes sont donnés en vue de diriger les hommes sur le chemin du salut, selon le Psaume (Psaumes 19.9) : « Le commandement du Seigneur est une lumière qui éclaire les yeux. » Or, c'est en vain qu'on dirige quelqu'un vers l'impossible. Il n'est donc pas impossible d'accomplir ce commandement en cette vie.

En sens contraire, S. Augustin nous dit « C'est dans la plénitude de la charité de la patrie que s'accomplira ce précepte : ‘Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, etc.’, car tant qu'il y a encore quelque convoitise charnelle à refréner, on n'aime pas tout à fait Dieu avec toute son âme. »

Réponse

Un précepte peut être accompli de deux façons : parfaitement ou imparfaitement. Il est accompli parfaitement quand on parvient à la fin que se propose l'auteur du précepte ; et il est accompli imparfaitement lorsque, sans atteindre la fin proposée, on ne s'écarte cependant pas de l'ordre qui mène à cette fin. De même, quand le chef de l'armée commande aux soldats de combattre, celui-ci accomplit parfaitement le précepte si, en combattant, il triomphe de l'ennemi, ce qui est l'intention du chef ; et celui-là l'accomplit aussi, mais imparfaitement, si, sans obtenir la victoire par le combat, il ne fait rien de contraire à la discipline militaire. Or Dieu veut, par ce précepte, que l'homme lui soit totalement uni, ce qui se fera dans la patrie, lorsque « Dieu sera tout en tous » (1 Corinthiens 15.28). Ce précepte se trouvera donc pleinement et parfaitement accompli dans la patrie. Il s'accomplit aussi dans la condition de voyageur, mais imparfaitement. Et cependant, sur cette terre, l'un accomplit ce précepte plus parfaitement qu'un autre dans la mesure où il approche davantage, par quelque ressemblance, de la perfection de la patrie.

Solutions

1. Cet argument prouve que le précepte peut être, d'une certaine façon, accompli dans la condition de voyageur, bien que non parfaitement.

2. Le soldat qui combat selon les règles, bien que n'obtenant pas la victoire, n'est pas inculpé et ne mérite pas de châtiment. De même aussi celui qui, dans la condition de voyageur, accomplit ce précepte sans rien faire contre l'amour de Dieu, ne commet pas de péché mortel.

3. Comme dit S. Augustin : « Pourquoi cette perfection ne serait-elle pas commandée à l'homme, bien que personne ne l'obtienne sur cette terre ? On ne court pas bien si l'on ignore dans quelle direction il faut courir. Et comment le saurait-on s'il n'y avait pas de préceptes pour le montrer ? »


7. Le commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Objections

1. Ce précepte est donné, semble-t-il, d'une façon qui n'est pas satisfaisante. En effet l'amour de charité s'étend à tous les hommes, même aux ennemis, comme on le voit en S. Matthieu (Matthieu 5.44). Or le nom même de prochain indique une proximité qui ne semble pas exister à l'égard de tous les hommes. Par conséquent, il semble que ce précepte ne soit pas donné d'une manière satisfaisante.

2. D'après le Philosophe, « l'amitié que l'on a pour les autres vient de l'amitié qu'on a pour soi-même ». Il semble d'après cela que l'amour de soi-même soit le principe de l'amour du prochain. Or, le principe l'emporte sur ce qui en découle. Donc l'homme ne doit pas aimer son prochain comme soi-même.

3. L'homme s'aime naturellement soi-même, mais non pas le prochain. Il n'est donc pas normal de commander à l'homme d'aimer son prochain comme soi-même.

En sens contraire, il est dit en S. Matthieu (Matthieu 22.30) « Le second précepte est semblable au premier tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Réponse

Ce précepte est donné comme il faut, car on y voit indiqués à la fois la raison que nous avons d'aimer, et le mode de l'amour. La raison d'aimer est touchée dans le mot même de prochain. Ce pourquoi, en effet, nous devons aimer les autres de charité, c'est qu'ils nous sont proches en raison de l'image naturelle de Dieu et aussi de leur capacité d'entrer dans la gloire. Il n'importe en rien d'ailleurs qu'on l'appelle prochain ou frère, comme dans la 1e épître de S. Jean (Jean 4.20), ou ami comme dans le Lévitique (Lévitique 19.18), car tous ces mots signalent une même affinité.

Quant au mode de l'amour, il est signalé lorsqu'on dit : « comme toi-même », ce qui ne veut pas dire qu'il faut aimer le prochain autant que soi-même, mais de la même manière. Et cela de trois façons.

1° À considérer la fin : on aime le prochain pour Dieu, comme aussi l'on doit s'aimer soi-même pour Dieu ; et ainsi l'amour du prochain est-il saint.

2° À considérer la règle de l'amour : on ne s'accorde pas avec le prochain dans le mal, mais seulement dans le bien, comme aussi on ne doit satisfaire sa propre volonté que dans le bien ; ainsi l'amour du prochain est-il juste.

3° À considérer la raison de la dilection : on n'aime pas le prochain pour son avantage ou pour son plaisir propre mais pour cette raison que l'on veut pour le prochain du bien, de même que l'on se veut du bien à soi-même ; et ainsi l'amour du prochain est vrai, car lorsqu'on aime le prochain pour son avantage ou son plaisir propre, ce n'est pas le prochain que l'on aime vraiment, mais soi-même.

Solutions

Cela donne la réponse aux Objections.


8. L'ordre de la charité tombe-t-il sous le précepte ?

Objections

1. Il apparaît que non, car celui qui transgresse un précepte commet une injustice. Or, si l'on aime quelqu'un autant qu'on le doit et que cependant l'on aime un autre davantage, on ne commet d'injustice à l'égard de personne On ne transgresse donc pas le précepte. Donc l'ordre de la charité ne tombe pas sous le précepte.

2. Ce qui fait partie du précepte nous est suffisamment indiqué dans la Sainte Écriture. Or, l'ordre à mettre dans la charité dont il a été question précédemment ne nous est indiqué nulle part dans la Sainte Écriture. Donc il ne tombe pas sous le précepte.

3. L'ordre implique toujours quelque distinction. Or, c'est sans distinction que l'amour du prochain nous est prescrit par cette parole : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Donc l'ordre à mettre dans la charité ne fait pas partie du précepte.

En sens contraire, ce que Dieu fait en nous par la grâce, il nous l'enseigne par les préceptes, selon cette parole de Jérémie (Jérémie 31.33) : « je mettrai ma loi dans leur cœur. » Or Dieu cause en nous l'ordre qu'il faut mettre dans la charité, selon cette parole du Cantique (Cantique 2.4) : « Il a ordonné en moi la charité. » Donc, l'ordre de la charité tombe sous le précepte de la loi.

Réponse

On l'a dit, le mode qui fait essentiellement partie de l'acte vertueux tombe sous le précepte qui nous commande celui-ci. Or, l'ordre à mettre dans la charité fait essentiellement partie de la vertu, puisqu'il se prend de la proportion qui doit exister entre l'amour et ce qu'on doit aimer, nous l'avons montré. Il est donc manifeste que l'ordre de la charité doit tomber sous le précepte.

Solutions

1. On accorde davantage à celui qui aime davantage. C'est pourquoi, si l'on aime moins celui que l'on doit aimer davantage, on accorde davantage à celui à qui il faudrait donner moins. On commet alors une injustice envers celui que l'on devrait aimer davantage.

2. L'ordre à mettre dans les quatre objets qu'il faut aimer de charité est indiqué dans la Sainte Écriture. Quand on nous commande en effet d'aimer Dieu de tout notre cœur, on nous laisse entendre que nous devons aimer Dieu par-dessus toute chose. Quand on nous commande d'aimer le prochain comme nous-même, on fait prévaloir l'amour de soi-même sur l'amour du prochain. De même encore, quand on nous commande (1 Jean 3.16) de « donner notre vie pour nos frères », c'est-à-dire la vie de notre corps, on nous laisse entendre que nous devons aimer le prochain davantage que notre propre corps.

Enfin, quand on nous commande (Galates 6.10) « de faire plus de bien à nos frères dans la foi », et quand on blâme (1 Timothée 5.8) « celui qui ne prend pas soin des siens, surtout de ses familiers », on nous laisse entendre que nous devons aimer davantage ceux qui sont meilleurs et ceux qui nous sont plus proches.

3. L'expression : « Tu aimeras ton prochain » laisse entendre, par voie de conséquence, que ceux qui sont plus proches doivent être aimés davantage.


Nous allons maintenant considérer le don de sagesse qui correspond à la charité. D'abord la sagesse elle-même (Q. 45), ensuite le vice qui lui est opposé (Q. 46).

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