Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

90. L'ADJURATION

Il faut maintenant étudier l'emploi du nom divin par manière d'adjuration.

  1. Est-il permis d'employer l'adjuration à l'égard des hommes ?
  2. Des démons ?
  3. Des créatures privées de raison ?

1. Est-il permis d'employer l'adjuration à l'égard des hommes ?

Objections

1. Nous voyons que non, par ce texte d'Origène : « J’estime que celui qui veut vivre selon l'Évangile ne doit point user d'adjuration à l'égard d'un autre homme. S'il n'est pas permis de jurer à celui qui veut suivre les commandements évangéliques du Christ, il est clair qu'il ne l'est pas davantage d'adjurer quelqu'un. L'on voit bien par là que le prince des prêtres pécha en adjurant jésus au nom du Dieu vivant. »

2. Celui qui adjure quelqu'un le force à agir. Mais il n'est pas permis de forcer quelqu'un à agir contre son gré. Il n'est donc pas permis d'adjurer quelqu'un de faire quelque chose.

3. Adjurer c'est étymologiquement induire quelqu'un à jurer. Or cela appartient aux supérieurs, qui peuvent imposer à leurs inférieurs le serment. Les inférieurs ne peuvent donc adjurer leurs supérieurs.

En sens contraire, nous usons d'obsécration envers Dieu même, quand nous le supplions au nom de choses saintes. De même l'Apôtre « exhorte » les fidèles « au nom de la miséricorde divine » (Romains 12.1), et c'est là une manière d'adjuration. Il est donc permis d'adjurer les autres.

Réponse

Jurer dans le cas du serment de promesse c'est user de son respect envers le nom divin, invoqué en confirmation de la promesse, pour s'obliger à accomplir celle-ci ; c'est en somme s'ordonner soi-même immuablement à accomplir une chose. Si l'on peut ainsi s'ordonner soi-même à faire quelque chose, on peut également y ordonner autrui : par la prière s'il nous est supérieur ; par le commandement s'il nous est inférieur. Lorsque l'on confirme l'une de ces ordinations par l'appel au divin, il y a adjuration. L'homme est maître de ses actes, mais non de ce que doivent faire les autres. C'est pourquoi il peut s'imposer une obligation en faisant appel au nom divin, mais il ne peut imposer pareille exigence à autrui, à moins qu'il ne s'agisse de ses sujets, qu'on peut contraindre en vertu d'un serment. Faire appel au nom divin ou à quelque réalité sainte, pour adjurer quelqu'un sur qui l'on n'a pas d'autorité, si on entend l'obliger comme on s'oblige soi-même par serment, une telle adjuration est illicite parce qu’elle s'arroge sur autrui un pouvoir quelle n'a pas. En cas de nécessité, cependant, les supérieurs peuvent contraindre les inférieurs par une adjuration de ce genre. Mais si l'on entend simplement, par le respect dû au nom de Dieu et aux réalités saintes, obtenir quelque chose de quelqu'un, sans le forcer, c'est là une forme d’adjuration permise à l'égard de n'importe qui.

Solutions

1. Origène parle de l'adjuration où l'on entend imposer à quelqu'un une stricte obligation, comme celle qu'on s'impose à soi-même en jurant. C'est en effet ainsi que le prince des prêtres osa adjurer le Seigneur Jésus Christ.

2. L'objection vaut pour l'adjuration où l'on impose une obligation.

3. Adjurer n'est pas engager quelqu'un à prêter serment ; c'est user soi-même d'une formule analogue au serment pour l'amener à faire quelque chose. C'est bien différemment d'ailleurs que nous entendons adjurer Dieu ou adjurer les hommes. S'il s'agit d'un homme, nous entendons influencer sa volonté par le respect dû aux choses saintes; ce que nous ne prétendons pas à l'égard de Dieu, dont la volonté est immuable. Mais nous marquons par là qu'obtenir quelque chose de Dieu par sa volonté éternelle, c'est le fait, non de nos mérites, mais de sa bonté.


2. Est-il permis d'adjurer les démons ?

Objections

1. Cela n'est pas permis. Origène écrit en effet : « L'adjuration n'est pas conforme aux pouvoirs donnés par le Sauveur : c'est une pratique judaïque. » Or nous ne devons pas imiter les rites des juifs, mais user des pouvoirs donnés par le Christ. Il n'est donc pas licite d’adjurer les démons.

2. Dans leurs enchantements, les nécromanciens invoquent souvent les démons au nom d'une réalité divine : c'est une adjuration. Donc, si l'adjuration des démons est permise, les enchantements des nécromanciens le sont aussi, ce qui est évidemment faux. Donc aussi la proposition antécédente.

3. Adjurer quelqu'un, c'est du fait même entrer en rapports avec lui. Or il n'est pas permis d'avoir de relations avec les démons. S. Paul l'interdit (1 Corinthiens 10.20) : « je ne veux pas que vous ayez de relations avec les démons. » On ne peut donc les adjurer.

En sens contraire, le Seigneur dit de ses disciples (Marc 16.17) : « En mon nom ils chasseront les démons. » Amener quelqu'un à agir par le nom de Dieu c'est l'adjurer. Il est donc permis d'adjurer les démons.

Réponse

Nous avons distingué deux sortes d'adjuration. L'une procède par mode de prière ou d'incitation, par respect pour une réalité sacrée. L'autre procède par mode de contrainte. On ne peut admettre à l'égard des démons la première forme d'adjuration, parce qu’elle implique un recours à la bienveillance ou à l'amitié, qui n'est pas permise envers les démons. La seconde manière d'adjurer, qui procède par contrainte, peut être permise sur un point, et non sur un autre. Car les démons sont dans le cours de cette vie nos adversaires par leur état, et leurs actes ne sont point soumis à nos ordres, mais à ceux de Dieu et des saints Anges; car, dit S. Augustin : « L'esprit qui a déserté est régi par l'esprit demeuré fidèle. » Nous pouvons donc, par la vertu du nom divin, repousser les démons en les adjurant, et les traiter ainsi en ennemis pour les empêcher de nous nuire spirituellement et corporellement, selon le pouvoir divin donné par le Christ en Luc (Luc 10.19) : « Voici que je vous ai donné pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et toute puissance ennemie : rien ne vous nuira. » Mais il n'est pas permis de les adjurer en vue d'apprendre ou d'obtenir quelque chose par leur entremise. Ce serait là faire alliance avec eux. Toutefois il peut arriver que, par inspiration ou révélation divine, certains saints les fassent coopérer à tel ou tel effet. On raconte ainsi que S. Jacques se fit amener Hermogène par les démons.

Solutions

1. Origène ne parle pas de l'adjuration qui se fait par voie d'autorité et par manière de contrainte, mais de celle qui se fait par mode de supplication bienveillante.

2. Les nécromanciens usent d'adjurations et invoquent les démons pour en apprendre ou obtenir quelque chose, ce qui, nous l'avons dit, n'est pas permis. Aussi Chrysostome commente la parole adressée par le Seigneur à l'esprit immonde (Marc 1.25) : « Tais-toi et sors de cet homme », en ces termes : « Un enseignement salutaire nous est ici donné, c'est de ne pas croire les démons, quelque vérité qu'ils nous annoncent. »

3. Cet argument procède de l'adjuration où l'on fait appel au secours des démons pour faire ou connaître quelque chose ; c'est en effet avoir société avec eux. Mais user d'adjuration pour chasser les démons, c'est au contraire s'écarter de leur société.


3. Est-il permis d'adjurer des créatures dénuées de raison ?

Objections

1. Il semble que non. L'adjuration s'exprime par le langage. Mais c'est en vain qu'on adresse la parole à ce qui ne comprend pas, comme la créature sans raison. C'est donc chose vaine et illicite que de l'adjurer.

2. L'adjuration convient à ceux qui sont aptes à jurer. Mais la créature non raisonnable ne peut prêter serment. On voit donc qu'il n'est pas permis de l'adjurer.

3. Des deux formes d'adjuration distinguées ci-dessus celle qui se fait par mode de prière ne peut être employée à l'égard des créatures sans raison, qui n'ont aucunement la maîtrise de leurs actes. Pas davantage, semble-t-il, l'adjuration qui s'exerce par contrainte. Il ne nous appartient pas de commander à ces créatures : c'est réservé à celui donc il est dit (Matthieu 8.27) : « Voilà que les vents et la mer lui obéissent ! » On ne peut donc aucunement user d'adjuration envers les créatures dépourvues de raison.

En sens contraire, on raconte que Simon et Jude ont adjuré des dragons et leur ont commandé de se retirer dans des lieux déserts.

Réponse

Les créatures non raisonnables exercent leurs opérations propres sous l'action d'une force étrangère. Cela ne fait en réalité qu'une seule action, attribuable à un double principe : celui qui est mû à agir, et celui qui le meut. Ainsi le mouvement de la flèche est-il une opération de l'archer. Nous attribuerons donc l'opération de la créature non raisonnable, non seulement à elle-même, mais principalement à Dieu, qui gouverne et meut toutes choses. Le diable y a également sa part : par permission de Dieu il se sert en effet de certaines de ces créatures pour nuire aux hommes.

Ainsi donc on peut comprendre de deux façons l'adjuration adressée aux créatures dépourvues de raison. Ou bien on croit que l'adjuration s'adresse à elles, et c'est alors inutile. Ou bien l'adjuration s'adresse à celui de qui cette créature tient son action et son mouvement. Nous la rencontrons alors sous deux formes. Sous forme de prière adressée à Dieu, c'est le cas des miracles accomplis au nom de Dieu; ou bien sous forme de contrainte, s'exerçant sur le démon qui cherche à nous nuire par le moyen des créatures privées de raison. C'est ce dernier mode d'adjuration que l'Église emploie dans les exorcismes, pour enlever ces créatures au pouvoir du démon. Mais il n'est pas permis d'adjurer les démons en implorant leur aide.

Solution

Cet exposé répond clairement aux Objections.

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