Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

105. LA DÉSOBÉISSANCE

  1. Est-elle un péché mortel ?
  2. Est-elle le plus grave des péchés ?

1. La désobéissance est-elle un péché mortel ?

Objections

1. Il semble que non. Car tout péché est une désobéissance, comme nous l'avons vu par la définition de S. Ambroise donnée plus haut. Donc si la désobéissance était péché mortel, tout péché serait mortel.

2. S. Grégoire écrit que la désobéissance naît de la vaine gloire. Mais celle-ci n'est pas péché mortel. Donc la désobéissance non plus.

3. On est appelé désobéissant quand on n'accomplit pas le précepte du supérieur. Mais très souvent les supérieurs multiplient tellement les préceptes qu'on ne peut guère ou jamais les observer tous. Donc si la désobéissance était péché mortel, il s'ensuivrait qu'on ne pourrait pas éviter le péché mortel, ce qui est absurde.

En sens contraire : S. Paul met au nombre des péchés mortels « la désobéissance aux parents » (Romains 1.30 ; 2 Timothée 3.2).

Réponse

Comme nous l'avons dit, le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, source de la vie spirituelle. Car la charité nous fait aimer Dieu et le prochain, et l'amour de Dieu exige l'obéissance à ses commandements. Y désobéir, c'est donc aller contre la charité et commettre un péché mortel. De plus, les commandements divins prescrivent l'obéissance envers les supérieurs. Leur désobéir, c'est donc encore commettre un péché mortel opposé à l'amour envers Dieu, selon S. Paul (Romains 13.2) : « Celui qui résiste à l'autorité résiste à l'ordre établi par Dieu. » — La désobéissance est en même temps contraire à l'amour du prochain, puisque le supérieur en fait partie et qu'on lui refuse l'obéissance à laquelle il a droit.

Solutions

1. S. Ambroise définit ainsi le péché mortel, c'est-à-dire le péché dans toute la force du terme. Le péché véniel n'est pas une désobéissance parce qu'il ne va pas contre le précepte mais passe à côté.

Le péché mortel lui-même n'est pas toujours une désobéissance, au sens propre et essentiel du mot ; mais seulement quand on méprise le précepte. C'est parce que les actes moraux sont spécifiés par leur fin. Lorsque l'on transgresse un précepte non par mépris de celui-ci mais pour une autre fin, ce n'est une désobéissance que matériellement; formellement cela relève d'une autre espèce de péché.

2. La vaine gloire peut être la manifestation d'une certaine supériorité ; et parce que l'on croit y parvenir en refusant de se soumettre aux préceptes d'autrui, la désobéissance naît en effet de la vaine gloire. Mais rien n'empêche que le péché mortel naisse d'un péché véniel, puisque celui-ci est une disposition à celui-là.

3. À l'impossible nul n'est tenu. C'est pourquoi, si un supérieur multiplie les préceptes au point que son subordonné soit incapable de les accomplir, celui-ci n'est pas coupable. Les supérieurs doivent donc éviter de multiplier les préceptes.


2. La désobéissance est-elle le plus grave des péchés ?

Objections

1. Il semble bien, car on lit dans l’Écriture (1 Samuel 15.23) : « Un péché de sorcellerie, voilà la rébellion ; une idolâtrie, voilà la résistance. » Mais l'idolâtrie est le plus grave des péchés comme on l'a montré. Donc aussi la désobéissance.

2. On appelle péché contre le Saint-Esprit celui qui enlève tous les obstacles au péché, on l'a dite. Or par la désobéissance on méprise le précepte qui détourne au maximum du péché. Donc la désobéissance est un péché contre le Saint-Esprit, le plus grave de tous.

3. S. Paul déclare (Romains 5.10) : « Tous sont devenus pécheurs parce qu'un seul a désobéi. » Or la cause est plus puissante que l'effet. Donc la désobéissance apparaît comme un péché plus grave que les autres, qui sont causés par elle.

En sens contraire, mépriser celui qui commande est plus grave que de mépriser son commandement. Mais certains péchés s'opposent à la personne qui commande, comme le blasphème et l'homicide. Donc la désobéissance n'est pas le plus grave des péchés.

Réponse

Tous les péchés de désobéissance n'ont pas la même gravité. Une désobéissance peut être plus grave qu'une autre pour deux motifs : 1° À cause de celui qui commande. Bien que l'on doive mettre tout son soin à obéir à toute autorité, ce devoir est d'autant plus impérieux que l'autorité est plus grande. Le signe en est que l'ordre émané d'une autorité inférieure devient caduc en cas de conflit avec une autorité supérieure. D'où cette conséquence : plus l'autorité est grande, plus la désobéissance est grave; donc désobéir à Dieu est plus grave que de désobéir aux hommes.

2° À cause de ce qui est commandé. Le supérieur n'attache pas la même importance à l'accomplissement de tous ses ordres, mais il veut davantage sa fin et le moyen qui en est le plus proche. La désobéissance est donc d'autant plus grave que le commandement transgressé est plus haut placé dans l'intention de celui qui l'a donné.

Parmi les commandements de Dieu, il est évident que plus le précepte concerne un bien meilleur, plus il est grave d'y désobéir. Parce que, la volonté de Dieu se portant essentiellement sur le bien, plus l'objet du précepte est bon, plus Dieu veut l'accomplissement de celui-ci. Aussi celui qui désobéit au précepte d'aimer Dieu pèche-t-il plus gravement que celui qui désobéit au précepte d'aimer le prochain. Mais la volonté de l'homme ne se porte pas naturellement vers le plus grand bien. Et c'est pourquoi, lorsque nous sommes obligés uniquement par un précepte humain, le péché n'est pas plus grave du fait qu'on omet un bien plus grand, mais du fait qu'on omet ce que veut davantage l'auteur du précepte.

Ainsi donc faut-il mettre les divers degrés de désobéissance en relation avec les divers degrés de préceptes. Car la désobéissance qui méprise le précepte de Dieu, en raison même de cette désobéissance est un péché plus grave que le péché commis contre un homme, abstraction faite de la désobéissance envers Dieu que ce péché entraîne. (je dis cela parce que celui qui pèche contre le prochain agit aussi contrairement au commandement de Dieu.) Cependant, si l'on méprisait un commandement de Dieu plus important, le péché serait encore plus grave.

Quant à la désobéissance qui méprise un précepte humain, le péché est moins grave que celui de mépriser l'auteur du précepte, parce que le respect envers le précepte doit procéder du respect envers son auteur. Pareillement, le péché qui se rattache directement au mépris envers Dieu, comme le blasphème, est plus grave, abstraction fait de la désobéissance qu'il implique, que le péché qui ne méprise que le précepte de Dieu.

Solutions

1. Dans cette comparaison il ne s'agit pas d'égalité absolue, mais de ressemblance : comme l'idolâtrie, quoique à un degré moindre, la désobéissance aboutit au mépris de Dieu.

2. Toute désobéissance n'est pas un péché contre le Saint-Esprit, mais seulement celle où l'on met de l'obstination. En effet, on ne pèche pas contre le Saint-Esprit du fait que l'on méprise un obstacle quelconque au péché ; autrement le mépris de n'importe quel bien spirituel serait un péché contre le Saint-Esprit, parce que l'on peut être détourné du péché par n'importe quel bien. Ce qui fait le péché contre le Saint-Esprit, c'est le mépris des biens qui conduisent à la pénitence et à la rémission des péchés.

3. Le premier péché de nos premiers parents, d'où le péché a dérivé sur tous les hommes, ne fut pas la désobéissance, au sens où elle est un péché spécial, mais l'orgueil qui les poussa à désobéir. Aussi, dans le texte cité, S. Paul semble-t-il entendre la désobéissance au sens général où elle s'identifie avec tout péché.

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