Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

114. L'AMITIÉ OU AFFABILITÉ

  1. Est-elle une vertu spéciale ?
  2. Fait-elle partie de la justice ?

1. L'amitié ou affabilité est-elle une vertu spéciale ?

Objections

1. Il ne semble pas, car le Philosophe affirme que « l'amitié parfaite est celle qui se fonde sur la vertu ». Or toute vertu est cause d'amitié, car selon Denys « le bien attire l'amour de tous ». Donc l'amitié n'est pas une vertu spéciale, mais la conséquence de toute vertu.

2. Le philosophe dit de celui qui pratique l'amitié : « Il reçoit toutes choses comme il le faut, sans être influencé par l'amour ou la haine. » Mais s'il donne des signes d'amitié à ceux qu'il n'aime pas, il semble verser dans la simulation, laquelle s'oppose à la vertu. Donc une telle amitié n'est pas de la vertu.

3. « La vertu se situe dans un juste milieu déterminé par le sage », dit Aristote. Mais on lit dans l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 7.4) : « Le cœur du sage est dans la maison du deuil, le cœur des insensés dans la maison de la joie. » Il convient donc surtout à l'homme vertueux de se garder du plaisir, selon Aristote. Or celui-ci dit encore que cette amitié « désire naturellement s'associer au plaisir et redoute de contrister. Donc cette amitié n'est pas une vertu ».

En sens contraire, les préceptes de la loi ont pour objet les actes des vertus. Mais il est dit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 4.7 Vg) : « Montre-toi affable dans l'assemblée des pauvres. »

Réponse

Puisque, comme nous l'avons dit la vertu est ordonnée au bien, là où se présente une raison spéciale de bien, il doit y avoir une raison spéciale de vertu. Et l'ordre est un des éléments du bien, nous l'avons rappelé au même endroit. Or, il faut que les relations de la vie humaine soit harmonieusement ordonnées, aussi bien en actions qu'en paroles, c'est-à-dire que chacun se conduise envers tous les autres de la façon qui est juste. C'est pourquoi il faut une vertu spéciale qui maintienne cet ordre harmonieux. C'est elle qu'on appelle amitié ou affabilité.

Solutions

1. Aristote, dans son Éthique, parle de deux amitiés. La première consiste principalement dans l'affection d'un homme pour un autre et peut être la conséquence de n'importe quelle vertu. Nous avons parlé plus haut de cette amitié au sujet de la charité. Il parle d'une autre amitié i qui consiste seulement en des manifestations extérieures, paroles et actes. Celle-là ne réalise pas parfaitement la raison d'amitié, mais lui ressemble en ce que l'on se comporte décemment avec ceux dont on partage la vie.

2. Par nature tout homme est l'ami de tous les autres par un certain amour commun, selon le mot de l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 13.15) : « Tout être vivant aime son semblable. » On manifeste cet amour par des signes d'amitié qu'on adresse en paroles ou par action même à des étrangers et à des inconnus. Aussi n'y a-t-il pas là de simulation. Car on ne donne pas à ces gens des signes d'une parfaite amitié, parce qu'on n'a pas la même familiarité avec des étrangers et avec ceux à qui nous unit une amitié de choix.

3. Si l'on dit que le cœur des sages est dans la maison du deuil, ce n'est pas pour qu'il apporte de la tristesse à son prochain, car S. Paul nous dit (Romains 14.15) : « Si par un aliment ton frère est contristé, tu ne te conduis plus selon la charité. » C'est pour apporter de la consolation à ceux qui sont tristes, selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 7.34) : « Ne te détourne pas de ceux qui pleurent, afflige-toi avec les affligés. » Et si le cœur des insensés est dans la maison de la joie, ce n'est pas afin de réjouir les autres, mais pour profiter de leur joie.

Il appartient donc au sage d'apporter du plaisir à ceux qui vivent avec lui, non le plaisir lascif que la vertu repousse, mais un plaisir honnête, selon le Psaume (Psaumes 133.1). « Comme il est bon et joyeux pour les frères d'habiter ensemble ! » Parfois cependant, pour procurer un bien ou écarter un mal, l'homme vertueux ne craindra pas de contrister ses compagnons, nous dit Aristote. Et S. Paul (2 Corinthiens 7.8) : « Si je vous ai contrastés par ma lettre, je ne le regrette pas. » Et aussitôt après : « je me réjouis non de ce que vous avez été attristés, mais de ce que cette tristesse vous a portés au repentir. » C'est pourquoi nous ne devons pas, à ceux qui sont portés au péché, montrer un visage joyeux pour les réconforter, de peur de paraître acquiescer à leur péché et encourager leur audace coupable. Aussi lit-on dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 7.24) : « As-tu des filles ? Veille sur leur corps, et montre-leur un visage sévère. »


2. Cette amitié fait-elle partie de la justice ?

Objections

1. Il apparaît que non, car appartient à la justice de payer à autrui ce qu'on lui doit. Or cela n'a rien à voir avec cette vertu qui a pour objet de nous faire vivre agréablement avec les autres. Cette vertu-là n'est donc pas une partie de la justice.

2. Selon Aristote cette vertu concerne « le plaisir ou la tristesse qu'on trouve dans la vie commune ». Mais modérer les plaisirs revient à la tempérance, nous l'avons montré. Cette vertu fait donc partie de la tempérance plus que de la justice.

3. Il est contraire à la justice, nous l'avons montré, de rétribuer également des réalités inégales. Car d'après Aristote cette vertu « se comporte envers des inconnus comme envers des gens connus, envers des familiers comme envers des étrangers ». Donc non seulement elle ne fait pas partie de la justice, mais plutôt elle s'y oppose.

En sens contraire, Macrobe fait de l'amitié une partie de la justice.

Réponse

Cette vertu fait partie de la justice en ce qu'elle s'y rattache comme la vertu annexe à une vertu principale. Elle a en commun avec la justice d'être relative à autrui. Mais elle lui est inférieure en ce qu'elle ne réalise pas pleinement la raison de dette, où un homme est obligé envers un autre, soit par une dette légale, que la loi le contraint d'acquitter, soit encore par une dette créée par quelque bienfait. L'amitié tient compte seulement d'une certaine dette d'honneur qui contraint l'homme vertueux envers lui-même plus qu'envers l'autre, en le faisant agir selon ce qu'il se doit à lui-même.

Solutions

1. Nous l'avons dit plus haut, l'homme est, par nature, un animal social qui doit honnêtement manifester la vérité aux autres hommes, sans quoi la société ne pourrait durer. Or, de même que l'homme ne pourrait vivre en société sans vérité, il ne le pourrait pas s'il était privé d'agrément. Comme dit Aristote : « Personne ne peut passer toute une journée avec un homme chagrin ou sans agrément. » C'est pourquoi l'homme est tenu par une certaine dette naturelle d'honnêteté à rendre agréables ses relations avec les autres, à moins que pour un motif particulier il s'impose de les contrister pour leur bien.

2. Il appartient à la tempérance de refréner les plaisirs sensibles. Mais notre vertu s'applique aux plaisirs de la vie commune, qui ont une justification raisonnable, en tant que chacun se conduit comme il se doit envers autrui. Et ces plaisirs-là, il n'y a pas à les refréner comme nuisibles.

3. Il ne faut pas entendre cette parole du Philosophe comme si l'on devait s'entretenir et frayer de la même manière avec les familiers et avec les étrangers, parce que, ajoute-t-il lui-même « il ne convient pas de procéder de la même manière pour réconforter ou contrister soit des familiers, soit des étrangers ». Donc la ressemblance consiste seulement en ce que l'on agit envers tous de la façon qui convient.


Étudions maintenant les vices contraires à l'affabilité : l'adulation (Q. 115), puis la contestation (Q. 116).

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