Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

115. L'ADULATION

  1. Est-elle un péché ?
  2. Est-elle péché mortel ?

1. L'adulation est-elle un péché ?

Objections

1. Il ne semble pas. Car l'adulation consiste en un discours de louanges adressé à quelqu'un dans l'intention de lui plaire. Mais ce n'est pas un mal de louer quelqu'un, selon les Proverbes (Proverbes 31.28) : « Ses fils se lèvent pour la proclamer bienheureuse, son mari pour la louer. » Pareillement, vouloir plaire aux hommes n'est pas un mal selon S. Paul (1 Corinthiens 10.33) : « je m'efforce en tout de plaire à tous. »

2. Le mal est contraire au bien, et le blâme à la louange. Mais blâmer le mal n'est pas un mal. Donc louer le bien ne l'est pas non plus, alors que cela se rattache à l'adulation. Donc celle-ci n'est pas un péché.

3. La médisance est contraire à l'adulation, aussi S. Grégoire dit-il a que la médisance est un remède contre l'adulation : « Il faut savoir que pour épargner l'orgueil engendré par des louanges immodérées, la sagesse de notre Dieu permet que nous soyons déchirés par les critiques, afin qu'exaltés par la voix du laudateur nous soyons abaissés par celle du diffamateur. » Mais nous avons vu que la diffamation est un mal. Donc l'adulation est un bien.

En sens contraire, on lit dans Ézéchiel (Ézéchiel 13.18) : « Malheur à ceux qui confectionnent des coussins pour tous les coudes », et la Glose entend par là « les douceurs de l'adulation ».

Réponse

Nous avons dit que l'affabilité, bien que son principal objet soit de faire plaisir à ceux qui vivent avec nous, ne craint pas cependant de leur faire de la peine, quand cela est nécessaire pour procurer un bien ou écarter un mal. Dès lors, chercher à toujours faire plaisir, c'est dépasser la mesure et pécher par excès. Celui qui n'a en cela d'autre intention que de plaire, Aristote l'appelle « complaisant » ; celui qui a l'intention d'y trouver son avantage est à proprement parler « flatteur » ou « adulateur ». Cependant, d'une manière générale, ce nom est donné à tous ceux qui dépassent la juste mesure par des paroles ou des actes de complaisance dans la vie de société.

Solutions

1. Une louange peut être bonne ou mauvaise, selon que les circonstances sont ou ne sont pas ce qu'elles doivent être. Louer quelqu'un, et ainsi lui faire plaisir, pour l'encourager dans ses épreuves ou ses efforts, toutes les autres circonstances étant régulières, c'est faire acte d'affabilité. Au contraire, ce serait de la flatterie que de le louer de ce qui n'est pas digne de louange, par exemple, de ce qui est mal, comme dit le Psaume (Psaumes 10.3) : « Le méchant est loué de sa convoitise » ; ou de ce qui est douteux : « Ne loue personne avant qu'il ait parlé » (Ecclésiastique 27.8). « Ne loue pas un homme pour sa beauté » (Ecclésiastique 11.2) ; ou encore s'il était à craindre que cette louange ne poussât à la vaine gloire : « Ne loue personne avant sa mort » (Ecclésiastique 11.28).

De même, chercher à plaire pour nourrir la charité ou faire progresser spirituellement, c'est louable. Si, au contraire, on avait en vue la vaine gloire, un avantage temporel, ou s'il s'agissait de mauvaises actions, ce serait un péché : « Dieu a dispersé les os de ceux qui cherchent à plaire aux hommes » (Psaumes 53.6 Vg). — « Si je plaisais encore aux hommes dit S. Paul, je ne serais pas serviteur du Christ » (Galates 1.10).

2. Blâmer le mal aussi est vicieux, si on le fait sans tenir compte des circonstances. Et pareillement louer le bien.

3. Rien n'empêche que deux vices soient contraires. Et c'est pourquoi, si la diffamation est un mal, de même l'adulation. Il y a contradiction entre elles quant aux paroles, mais non directement quant à la fin : l'adulateur cherche à faire plaisir à celui qu'il adule ; le diffamateur ne cherche pas tellement à contrister sa victime, puisqu'il agit parfois en cachette, mais plutôt à salir sa réputation.


2. L'adulation est-elle péché mortel ?

Objections

1. Il semble bien, car selon S. Augustin « on appelle mal ce qui nuit ». Or l'adulation est souverainement nuisible, selon le Psaume (Psaumes 10.3) : « L'impie est glorifié pour ses convoitises, le pécheur est béni, et provoque le Seigneur. » Et on lit dans une lettre attribuée à S. Jérôme : « Rien ne corrompt plus facilement les âmes » que l'adulation. Et sur le Psaume (Psaumes 70.4) : « Que l'humiliation les écrase », la Glose dit : « La langue de l'adulateur est plus nuisible que le glaive du persécuteur. » Donc l'adulation est un péché très grave.

2. Celui qui nuit à autrui en paroles ne se nuit pas moins à lui-même. D'où cette menace du Psaume (Psaumes 37.15) : « L'épée leur entrera dans le cœur. » Mais celui qui adule autrui l'entraîne au péché mortel. Aussi sur le Psaume (Psaumes 14.5) : « Que l'huile du pécheur ne parfume pas ma tête », la Glose donne ce commentaire : « La fausse louange du flatteur amollit les âmes, les détache de l'austère vérité et les porte au mal. »

3. Il est stipulé dans le Décret : « Le clerc coupable d'adulation et de trahisons sera destitué de son office. » Mais une telle peine n'est infligée que pour un péché mortel.

En sens contraire, parmi les « péchés légers » S. Augustin énumère : « Aduler un haut personnage soit spontanément soit par nécessité. »

Réponse

Comme nous l'avons déjà dit, le péché mortel est celui qui s'oppose à la charité. Or l'adulation s'y oppose parfois, et parfois non. Elle s'y oppose de trois façons. 1° Par la matière, lorsqu'on loue le péché de quelqu'un par exemple. Car cela s'oppose à l'amour de Dieu dont le flatteur offense la justice, et à l'amour du prochain, dont il encourage le péché. Une telle adulation est péché mortel selon Isaïe (Ésaïe 5.20) : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien. » 2° Par l'intention, ainsi lorsqu'on flatte quelqu'un pour nuire par tromperie à son corps ou à son âme. Cela encore est péché mortel, comme disent les Proverbes (Proverbes 27.6) : « Les blessures faites par celui qui vous aime sont meilleures que les baisers trompeurs donnés par celui qui vous hait. » 3° Par occasion, lorsque la louange de l'adulateur fournit à autrui l'occasion de pécher, même sans que le flatteur l'ait voulu. Sur ce point il faut examiner si l'occasion a été donnée ou seulement reçue, et quel dommage s'en est suivi, comme nous l'avons expliqué à propos du scandales.

Mais si quelqu'un s'est livré à l'adulation dans le seul désir d'être agréable, ou encore pour éviter un mal, ou pour parer à une nécessité, ce n'est pas contraire à la charité, ce n'est donc que péché véniel.

Solutions

1. Ces textes parlent de l'adulation qui loue le péché de quelqu'un. On dit qu'une telle adulation est plus nuisible que le glaive du persécuteur parce qu'elle atteint les biens spirituels qui sont les plus précieux. Mais sa nocivité n'est pas aussi efficace, car le glaive du persécuteur tue effectivement, il suffit à donner la mort, tandis que personne ne peut être cause suffisante de péché pour autrui, comme nous l'avons montré.

2. Cet argument est valable pour celui qui flatte dans l'intention de nuire. Il nuit à lui-même plus qu'aux autres parce qu'il est à lui-même cause suffisante de péché ; pour les autres il n'en est qu'une cause occasionnelle.

3. Ce texte parle de l'adulateur qui flatte traîtreusement afin de tromper.

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