Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

138. LES VICES OPPOSÉS À LA PERSÉVÉRANCE

  1. La mollesse.
  2. L'entêtement.

1. La mollesse est-elle opposée à la persévérance ?

Objections

1. Sur le texte (1 Corinthiens 6.9) : « Ni adultères, ni efféminés (molles), ni sodomites... », la Glose interprète (molles) au sens de dépravés. Mais cela s'oppose à la chasteté. Donc la mollesse n'est pas un vice opposé à la persévérance.

2. Selon le Philosophe « la délicatesse est une espèce de mollesse ». Mais la délicatesse semble se rattacher à l'intempérance. Donc la mollesse ne s'oppose pas à la persévérance, mais à la tempérance.

3. Le Philosophe dit encore que « le joueur est mou ». Mais l'amour immodéré du jeu s'oppose à l'eutrapélie, la vertu concernant les plaisirs du jeu, selon Aristote.

En sens contraire, Aristote dit que l'homme mou s'oppose au persévérant.

Réponse

Comme nous l'avons dit plus haut le mérite de la persévérance consiste en ce que l'on ne s'éloigne pas du bien, quoi qu'on ait à supporter longuement difficultés et labeurs. Ce qui s'y oppose directement, c'est que l'on renonce facilement au bien à cause des difficultés qu'on ne peut soutenir. Et cela se rattache à la mollesse, car on définit celle-ci comme cédant facilement à la pression. Mais on ne taxe pas de mollesse ce qui cède à un assaut violent, car même les murailles s'écroulent sous les coups du bélier. On ne taxera donc pas de mollesse celui qui cède à de très graves assauts. Aussi le Philosophe dit-il : « Si quelqu'un est vaincu par des plaisirs ou des tristesses hors du commun, ce n'est pas étonnant, mais pardonnable, s'il tente de résister. » Or il est évident que la crainte du danger frappe plus fortement que le désir de la jouissance. Et Cicéron écrit : « Il n'est pas normal que celui qui résiste à la crainte soit emporté par le désir, ni que celui qu'on a vu triompher de la souffrance soit vaincu par la volupté. » Quant à celle-ci, elle meut plus fortement par son attirance que la tristesse par la suppression de la volupté, parce que le manque de volupté est une simple déficience. Aussi le Philosophe définit exactement l'homme mou : celui qui s'éloigne du bien à cause des tristesses causées par l'absence de voluptés, parce qu'il cède à une très faible impulsion.

Solutions

1. Cette mollesse peut avoir deux causes. D'abord l'habitude : lorsque l'on est accoutumé aux voluptés, on peut plus difficilement en supporter l'absence. Ou bien la mollesse vient d'une disposition naturelle : on a une âme inconstante par fragilité de tempérament. Et de cette façon les femmes se situent par rapport aux hommes, dit Aristote. C'est pourquoi ceux qui se laissent impressionner comme des femmes sont appelés molles, au sens d'efféminés.

2. À la volupté physique s'oppose la peine de l'effort ; et c'est pourquoi l'effort est si contraire à la volupté. Or on appelle délicats ceux qui ne peuvent soutenir certains efforts, ni ce qui diminue le plaisir. Comme on lit dans le Deutéronome (Deutéronome 28.56) : « La femme tendre et délicate, au point qu'elle ne peut poser à terre la plante de son pied, par mollesse... » Et c'est pourquoi la délicatesse est une sorte de mollesse. Mais la mollesse regarde plutôt le manque de délectations, et la délicatesse la cause qui empêche celles-ci, comme la peine de l'effort.

3. Dans le jeu il y a deux éléments à considérer. D'abord le plaisir, et c'est ainsi que le joueur immodéré s'oppose à l'eutrapélie. Ou bien on considère dans le jeu un délassement, un repos, qui s'oppose à l'effort. Et puisque être incapable d'un effort soutenu relève de la mollesse, il en est de même pour la recherche excessive, dans le jeu, du délassement ou du repos.


2. L'entêtement est-il opposé à la persévérance ?

Objections

1. Il semble que non, car S. Grégoire dit que l'entêtement naît de la vaine gloire. Or celle-ci ne s'oppose pas à la persévérance, mais bien plutôt à la magnanimité, on l'a vu plus haut.

2. S'il s'oppose à la persévérance, ce sera ou par excès ou par défaut. Mais il ne s'oppose pas à elle par excès, car même l'entêté cède devant le plaisir ou la tristesse, car, selon le Philosophe, « il se réjouit quand il triomphe, et il s'attriste si son avis a le dessous ». Et s'il s'oppose à elle par défaut, l'entêtement sera identique à la mollesse, ce qui est évidemment faux. Donc l'entêtement ne s'oppose d'aucune manière à la persévérance.

3. De même que le persévérant demeure fidèle au bien malgré les tristesses, de même le continent et le tempérant malgré les désirs, le fort malgré les craintes, et le doux malgré les colères. Mais on appelle entêté celui qui persiste à l'excès dans sa position. Donc l'entêtement ne s'oppose pas davantage à la persévérance qu'aux autres vertus.

En sens contraire, Cicéron dit qu'il y a le même rapport entre l'entêtement et la persévérance qu'entre la superstition et la religion. Mais on a dit plus haut que la superstition s'oppose à la religion. Donc aussi l'entêtement à la persévérance.

Réponse

Pour Isidore on appelle pertinax (entêté), quelqu'un qui est « absolument tenace » envers et contre tous. On le dit encore pervicax parce qu'il s'obstine dans son opinion jusqu'à la victoire. Et Aristote appelle ces gens-là « forts-dans-leur-opinion » ou encore « attachés-à-leur-propre-opinion » parce qu'ils s'y obstinent plus qu'il ne faut ; le mou, moins qu'il ne faut ; le persévérant, autant qu'il faut. Il est donc clair qu'on loue la persévérance, située au juste milieu ; on blâme l'entêté parce qu'il le dépasse, et le mou parce qu'il n'y atteint pas.

Solutions

1. Si quelqu'un s'obstine exagérément dans son propre avis, c'est parce qu'il veut ainsi montrer sa supériorité, et c'est pourquoi l'entêtement est causé par la vaine gloire. Or nous avons dit plus haut que l'opposition des vices aux vertus ne se juge pas selon leur cause, mais selon leur espèce propre.

2. L'entêté pèche par excès en ce qu'il s'obstine de façon déréglée contre de nombreuses difficultés. Cependant il y trouve finalement de la jouissance, comme l'homme fort et l'homme persévérant. Mais parce que cette jouissance est vicieuse, comme trop désirée et fuyant la tristesse contraire, l'entêté ressemble à l'intempérant et au mou.

3. Les autres vertus tiennent bon contre l'assaut des passions ; cependant leur mérite propre n'est pas là, comme dans la persévérance. Le mérite de la continence consiste plutôt en sa victoire sur les plaisirs. C'est pourquoi l'entêtement s'oppose directement à la persévérance.

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