Somme théologique

Somme théologique — La secunda secundae

155. LA CONTINENCE

  1. La continence est-elle une vertu ?
  2. Quelle est sa matière ?
  3. Quel est son siège ?
  4. Comparaison de la continence avec la tempérance.

1. La continence est-elle une vertu ?

Objections

1. Il ne semble pas. En effet une espèce ne se distingue pas de son genre par opposition. Or la continence se distingue de la vertu par opposition, selon Aristote. La continence n'est donc pas une vertu.

2. Personne ne pèche en pratiquant la vertu, car, selon S. Augustin « la vertu est ce dont personne n'use mal ». Or on peut pécher en se contenant : par exemple si l'on désire faire quelque chose de bon et qu'on se retienne de le faire. La continence n'est donc pas une vertu.

3. Aucune vertu ne fait s'abstenir l'homme de ce qui est licite, mais seulement de ce qui est illicite. Or la continence fait s'abstenir l'homme des biens qui sont licites. En effet, la Glose, à propos de S. Paul (Galates 5.23) dit que, par la continence, « on s'abstient aussi de choses licites ». La continence n'est donc pas une vertu.

En sens contraire, tout habitus louable semble être une vertu. Or c'est le cas de la continence. Car pour Andronicus « elle est un habitus qui n'est pas vaincu par la délectation ». La continence est donc une vertu.

Réponse

Le mot « continence » s'emploie en un double sens. En effet, certains parlent de continence quand on s'abstient de tout plaisir sexuel. C'est pourquoi S. Paul (Galates 5.23) joint la continence à la chasteté. Ainsi la continence parfaite est primordialement la virginité, et secondairement la viduité. À ce point de vue, par conséquent, la continence a la même raison que la virginité, dont nous avons dit qu'elle est une vertu.

Mais d'autres disent que la continence est ce qui permet à quelqu'un de résister aux convoitises mauvaises qui l'agitent violemment. C'est de cette manière qu'Aristote entend la continence. C'est aussi de cette manière qu'elle est comprise dans les Conférences des Pères En ce sens, la continence a quelque chose de la vertu, en tant que la raison est affermie contre les passions, afin de ne pas être entraînée par elles ; cependant elle n'atteint pas à la perfection de la vertu, qui fait que même l'appétit sensible est soumis à la raison, si bien qu'il ne connaît plus l'insurrection de passions violentes contraires à la raison. C'est pourquoi Aristote dit que « la continence n'est pas une vertu, mais qu'elle est un certain mélange », en tant qu'elle a quelque chose de la vertu, et qu'elle manque en quelque chose à la vertu. — Cependant si, dans un sens plus large, nous entendons le mot vertu de tout principe d'œuvres louables, nous pouvons dire que la continence est une vertu.

Solutions

1. Aristote distingue la continence par opposition à la vertu, quand il considère ce qui lui manque par rapport à celle-ci.

2. C'est le propre de l'homme d'être selon la raison. C'est pourquoi l'on dit que quelqu'un se « tient » en lui-même, quand il se tient conformément à la raison. Or ce qui appartient à la perversion de la raison n'est plus conforme à la raison. Aussi appelle-t-on vraiment continent celui qui se tient selon la raison droite, et non selon la raison pervertie. Or les mauvais désirs s'opposent à la raison droite, de même que les bons désirs s'opposent à la raison pervertie. C'est pourquoi on appelle proprement et vraiment continent celui qui persiste dans la raison droite en s'abstenant des désirs mauvais, et non celui qui persiste dans la raison pervertie en s'abstenant des bons désirs ; on dit plutôt de ce dernier qu'il est obstiné dans le mal.

3. La Glose parle ici de la continence en l'entendant dans le premier sens, selon qu'elle désigne une vertu parfaite, qui s'abstient non seulement des biens illicites, mais aussi de certains biens licites qui sont moins bons, afin de tendre totalement aux biens plus parfaits.


2. Quelle est la matière de la continence ?

Objections

1. Il ne semble pas que sa matière soit les convoitises des plaisirs du toucher. S. Ambroise dit en effet : « La beauté générale, comme forme constante et intégrale de l'honneur, est ce que vise le continent dans tous ses actes. » Or les actes humains ne se rattachent pas tous aux délectations du toucher. La continence n'a donc pas seulement pour matière les convoitises des plaisirs du toucher.

2. Le mot « continence », nous venons de le voir, vient de ce que l'on se « tient » dans le bien de la raison droite. Mais il y a d'autres passions qui détournent plus violemment de la raison droite que les convoitises des délectations du toucher : la crainte des périls de mort par exemple, qui paralyse ; la colère aussi, qui ressemble à la démence, dit Sénèque. Donc la continence ne concerne pas seulement les convoitises des délectations du toucher.

3. Cicéron dit que « la continence est ce qui fait que la cupidité est dirigée par le conseil ». Mais on a coutume de parler davantage de cupidité à propos des richesses qu'à propos des plaisirs du toucher, selon S. Paul (1 Timothée 6.10) : « La cupidité est la racine de tous les vices. » La continence n'a donc pas comme matière propre les convoitises des plaisirs du toucher.

4. Les plaisirs du toucher ne se trouvent pas seulement dans les activités sexuelles, mais aussi dans la nourriture. Or on a l'habitude de ne parler de continence qu'à propos de la vie sexuelle. Sa matière propre n'est donc pas la convoitise des délectations du toucher.

5. Parmi les délectations du toucher, il en est qui ne sont pas humaines, mais bestiales : aussi bien en ce qui concerne les aliments, lorsqu'on se réjouit de manger de la chair humaine par exemple, qu'en ce qui concerne les actes sexuels, lorsqu'on abuse, par exemple, des animaux ou des enfants. Or, d'après Aristote, ces abus ne relèvent pas de la continence. Les désirs des plaisirs du toucher ne sont donc pas la matière propre de la continence.

En sens contraire, Aristote dit que « la continence et l'incontinence ont la même matière que la tempérance et l'intempérance ». Or la tempérance et l'intempérance ont pour matière les convoitises des plaisirs du toucher. Il en est donc de même pour la continence et l'incontinence.

Réponse

Le mot « continence » implique une certaine retenue, en ce sens que l'on se « contient » de suivre la passion. C'est pourquoi l'on parle proprement de continence à propos de ces passions qui incitent à rechercher quelque chose, et en lesquelles il est louable que la raison retienne l'homme en cette poursuite ; mais elle ne concerne pas proprement les passions qui impliquent un certain retrait, comme la crainte et les autres passions semblables, en lesquelles il est louable en effet de conserver de la fermeté dans la poursuite de ce que la raison prescrit, ainsi que nous l'avons dit antérieurement. Or il faut bien voir que les inclinations naturelles sont les principes de tout ce qui advient par la suite. C'est pourquoi les passions poussent à poursuivre quelque chose avec d'autant plus de véhémence qu'elles suivent davantage une inclination de la nature. Mais la nature incline principalement à ce qui lui est nécessaire, ou bien pour la conservation de l'individu, comme c'est le cas de la nourriture ou bien pour la conservation de l'espèce, comme c'est le cas des actes sexuels. Or les délectations qu'ils procurent appartiennent au toucher. C'est pourquoi la continence et l'incontinence sont dites proprement concerner les convoitises des plaisirs du toucher.

Solutions

1. De même que le mot tempérance peut être pris en un sens général et s'appliquer alors à toute matière, et s'appliquer cependant au sens strict à cette matière où il est surtout bon que l'homme soit refréné, de même la continence s'applique strictement à la matière où il est très bon et très difficile de se contenir : les convoitises du toucher. Mais en un sens général et d'un certain point de vue, elle peut s'appliquer à n'importe quelle autre matière. C'est en ce sens que S. Ambroise emploie le mot de continence.

2. En ce qui concerne la crainte, ce n'est pas proprement la continence qui est louée, mais plutôt la fermeté d'âme que la force implique.

Quant à la colère, elle donne, il est vrai, un élan pour poursuivre quelque chose ; cependant cet élan fait suite à une appréhension de l'esprit, selon laquelle on s'estime lésé par un autre, beaucoup plus qu'à une inclination naturelle. C'est pourquoi l'on dit que quelqu'un, d'un certain point de vue, est continent quant à la colère, mais on ne dit pas cela de manière pure et simple.

3. Les biens extérieurs comme les honneurs, la richesse, et autres choses semblables, semblent bien selon Aristote « être par eux-mêmes dignes d'être choisis, mais non comme s'ils étaient nécessaires » à la conservation de la nature. C'est pourquoi, en ce qui les concerne, « nous ne parlons pas simplement de continents ou d'incontinents », mais à un certain point de vue, « en précisant qu'ils sont continents ou incontinents vis-à-vis des avantages pécuniaires ou des honneurs », etc. Il faut en conclure que Cicéron, ou bien utilise le mot « continence » en un sens général, en tant que ce mot inclut aussi la continence envisagée d'un certain point de vue, ou bien que par « cupidité » il entend strictement la convoitise des choses délectables au toucher.

4. Les plaisirs procurés par le sexe sont plus véhéments que les plaisirs procurés par la nourriture. Aussi est-ce à propos du domaine sexuel que nous avons l'habitude de parler de continence et d'incontinence plus qu'à propos des plaisirs de la nourriture ; bien que, d'après Aristote, on puisse en parler à propos des uns et des autres.

5. La continence est un bien de la raison humaine : aussi se rapporte-t-elle aux passions qui peuvent être connaturelles à l'homme. C'est pourquoi Aristote dit que, « si quelqu'un tenant un enfant désire le dévorer, ou trouver un plaisir charnel inconvenant, qu'il suive ou non son désir, il n'est pas possible de parler à son propos de continence purement et simplement, mais sous un certain rapport ».


3. Quel est le siège de la continence ?

Objections

1. Il semble que ce soit la puissance concupiscible. Il faut en effet que le siège d'une vertu soit proportionné à sa matière. Or la matière de la continence, on l'a vu, est la convoitise de ce qui est délectable au toucher, convoitise qui appartient à la faculté du concupiscible.

2. « Les choses opposées appartiennent au même domaine. » Or l'incontinence est dans le concupiscible, dont les passions l'emportent sur la raison. Andronicus dit en effet que l'incontinence est « la malice du concupiscible, qui choisit les plaisirs mauvais, malgré la défense de l'appétit raisonnable ». La continence, pour la même raison, est donc dans le concupiscible.

3. Le sujet de la vertu humaine est ou bien la raison, ou bien la faculté de l'appétit, qui se divise en volonté, en concupiscible et en irascible. Or la continence n'est pas dans la raison, car elle serait alors une vertu intellectuelle. Elle ne se trouve pas non plus dans la volonté, car la continence a pour matière les passions, qui ne sont pas dans la volonté. Elle n'est pas non plus dans l'irascible, car elle n'a pas comme matière propre les passions de l'irascible, on l'a vu. Il reste donc qu'elle se trouve dans le concupiscible.

En sens contraire, toute vertu se trouvant dans une puissance supprime l'acte mauvais de cette puissance. Or la continence ne supprime pas l'acte mauvais du concupiscible, puisque, dit Aristote, « le continent a des désirs mauvais ». La continence n'est donc pas dans le concupiscible.

Réponse

Toute vertu existant dans une faculté fait que celle-ci n'a pas la même disposition que lorsqu'elle est soumise au vice opposé. Or le concupiscible se comporte de la même façon en celui qui est continent et en celui qui est incontinent, car en l'un et en l'autre il a de violents accès de convoitise mauvaise. Il est donc clair que la continence ne siège pas dans le concupiscible. Pareillement, la raison se comporte de la même façon dans les deux cas, car le continent et l'incontinent ont une raison droite, et tous deux, en l'absence de passion, ont l'intention de ne pas suivre les convoitises illicites. — Mais une première différence entre eux se trouve dans le choix, car le continent, quoique soumis à de violentes convoitises, choisit cependant de ne pas les suivre, conformément à la raison, tandis que l'incontinent choisit de les suivre, malgré l'opposition de la raison. Et c'est pourquoi il faut que la continence ait son siège dans cette puissance de l'âme qui a pour acte le choix, et qui est, nous l'avons vu, la volonté.

Solutions

1. La continence a pour matière les convoitises des plaisirs du toucher, non en ce sens qu'elle les modère, ce qui appartient à la tempérance, laquelle réside dans le concupiscible, mais en ce sens qu'elle leur résiste. Il faut donc qu'elle soit dans une autre puissance, car la résistance suppose deux antagonistes.

2. La volonté est intermédiaire entre la raison et le concupiscible, et peut être actionnée par l'une et l'autre. En celui qui est continent la volonté obéit à la raison ; en celui qui est incontinent elle obéit au concupiscible. C'est pourquoi la continence peut être attribuée à la raison comme à ce qui la meut en premier, et l'incontinence au concupiscible, bien que l'un et l'autre relèvent immédiatement de la volonté comme de leur siège propre.

3. Quoique les passions n'aient pas leur siège dans la volonté, celle-ci a le pouvoir de leur résister. C'est ainsi que la volonté du continent résiste aux convoitises.


4. Comparaison de la continence avec la tempérance

Objections

1. Il semble que la continence est meilleure que la tempérance. On lit en effet dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 26.15 Vg) : « L'âme continente n'a pas de prix. » Aucune vertu ne peut donc équivaloir à la continence.

2. Une vertu est d'autant meilleure qu'elle mérite une plus grande récompense. Mais la continence semble mériter la récompense la plus grande, car S. Paul a écrit (2 Timothée 2.5) : « L'athlète ne recevra la couronne que s'il a loyalement combattu. » Or le continent qui subit l'assaut violent des passions et des convoitises mauvaises combat davantage que le tempérant, qui ne connaît pas de ces violences. La continence est donc une vertu meilleure que la tempérance.

3. La volonté est une puissance plus noble que l'appétit concupiscible. Or la continence se trouve dans la volonté, tandis que la tempérance se trouve dans l'appétit concupiscible, on vient de le voir. La continence est donc une vertu meilleure que la tempérance.

En sens contraire, Cicéron et Andronicus rattachent la continence à la tempérance comme à la vertu principale.

Réponse

On l'a vu plus haut, la continence se prend en un double sens. En un premier sens, selon qu'elle implique la cessation de tous les plaisirs sexuels. Si on l'entend ainsi, la continence est meilleure que la simple tempérance, comme il ressort de ce que nous avons dit plus haut de l'excellence de la virginité par rapport à la simple chasteté.

En un autre sens la continence peut être entendue selon qu'elle comporte une résistance de la raison aux convoitises mauvaises qui nous agitent violemment. De ce point de vue la tempérance est bien meilleure que la continence, car le bien de la vertu mérite la louange en ce qu'il est conforme à la raison. Or, le bien de la raison a plus de vigueur chez le tempérant, en qui l'appétit sensible lui-même est également soumis à la raison et comme dominé par elle, que chez le continent, en qui l'appétit sensible résiste violemment à la raison par ses convoitises mauvaises. C'est pourquoi la continence se compare à la tempérance comme l'imparfait au parfait.

Solutions

1. Cette citation peut s'entendre de deux façons. D'une première façon, en tant que l'on comprend la continence comme une abstention de tout ce qui a rapport au sexe. En ce sens on dit que « l'âme continente n'a pas de prix », dans le genre chasteté, car la fécondité de la chair, que l'on recherche dans le mariage n'égale pas la continence des vierges ou des veuves, comme on l'a vu plus haut.

D'une autre façon, cette citation peut s'entendre en tant que le mot continence est pris en général pour toute abstention des choses illicites. On dit alors que « l'âme continente n'a pas de prix », car on ne l'estime pas comme l'or ou l'argent, qui se mesurent au poids.

2. La force de la convoitise, ou sa faiblesse, peut provenir d'une double cause. Elle provient en effet parfois d'une cause corporelle. Car certains, en raison de leur tempérament naturel, sont plus prompts que d'autres à la convoitise. En outre, certains ont, plus que d'autres, des occasions de plaisirs qui enflamment leur convoitise. Et alors la faiblesse de la convoitise diminue le mérite, tandis que la force de la convoitise augmente le mérite. Mais parfois la faiblesse ou la force de la convoitise provient d'une cause spirituelle méritoire, par exemple d'une charité fervente, ou d'une raison vigoureuse, comme c'est le cas chez l'homme tempérant. Et alors la faiblesse de la convoitise, en raison de sa cause, augmente le mérite, tandis que sa force le diminue.

3. La volonté est plus proche de la raison que l'appétit concupiscible. Il en résulte que le bien de la raison pour lequel on loue la vertu, apparaît plus grand quand il atteint non seulement la volonté, mais aussi l'appétit concupiscible — ce qui est le cas chez le tempérant — que lorsqu'il atteint seulement la volonté, ce qui est le cas chez le continent.

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