Somme théologique

Somme théologique — La tertia

47. LA CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION

  1. Le Christ a-t-il été mis à mort par autrui ou par lui-même ?
  2. Pour quel motif s'est-il livré à la Passion ?
  3. Est-ce le Père qui l'a livré à la Passion ?
  4. Convenait-il qu'il souffre par la main des païens, ou plutôt des Juifs ?
  5. Ses meurtriers l'ont-ils connu ?
  6. Le péché de ses meurtriers.

1. Le Christ a-t-il été mis à mort par autrui ou par lui-même ?

Objections

1. Le Christ lui-même dit (Jean 10.18) : « Personne ne me prend ma vie, c'est moi qui la donne. » Le Christ n'a donc pas été mis à mort par d'autres, mais par lui-même.

2. Ceux qui sont mis à mort par d'autres s'éteignent peu à peu par l'affaiblissement de leur nature ; cela se remarque surtout chez les crucifiés car, selon S. Augustin ils « étaient torturés par une longue agonie ». Mais ce ne fut pas le cas du Christ car « poussant un grand cri, il expira » (Matthieu 27.50). Le Christ n'a donc pas été mis à mort par d'autres, mais par lui-même.

3. Être mis à mort, c'est mourir d'une mort violente et par suite, ce qui est violent s'opposant à ce qui est volontaire, mourir d'une mort subie contre son gré. Or, S. Augustin le fait observer, « l'esprit du Christ n'a pas quitté sa chair malgré lui, mais parce qu'il le voulut, quand il le voulut, et comme il le voulut ». C'est donc par lui-même et non par autrui que le Christ a été mis à mort.

En sens contraire, le Christ annonçait en parlant de lui-même (Luc 18.33) : « Après l'avoir flagellé, ils le tueront. »

Réponse

Il y a deux manières d'être cause d'un effet.

1° En agissant directement pour cela. C'est de cette manière que les persécuteurs du Christ l'ont mis à mort ; car ils lui ont fait subir les traitements qui devaient amener la mort, avec l'intention de la lui donner. Et la mort qui s'en est suivie a été réellement produite par cette cause.

2° Indirectement, en n'empêchant pas cet effet ; par exemple on dira qu'on mouille quelqu'un en ne fermant pas la fenêtre par laquelle entre la pluie. En ce sens, le Chr s écarté de son propre corps les coups qui lui étaient portés, mais a voulu que sa nature corporelle succombe sous ces coups, on peut dire que le Christ a donné sa vie ou qu'il est mort volontairement.

Solutions

1. « Personne ne prend ma vie », dit le Christ ; entendez : « sans que j'y consente », car prendre, au sens propre du mot, c'est enlever quelque chose à quelqu'un contre son gré et sans qu'il puisse résister.

2. Pour montrer que la passion qu'il subissait par violence ne lui arrachait pas son âme, le Christ a gardé sa nature corporelle dans toute sa force ; aussi, à ses derniers instants, a-t-il poussé un grand cri ; c'est là un des miracles de sa mort. D'où la parole de Marc (Marc 15.39) : « Le centurion qui se tenait en face, voyant qu'il avait expiré en criant ainsi, déclara : “Vraiment cet homme était le Fils de Dieu !” »

Il y eut encore ceci d'admirable dans la mort du Christ, qu'il mourut plus rapidement que les hommes soumis au même supplice. On lit dans S. Jean (Jean 19.32) qu'on « brisa les jambes » de ceux qui étaient crucifiés avec le Christ « pour hâter leur mort » : mais « lorsqu'ils vinrent à Jésus, ils virent qu'il était déjà mort et ils ne lui rompirent pas les jambes ». D'après S. Marc (Marc 15.44), « Pilate s'étonna qu'il fût déjà mort ». De même que, par sa volonté, sa nature corporelle avait été gardée dans toute sa vigueur jusqu'à la fin, de même c'est lorsqu'il le voulut qu'il céda aux coups qu'on lui avait porté.

3. En mourant le Christ, tout à la fois, a subi la violence et est mort volontairement, puisque la violence faite à son corps n'a pu dominer celui-ci que dans la mesure où il l'a voulu lui-même.


2. Pour quel motif le Christ s'est-il livré à la Passion ?

Objections

1. L'obéissance répond au précepte. Or aucun texte ne nous dit que le Christ ait reçu la précepte de souffrir.

2. On ne fait par obéissance que ce que l'on accomplit sous la contrainte d'un précepte. Or le Christ n'a pas souffert par contrainte mais volontairement.

3. La charité est une vertu supérieure à l'obéissance. Mais il est écrit que le Christ a souffert par charité (Éphésiens 5.2) : « Vivez dans l'amour, de même que le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous. » La passion du Christ doit donc être attribuée à la charité plus qu'à l'obéissance.

En sens contraire, il est écrit (Philippiens 2.8) « Il s'est fait obéissant à son Père jusqu'à la mort. »

Réponse

Il est de la plus haute convenance que le Christ ait souffert par obéissance.

1° Parce que cela convenait à la justification des hommes : « De même que par la désobéissance d'un seul, beaucoup ont été constitués pécheurs, de même aussi, par l'obéissance d'un seul, beaucoup sont constitués justes » (Romains 5.19).

2° Cela convenait à la réconciliation de Dieu avec les hommes. « Nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils » (Romains 5.10), c'est-à-dire en tant que la mort du Christ fut elle-même un sacrifice très agréable à Dieu : « Il s'est livré lui-même à Dieu pour nous en oblation et en sacrifice d'agréable odeur » (Éphésiens 5.2). Or l'obéissance est préférée à tous les sacrifices d'après l'Écriture (1 Samuel 15.22) : « L'obéissance vaut mieux que les sacrifices. » Aussi convenait-il que le sacrifice de la passion du Christ eût sa source dans l'obéissance.

3° Cela convenait à la victoire par laquelle il triompha de la mort et de l'auteur de la mort. Car un soldat ne peut vaincre s'il n'obéit à son chef. Et ainsi l'homme Christ a obtenu la victoire en obéissant à Dieu : « L'homme obéissant remportera la victoire » (Proverbes 21.28 Vg).

Solutions

1. Le Christ avait reçu de son Père le précepte de souffrir. On lit en effet en S. Jean (Jean 10.18) : « J'ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir de la reprendre, tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père. »

S. Jean Chrysostome explique : « Ce n'est pas qu'il ait dû entendre ce commandement et qu'il ait eu besoin de l'apprendre, mais il a montré qu'il agissait volontairement, et il a détruit tout soupçon d'opposition à son Père. »

Cependant, parce que la foi ancienne a atteint son terme avec la mort du Christ, puisqu'il a dit lui-même en mourant (Jean 19.30) : « Tout est consommé », on peut comprendre que par sa passion le Christ a accompli tous les préceptes de la loi ancienne. Les préceptes moraux fondés sur le précepte de la charité, il les a accomplis en tant qu'il a souffert par amour pour son Père, d'après sa parole en S. Jean (Jean 14.31) : « Pour que le monde sache que j'aime mon Père, et que j'agis comme mon Père me l'a ordonné, levez-vous, sortons d'ici » pour aller au lieu de la Passion ; et il a souffert également par amour du prochain, selon S. Paul (Galates 2.20) « Il m'a aimé et s'est livré pour moi ».

Quant aux préceptes cérémoniels de la loi, qui sont surtout ordonnés aux sacrifices et aux oblations, il les a accomplis par sa passion, en tant que tous les anciens sacrifices étaient des figures de ce vrai sacrifice que le Christ a offert en mourant pour nous. Aussi est-il écrit (Colossiens 2.16) : « Que personne ne vous critique sur la nourriture et la boisson, ou à cause des jours de fête ou des néoménies, qui ne sont que l'ombre des choses à venir, tandis que la réalité, c'est le corps du Christ », en ce sens que le Christ leur est comparé comme le corps à l'ombre.

Quant aux préceptes judiciaires de la loi, qui ont surtout pour but de satisfaire aux dommages subis, le Christ les a aussi accomplis par sa passion ; car, selon le Psaume (Psaumes 69.5), « ce qu'il n'a pas pris, il l'a rendu », permettant qu'on le cloue au bois à cause du fruit que l'homme avait dérobé à l'arbre du paradis, contre le commandement de Dieu.

2. L'obéissance implique une contrainte à l'égard de ce qui est prescrit ; mais elle suppose aussi l'acceptation volontaire à l'égard de l'accomplissement du précepte. Et telle fut l'obéissance du Christ. La passion et la mort, considérées en elles-mêmes, étaient opposées à sa volonté naturelle ; cependant il a voulu accomplir sur ce point la volonté de Dieu d'après le Psaume (Psaumes 40.9) : « Faire ta volonté, mon Dieu, je l'ai voulu », ce qui lui a fait dire (Matthieu 26.42) : « Si cette coupe ne peut passer loin de moi sans que je la boive, que ta volonté soit faite. »

3. Que le Christ ait souffert par charité et par obéissance, c'est pour une seule et même raison : il a accompli les préceptes de la charité par obéissance, et il a été obéissant par amour pour le Père lui donnait ces préceptes.


3. Est-ce le Père qui a livré le Christ à la Passion ?

Objections

1. Il semble inique et cruel qu'un innocent soit livré à la passion et à la mort. Or « Dieu est fidèle et sans aucune iniquité » (Deutéronome 32.4). Donc il n'a pas livré le Christ innocent à la passion et à la mort.

2. On n'est pas livré à la mort par soi-même en même temps que par un autre. Or le Christ s'est livré lui-même pour nous selon Isaïe (Ésaïe 53.12) : « Il s'est livré à la mort. » Donc il ne semble pas que Dieu le Père l'ait livré.

3. Judas est incriminé d'avoir livré le Christ aux Juifs, selon cette parole rapportée par S. Jean (Jean 6.70) : « “L'un de vous est un démon.” Jésus parlait de Judas qui devait le livrer. » De même encore les Juifs sont incriminés de l'avoir livré à Pilate, qui disait lui-même (Jean 18.35) : « Ta nation et tes grands prêtres t'ont livré à moi. » Pilate aussi « le livra pour qu'il soit crucifié » (Jean 19.16). Or, dit S. Paul (2 Corinthiens 6.14), « il n'y a aucun rapport entre la justice et l'iniquité ». Il semble donc que Dieu le Père n'a pas livré le Christ à la passion.

En sens contraire, il est écrit (Romains 8.32) : « Dieu n'a pas épargné son Fils unique, mais il l'a livré pour nous tous. »

Réponse

Nous l'avons montré à l'article précédent : le Christ a souffert volontairement, par obéissance à son Père. Aussi Dieu le Père a-t-il livré le Christ à la passion de trois façons.

1° Selon sa volonté éternelle, il a ordonné par avance la passion du Christ à la libération du genre humain, selon cette prophétie d'Isaïe (Ésaïe 53.6) : « Le Seigneur a fait retomber sur lui l'iniquité de nous tous. » Et il ajoute : « Le Seigneur a voulu le broyer par la souffrance. »

2° Il lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en infusant en lui la charité. Aussi Isaïe ajoute-t-il « Il s'est livré en sacrifice parce qu'il l'a voulu. » 3° Il ne l'a pas mis à l'abri de la passion, mais il l'a abandonné à ses persécuteurs. C'est pourquoi il est écrit (Matthieu 27.46) que, sur la croix, le Christ disait : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Parce que, remarque S. Augustin Dieu a abandonné le Christ à ses persécuteurs.

Solutions

1. Il est impie et cruel de livrer un homme innocent à la passion et à la mort contre sa volonté. Ce n'est pas ainsi que le Père a livré le Christ, mais en lui inspirant la volonté de souffrir pour nous. Par là on constate tout d'abord la sévérité de Dieu qui n'a pas voulu remettre le péché sans châtiment, ce que souligne l'Apôtre (Romains 8.32) : « Il n'a pas épargné son propre Fils » ; et sa bonté en ce que l'homme ne pouvant pas satisfaire en souffrant n'importe quel châtiment, il lui a donné quelqu'un qui satisferait pour lui, ce que l'Apôtre a souligné ainsi : « Il l'a livré pour nous tous. » Et il dit (Romains 3.25) : « Lui dont Dieu a fait notre propitiation par son sang. »

2. En tant que Dieu, le Christ s'est livré lui-même à la mort par le même vouloir et la même action par lesquels le Père le livra. Mais en tant qu'homme, le Christ s'est livré lui-même, par un vouloir que son Père inspirait. Il n'y a donc aucune opposition en ce que le Père a livré le Christ, et que celui-ci s'est livré lui-même.

3. La même action se juge diversement, en bien ou en mal, suivant la racine dont elle procède. En effet, le Père a livré le Christ et le Christ s'est livré lui-même, par amour, et on les en loue. Mais Judas a livré le Christ par cupidité, les Juifs par envie, Pilate par crainte ambitieuse envers César, et c'est pourquoi on les blâme.


4. Convenait-il que le Christ souffre de la part des païens ?

Objections

1. Par la mort du Christ, les hommes devaient être libérés du péché, et il paraissait convenable que très peu d'entre eux commettent le péché de le faire mourir. Or les Juifs ont commis le péché, car c'est à eux que l'on attribue cette parole (Matthieu 21.38) : « Voici l'héritier, venez, tuons-le. » Donc il aurait été convenable que dans le péché du meurtre du Christ, les païens n'aient pas été impliqués.

2. La vérité doit correspondre à la figure. Or les sacrifices figuratifs de l'ancienne loi n'étaient pas offerts par les païens, mais par les juifs. Donc la passion du Christ qui était le sacrifice véritable, n'aurait pas dû non plus être accompli par les païens.

3. D’après S. Jean (Jean 5.18), « les Juifs cherchaient à faire périr Jésus non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais aussi parce qu'il appelait Dieu son Père, se faisant ainsi l'égal de Dieu ». Mais cela paraissait s'opposer seulement à la loi des Juifs. Du reste eux-mêmes le disaient (Jean 19.7) : « Selon notre loi il doit mourir, parce qu'il s'est fait Fils de Dieu. » Il aurait donc été convenable que le Christ ait dû souffrir non de la part des païens, mais de celle des Juifs, et il semble que ceux-ci ont menti en disant : « Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelqu'un » (Jean 18.31) puisque beaucoup de péchés étaient punis de mort selon la loi, comme on le voit dans le Lévitique (Lévitique 20.31).

En sens contraire, il y a cette parole du Seigneur lui-même (Matthieu 20.19) : « Ils le livreront aux païens pour qu'il soit bafoué, flagellé et crucifié. »

Réponse

Les circonstances mêmes de la passion du Christ ont préfiguré l'effet de celle-ci. D'abord, elle a eu un effet salutaire sur les Juifs, dont beaucoup furent baptisés, d'après les Actes (Actes 2.41 ; 4.42), dans la mort du Christ. Mais ensuite, par la prédication des Juifs, l'effet de la passion du Christ est passé aux païens. Et c'est pourquoi il convenait que le Christ commence à souffrir de la part des Juifs, et ensuite, les juifs le livrant aux païens, que sa passion soit achevée par ceux-ci.

Solutions

1. Afin de montrer l'abondance de sa charité, à cause de laquelle il souffrait, le Christ en croix a imploré le pardon de ses persécuteurs ; et c'est pour que le fruit de cette prière parvienne aux Juifs et aux païens que le Christ a voulu souffrir de la part des uns et des autres.

2. La passion du Christ a été l'oblation d'un sacrifice en tant que, de son plein gré, il a subi la mort par amour. Mais en tant que le Christ a souffert de la part de ses persécuteurs, ce ne fut pas un sacrifice mais un péché infiniment grave.

3. Comme dit S. Augustin : « Les Juifs en disant : “Il ne nous est pas permis de mettre à mort quelqu'un”, veulent dire que cela ne leur est pas permis à cause de la sainteté de la fête dont ils avaient commencé la célébration. » Ou bien ils parlaient ainsi, d'après Chrysostome, parce qu'ils voulaient le mettre à mort non comme transgressent de la loi, mais comme ennemi public, parce qu'il s'était fait roi, ce dont il ne leur appartenait pas de juger. Ou bien parce qu'ils n'avaient pas le droit de crucifier, ce qu'ils désiraient, mais de lapider, ce qu'ils ont fait pour S. Étienne.

La meilleure réponse est que les Romains, dont ils étaient les sujets, leur avaient enlevé le pouvoir de mettre à mort.


5. Les meurtriers du Christ l'ont-ils connu ?

Objections

1. D'après S. Martthieu (Matthieu 21.38) « Les vignerons, en le voyant, dirent entre eux “Voici l'héritier, venez, tuons-le.” » S. Jérôme commente : « Par ces paroles, le Seigneur prouve clairement que les chefs des juifs ont crucifié le Fils de Dieu non par ignorance, mais par envie. Car ils ont compris qu'il est celui à qui le Père avait dit par le prophète (Psaumes 2.8) : “Demande-moi et je te donnerai les nations en héritage.” » Il semble donc qu'ils ont connu qu'il était le Christ, ou le Fils de Dieu.

2. Le Seigneur dit (Jean 15.24) : « Maintenant ils ont vu, et ils nous haïssent, moi et mon Père. » Or, ce qu'on voit, on le connaît clairement. Donc, les Juifs connaissant le Christ, c'est par haine qu'ils lui ont infligé la passion.

3. On lit dans un sermon du concile d'Éphèse « Celui qui déchire une lettre impériale est traité comme s'il déchirait la parole de l'empereur et condamné à mort. Ainsi le juif qui a crucifié celui qu'il voyait sera châtié comme s'il avait osé s'attaquer au Dieu Verbe lui-même. » Il n'en serait pas ainsi s'ils n'avaient pas su qu'il était le Fils de Dieu, parce que leur ignorance les aurait excusés. Il apparaît donc que les Juifs qui ont crucifié le Christ ont su qu'il est le Fils de Dieu.

En sens contraire, il y a la parole de S. Paul (1 Corinthiens 2.8) : « S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire », et celle-ci de S. Pierre aux Juifs (Actes 3.17) : « je sais que vous avez agi par ignorance, comme vos chefs » et le Seigneur sur la croix demande (Luc 23.34) : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. »

Réponse

Chez les Juifs, il y avait les grands et les petits.

Les grands, qui étaient leurs chefs, comme dit un auteur ont su « qu'il était le Messie promis dans la loi ; car ils voyaient en lui tous les signes annoncés par les prophètes ; mais ils ignoraient le mystère de sa divinité ». Et c'est pourquoi S. Paul dit : « S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire. »

Il faut cependant remarquer que leur ignorance n'excusait pas leur crime, puisque c'était en quelque manière une ignorance volontaire. En effet, ils voyaient les signes évidents de sa divinité ; mais par haine et jalousie, ils les prenaient en mauvaise part, et ils refusèrent de croire aux paroles par lesquelles il se révélait comme le Fils de Dieu. Aussi dit-il lui-même à leur sujet (Jean 15.22) : « Si je n'étais pas venu, et si je ne leur avais pas parlé, ils n'auraient pas de péché ; mais maintenant ils n'ont pas d'excuse à leur péché. » Et il ajoute : « Si je n'avais fait parmi eux les œuvres que personne d'autre n'a faites, ils n'auraient pas de péché. » On peut donc leur appliquer ce texte (Job 21.14) : « Ils ont dit à Dieu : “Éloigne-toi de nous, nous ne voulons pas connaître tes chemins”. »

Quant aux petits, c'est-à-dire les gens du peuple, qui ne connaissaient pas les mystères de l’Écriture, ils ne connurent pleinement ni qu'il était le Messie, ni qu'il était le Fils de Dieu. Car bien que quelques-uns aient cru en lui, la multitude n'a pas cru. Parfois elle se demanda si Jésus n'était pas le Messie, à cause de ses nombreux miracles et de l'autorité de son enseignement, comme on le voit chez S. Jean (Jean 7.31). Mais ces gens furent ensuite trompés par leurs chefs au point qu'ils ne croyaient plus ni qu'il soit le Fils de Dieu ni qu'il soit le Messie. Aussi Pierre leur dit-il : « je sais que vous avez agi par ignorance, comme vos chefs » ; c'est-à-dire que ceux-ci les avaient trompés.

Solutions

1. Ces paroles sont attribuées aux vignerons, qui symbolisent les dirigeants du peuple. Et ceux-ci savaient bien qu'il était l'héritier, le connaissant comme le Messie promis dans la loi.

Mais cette réponse semble contredite par les paroles du Psaume (Psaumes 2) : « Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage », adressées au même personnage que celles-ci : « Tu es mon Fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré. » Donc, s'ils avaient su que c'est à Jésus quéraient adressés ces mots : « Demande-moi... » ils devaient par suite savoir qu'il était le Fils de Dieu. Chrysostome dit aussi à cet endroit : « Ils savaient qu'il était le Fils de Dieu. » Et sur la parole : « Car ils ne savent pas ce qu'ils font », Bède précise : « Il faut croire qu'il ne prie pas pour ceux qui ont compris qu'il était le Fils de Dieu, mais qui ont préféré le crucifier plutôt que le confesser. » 2. Avant de dire ces paroles, Jésus avait dit « Si je n'avais pas fait parmi eux les œuvres que personne d'autre n'a faites, ils n'auraient pas de péché. » Et il dit ensuite : « Mais maintenant ils ont vu, et ils ont haï moi et mon Père. » Cela montre que, voyant les œuvres admirables du Christ, ce fut par haine qu'ils ne le reconnurent pas comme le Fils de Dieu.

3. L'ignorance volontaire n'excuse pas la faute, mais l'aggrave plutôt ; car elle prouve que l'on veut si violemment accomplir le péché que l'on préfère demeurer dans l'ignorance pour ne pas éviter le péché, et c'est pourquoi les Juifs ont péché comme ayant crucifié le Christ non seulement comme homme, mais comme Dieu.


6. Le péché des meurtriers du Christ

Objections

1. Le péché qui a une excuse n'est pas le plus grave. Or le Seigneur lui-même a excusé le péché de ceux qui l'ont crucifié, en disant : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. »

2. Le Seigneur a dit à Pilate (Jean 19.11) : « Celui qui m'a livré à toi a commis un péché plus grand. » Or Pilate a fait crucifier Jésus par ses subordonnés. Il apparaît donc que le péché de Judas qui l'a livré était plus grand que celui des exécuteurs.

3. Selon le Philosophe, « personne ne souffre d'injustice, s'il y consent », et comme il le dit au même endroit, « si nul ne souffre une injustice, nul ne la commet ». Donc on ne commet pas d'injustice contre celui qui est consentant. Or on a vu que le Christ a souffert volontairement. Donc les bourreaux du Christ n'ont rien fait d'injuste, et ainsi leur péché n'est pas le plus grave.

En sens contraire, sur le texte de S. Martthieu (Matthieu 23.32) : « Et vous, vous dépassez la mesure de vos pères », il y a ce commentaire de S. Jean Chrysostome : « En vérité, ils ont dépassé la mesure de leurs pères. Car ceux-là tuaient des hommes, et eux ils ont crucifié Dieu. »

Réponse

Nous l'avons dit à l'article précédent, les chefs des juifs ont connu le Christ, et s'il y a eu chez eux de l'ignorance, elle fut volontaire et ne peut les excuser. C'est pourquoi leur péché fut le plus grave, que l'on considère le genre de leur péché ou la malice de leur volonté.

Quant aux « petits », aux gens du peuple, ils ont péché très gravement, si l'on regarde le genre de leur péché, mais celui-ci est atténué quelque peu à cause de leur ignorance. Aussi sur la parole : « Ils ne savent pas ce qu'ils font », Bède nous dit-il : « Le Christ prie pour ceux qui ne savaient pas ce qu'ils faisaient, ayant le zèle de Dieu, mais dépourvus de connaissance. »

Beaucoup plus excusable fut le péché des païens qui l'ont crucifié de leurs mains, parce qu'ils n'avaient pas la science de la loi.

Solutions

1. Cette excuse du Seigneur ne vise pas les chefs des Juifs, nous venons de le montrer, mais les petites gens du peuple.

2. Judas a livré le Christ non à Pilate mais aux chefs des prêtres, qui le livrèrent à Pilate selon cette parole (Jean 18.35) : « Ta nation et tes grands prêtres t'ont livré à moi. » Cependant le péché de tous ces gens fut plus grave que celui de Pilate qui tua le Christ par peur de César ; et il fut plus grand que celui des soldats qui crucifièrent le Christ sur l'ordre de leurs chefs, non par cupidité comme judas, ni par envie et par haine comme les chefs des prêtres.

3. Le Christ a voulu sa passion, c'est vrai, comme Dieu l'a voulue, mais il n'a pas voulu l'action inique des juifs. Et c'est pourquoi les meurtriers du Christ ne sont pas excusés d'injustice. Et pourtant celui qui met à mort un homme ne fait pas tort seulement à cet homme, mais aussi à Dieu et à la société, comme du reste celui qui se tue, selon le Philosophe. Aussi David condamna-t-il à mort celui qui n'avait pas craint de porter la main sur le Messie du Seigneur afin de le tuer, quoique celui-ci l'eût demandé (2 Samuel 1.6).


Il faut maintenant étudier les effets de la passion du Christ. D'abord le mode de son efficacité (Q. 48). Ensuite ses effets proprement dits (Q. 49).

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