Contre Marcion

Livre I

Chapitre I

Nous avons déjà combattu autrefois les dogmes de Marcion ; ce sectaire ne l’ignore pas. Voici une nouvelle attaque qui naît de l’ancienne. J’avais refondu dans un travail plus complet cet opuscule lui-même, parce que je l’avais d’abord écrit à la hâte. J’ai perdu ce second traité par l’infidélité d’un chrétien, notre frère alors, apostat depuis, qui, après avoir dérobé mon manuscrit avant qu’il fût en état, le répandit dans le public, tout chargé encore des fautes qu’il y avait laissées. Des corrections étaient devenues nécessaires. J’ai pris occasion de ces changements pour y faire quelques additions. Ainsi, cet ouvrage remanié à diverses reprises, le troisième aujourd’hui et désormais l’unique, anéantit les publications précédentes. J’ai dû en avertir à la tête de cet opuscule, pour que l’on ne soit pas surpris de rencontrer çà et là quelques différences.

La mer qui s’appelle Pont-Euxin (c’est-à-dire la mer hospitalière), a reçu par une ironie de mot un surnom que dément sa nature. Ne croyez pas que sa position géographique la rende plus favorable aux navigateurs. Elle s’est éloignée de nos plages civilisées comme si elle avait honte de sa barbarie. Les peuples les plus féroces l’habitent, si toutefois c’est l’habiter que d’y vivre errants dans des chars. Point de demeure fixe ! Des habitudes brutales, la promiscuité des femmes, des voluptés grossières et sans voile. Leur arrive-t-il de cacher leurs plaisirs dans la solitude ? le carquois dénonciateur est suspendu au joug pour écarter d’indiscrets témoins. Ils ne rougissent pas de ces armes accusatrices. Ils égorgent leurs pères pour se nourrir de leur chair qu’ils mêlent à celle des animaux. Malheur à qui termine ses jours par une mort naturelle, sans emporter l’espoir d’être dévoré par les siens ! la malédiction pèse sur son trépas. Là les femmes sont étrangères à tous les sentiments de pudeur propre à leur sexe. Les mères refusent leurs mamelles à leurs enfants. Au lieu d’une quenouille, la hache ; au lieu du mariage, les rudes exercices de la guerre. Le ciel lui-même est de fer dans ces régions sauvages. Jamais de jour lumineux ; un soleil tardif et ne se montrant qu’à regret ; pour atmosphère de sombres vapeurs ; pour toute saison, l’hiver ; tout vent est pour eux aquilon. Les liquides ne recommencent à couler qu’à l’aide de la flamme ; le cours des fleuves est enchaîné par les glaces ; les montagnes grandissent sous les neiges qui s’y amoncellent. Partout la torpeur, l’engourdissement, la mort. En ces lieux il n’y a d’ardent que les passions féroces. Aussi la scène tragique a-t-elle emprunté à ces lieux sinistres foutes ses tragédies, les sacrifices de la Tauride, les amours de Colchos, les tortures du Caucase. Mais parmi les monstrueux enfantements de celle terre, la production la plus monstrueuse, c’est Marcion. Marcion ! plus farouche que le Scythe, plus inconstant que l’Hamaxobien, plus sauvage que le Massagète, plus audacieux que l’amazone, plus ténébreux que l’ouragan, plus froid que l’hiver, plus fragile que la glace, plus fallacieux que l’Ister, plus abrupte que le Caucase. Faut-il s’en étonner ? Le sectaire poursuit de ses blasphèmes le vrai Prométhée, le Dieu tout-puissant. Oui, Marcion, tu es plus odieux que les stupides enfants de cette barbarie. En effet, montrez-moi un castor aussi habile à mutiler sa chair que l’impie destructeur du mariage. Quel rat du Pont est armé de dents aussi incisives que le téméraire qui ronge l’Évangile ? Contrée malheureuse, ton sein a vomi une bête plus chère aux philosophes qu’aux disciples du Christ. Le cynique Diogène, sa lanterne à la main, cherchait autrefois un homme en plein midi. Aujourd’hui Marcion, après avoir éteint le flambeau de sa foi, a perdu le Dieu qu’il avait trouvé. Que nos dogmes aient été les siens, ses disciples ne le nieront pas ; ses lettres d’ailleurs sont là pour l’attester. En faut-il davantage pour le proclamer hérétique, puisque, déserteur de ses croyances passées, il a embrassé des opinions qu’il ne professait pas d’abord ? En effet, plus la foi première était véritable, plus l’hérésie est flagrante dans les maximes qu’on lui substitue. Mais cet argument nous l’emploierons ailleurs contre l’hérésie ; car il est facile de la convaincre sans même entrer dans l’examen de sa doctrine, en se contentant de lui opposer la prescription de la nouveauté. Aujourd’hui toutefois, nous voulons descendre dans l’arène. Ecartant d’abord l’arme trop expéditive de la prescription qui, invoquée partout, annoncerait de la défiance de notre part, nous commencerons par exposer les principes de notre antagoniste, afin que l’on sache sur quel terrain va s’engager la lutte.

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