Contre Marcion

LIVRE I

Chapitre XXII

Mais comment renverser cet antéchrist, si nous nous bornons à la preuve des prescriptions pour arrêter le cours de ses blasphèmes et les détruire ? Eh bien ! arrivons à la personne même de son Dieu, ou plutôt de cette ombre, de ce fantôme de christ, et examinons-le par l’endroit même où on lui donne la prééminence sur le Créateur. Là aussi se reconnaîtra la bonté divine à des règles invariables. Mais cette boulé, il faut préalablement que je la trouve, que ma main la saisisse, afin qu’elle me serve comme d’introduction à ces règles.

En effet, j’ai beau remonter la chaîne des temps, depuis que les causes et les éléments avec lesquels ce dieu aurait dû coexister, parurent, dans le monde, nulle part je ne l’aperçois agissant comme il aurait dû agir. Déjà triomphaient et la mort, et le péché, aiguillon de la mort, et la malice du Créateur contre laquelle le Dieu bienfaisant avait à lutter. Docile à la première loi de la bonté divine, ne devait – – il pas manifester qu’elle était, chez lui inhérente à sa nature, et combattre le mal aussitôt, que le mal demandait un remède ? Dans un dieu, les qualités sont essentiellement inhérentes à sa nature, innées, coéternelles. Niez-le : des attributs divins, vous faites des attributs contingents, étrangers, par conséquent temporaires, sans éternité. A ce titre donc, j’ai droit d’exiger de Dieu une bonté éternelle, indéfectible, qui, déposée dans les trésors de son être et toujours prête à agir, devance les causes et les éléments de son action. Il ne suffit pas de les devancer : je veux que, loin de les prendre en dédain, ou de leur faire défaut, elle les embrasse avec ardeur. En second lieu, de même que je demandais il n’y a qu’un moment : Pourquoi ne s’est-il pas révélé dès l’origine des choses ? je demanderai encore ici : Pourquoi sa bonté ne s’est-elle pas déployée dès le principe ? Quel obstacle s’y opposait ? N’avait-il pas à se révéler par sa bienveillance, s’il existait réellement ? Être impuissant sur quelque point ! supposition absurde quand il s’agit d’un Dieu, à plus forte raison manquer aux lois de sa nature : si le libre développement de ses facultés est comprimé, elles cessent d’ être naturelles. Mais la nature ne connaît ni suspension, ni repos. Qu’elle agisse ; qu’en vertu même de son essence elle se répande en bienveillance extérieure ; à ce titre, je la déclare existante. Je le demande, comment se condamnera-t-elle à l’inaction, elle pour qui le sommeil est le néant ? La bonté, au contraire, est demeurée longtemps inactive dans le dieu de Marcion. Donc une faculté qui a sommeillé des milliers d’années dans une léthargie qui répugne à des qualités inhérentes à la nature, n’est pas une bonté naturelle. Si elle n’est plus naturelle, il m’est impossible de la croire éternelle, ni contemporaine de Dieu. Elle n’est plus éternelle si elle n’est plus naturelle : elle n’a plus de base dans le passé, ni de permanence dans l’avenir. Elle n’a pas existé dès l’origine, et incontestablement elle ne subsistera point jusqu’à la fin ; car elle peut aussi bien défaillir un jour qu’elle a déjà défailli dans les siècles précédents.

Puisque la bonté longtemps inactive dans le dieu de Marcion, n’a délivré que récemment l’univers, et qu’il faut s’en prendre à sa volonté plutôt qu’à sa faiblesse, ce double point établi, disons-le, détruire volontairement sa bonté, c’est le comble de la malice. Pouvoir faire du bien et ne pas le vouloir ; tenir à deux mains sa bonté captive ; assister patiemment à l’outrage sans lui opposer de frein, connaissez-vous malice plus profonde ? La prétendue cruauté dont on gratifie le Créateur retombe sur celui qui a aidé ses barbaries par les délais de sa miséricorde. Car le crime appartient à qui, pouvant l’empêcher, l’a laissé commettre. Quoi ! l’homme est condamné à mourir pour avoir cueilli le fruit d’un misérable arbuste. De cette source empoisonnée jaillit un déluge de maux et de châtiments. Voilà toutes les générations à venir enveloppées dans la condamnation de leur premier père, bien qu’elles aient ignoré l’arbre fatal qui les a perdues. Et le Dieu bon a pu ne pas le savoir ! il a pu le tolérer, alors que s’offrait l’occasion de se montrer d’autant plus miséricordieux, que le Créateur déployait plus de cruauté ! Disons-le, il a manifesté une malice profonde, celui qui laissa volontairement l’homme courbé sous le fardeau de sa prévarication, et le monde sous un joug odieux. Quelle idée auriez – vous d’un médecin qui, entretenant avec complaisance une maladie qu’il pourrait guérir, irriterait le mal en différant le remède, afin d’accroître sa renommée, ou de mettre ses soins à l’enchère ? Eh bien ! flétrissons de la même infamie le dieu de Marcion ! Spectateur complaisant du mal, fauteur de la violence, lâche trafiquant de la faveur, traître à la mansuétude, il a été infidèle à la bonté, là où il y avait urgence. Ah ! qu’il se fût hâté de venir en aide au monde, s’il était bon par nature plutôt que par un effet du hasard, s’il devait la miséricorde à son caractère plutôt qu’à l’éducation ; s’il était le Dieu de l’éternité, et non un imposteur qui commence à Tibère ; disons mieux, à Cerdon et à son disciple. Ainsi ce Dieu aura accordé à Tibère ce privilège d’avoir fait apparaître sous son règne la bonté divine sur la terre.

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