Contre Marcion

LIVRE II

Chapitre II

Aujourd’hui c’est le Dieu tout-puissant, le maître, le Créateur de l’univers qui est mis en cause, sans doute, j’imagine, parce qu’il est connu dès le berceau du monde, parce que jamais il n’a été caché, parce qu’il a toujours brillé sans nuage, longtemps avant Romulus, loin d’avoir commencé sous Tibère, comme on le prétend.

Il n’est méconnu que des hérétiques qui le citent à leur tribunal. Comme il faut un dieu à tout prix, ils s’en sont fait un au gré de leurs caprices, aimant mieux le censurer que le nier. Je crois voir des yeux aveugles ou malades qui, incapables de soutenir l’éclat de la lumière, demandent un soleil plus tempéré ou plus accommodé à leur faiblesse. Sectaire extravagant, le soleil qui illumine et gouverne ce monde est unique. Alors même que tu l’insultes, toujours bon, toujours utile, qu’il te blesse ou t’importune par l’abondance de ses rayons, qu’il te paraisse méprisable, ou dégradé, peu importe, il n’en est pas moins d’accord avec la raison de son être.

— Tu ne peux l’entrevoir, dis-tu !

— Ta vue débile supporterait-elle mieux les clartés de tout autre soleil s’il en existait un second ? que sera-ce de celui qui surpasse tous les soleils ? Toi qui t’éblouis devant une divinité inférieure, que feras-tu devant une divinité plus sublime ? Crois-moi, épargne ta faiblesse ! Cesse de te jeter imprudemment dans le péril ! N’as-tu pas un Dieu certain, indubitable, que tu as suffisamment entrevu aussitôt que tu as découvert qu’il est celui que tu ne connais pas, celui du moins que tu ne connais qu’autant qu’il l’a voulu lui-même ? Tu acceptes bien un dieu en vertu de cette connaissance ; mais en vertu de ton ignorance, tu le discutes insolemment, que dis-je ? tu vas jusqu’à l’accuser, comme si tu avais pénétré les mystères de sa nature. Si tu le connaissais, tu ne le blasphémerais pas ; tu ne le réfuterais pas. Tu lui restitues son nom, j’en conviens ; mais la vivante substance cachée sous ce nom, mais la grandeur éternelle, appelée Dieu, tu la nies audacieusement, faute de pouvoir embrasser dans les mains une immensité qui cesserait d’être incommensurable, si l’homme en avait la mesure. Il entrevoyait d’avance les cœurs des hérétiques, le prophète Isaïe, quand il s’écriait ; « Qui a connu les pensées du Seigneur ? à qui a-t-il demandé conseil ? qui l’a instruit ? les routes de l’intelligence et de la sagesse, qui les lui a ouvertes ? » L’apôtre a tenu le même langage : « Ô profondeur des trésors et de la sagesse de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles ! » (voilà le juge :) « que ses voies sont impénétrables ! » (voilà la sagesse et la science.) Science, sagesse que personne ne lui a révélées, à moins qu’il ne les tienne de ces superbes détracteurs qui s’en vont répétant : « Voilà qui est indigne de Dieu ! Il convenait à la sagesse de faire autrement ! comme si quelqu’un pouvait pénétrer dans les conseils de Dieu, excepté l’Esprit de Dieu ! Ceux qu’anime l’esprit du monde, ne reconnaissant point de Dieu dans leur propre sagesse, se sont dit : Nous sommes plus clairvoyants que Dieu. » Pourquoi ? Le voici : « De même que la sagesse du monde est folie aux yeux de Dieu, de même la sagesse de Dieu est folie aux yeux du monde : mais nous, nous savons que la folie de Dieu est plus sage que les hommes ; et la faiblesse de Dieu plus forte que les hommes. » Par conséquent jamais Dieu n’est plus grand que là où il parait petit aux regards de l’homme ; jamais plus miséricordieux que là où sa bonté se voile ; jamais plus indivisible dans son imité que là où l’homme aperçoit deux ou plusieurs principes. Que si dès le berceau du monde, « l’homme animal, fermant la porte aux dons de Dieu, » taxa de folie la loi qu’il avait commencé de transgresser ; si en abjurant la soumission, il fut déshérité des trésors qu’il possédait déjà, la gloire du paradis, et la douce familiarité de son Dieu, par laquelle il eût tout connu, s’il avait persévéré dans l’obéissance, m’étonnerai-je que rendu à son élément primitif, esclave relégué dans la prison de la terre, condamné à féconder la terre de ses sueurs, incessamment courbé vers la terre, il ait communiqué l’esprit du monde, grossière émanation de la terre, à toute sa postérité, animale comme lui, hérétique comme lui, et fermant son cœur aux choses de Dieu ? Qu’Adam rebelle à son créateur et substituant sa volonté désordonnée à celle de son maître, ait ouvert la première porte aux invasions de l’hérésie, dont l’acception originaire désigne un choix, une préférence, qui n’en conviendra ? Il est bien vrai que le vase d’argile n’a jamais dit au potier : « Ton œuvre manque de sagesse. » Il confessa donc qu’il avait été séduit. Qui l’avait séduit ? Il ne le dissimula point davantage. Il désobéit ; mais il ne s’emporta point en blasphèmes contre le Créateur. Il ne censura point l’auteur dont il avait éprouvé dès l’origine toute la bonté, et qu’il ne convertit en juge sévère que par une volontaire prévarication. Il est vrai, encore un coup. Aussi Adam n’était-il qu’un novice en fait d’hérésie.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant